O ALEIJADINHO (1738 – 1814)
Ethiopiques numéro 13
Revue socialiste
De culture négro-africaine, 1978
A mon frère Robert Mauger
Quem passa o cabo de Nao on tornera on nao [1]
Sous une page rectangulaire d’olivine
À Vila Rica.
Repose, depuis près de deux siècles.
Celui dont le surnom de « petit éclopé »
Reste à jamais, au pied de monumentales argiles, gravé.
Les arêtes des collines d’Ouro Preto,
Répliques australes de la Serra Estrela,
Profil irrégulier de monstre anesthésié dans l’espace,
Marquent l’élan du sol au-dessus de l’étiage.
ANTONIO FRANCISCO LISBOA,
Couleur fauve des terres vierges du Nouveau-Monde,
Sort grimaçant et ridé,
Des entrailles d’une négresse serve
Au prénom chantant d’Isabel.
Sang yoruba et portugais,
Nocturne confluent de gènes agressifs ;
Yeux violentant l’orbite prématurément ;
Lèvres fortes et volontaires ;
Menottes obsédées déjà
Par la trame en pulsions troubles du métissage, l’enfant incarne
Dans la petite case étroite et sans toit du berceau, la violence refoulée
Du lourd silence nègre déporté,
L’obsession de terres lointaines
Aux masses colossales
Dont l’audace lusitanienne
Enrichit la carte du monde
Le long des côtes accidentées de la durée.
Sang portugais et yoruba,
Le pirate en aval et l’esclave en amont.
Deux pans d’histoire superposés
Puis confondus :
Le regard téméraire et blanc du découvreur
Planté comme une écharde
Dans l’œil lunaire et strié du tam-tam,
L’empoignade appelant l’étreinte,
La morsure, le baiser,
L’égratignure féline, la caresse,
Le crochet d’abordage, l’aussière d’escale,
Au confluent de désirs élémentaires.
Doigts brillant d’imprimer à la matière ignée
– pressentiment de genèse moderne-
Cette fougue primordiale,
Ce tourment viscéral
Pressés de donner un visage, une forme
À la tribu d’ébauches endormies dans le solide,
L’enfant puise dans une strate du temps
Au-dessous de l’humus, en deçà de la peau,
À Minas Gerais
Ensemencé de diamants, d’agate et d’or,
La vigueur et l’obstination
Qu’il mettra dans le rite envoûtant
De la création obsessionnelle,
Et, qui sait ? -le lent poison,
L’insidieuse « lepra nervosa »
Qui rongera son corps jusqu’aux os.
Il s’ébroue dans le rio,
Cherchant les racines d’eaux vives
Du métal de feu : ouro preto.
Sont-ce des gouttes
Qui auraient durci dans le sable,
Des éclairs météoriques de mondes éclatés,
Des écailles de phosphorescence,
Ou du miel déposé par de blondes abeilles
Dans des gaufres ardentes ?
Sur la rive, il pétrit, repétrit
Awa, la première femme qu’il crée nubile,
Met à sa gorge
Une vague stable de chaleur chamelle,
Une naissance vernale de concupiscence.
Des ressacs d’accents en dialecte
Sinuant dans la langue polie de l’Estramadure,
Il la parle d’un débit heurté,
D’une gorge moulée aux grondements du Niger
Et coulissée de chants lointains, immémoriaux.
La « terra de Santa Cruz » nourrit son regard
D’un opulent métissage de règnes,
Où le toucan, l’aigrette et l’ignicolore
Sont métamorphoses à rémiges, d’orchidées sauvages, de calladium, d’hibiscus rouge-sang, et où l’ara-jacinthe est du cobalt en pictographie.
Mettant un contenu cosmique
à la carte d’identité primaire
de l’accident épidermique,
il endigue dans ses yeux malades
et ses doigts gourds
Des houles à la fois telluriques et marines
qui l’écartèlent,
comme si tout un peuple bigarré de paysans et de marins
labouraient ses entrailles,
tantôt à l’étrave, tantôt à l’hilaire,
et qu’en des langues différentes,
sculpteurs de Nok et découvreurs lusitaniens
dictaient les mêmes consignes ambigües
de la dunette d’une caravelle
et d’une colline d’Hé,
parmi des grouillements de serpents-totems.
Il est le tronc d’ébène
qu’une herminette en métal de Coimbra taille éternellement.
A babord, on parle portugais,
A tribord, un swahili chantant et très ancien.
Et tout à coup, dans un fracas d’arbres déracinés,
de sifflements de vergues, de haubans
et de voiles ramenées dans la tempête,
il n’entend plus parler
dans une langue obscurément syncrétique,
qu’une seule voix haute et trouble,
Si bien que changeant de rôle et de visage,
C’est le Lusitanien qui remodèle,
tesson par tesson,
le vase brisé de la culture yoruba,
et l’Africain qui taille une pirogue aérienne dans un tronc de teck
pour l’amer et lent voyage
à travers les arcanes de la douleur
et du subconscient,
vers la Source.
Investi déjà par son destin,
le petit infirme sécrète en son silence,
-rythmes de non retour des mers traversées,
et ceux troubles et heurtés du condomblé-
un alphabet nouveau
où la déhiscence en couleurs des phonèmes
annonce des périodes au nombre cardinal.
Il se sait condamné à l’éternel déchirement :
Sa lèvre inférieure a l’orgueil du martyr,
la supérieure une minceur cruelle de couteau.
L’œil droit fixe le septentrion,
l’autre, le midi magnétique.
Il donne à ses statues
des pieds à angle obtus comme les siens
qui semblent marcher sur des routes différentes.
Sculpteur dimensionnel de la foi populaire,
architecte d’églises, à la lisière du magique,
peintre du flamboyant sacré,
(C’est le baroque courbe de la Via Sacra
enrichi de véhémence nègre
et de prolifération d’essences de brousse),
il porte au plus profond de ses ténèbres,
une bible en idéogrammes fleuris,
l’obsession d’un éden transformé en arène
où s’amalgament cris de bacchantes et cagoterie,
d’un harem inavouable à la porte duquel,
ayant perdu la clé,
il se satisfait par le trou de la serrure.
Dans l’aubier de braise du brasil
Le « Compagnon des dieux »
sculpte évangéliaires et livres d’heures
croit délivrer sa mère esclave et la terre ashanti
des contraintes et des chaînes,
et toutes les allégories déjà parfaites dans sa foi.
Les formes qu’il cisèle
ont pour vocation
de s’appuyer au vaste espace de soie bleue.
il leur fait des glaçures d’eaux effervescentes,
un épiderme trouble à tessiture de frissons,
des yeux lourds d’orage,
où des regards à fixité d’éternité.
Shangos d’Oyo, porteurs de foudre maîtrisée
sous les chapes agrafées d’or
du Moyen-Age chrétien,
aux frontières de l’Ibérie.
Chapiteaux et tympans, portails et bénitiers
flamboient.
C’est la sainte écriture en foisonnement d’attitudes,
geste de la croyance.
-« Piedra jabon » douce et dure à sculpter,
ni savon ni cire, mais durcissement marmoréen des deux-
On a soif au bord du puits biblique,
quand l’étrangère, sur la margelle ajourée
Attend que l’on demande à boire dans sa paume.
Suintant des murs d’un village de pêcheurs,
vieille estampe de Bahia,
une odeur de marée réveille, très anciens,
des souvenirs de transhumance dans le vent de sable,
et de voyages, voiles déchirées dans l’ouragan.
Tandis que les prophètes soutiennent, cariatides,
les ciels carillonnants des dimanches à Ouro Preto,
Que des ballets de fleurs et de chérubins
enluminent la Igraja de Sâo Francisco de Assis.
– l’isteatita est pétri de lumière et d’azur-
qu’il continue de frapper des médailles de gloire et de douleur
hors de la matière purulente de son mal,
où la goutte de sang coule en se coagulant,
écho pourpre d’une larme de bonheur
ou d’une grappe de sueur d’agonie ;
que ses mains façonnent des autels ajourés
dans des effets de lumière mosaïque au Sinaï,
des fonts baptismaux, des porches.
où semblent reflétées
entre rêve et réveil, nuit et jour,
les clés légendaires de Saint Pierre
refondues dans l’or ineffaçable
de son enfance dans la vallée heureuse,
des chaires monumentales aux flancs desquelles
les barques de Jonas
et des pêcheurs de Galilée
sembleraient en escale sur la côte tropicale,
n’étaient leurs étraves ensellées ;
que sur un fond de filets, de cordages et de voiles,
Jésus admonestant les hommes de peu de foi,
debout dans la barque encore toute secouée
de sa colère sainte et de celle des vagues,
drapé de la manche rouge,
ensemence le flot d’apaisement et de douceur,
O Aleijadinho sent dans la pénombre de son être, bête de nuit,
tribu d’insectes pulvérisant l’aubier,
la main macabre d’un sculpteur occulte
dont le ciseau secret lui mine les épaules,
creuse les os,
ulcère du dedans la peau parcheminée.
A mesuse qu’il peuple le tropique
des silhouettes émouvantes des paraboles
– O les mains parfaites de Saint Siméon
et les pieds pèlerins de Saint Jean de la Croix
dans des sandales couleur de pistes au désert-
les personnages qu’il engendre,
– caricature de Dionysos dans un peplum de vent.
dieu noir prométhéen reprocréant le monde
en mouillant le limon de Niger et d’Amazone,
ont des élans et des attitudes de conquistadors.
Le regard sacrifié d’horizons incertains,
tous ont un tourment majeur,
une vocation de grandeur et de dépassement,
des traits inspirés de transfiguration,
dans leur démarche de mages
en marge du réel.
Ils jalonnent l’espace
de leur double identité de races réconciliées
dans l’orgasme et l’amour émancipateurs.
L’éternel ballet de goélands aux ailes de goélettes
autour de leurs épaules,
peut-être ruminent-ils encore
le vieux calvaire Goréen
dont le petit infirme peupla le bois polychrome et la pierre
pour se délivrer
de fantasmes et de cauchemars de plein jour,
des miasmes dont son âme est comme embouteillée.
La Samaritaine a, sur des lèvres de mulâtresse
un sourire sans joie
de captive peulh sans fétiche ni bracelet,
dans quelque Arabie heureuse,
hautaine et sans âme,
où le nard pue le pétrole.
Sous l’auréole,
et dans les traits transcendants,
de son Christ déchiré de condomble,
sommeille le profil à venir de Samory.
Dans les visages douloureux de sa Passion,
crient le calvaire des indiens de l’Amazonie,
et la géhenne multidimensionnelle
de la césarienne africaine.
Exotiques ou indigènes,
la gamme sensible des langages de l’âme,
les temps eux-mêmes,
le Giotto de la chapelle de Scrovigny,
le Giovanni de Florence
le Giorgionne de Venise,
lignes, styles, couleurs, palette
se fondent dans le syncrétisme
de sa vision fulgurante.
Et soudain, quelque Oni d’Ifé,
un masque baoulé,
une épure de statuette sénoufo,
métissent d’un subtil frisson de sensualité
la froideur marmoréenne des prophètes.
Au bout de ses doigts crispés,
le sang des races de vainqueurs et de vaincus,
confondu dans un seul clapotis triomphal,
a des spasmes d’amour, des violences caresseuses
qu’il transmet en touches fortes ou nuancées
à cette tribu de statues colossales,
debout à la lisière de l’histoire et de l’éternité,
épopée physique autant que mystique
à la proue d’un pays et d’un temps.
Le mal grignote ses fondations de cathédrale.
Le beffroi glisse en désordre de moellons vers le transept
il n’est plus qu’une épave desquamée, mutilée,
au bord de la route défoncée de la vie.
Le nez bosselé,
il manque des éclats à la voûte du front.
La clavicule est cassée sous le poids d’une invisible croix.
Quelque chose d’apocalyptique
grouille dans ses prunelles.
La nécrose mange ses pieds :
Il marche à genoux.
Il faut couper ses doigts pourris.
Un court marteau noué à l’avant bras,
du pouce et de l’index restés vivants,
il continue de tirer des formes grandioses
de la carrière de pus de ce mal inconnu,
à l’ombre d’une bâche sale.
Du craquement de ses os
il compose des cantates d’argile.
De sa laideur grimaçante de monstre génial,
il sculpte des enfançons beaux comme Eros.
Son regard férocement amer
où tombe éternellement un rideau pluvieux,
pose des yeux d’agate au front des angelots.
Lui dont les lèvres sont des cicatrices
sur des caries de corallières,
il cisèle les sourires opulents de la négresse.
Dans le rio où s’ébrouait sa turbulence,
il regarde comme dans un miroir déformant
sa réalité physiologique de Narcisse disgracié
d’Hercule condamné à ramper,
le Caucase réduit pour Prométhée à l’étale.
Un philtre yoruba l’endort
et l’emporte dans la pirogue de Yemanja de Bahia,
vers la case natale des orixas d’Afrique.
Plus il rampe, plus il découvre d’infini dans la matière
Plus sa carcasse se démantèle,
plus passionnément il interpelle
les momies endormies depuis des millénaires
et sans bandelettes dans le minéral.
Plus les ténèbres s’amoncellent dans son regard,
plus il voit clair dans le mystère du cosmos.
Une inspiration cyclopéenne
couve dans les égouts fétides de son mal,
comme s’il fallait qu’il devint une charogne
pour achever le cantique de granit,
jusqu’au finale amer de la dernière strophe,
plus grand jusqu’à la fin que sa déchéance physique.
Recroquevillé, ratatiné, méconnaissable,
au pied des monuments dont il adorna le temps,
périodes géométriques,
son ombre informe se rapetisse chaque jour.
Un sourire en chlorose étire sa face en grimaces,
caricature la sensualité en sanie de ses lèvres.
Celui qui n’a créé que transport et beauté,
nain désarticulé,
s’évapore en puanteurs.
On dirait que ces masses énormes
jumelles des géants iliens d’Océanie,
derrière lesquelles il a comme tendu
la tapisserie du ciel,
ont puisé leur identité
à même la carrière de ses entrailles ;
que son cœur a été lavé, pillé, érodé,
démantelé par un séisme sans nom.
Devant les outils désormais inutiles,
tout le feu concentré sous les taies de ses yeux,
couvercles qu’on mettrait aux cratères,
devient incandescence de fonderie.
Il gravit, accroupi, sans bouger,
les arches de son Golgotha
à mi-mat duquel, dominant son mal
et l’immensité marine de sa solitude,
il s’éteint,
la voix prise dans la glaire du râle,
sans qu’aucun voile de temple ne se déchire,
sans qu’il y ait un séisme,
une seule femme sainte au pied de son calvaire,
un seul disciple, un seul centurion…
il se sent s’effacer et regarde du haut de sa civière,
les arêtes des collines rouges de Ouro Preto
dominant les vallées luxuriantes
et les larges rubans d’eau frétillant de pépites d’or.
tandis que monte, nostalgique,
une mélopée africaine en mineur,
et que la saudade
lui monte aux yeux et à l’âme,
marée haute de pus.
Peut-être rêve-t-il de quelque alcool fort
à bouquet de mélasse ou de vesou
frais coulé au crépuscule
de la corne d’un alambic artisanal…
Mais sait-il.
dans ce temps partagé
où sans le savoir,
chaque homme inscrit
les temps forts de sa douleur et de ses joies,
sait-il qu’au loin,
Padre Nenes Garcia, comme pour bercer son agonie,
compose un requiem négro-lusitanien
pour la négresse, sa mère
et l’impératrice blanche du Brésil ?
Dakar, 1977
[1] Celui qui dépasse le Cap Nao reviendra ou ne reviendra pas.