Culture et civilisations

MYTHOLOGIE DU MASQUE AFRICAIN

Ethiopiques numéro 04

Revue socialiste

De culture négro-africaine

Octobre 1975

 

Cette courte étude sur les masques africains ne prétend pas faire le tour d’un objet auquel ont été consacrés des milliers de pages depuis un demi-siècle. L’auteur a choisi de présenter la mythologie qui, dans certains secteurs, sert de support au masque, jetant ainsi une lumière nouvelle sur l’objet lui-même en tant que mythe et brossant rapidement le portrait de l’artiste-créateur.

La première partie de cet article avait paru en courtes livraisons dans « l’Ouest Africain », hebdomadaire de Dakar, (1972). Roger Dorsinville a publié (avec Mario Meneghini) une longue étude sur le masque Bassa dans la Revue de la Faculté d’Ethnologie de l’Université de Zurich (1973). Voir aussi, de l’auteur, « Africain Arts », magazine de l’Université de Californie, Los Angeles, Volume I, n 4 et « Dans un peuple de Dieux » (94 pages édit. Sned/Alger 1970.

Création de l’homme

(Ce récit intervient lorsque dans la cosmogonie Dan le sec a enfin émergé des eaux).

Du sec, la vie jaillit de mille manière que n’auraient pu prévoir les animaux qui déjà vivaient dans l’air ou sous les eaux. Herbes et plantes couvrirent le sol ; bientôt arbres et arbustes tendirent leurs fleurs et fruits au-dessus des végétations d’épineux, ce fut partout un débordement de tiges, de branches, de lianes, grandissent en une confusion qui n’avait de loi que l’avidité de croître, et Dieu vit que si remède n’était porté à cette bousculade désordonnée, la terre ne serait plus qu’une masse suffocante, repaire de rampants et d’espèces féroces. Il sut que le sec avait besoin d’un ordonnateur, d’un pacificateur, d’un être sage, sec aussi sans doute mais portant en soi les sources des profondeurs, un esprit incarné dans une forme solide, un autre lui-même né à la terre pour être Dieu sur terre ; et il créa l’homme.

Il n’est pas dit qu’il créa un seul homme et le mit à se débattre au milieu d’une nature explosive et des bêtes qui y pullulaient. Il en créa plusieurs d’un coup, cent, mille peut-être, tous d’un même moule. Il les fit droits sur deux jambes et sages, la tête en haut ; il les fit beaux et polis, sans plumes ni poils, de chair nue et innocente, nus et forcés à l’épreuve puisque exposés par leur nudité aux épines, aux griffes, aux morsures, aux chocs ; des rois exposés à être blessés par le moindre caillou, coupés par le fil d’une herbe. Et ces nus se dispersèrent sur la face de la terre, et ils étaient tous mâles, et les animaux, en dépit de leurs fourrures, de leurs griffes et de leurs dents, se soumirent rapidement, car, parce qu’il était nu, l’homme acquit vite l’usage raisonné de la pensée. Il apprit à se défendre ou attaquer ; il pouvait courir et grimper, bientôt il sut nager ; il se fit des armes de choc et de jet, devint chasseur, trappeur, et bien que ses besoins parussent plus nombreux et ses faims plus tenaces que ceux des autres animaux, il y fit face, tannant les écorces ou les peaux pour se vêtir, s’attaquant au sol qu’il dompta, se frayant des sentiers jusqu’aux sources d’eau, établissant des clairières pour sa case, cultivant des jardins, et quand il inventa le feu, il n’y eut plus rien qui échappât à sa domination.

Tueur par nécessité, mais essentiellement un rédempteur puisqu’il avait été créé pour ordonner l’exubérance et favoriser la vie, l’homme était né avec ce que partout on appelle un « cœur », et son cœur commença à le troubler : il eut besoin d’affection. Il pouvait se faire des compagnons en dressant des chiens et d’autres animaux ; il pouvait même parler à certaines espèces qui comprenaient sa voix, et les perroquets lui répondaient à leur manière, mais en dépit de ces animaux familiers, l’homme sentait dans son existence un vide dont il ne discernait pas la cause.

Il ne savait pas que ce qu’il désirait, c’était de parler à un autre être humain et d’entendre en réponse une voix plus douce, plus légère que la sienne ; il ne savait pas que son besoin profond était d’aimer non pas des animaux mais un être nu comme lui et qui de lui fut une version modifiée, assouplie ; il ne savait pas ce qu’était aimer et qu’au fond de lui était le besoin de saisir, d’embrasser, et de peupler ses alentours de fils qui fussent son propre portrait ; il savait seulement qu’il était seul et tomba dans une profonde mélancolie. Le travail avait perdu ses attraits et le sel sa saveur ; ses repos même étaient vides, lourds et tourmentés……et Dieu se dit qu’il devait faire quelque chose pour ce roi qui avait su planter, ordonner, pacifier, pour ce maître devant qui sa création s’était soumise, qui donnait des lois à la nature, mais restait en lui-même abattu et misérable. Et Dieu savait ce qu’il devait faire et décida de le faire vite, parce qu’il avait hâte de compléter cette partie de sa création pour être libre et s’en aller vers d’autres tâches. Or la Terre était incomplète dès lors que son roi était malheureux. Et Dieu créa la Femme.

Création de la femme, la chute

Dieu créa la femme. Il fit d’elle sa fille et la créa une, un seul exemplaire à essayer sur l’homme, pour en faire ensuite d’autres et contenter tout le monde.

Il la fit semblable à l’homme, seulement plus tendre ; il la fit grande, presque autant que l’homme (en ce temps-là, l’homme était un géant), toutefois pas aussi forte et aussi noueuse ; il la fit telle que vous la connaissez : seins, hanches, jambes minces et fesses rondes, un seul exemplaire à essayer sur le roi de la création. Et il la prit par la main et la mit debout au sommet d’une colline. Il ouvrit ses yeux pour lui donner par les yeux la Terre du plus près au plus loin ; il ouvrit ses oreilles pour lui laisser entrer l’appel de l’homme et les voix de la nature. Et elle était debout là-haut, ses yeux timides scrutant la création : le vert des forêts, le bleu de la mer, l’argent brillant des lacs, et… soudain ce fut une ruée, un bruit de galop : l’humanité faite toute entière de mâles, les centaines, le millier, peut-être les milliers de mâles courant dans un seul cri depuis les quatre horizons.

Les champs furent désertés, les outils abandonnés ; les pêcheurs, se jetant à l’eau, se trouvèrent en route ; les bûcherons lâchèrent leurs haches. Les animaux, du coup, se trouvèrent libres de leurs maîtres ; lianes et branches sautèrent dans une liberté retrouvée ; les rivières furent laissées sans barrages ; l’ordre partout disparut tandis que, dans une seule ruée, des milliers d’hommes se hâtaient vers l’unique colline où, tranquille, se dressait l’unique femme, les sens à peine ouverts au monde, parfumant les quatre vents de sa chair toute neuve.

Et Dieu qui avait, sans le vouloir, mis en branle la meute, vit pour la première fois des hommes s’empoigner, prêts au meurtre, et il se repentit presque de ce que l’homme, créé pour la sagesse, pût se trouver rempli de meurtrière luxure. II appela un nuage sur la colline, sur tous les sentiers conduisant à la colline, entoura sa fille d’une haute haie, et appelant à lui toutes les créatures femelles : lionnes et tigresses, femelles de serpents, de lézards, d’éléphants, de colombes, toutes les femelles naïves ou cruelles, celles du daim et du loup, de l’hyène traîtresse, du lièvre peureux ou des espèces arrogantes, il les fit entrer dans l’enclos, disant, « Belle compagnie de femelles pour une meute en furie ». Là, il les changea en femmes, toutes belles et gracieuses, chacune une femme de son espèce, chacune semblable à la femme, fille de Dieu.

Alors Dieu chassa le nuage et dispersa la haie. Les mâles dans un grand cri bondirent. Se jetant sur leur proie, ils tiraient, arrachaient, saisissaient, emportaient, et les femmes, même venues des espèces violentes, s’effrayaient d’être le butin d’un tel assaut. Chaque mâle eut sa proie : à l’un la fille de Dieu, aux autres les bêtes.

L’homme venait de choisir, avait choisi contre l’ordre de Dieu, le désordre, la violence, la luxure. Ce qui arriva quand toutes les unions commencèrent à porter fruit et que l’homme se multiplia est proprement indescriptible : un déchaînement d’appétits et la folie sans loi. Dieu se retira de sa création terrestre et la mort entra dans son règne.

Si l’homme était resté pur, il aurait conservé sa force ; toutes les connaissances étant à sa portée, la mort aurait tenté en vain de s’établir, chassée à tout coup par la vertu des plantes, des herbes, tenue en respect par la présence du créateur : mais celui-ci s’étant retiré, avec lui s’en alla le principe de la vie, de la santé ; la maladie survint avec son cortège de faiblesses et de misères. L’insécurité donna naissance à l’égoïsme, chacun cherchant à faire provision de forces, de biens, en affaiblissant, en appauvrissant les autres. Les plus forts réduisirent les faibles en esclavage, d’où les luttes et le règne du crime – entre maîtres et esclaves, entre esclaves, entre maîtres, entre riches et pauvres, entre pauvres, entre riches.

Tous les esprits, agents et messagers de Dieu pour la terre ne s’essaient pas retirés avec lui, mais impuissants désormais à se faire entendre de l’homme, à inspirer l’homme, ils s’étaient retirés loin du contact de l’homme, au plus profond des forêts. Quant à ceux qui ne s’étaient pas retirés assez vite du voisinage de l’impureté, quelques-uns, à leur tour, succombèrent et péchèrent, mettant le comble à ce qui était devenu l’apanage du roi de la création : les débauches et la cruauté.

La rédemption par le masque

La situation, intolérable, s’en allait, se propageant, et Dieu ne bougeait pas, se disant que l’humanité stupide avait à sa disposition toute la sagesse dont elle pouvait avoir besoin, si seulement elle s’arrêtait pour penser. Le roi et l’instructeur s’étant dégradé, qui pouvait désormais enseigner les voies de la sagesse ?

Il y eut toutefois un village où les choses semblaient s’être moins corrompues qu’ailleurs. Peut-être la vraie fille de Dieu avait-elle été son partage, et l’un des bons Esprits de la Forêt imagina de ramener l’ordre par le biais de ce village. Il lui fallait prendre ce village en main et faire de ses hommes les instructeurs du monde, mais là aussi les cœurs s’étaient endurcis, les esprits alourdis, et il n’y avait pas moyen pour l’Esprit d’entrer en dialogue avec l’homme même en cet endroit, parce que, malgré une certaine retenue, l’homme ne priait plus, ne se tournait plus vers l’Invisible.

Il n’y avait d’autre recours pour cet Esprit que de prendre l’apparence de l’homme. Ainsi se transforma-t-il en un visage, une face, un masque ; mais ce faisant, il perdit aussi la force qui l’avait animé : cette faculté qui fait d’un esprit né en vol un être vivant en liberté. Etant devenu ce masque, l’Esprit tomba de son arbre-reposoir. Et parce qu’il était devenu un homme, plus exactement, parce qu’il avait pris l’apparence d’un homme, les autres Esprits ne purent ou ne voulurent pas lui venir en aide. Seul l’homme pouvait désormais l’aider en l’adoptant, en le soignant, finalement en se soumettant à ce qu’il apportait et qui était plus grand que l’homme et que lui-même, à la sagesse, à l’enseignement de la sagesse.

C’était à portée de main, en apparence tout simple, mais le masque tombé ne pouvait bouger et dut attendre à l’endroit où il avait chû, dans l’humus et la rose, exposé à toutes les salissures ; et puisqu’il était d’essence immortelle il ne pouvait périr : un Dieu rendu impuissant par sa propre volonté, s’identifiant à l’homme, devenu plus faible que l’homme, un nouveau-né parmi les êtres créés. Et un jour il se mit à chanter, se lamentant de son impuissance, de ses désirs restés vains, de ses espoirs. Il disait en chantant ce qui aurait pu être et n’avait pas été, s’interrogeant en sanglotant : cela serait-il jamais ?

Or, tandis que leurs hommes étaient partis loin à quelque fête, les femmes du village entrèrent dans la forêt pour recueillir, quelques-uns disent des champignons, d’autres des termites. Etant entrées dans le bois plus loin qu’à l’ordinaire, elles entendirent, certains disent un chant, d’autres une plainte, disons que c’était une chanson triste, une complainte, comme pouvait en chanter un dieu prisonnier de l’humaine fragilité. Les femmes se rassemblèrent ; celles qui s’étaient écartées furent rappelées, et sur la pointe des pieds elles s’approchèrent de la voix, et d’abord elles ne purent rien voir, parce que l’herbe et les épines avaient recouvert la face et elles crurent que le chant venait d’en has, qu’il était peut-être la plainte d’un trépassé, mais quelques-unes pensèrent qu’il venait d’un chasseur blessé, et elles avancèrent, serrées les unes contre les autres en une masse compacte, mais elles ne formèrent pas un cercle ; ces mots sont importants : elles ne formèrent pas un cercle, elles allèrent de l’avant, serrées en une masse tremblante, gélatineuse, liées par une commune peur, les plus braves en avant, et la plus brave d’entre les braves saisit une gaule, écarta les herbes, et devant elles : les yeux exorbités, les joues creusées et ravinées, les dents énormes, déchaussées, grimaçantes, devant elles était, dans son horreur, Le Masque.

Jetant au loin sacs et paniers, se poussant, bataillant pour s’échapper, courant comme si leur vie en dépendait, aucune ne voulant traîner la dernière, coupant à travers les herbes, les lianes, les épines, de leurs corps nus maintenant saignants, dans un tumulte de cris, les femmes, en une galopade éperdue, s’enfuirent vers leur clairière, vers la sécurité des huttes où elles se barricadèrent, n’en sortant qu’à l’arrivée de leurs époux, encore effrayées et tremblantes, et les hommes ne comprirent d’abord pas grand-chose à leurs récits, bien qu’ils sentissent entrer en eux aussi le petit froid de la peur, car la peur est contagieuse.

Le lendemain, les mâles s’armèrent contre l’inconnu, qui d’arcs et de flèches, qui de lances et de frondes, qui de coutelas, et ils entrèrent dans le foret. Suivant la route indiquée par les femmes, ils entendirent bientôt la plainte qui était un chant. Tout aux alentours était tranquille, et ils formèrent un cercle autour du chant, allant chacun droit devant soi à travers les herbes et les arbres, un cercle qui se resserrait, chacun allant tout droit devant sa propre trace, jusqu’à se voir tous en un cercle de lances, de flèches, de harpons, de lames nues, se sentant rassurés parce qu’ils se voyaient résolus, et s’aimant les uns les autres de se trouver frères en courage. Leur cercle se referma, et si quelque bras s’était levé, prêt à frapper, aucun coup cependant ne fut porté quand les herbes écartées révélèrent, yeux exorbités, joues ravinées, dents grimaçantes, dans sa lamentable humanité, « Le Masque ».

L’un d’entre eux dit aussitôt : Il est des nôtres ; et cette phrase était l’écho de ce que chacun s’était formulé tout bas : il est semblable à nous.

Les herbes furent écartées, les végétations épineuses arrachées. Avec des mains tendres, ces hommes rudes nettoyèrent le masque, le tournant et le retournant comme fait une mère de l’enfant au berceau. Avec un soupir, le masque s’était arrêté de chanter, reposant doucement comme un voyageur au bout de son périple, comme un enfant rafraîchi s’endort. En dépit de son silence et de son immobilité, ses sauveurs savaient qu’il n’était pas mort, comme aussi, mystérieusement, ils surent qu’il était sans malice.

Tous eurent la même pensée, « Les Folles » ! Référant à leurs épouses, et ils décidèrent entre eux de ne pas emmener le masque au village. « Construisons ici… » et ils ne savaient exactement que construire. Ils savaient seulement que c’était un lieu à partager entre eux et lui, et ils commenceront à élever une haie. Comment ils en aménagèrent l’enceinte, ce qu’ils y mirent ou y construisirent, c’est leur secret, mais la clairière fut achevée ce même jour. Là ils communièrent avec lui en affection, et ainsi naquit la première Société, ses secrets protégés des profanes par une haute haie, et ainsi naquit la première école d’initiation ou l’Esprit, relevé par l’homme, ayant pris force, prit aussi forme avec la face de l’homme et les vêtements de la Forêt : herbages, fourrures, plumes et tissus ; et, comme il s’était mis à enseigner, tous furent sous sa houlette, unis en soumission.

Ainsi, jusqu’à ce jour, à travers une succession des « Bois Sacrés », tous héritiers de ce premier, la tradition a été gardée de soumettre tous les enfants mâles aux rites de puberté, aux enseignements de l’Esprit et de tenir éloignées des arcanes hermétiques celles qui avaient eu leur chance et l’avaient laissée se perdre.

Le mythe

Ainsi donc naquit le premier masque. Du moins est-ce par de telles légendes qu’ont protégé le masque venu du ciel, l’esprit, la face du dieu, le dieu, ceux qui le manœuvrent et l’utilisent, les régisseurs sociaux donneurs de lois, le mâle de l’espèce : l’Homme.

Aujourd’hui, on pourrait croire le masque mystifié. Il l’est, dans une certaine mesure. Depuis longtemps, la curiosité des femmes en a percé les secrets, et certains masques sont utilisés par les femmes (i.e. : le masque dit Bundu ou heaume Mende) dans les rituels d’initiation (excision, etc.) organisés par les femmes, afin d’étendre jusqu’à elles la Loi, mais c’est « tout comme » : les informées se taisent, les inhibitions accumulées depuis l’enfance et des dangers très réels en cas d’indiscrétion ayant modelé les conduites.

Le masque donc (y compris la face, les souquenilles de paille, de peau, de plumes), quand il est animé par son porteur, son yey, celui dont on dit qu’il est « derrière l’arbre », fait fonction d’esprit du foret, à différents niveaux de la hiérarchie divine : législateur majeur, délégué ou messager.

La diversité des fonctions a donné lieu une galerie de régents, d’assistants, d’exécutants et de messagers au nombre impressionnant. Pour la seule zone Dan (Mandé-Fu) du Nord-Est Libérien, on distingue quatre grandes catégories de masques :

– les Wonpo Glé, rituels, sacrificiels, agents de l’ordre, juges, ancêtres ;

– les Bu Glé, masques de l’ordre public des festivals ;

– les Gbaar Glé, liés à la guerre ;

– les Nuonle Glé, masques des cycles d’initiation.

Chaque catégorie se subdivise en masques différents selon les fonctions : grand-maîtres, exécutants capitaux, policiers, variant en sévérité d’expression jusqu’aux agents doux et rassurants exprimant dans la sérénité la protection de la chaîne ethnique perdue au-delà du temps.

A quoi servent ces figures proliférant dans chaque clan sous l’autorité d’un Grand-Maître ?

Elles ont deux fonctions essentielles : assurer la pérennité des rites et des connaissances qui maintiennent le contact entre les deux mondes, visible et invisible, et centre l’anarchie assurer l’ordre social.

Il n’est pas nécessaire, ici, de s’étendre sur le culte et les rites. On signalera cependant que le lieu où s’harmonisent les deux besoins : culturel et d’ordre social est le Bois-Sacré où a lieu la double initiation, au social par la maîtrise de soi et de l’environnement, l’endoctrinement dans les coutumes, au culte par des formes données de baptême et d’assignation à Dieu, certains appelés entrant « derrière l’arbre » et accédant par degrés aux arcanes secrètes.

Quant à ’ordre social et à sa police, l’oeil public des Anciens est toujours ouvert sur le village, et du conseil de famille à la palabre judiciaire, chacun connaît ses droits et les ressorts qui en répondent, mais l’usage du masque est un recours solennel signalant le désordre comme une rupture d’harmonie avec le spirituel, (i.e : l’esprit des mânes, la Tradition et finalement le royaume de Dieu). Il s’emploie contre les désobéissants. Un cas classique, volontiers cité en exemple parce que ne comportant aucun élément de tragédie, est celui du débiteur récalcitrant.

Le créancier l’a fait approcher par des tiers, sans résultat. Il s’est plaint en vain aux échelons divers de la famille et du dan. Enfin il s’est adressé aux Anciens qui lui ont répondu : « Nous t’avons entendu ; ne lui dis plus rien ». Alors, une nuit, peu après, la voix d’un agent masqué se fait entendre sur la place et dans les ruelles du village, enjoignant à toutes les mères de famille de sortir au petit matin leurs pilons et mortiers et de les entasser en un endroit désigné. « Celui qui doit, qu’il paie sa dette », sinon le village « ne mangera pas ». Le coupable n’a pas besoin d’être nommément désigné. Au jour, la pression sociale sur lui devient telle qu’il s’empresse de s’exécuter, en mobilisant, s’il le faut, sa famille solidaire.

A tous les niveaux de l’organisation du social se révélait une volonté collective sûre de ses fins et qui, pour y parvenir sans discussions, empruntait le moyen de Dieu le masque.

L’ouverture de la saison de pêche en lagunes et en rivières donnait lieu à des festivités présidées à visage découvert par le maître des eaux et ses assistants, mais l’impératif de clôture était formulé de nuit par des agents masqués accrochant aux sentiers conduisant vers l’eau les signes rendant la pêche taboue. Un interdit éminemment rationnel n’était pas ordonné au nom de la raison mais au nom de Dieu et « par lui ». L’autorité, ne redoutant des lors pas les transgressions, n’avait pas à autrement policer ses pièces ou ses courants d’eaux.

Les mois dits « de Dieu » de la saison sèche, quand les greniers sont pleins et les surplus commercialisés, voient encore les masques animer la fête continue des festivals locaux auxquels donnent lieu les dédicaces de maisons communes, la célébration des funérailles, la satisfaction des vœux, l’ouverture ou la clôture des promotions en bois- sacré.

Ainsi se maintient entre les mondes une « échelle de Jacob » perpétuellement hantée de figures matérialisant « l’esprit ». On perçoit dès lors comment a été mise en place et s’est soutenue dans les zones à masques une hiérarchique cléricale autoritaire et socialement puissante. Mais les Maîtres du culte ne sont pas ici l’objet de notre propos, consacré plutôt à ce « moyen » concret, fait de main d’homme dans une matière commune, et placé au centre d’un culte de l’esprit.

Le bois et son sculpteur

L’objet est en bois. A le manipuler chacun le sait. Il est préférablement fait d’aubier pour être léger, facile à porter.

Il peut être un heaume à simple face (Mende) ou « bifrons », un masque facial régulier de vingt-cinq à trente centimètres de long ou une miniature de trois centimètres, chacun ayant naturellement son sens et sa fonction. (Dan. Guéré-Wobé).

Il est généralement noir ou brun sombre (tatoué ou non de symboles en blanc ou en couleur) ; il peut être aussi violemment colorié (Ekoï).

Il peut s’arrêter au front ou se créer de quelque monumentale projection, (Bobo/Dogon).

Il est d’expression terrifiante ou suave. La fonction dicte l’expression.

Tous ces masques ont été faits par des artistes baignant dans la tradition de leurs guildes et de leurs clans.

A chaque fonction correspond un certain type de masque tel que voulu par la tradition du clan. La fonction peut être là même ici et là, un « juge » Baoulé ne ressemble pas forcément à un juge Bambara ; le Dan marque la clairvoyance, comme son voisin Guéré-Wobé, en solidifiant le regard dans la projection de deux cylindres, le voisin Mano, pour marquer le même attribut, évide les yeux en deux larges cercles bordés peut-être de blanc.

Sans autrement connaître les fonctions, comment sait-on qu’un masque est Ibo, Gola ou Mossi ? Interviennent ici les marques de Guildes, façons d’écoles passées de maîtres à apprentis des nouvelles générations.

La sculpture du bois est née de la forge, les deux formes étant liées de tradition immémoriale. Les sculpteurs non forgerons des récentes générations, depuis que la forge a été dépassée par les articles d’importation, n’en sont pas moins les héritiers d’une discipline double, dont chaque aspect avait sa signification et son autorité particulières.

Le forgeron, redoute parce que maître du feu, et « caste » parce que artisan, n’en devait pas moins baigner jusqu’au cœur le plus hermétique des traditions du clan, puisque créateur des dieux de la communauté. Son ambivalence entre la caste et la qualité se compliquait encore du fait de son utilité. II était, en effet, inséparable du bien-être commun, étant le fabricant des instruments aratoires, de certains ustensiles ménagers, de certaines armes, des couteaux, des pinces et autres accessoires de l’initiation.

Son atelier était séparé du village autant par la distance que par la peur. Les enfants n’en approchaient pas, les femmes négociaient de l’extérieur leurs besoins domestiques, les hommes n’y entraient qu’en passant. D’entrée dans la vie, les descendants de cet homme important et redoutable assumaient leur mise à part, leurs mères étant aussi bien des potières ou autres artisanes « castées ».

Le sculpteur se sait inspiré et la communauté l’accepte comme tel par besoin d’un créateur « assiste » de simulacres divins. Favorisé par la position toujours en retrait de son hangar de travail, il y assume sa singularité par son comportement, tantôt rêveur et distant, tantôt fébrile.

Sa personnalité s’est trouvée affectée du fait de jouer un rôle de direction (sans être vraiment un pilote) et de voyant (sans entre vraiment prêtre ou sorcier). Détaché de la production agricole, s’abreuvant à des sources esthétiques ou spirituelles, il a son genre, ses manières, créant dans le cadre de la subsistance la notion étrange des « stéréotypes » de l’artiste. Personne n’approche de l’atelier sans avoir été annoncé ; personne ne s’adresse au maître tant qu’il travaille, (mais parfois il se laisse entourer d’un cercle admiratif pendant que sous l’hilaire volent les copeaux), et si la loi du silence est absolue quant aux apprentis, qui empochera le maître, à l’occasion, de laisser tomber ses outils et de se mettre à discourir sur le passé, sur les vieux maîtres et l’ancienne gloire ?

Et voici le vieux maître Kondea tel que le surprit un jour Esther Warner (in New Song in à Strange Land) : « Le vieux Kondea était assis sur un tabouret bas dans sa hutte à palabre, vêtu seulement d’une serviette de bain nouée autour de ses reins. Il était courbé sur le bol à sculpter tenu entre ses pieds. Contre le fond du bol s’appuyait une cuiller cérémonielle qu’il sculptait avec son ciseau en forme de petite houe… L’instrument semblait faire partie de lui-même, une artère par où son âme coulait jusqu’au bois. Je m’approchai de lui, il leva la tête en sursaut et il se passa un moment avant qu’il ne retournât du monde où il se trouvait à celui où j’étais debout à ses côtés ».

A ce niveau de l’emphase, le comportement est celui du créateur en proie à la composition, verrouillé contre l’extérieur, et ce qui sort de ces matin-là, nous pouvons espérer qu’il soit d’une qualité frappante.

Le masque Bassa

Le masque « facial » bassa du type « No (r) » n’est que très légèrement évidé à l’arrière, sa ligne générale de base prenant le contour d’une demi-lune. Cette forme particulière est inspirée de la manière dont l’objet est utilisé, non à l’avancée du visage du porteur, mais tourne vers le ciel à l’oblique du front.

Sur cette ligne générale de construction s’additionnent des caractéristiques déterminant une spécificité Bassa éloignée des autres écoles de sculpture. Ces caractéristiques sont de structure (chevelure sculpturale au sommet, relèvement du menton en galoche) ou secondaire (scarification, particularité de construction des oreilles, du nez, des yeux, des lèvres).

La chevelure dans les masques est élevée au niveau d’un élément structurel commandant : une forme elliptique quand les lignes latérales tombent d’un cimier central en clef de voûte, ou une forme ovoïde ou conique selon que le sommet est plus ou moins arrondi ou aplati.

Les tresses sont généralement sculptées d’avant en arrière bien qu’il existe des exemples de traitement de haut en bas. Plus rarement les schémas longitudinaux et verticaux sont utilisés en combinaison. Ces tresses sont le plus souvent en nombre impair, des tresses mineures se trouvant systématiquement distribuées des deux côtés d’une pièce centrale plus large, plus épaisse ou plus arquée. Les tresses en nombre pair se comptent plus rarement ; elles sont alors distribuées en symétrie bilatérale des deux côtés d’un creux central.

La construction en demi-lune du masque tend inévitablement à accentuer le menton presse en galoche. Le Bassa cependant, conçoit le menton droit et se fermant par un angle aigu, résultat qu’il obtient en travaillant le plan superficiel de la face :

– soit en accentuant la structure conique de l’ensemble ou la construction triangulaire des joues,

– soit en portant vers une convergence à l’aigu les deux plans jugaux,

– ou en tronquant nettement la pointe de la galoche, corrigeant d’autant son excessive projection.

Des détails secondaires, on retiendra ici :

– une scarification verticale, de la ligne des cheveux à l’arcade sourcilière, qui répond dans les masques à un tatouage que portent souvent au naturel les vieux Bassas. Finement ciselée, elle constitue un élément décoratif que certains sculpteurs font courir tout le long de l’arête du nez ;

– les yeux en fentes de tirelire, cette définition toute simple cachant une étonnante diversité, la fente pouvant être horizontale, oblique ou curviligne ; elle peut passer à travers le bois ou n’être qu’un évidement sans profondeur ; elle peut être un arc obscur sous des paupières pesantes ou laisser filtrer le jour sous une guillotine rectangulaire ;

– l’oreille est toujours prise dans le schéma décoratif de la chevelure, comme si elle la prolongeait. La forme de l’oreille, ourlée comme une tresse, ou en paravent, ou ciselée comme une fleur délicate, est toujours commandée par l’organisation de la chevelure en cimier.

Et l’on voit bien que ce que nous avons ainsi décrit, le No (r), est le module féminin, le visage reposant de l’ancêtre protecteur. Le mâle de l’espèce est d’une implacable sévérité.

Cet article laissera sur leur soif amateurs et curieux, mais comment répondre à toutes les questions ? Il faut approcher l’Art Africain et apprendre à l’aimer. Nous conclurons par quelques mots appelés à situer cet art dans le schéma général de la plastique universelle.

La conception de l’objet

Des angles aigus et des demi-lunes en figuration de faces humaines : ce n’est donc pas un monde très réaliste. Mais que veut dire « réaliste » ? Et la réalité est-elle moins réelle pour avoir été interprétée et transposée ? Ce n’est sans doute pas un monde « naturaliste », dans la mesure où les données visuelles ont été dissociées et réarrangées.

Quand l’Europe découvrit la sculpture africaine, les impressionnistes avaient révolutionné la couleur, épuise les secrets des contrastes, des fondus, des cooptations de valeurs. Avec Seurat, l’artiste décidait que l’objet était moins dans ses contours que dans son essence, moins dans son brut que dans ses suggestions. D’où la recherche d’un dialogue direct, par-delà les apparences, entre le contenu et le sujet. La poursuite de la géométrie de base devenait de rigueur : « Cylindre, cône, sphère », revendiquait Cézanne qui, de plus, se refusait à ce qu’un reflet fut en écho, l’objet devant passer par le sujet. Un pas de plus et l’objet est reconstitué dans un « en-soi » dépouillé. Un pas encore et s’atteint la formulation doctrinale de Seurat : « Rendre compte de l’essence des choses… Quand l’artiste peint un cheval, ce ne devrait pas être un cheval particulier, la camera est là pour cela. Nous devons aller au-delà, et quand nous peignons un homme, il ne doit pas être tel concierge le nez orné d’une verrue, mais l’Homme, esprit et essence de tous les hommes ».

C’était trait pour trait et comme par mandant, définir la conception du sculpteur africain dans ses rapports avec l’objet.