Critiques d’art

MOUSSA TINE. LE CHEVAL, LE BAAY-FAAL ET LE SAVOIR

Ethiopiques n°85.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2010

Avec 52 tableaux montrés lors de sa première exposition personnelle organisée du 04 au 22 mai 1981 dans le Hall du Théâtre national Daniel Sorano, Moussa Tine signait, il y a près de trente ans, son entrée dans le monde des arts plastiques sénégalais contemporains, en même temps que le début de sa carrière d’artiste plasticien et la fin d’un parcours, celui de la formation artistique, qu’il venait d’achever trois années auparavant.

Cette exposition constitue en effet une étape symbolique dans l’itinéraire de cet artiste. Après avoir bouclé quatre années de formation à l’Ecole des Beaux-arts de l’Institut national des arts (1974-1978), Moussa Tine décide de monter une exposition personnelle, qu’il prépare patiemment et méthodiquement pendant trois ans, en raison de l’importance, des enjeux et de l’objectif qu’il s’assignait : se faire connaître . Donc ne rien négliger pour réussir le coup. Mais à l’époque, exposer individuellement n’était pas aisé ; les arts plastiques sénégalais modernes n’étaient pas très connus ; ils ne faisaient pas encore courir beaucoup de monde ; les sponsors n’étaient pas non plus nombreux. Il a dû financer lui-même la confection des cartes d’invitation ; et lors du vernissage, il n’a pu offrir de cocktail ; etc.

Cependant, les difficultés et les appréhensions ont été dissipées par le succès de l’exposition ; d’abord au plan financier, une dizaine d’œuvres ont été vendues pendant l’exposition et plusieurs autres après son décrochage ; en effet, plusieurs clients séduits par l’exposition sont allés à son atelier en acquérir ; ensuite, au plan social, l’exposition lui a permis de rencontrer et de connaître de nombreux artistes, déjà présents dans la scène artistique dakaroise et figures de proue des arts plastiques sénégalais, tels Amadou Ba, Joe Ouakam, Bocar Pathé Diongue, Ibou Diouf, Seydou Barry, etc., dont les encouragements et les conseils l’ont fortement réconforté et ragaillardi.

Toujours déterminé à se faire connaître, il la transforme en exposition itinérante qui, après Dakar, séjourne à l’Hôtel de Ville de Thiès, du 29 mai au 08 juin 1981 et en décembre 1981, elle est présentée au Centre culturel Gaston Berger de Saint-Louis.

Trois années pour préparer une exposition ! Il faut le faire ! Et Moussa Tine a réussi son pari. Cela révèle déjà quelques traits de caractère de l’artiste : détermination certes, mais aussi opiniâtreté et lucidité. Trois traits de caractère qui accompagnent l’artiste et semblent ordonner sa vie.

En effet, malgré plusieurs tentatives infructueuses de poursuivre ses études, il se résout, dès 1965, à revenir et à se consacrer à l’art, activité dans laquelle il a senti avoir des dispositions, son talent de dessinateur s’étant fait remarquer dès l’école primaire. Dès lors, il privilégie le dessin, ambitionne de se former en art et forme le projet de fréquenter l’école des arts, dont lui avait parlé leur maître d’école primaire. Bien que très jeune, ne pouvant immédiatement pas réaliser son rêve, il ne l’abandonne pourtant pas.

En 1970, Moussa Tine arrive à Dakar avec son rêve de fréquenter l’école des arts, mais il est embarqué dans une tout autre aventure par le cousin qui l’accueille, l’héberge et lui demande, en attendant d’intégrer cette école, de l’aider dans son travail de chauffeur de taxi-bagages dans Dakar et sa banlieue. Moussa se retrouve ainsi apprenti-chauffeur jusqu’en 1971 et apprend à conduire le véhicule.

Puis, un autre cousin, qui avait acquis un véhicule de transport en commun de personnes, sollicite le premier afin que Moussa assiste son chauffeur dans le transport interurbain ; ce qui lui permet de voyager et de connaître les régions et le pays. Pendant cette expérience, Moussa s’est mis à décorer leur véhicule, en y dessinant des chevaux, des marabouts, des mosquées, etc. ; ces dessins ont séduit et des chauffeurs comme des propriétaires de véhicules de transport lui ont demandé de décorer leurs véhicules. Ce qui lui ouvre une nouvelle perspective qui lui permet en même temps de gagner un peu plus d’argent.

Ainsi commence cette longue aventure de décoration de véhicules, qu’il pratique pendant de nombreuses années, mais qui, très tôt, sonne le glas de la rupture avec le chauffeur du véhicule de transport, dont il était l’assistant ; car le travail de décoration occupant presqu’entièrement son temps, cela met en colère le chauffeur, qui se plaint à son cousin. A tous les deux, Moussa explique que son ambition n’était pas de devenir apprenti-chauffeur, mais d’étudier l’art. Ce qui lui permet d’abandonner le transport interurbain ; il peut alors continuer son activité de décoration, qu’il prend plus au sérieux, en recevant plus de clients et en gagnant plus d’argent. De grands transporteurs, tels Lobatt Fall, Mayoro Fall, Massaer Mar, Mamadou Diop, Tahirou Ndoye, etc., lui confient la décoration de leurs véhicules.

Pendant qu’il s’adonne à cette activité, son ancien maître d’école primaire à Ngoundiane le met en rapport en 1973 avec Pierre Lods, à qui il montre quelques-uns de ses travaux ; les tests d’entrée à l’école des arts pour l’année scolaire 1972-1973 ayant déjà été organisés, celui-ci lui demande d’attendre l’année suivante et de lui apporter de temps en temps ses travaux. Ainsi Moussa a bénéficié pendant toute cette année de l’encadrement de Pierre Lods.

  1. LA FORMATION ET LA DECORATION

En octobre 1973, il subit les tests d’entrée et est admis à la section recherches plastiques nègres, dirigée alors par Pierre Lods, assisté de Ibrahima Ndiaye Nda.

Il fréquente ainsi l’école des arts de 1974 à 1978, en cumulant les études et le travail de décoration, qui lui permettait de gagner assez d’argent pour subvenir à ses besoins ; ce cumul était sans conséquence grave sur sa formation, car à l’école, la fréquentation des salles de cours était exclusivement consacrée aux matinées, les après-midis étaient libres. En outre, le travail de décoration prolongeait les enseignements reçus à l’école.

La décoration est une activité qu’il a pratiquée pendant plus de vingt ans, car il ne l’abandonne qu’en 1994. Cette longue pratique procède en partie des succès rencontrés En effet, installé au grand garage de transport interurbain de véhicules de Dakar, appelé « Garage Pompiers », Moussa Tine a trouvé cette activité pratiquée presqu’exclusivement par les peintres originaires du Cap-Vert, généralement spécialisés dans la peinture de bâtiment, qui étaient parfois utilisés par les grands garages qui confectionnaient les carrosseries des véhicules. Après avoir peint les véhicules, ils écrivaient sur la carrosserie quelques éléments d’identification : nom et adresse du propriétaire, type de transport, etc. ; et parfois, ils agrémentaient les écritures avec quelques dessins décoratifs.

Quand il a commencé à s’adonner à cette activité, Moussa y a apporté une nouvelle touche, toute personnelle, de dimension culturelle. Pour ce faire, quand il recevait un client, il lui posait des questions sur lui-même, sur sa culture, sur son ethnie, etc. ; à partir de quoi il lui proposait des éléments décoratifs qui se rapportaient à sa culture, à ses croyances et à ses préoccupations ; ce qui le surprenait agréablement, en percevant que la décoration ne se limitait pas seulement à créer des images. Moussa intégrait ainsi dans ses dessins décoratifs des réalités locales et des éléments culturels et ethniques, tels des oiseaux (l’épervier, le corbeau), le cheval, les Baay-Faal, les marabouts, les mosquées, les églises, etc. Les décorations sur les véhicules étaient ainsi personnalisées et dépendaient des clients.

Cette approche et cette nouvelle pratique de la décoration lui ont acquis une nombreuse clientèle, ravissant ainsi la vedette et les clients aux Cap-Verdiens.

En pratiquant cette activité pendant de nombreuses années, Moussa Tine a formé parallèlement de nombreux jeunes Sénégalais, qui se sont installés non seulement dans plusieurs villes du pays, mais aussi dans plusieurs pays de la sous-région. Cette formation à la décoration de jeunes Sénégalais était une réponse à la confiance et à la fidélité de sa nombreuse clientèle qu’il ne pouvait pas abandonner ; les jeunes bien formés pouvaient alors continuer le travail de décoration.

Ainsi, en 1994, après sa seconde grande exposition à la galerie Wiitef et après s’être assuré d’avoir formé de nombreux jeunes Sénégalais à la décoration, il décide de se consacrer entièrement à la création artistique et renoncer à la décoration. Car cumuler les deux activités devenait de plus en plus pesant et comme son objectif, formé dès la préparation de sa première exposition de 1981, était de réussir une belle carrière artistique, il décide de mettre l’accent sur celle-ci. A cette fin, il cherche un atelier approprié et le trouve dans l’immeuble Maginot, au centre ville ; il élit là domicile, y vit et y travaille de 1995 à 2000.

Si la décoration et la formation artistique ont été menées cumulativement de 1974 à 1978, c’est parce que les deux activités étaient complémentaires, la décoration était le lieu d’application des enseignements reçus à l’école des arts et la pratique de la décoration suscitait des difficultés et des problèmes que la formation prenait en charge.

1. Moussa TINE, Famille, 1980, Huile/toile, 100x81cm

2. Moussa TINE, Ruade, 1987, Acrylique/toile, 120×100

Quand Moussa Tine a intégré l’école des arts en octobre 1973, la section recherches plastiques nègres dans laquelle il a été orienté était dirigée par Pierre Lods, assisté de Ibrahima Ndiaye Nda, en même temps professeur d’éducation artistique au Lycée des Jeunes Filles John F. Kennedy de Dakar.

Cette section n’était pas organisée comme les écoles classiques ; car il n’y avait pas véritablement de cours théoriques. En matière d’enseignement, au plan technique, on leur apprenait la préparation des couleurs de base et de la toile, le dessin et les différentes compositions d’une œuvre d’art sur support, des travaux sur modèle, etc. ; bref, les données de base de la pratique picturale leur étaient ainsi inculquées.

Il n’y avait pas non plus d’emploi de temps ; les élèves travaillaient en classe pendant les matinées ; les après-midis étaient libres.

La méthode de Lods consistait à laisser l’élève libre de travailler comme il le voulait, quitte à le corriger parfois. Il préférait orienter l’élève dans la bonne direction, lui montrer l’essentiel et lui faire profiter de ce qu’il avait réalisé, afin de l’exploiter. Il n’imposait rien ; il guidait et orientait ; il n’intervenait donc pas et laissait chacun faire ce qu’il voulait. Ainsi chaque élève s’exerçait comme il l’entendait et le voulait. Mais si la démarche de l’élève ou ce qu’il faisait ne convenait pas, il le lui signifiait ; et si l’élève ne prenait pas en compte ses observations, il le laissait faire. Cette liberté a permis à chacun de s’épanouir.

Dans cette section, l’essentiel du travail et des exercices consistait à styliser les formes humaines en s’inspirant de l’art nègre, des statuettes de cet art, que Lods apportait en classe.

Comme tous ses camarades, Moussa Tine a pratiqué à ses débuts l’art de cette manière, en imitant et en recopiant les modèles proposés, en pensant que c’était cela l’art. Mais avec le temps, il a fini par se lasser et a tenté de faire autre chose, faire ce qu’il voulait.

Lods a souhaité qu’il continue dans le style traditionnel de la figuration, conformément aux leçons de la Négritude et en se référant toujours et en imitant toujours les statuettes de l’art africain. Il lui faisait des reproches, car il n’approuvait pas ce que Moussa faisait ; il lui demandait de réorienter son travail. Moussa a persisté dans la direction choisie.

Ainsi, Moussa a commencé à innover dès l’année 1976 et sachant ce qu’il voulait faire, il a commencé à créer selon son inspiration. S’écartant des chemins ordinaires, il a expérimenté en essayant la colle et le sable ; car il lui répugnait de ne faire que de la reproduction et de la figuration ; et pour ne plus avoir sur ses toiles que le dessin uniquement, il s’est mis à jeter du sable sur la peinture ; ce qui lui a permis d’animer ses peintures dans lesquelles l’adjonction du sable et de la colle lui permettait de créer des vides, des pleins et des volumes ; puis la gouache séchée et employée sur les toiles produisait divers effets, de dégradé, de rugosité et de relief sur la surface de la toile, obtenant en même temps une diversité colorée et des aspérités sur la surface.

Moussa a ainsi pu s’écarter très tôt du dessin pur, imitatif et représentatif ; ce qui, bien évidemment, n’avait pas plu à Lods, son maître ; il a persisté et s’est maintenu dans la voie empruntée.

Ces expérimentations et ces innovations, initiées très tôt, permettent ainsi à Moussa Tine de s’affranchir du climat et de l’atmosphère dominante, de s’éloigner du courant artistique qui prévalait et de se soustraire au diktat de la Négritude senghorienne, avec ses exigences et ses impératifs. En effet, dès cette époque, les œuvres de Moussa paraissent très éloignées du style de la Négritude, très en vogue en ce moment, et en particulier de ses formes géométriques et de sa palette chaude et criarde, constituée de couleurs vives et sombres, comme le rouge, le blanc, le noir. On ne trouve pas dans l’art de Moussa des formes schématiques, cubiques ou volumiques, à l’image de celles de l’Ecole de Dakar, comme chez Amadou Seck, Chérif Thiam, Seydou Barry, Oumar Katta Diallo, etc., ni des couleurs agressives. Dès les débuts de sa pratique artistique, il a porté ses préférences sur les couleurs de terre.

De la sorte, bien que disciple de Pierre Lods et de surcroît formé pendant la belle époque de l’Ecole de Dakar et de la toute-puissance de Senghor et de sa Négritude (1970-1980), Moussa Tine n’appartient cependant pas à ce courant artistique ; il en est même très éloigné en affirmant, avec force, sa personnalité artistique, qui s’impose avec éclat, lors de sa première exposition de 1981.

Dans cette dynamique et cette orientation, mais sans heurt avec Lods, il achève sa formation artistique au bout de quatre années, pendant lesquelles ses camarades et lui n’étaient assujettis ni à des devoirs, ni à des compositions, ni à des examens de passage. C’est à la fin de la quatrième année de formation qu’ils présentaient un dossier artistique de fin d’études qu’un jury, constitué des professeurs et du directeur de l’école, appréciait. La réussite à cet examen final était sanctionnée par la délivrance d’une attestation de fréquentation et de formation.

Mais, avant la fin de cette formation, Moussa Tine avait entamé, avec les autres pensionnaires de l’école des arts tout entière, une expérience inédite, qui mobilisera beaucoup de monde, initiera beaucoup d’activités et durera plusieurs années. Expérience déterminante dans la vie et la carrière de Moussa Tine ; d’abord en complétant immédiatement sa formation artistique ; ensuite, en tant que lieu et occasion de consolidation et de maturation de sa personnalité ; car au sortir de sa formation, Moussa n’avait encore aucune expérience de la vie ; son milieu de vie (l’école des arts et le « Garage-Pompiers ») et le cercle de ses relations étaient restreints.

  1. L’EXPERIENCE DU VILLAGE DES ARTS

L’expérience du Village des arts (1977-1983) a marqué la vie et l’histoire non seulement des arts plastiques sénégalais contemporains, mais également de beaucoup d’artistes sénégalais de spécialités diverses ; en effet, elle a embarqué dans la même aventure non seulement des artistes plasticiens, mais également des musiciens, des écrivains, des dramaturges, des cinéastes, et même des journalistes. En sorte que l’espace de l’école des arts et du Village des arts a toujours grouillé de monde et était toujours animé pendant cette période.

Et Moussa Tine en a été la cheville ouvrière, en qualité de chef de village, fonction qui lui a été confiée unanimement et qu’il exerce jusqu’à leur expulsion définitive en 1983. Comme l’indique le titre, en tant que chef de village, Moussa Tine était d’abord l’autorité morale du Village, donc son premier responsable, associé à toutes les initiatives et activités, pilotant et manageant tout.

Dans la réalité, l’avènement du Village procède du hasard, n’ayant été précédé ni de concertation, ni de réunion, encore moins d’acte officiel. Il se trouve que l’école des arts était logée dans un site qui disposait de beaucoup de locaux, de bâtiments et de pièces, non occupées toutes pour les besoins des enseignements.

A partir de 1977, des professeurs de l’école, tels Pierre Lods, Ali Traoré et Paolo Lucci, etc., ont attribué, chacun en ce qui le concerne, des salles pour servir d’atelier aux élèves et aux artistes. Ainsi Ali Traoré fait venir à l’école et attribue un atelier à son frère Babacar Traoré ; Paolo Lucci en fait de même pour Ismaïla Manga et Ibrahima Diémé, élèves à l’école ; Pierre Lods en attribue à El Hadj Sy, à Amadou Ba, à Moussa Sy et à Moussa Tine, qui ensuite partage son atelier avec Mamadou Fall Dabo, etc. ; ensuite, l’occupation s’est répandue et généralisée. Puis, avec le temps, des ateliers sont devenus en même temps chambres à coucher et lieux d’habitation ; des amis, des camarades, parfois des conjoints et conjointes sont venus ; le village s’est rempli progressivement.

En occupant ces locaux, les élèves et artistes prétendaient être dans leurs droits, en anticipant sur le grand projet de Senghor de création sur le même site d’un musée des civilisations nègres et dans le cadre duquel il avait déjà fait transférer le camp militaire qui jouxtait l’école des arts.

Là, très unis et très déterminés, ils se sont organisés en comité des résidents ; ils y organisent régulièrement diverses activités : des expositions, des rencontres et conférences, des Tenq, des concerts, des représentations théâtrales, etc. ; El Hadj Sy et Issa Samb étaient très actifs dans ces manifestations, de même que Moussa Tine y était fortement impliqué, en sa qualité de chef de village. Des non-résidents venaient au Village et parfois les autorités de l’Etat leur rendaient visite ; elles leur apportaient ainsi leur appui. Le Village devint progressivement un centre actif de la vie artistique et culturelle du Sénégal, au cœur de la capitale du pays, où se côtoyaient artistes de toutes catégories comme les artistes plasticiens, certes, mais aussi les musiciens, les comédiens, les cinéastes, les danseurs, etc., qui, par leurs prestations et leur implication dans les initiatives et les projets, participaient à l’animation du Village.

C’est là que, pendant cette période, le groupe d’El Hadj Sy, Issa Samb et leurs camarades, crée Agit’Art, à la fois association et mouvement artistique, qui apparaît rapidement comme le pendant opposé de la Négritude et de l’Ecole de Dakar.

Ce dynamisme et ce bouillonnement exceptionnels permettent aux artistes plasticiens de se former pour devenir autonomes et développer des initiatives et des projets ; ce qui leur permet de se prendre en charge, n’attendant plus que l’Etat les aide ou s’occupe d’eux, mais prenant résolument leur destin en mains.

Le corollaire de ce bouillonnement, de ce trop d’activités et donc de bruit, c’est le tintamarre, qui finit bien par apparaître comme tapage nocturne ; toutes choses qui ont gêné et indisposé le voisinage, c’est-à-dire les habitants du quartier, les fonctionnaires, les cadres, les autorités diverses, etc., qui se sont sentis agressés, d’autant que les activités et manifestations se prolongeaient au-delà de minuit ou alors se succédaient de manière ininterrompue.

Les autorités de l’Etat ont alors été saisies. Le Premier ministre de l’époque a tenté une première fois de les déloger, mais Senghor, encore Président de la République, s’y opposa. Senghor n’étant plus président dès la fin de l’année 1980, l’expulsion a été opérée en 1983. Elle ne fut cependant pas facile. Car les artistes, soutenus par les populations, ne se sont pas laissés faire ; ils se sont organisés et ont occupé la rue en face de l’école, en sit in et en dormant à la belle étoile. Ils restent là pendant un mois, en sensibilisant les populations par des affiches, des banderolles, etc. ; ils reçoivent de nombreux soutiens ; des particuliers viennent là leur acheter des œuvres.

Pour venir à bout de leur résistance, les militaires débarquent un beau matin, jettent les bagages des artistes dans leurs camions et les emportent au Musée Dynamique, où ils sont empilés pêle-mêle. Les artistes ont alors dû se disperser.

Cette expulsion conforte leur détermination à s’organiser ; ils créent alors l’Association nationale des artistes plasticiens sénégalais (ANAPS), qui, deux ans plus tard, en 1985, organise l’exposition : « Art contre Apartheid », au Musée Dynamique ; exposition dont le vernissage a été présidé par le Président Abdou Diouf et qui a enregistré un énorme succès ; occasion également pour le Président de la République de se réconcilier avec les artistes et le monde des arts, après l’expulsion qu’il avait ordonnée en 1983 ; il donne instruction au ministre de la culture pour l’acquisition de nombreuses œuvres d’art destinées au patrimoine privé artistique de l’Etat.

Cette expérience du Village des arts a ainsi été décisive dans la vie des arts plastiques au Sénégal, d’autant qu’elle s’est déroulée pendant une phase cruciale de l’évolution de la société sénégalaise : celle de la succession politique de Senghor par Abdou Diouf, de crise économique et financière, d’ajustement structurel, de déflation de personnels dans l’administration, conformément à la célèbre formule du Chef de l’Etat : « Moins d’Etat, mieux d’Etat » ! Ce qui s’était traduit, dès le début de 1980, par une nouvelle politique culturelle, une réduction du mécénat d’Etat et des financements en direction des arts et de la culture.

Comme par prémonition, les artistes avaient initié, par ce Village des arts, leur expérience de prise en charge intégrale de leurs propres problèmes, de leurs projets et de leur développement. Le début des années 80 sonne ainsi l’heure de l’indépendance des artistes, qui aura des effets même dans la pratique artistique (cf. avènement de la récupération, recours aux couleurs naturelles et aux pigments locaux, apparition de styles nouveaux, etc.).

Anticipant sur cette expérience du Village des arts, Moussa Tine s’était engagé dans les expérimentations et les innovations, dès 1976 ; et depuis lors, sa carrière est jalonnée d’expérimentations et d’innovations et elle se subdivise en phases distinctes, dont chacune est introduite par une innovation.

D’abord la période de la formation à l’école ; et comme indiqué précédemment, non content de ne faire que de la figuration et de l’imitation, comme l’exigeait leur Maître, Moussa a essayé autre chose, avec la colle et le sable sur la peinture à la surface de la toile ou du papier ; puis il a tenté de récupérer la gouache déjà utilisée et jetée par ses camarades ; il faisait ainsi, avant la lettre, de la récupération. Toutes choses qui lui ont permis d’animer ses peintures, avec les pleins, les vides, les volumes.

La seconde phase est celle qui inaugure sa carrière artistique, entre 1978 et 1981 et qu’il appelle, dans la périodisation de son cursus, phase pré-cheval. Mais paradoxalement, le cheval n’y est pas absent ; car le cheval reste omniprésent dans la pratique artistique de Moussa Tine, aussi bien dans la décoration que dans la création artistique proprement dite. Le cheval a en effet été un thème majeur de la peinture et de la carrière de l’artiste.

Paradoxalement, le thème du cheval, thème de prédilection pendant de nombreuses années, ramène Moussa à ce qu’il abhorrait tout au début : la figuration. Cependant, la figuration chez Moussa n’est pas de l’imitation absolue, parfaite. En cela, Moussa n’est pas contradictoire (cf. infra).

  1. PERIODES ET ŒUVRES

Chose rare dans l’histoire des arts plastiques, aussi bien au Sénégal qu’ailleurs, Moussa Tine s’est attelé à faire sa propre autobiographie, en tentant d’organiser et d’ordonner son cheminement ; ce faisant, il a périodisé sa pratique artistique, en distinguant plusieurs phases dans sa carrière :

– période pré-cheval (1978-1980),

–  » des chevaux (1981-1990),

–  » de la conception géométrique (1991-1994),

–  » du Rythme Baay-Faal (1995-1998),

–  » de l’Elévation (1999-2004),

–  » du Savoir (2005-2009).

Pour chacune de ces périodes, il a choisi quelques 4 ou 5 œuvres qui l’illustrent. Tout cela est archivé et contenu dans un CD qu’il met volontiers à la disposition des chercheurs. Travail de clarification, utile aux historiens de l’art et aux divers critiques qui entreprennent d’étudier son art et sa pratique.

 

  1. Phase pré-cheval (1978-1980). Moussa la dénomme ainsi car bien que présent, le cheval n’y est pas dominant. Phase de figuration, dans laquelle des hommes et diverses réalités sont représentés. Cependant la représentation n’y est pas une imitation parfaite.

Dans Famille (1980), les personnages (six debout et 2 assis) sont comme relégués à l’arrière plan, leurs traits sont flous et indistincts, de même que, d’une manière générale, les formes et la vêture ; ils sont présentés comme des ombres. Rien, dans l’œuvre, n’est distinct et clair ; les couleurs ternes ajoutent au flou d’ensemble, mais la lumière est introduite à l’arrière-fond par la couleur. Bien que l’ensemble de la toile soit en couleurs ternes, le blanc lavé apparaît nettement sur les vêtements des personnages de premier plan, de même que, à l’arrière-plan, l’oranger introduit la lumière.

Le saxophoniste accroupi (1981) est semblable, mais ici le personnage est plus net, étant mis au premier-plan ; et sa couleur (rouge-orange) sur fond sombre dégage son allure. Les couleurs de terre sont privilégiées : le fond de l’œuvre, non sombre, est traversé en certains endroits de traînées blanches.

Naissance de l’Univers (1980) est une grande toile, dont le fond bleu illumine l’œuvre ; œuvre hétéroclite, par l’abondance des êtres, des choses et des arbres représentés.

Villes et Mosquées (1979) est également une grande toile composite, dans laquelle les formes architecturales s’enchevêtrent ; les couleurs ternes y alternent avec l’orange, le bleu et le jaune pour créer un kaléidoscope lui aussi très hétéroclite.

  1. Période des chevaux (1981-1990). Pendant cette période, Moussa ne peint que des chevaux. Sa peinture relève bien du figuratif mais, comme d’habitude, la figuration n’est jamais copie-conforme. Ici le cheval est en mouvement et en activité ; il saute ou s’élance ; il se cabre ou se rue, ou donne l’impression de trotter. D’où les titres de certaines œuvres.

Ruade (1987) nous montre un cheval, comme dans les airs, tout le corps tendu, la crinière dans le vent, toutes les pattes recroquevillées ou tendues. Le cheval, au milieu de la toile, y est tout blanc, avec une base de la crinière en noir ; le rouge tacheté de noir constitue le fond de l’œuvre. Cette œuvre est un prototype de la peinture de Moussa, dans laquelle l’artiste administre sa maîtrise technique.

Bouleversement (1983) est de la même veine ; le cheval dans les airs ; mais ici il se présente comme s’il s’élançait vers le ciel, car tout son corps est à la verticale. Cependant, dans cette toile, le mouvement et l’élan imprimés au corps vers le ciel sont accentués par l’éparpillement des poils de l’animal, comme pour traduire l’implication de la totalité de l’être, les pattes de devant également en l’air et celles de derrière recroquevillées. Des couleurs de sang comme lavées.

Les Trois étapes (1983) donne certes l’impression d’un cheval, mais la forme d’ensemble est indistincte ; tout en blanc et placée au centre, cette forme s’allonge verticalement du bas au sommet de la toile. Ici le blanc au centre est comme noyé par le bleu de droite, l’ocre du bas et du sommet-gauche, mais séparés par le noir.

La Ruade (1992) est plus expressive ; le cheval est sur terre mais se cabre, d’où des pattes en l’air et la tête relevée ; la forme est ainsi ramassée au centre de l’œuvre ; les traits nets et abondants délimitent le corps de l’animal ; le jaune mélangé au rouge dégage l’animal sur le fond bleu indigo. Elle est, en même temps que la première Ruade, une œuvre majeure de l’artiste.

Croisement (1990) est de la même génération et de même facture que La Ruade ; car le corps de l’animal fait avec de gros traits donne l’impression d’un cadavre ou d’un squelette. Les poils de la crinière sont faits avec des traits verticaux. Ici l’animal semble couché, la tête légèrement relevée. Les couleurs de terre sont, comme à l’accoutumée, mises en œuvre (ocre, noir, vert, marron).

Scène de Croisement (1992) montre un cheval debout et immobile sur ses quatre pattes mais poursuivant sa mue vers la mort ; cette mutation est traduite par les formes schématiques, sous l’aspect de planches et la tête légèrement inclinée et tendue vers la terre. Ici, la composition de couleurs de terre (marron, ocre, traînées blanches, etc.) paraît plus réussie.

Métamorphose (1990) apparaît d’emblée comme une suite de Scène de Croisement dans le processus de transformation de l’animal, dont il reste désormais très peu du corps plein de vie et de chair du début. Ici le cheval est reconnaissable par l’allure d’ensemble de la figure (au milieu, le corps de l’animal, en bas les différentes pattes faites de traits, comme le reste de l’animal). Ici, le mixage des couleurs est si réussi qu’il est malaisé d’indiquer le type de tonalité (bleu/gris/vert) de l’œuvre ; ce qui est surprenant chez cet artiste qui n’est pourtant pas réputé coloriste.

Sécheresse (1989) montre un cheval debout comme dans Métamorphose, mais dont les différentes parties sont faites de gros traits, comme des lianes qui s’entrelacent et confèrent un aspect abstrait à l’image. Ici le mixage des couleurs produit deux tonalités dominantes : le rouge ou ocre comme fond de l’œuvre et le vert du ventre et du corps central de l’animal.

Cette série (8 œuvres) nous montre les métamorphoses du cheval ; des transformations qui passent du cheval entier et plein (Ruade) au cheval qui commence à se dépouiller et à se dégarnir (La Ruade), puis à l’accentuation du dépouillement (Croisement et Scène de Croisement), jusqu’à la métamorphose définitive (Métamorphose et Sécheresse) ; et à la dernière étape (Sécheresse), il semble que la sécheresse a achevé le dépouillement, il ne reste plus que les os du squelette (ici les traits par lesquels les formes sont créées) .

Ces mutations du cheval sont semblables aux procédés utilisés par Pablo Picasso dans ses esquisses du taureau pour Guernica, à la différence que Moussa ne réduit pas, à la fin, le cheval à quelques 4 ou 5 lignes (traits).

  1. Période de Conception géométrique

1991-1994). Les œuvres de cette période ont été réalisées pendant les années où l’artiste fréquentait un cabinet d’architecture, dont les plans, les maquettes et les différentes figures géométriques l’ont marqué. Aussi, la plupart des œuvres sont faites de formes géométriques, contrastant fortement avec les figures et œuvres des périodes précédentes et, d’une manière générale, de la production plastique de Moussa Tine. Comme dans tout géométrisme figuratif, les figures de cette série sont peu élaborées et sont schématiques.

Femme au miroir (1994) est assise au centre, vêtue d’une longue robe rouge, et dont le rouge est plus foncé que le fond de l’œuvre, qui paraît ainsi plus proche du rose. Tout au fond mais en haut, le miroir reflète l’image de la femme. Dans cette œuvre comme celles de la série, les deux couleurs dominantes sont le rouge et le noir ; le noir sert de cadre. Œuvre à la fois simple et dépouillée.

Identité africaine (1994) est dominée par le noir, avec au centre-gauche de l’œuvre, un rectangle, dont le fond est ocre et contient une forme en noir, semblable à un animal à quatre pattes ; en haut-gauche de ce rectangle, un cercle dont la partie droite est toute blanche tandis que la gauche comporte deux formes en noir, dont l’une ressemble à une tête d’animal, alors que le reste est en ocre . Le reste de l’œuvre est une surface colorée d’une composition à tonalité noire.

La Tétée 01 (1994) présente trois rectangles dans la même œuvre ; le premier rectangle au premier plan contient la mère allaitant son bébé, tous les deux couchés et en blanc ; les formes sont faites avec des traits et le fond du rectangle en bleu/vert avec un carré marron en haut à droite. Le second rectangle, dont on ne perçoit que la partie supérieure, ne comporte pas d’image ou de forme ; le cadre (gros traits) et le fond en ocre-orange sont seuls visibles. Le troisième rectangle enveloppe l’ensemble ; on n’en voit que le cadre et le fond ; le fond n’est pas uniforme ; vers le bas il est noir, alors que vers la droite en haut il est vert et vers la gauche il est marron.

Billaahi (1994). Dans cette œuvre, le géométrisme a pratiquement disparu ; les deux formes centrales sont des mots arabes, dont l’une, au centre de l’œuvre, paraît représenter une main, dont le pouce est replié sur l’index ; elle est peinte en noir parsemé de jaune et de blanc ; le fond de l’œuvre est ocre ; en bas de la main, mais hors du rectangle central, la seconde forme, couchée, semble représenter le nom du Prophète de l’Islam. L’encadrement de l’œuvre comporte une bande en noir également parsemé de taches jaunes. Grande œuvre (200 x 130 cm) abstraite et sobre.

L’Etendard blanc (1994) est semblable à l’œuvre précédente, mais est plus complexe, car elle comporte plus de figures ; cependant elle demeure abstraite par les images. La tonalité d’ensemble est fort différente ; le noir n’y est pas dominant ; le fond comme l’ensemble de l’œuvre sont en marron et ocre ; la main noire revient mais en bas du rectangle central et présentée horizontalement ; au-dessus d’elle, un quartier de lune, également en noir ; puis au-dessus de ce quartier, un gros point noir sur lequel l’étendard blanc est peint. Tous ces éléments formels (main, lune, point et étendard) sont dans un rectangle central dont le fond est ocre tacheté vers le bas (vert, noir) ; le reste de l’œuvre est marron. Ici l’expressivité est dans la combinaison des couleurs.

  1. Période Rythme Baay-Faal

(1995-1998). Dans cette série, l’artiste semble n’avoir pas rompu avec le géométrisme, mais ici, il est moins figuratif et ne renvoie à aucune réalité. Donc l’abstraction s’accentue et toutes les images de toutes les œuvres donnent l’impression de s’élever de bas en haut, d’aller vers le ciel, comme dans une sorte d’ascension. Les couleurs ternes se disputent avec les couleurs vives, comme le bleu et le rouge.

Elévation exprimée (1995). Sur fond marron et ocre avec taches rougeâtres, une forme au centre de l’œuvre, pareille à une fusée sur sa rampe de lancement, semble s’élancer vers le ciel ; elle comporte deux parties, dont celle du bas est colorée en bleu et rouge, tandis que celle du haut plus ressemblante à une fusée est en noir-blanc (le blanc sous forme de halo lumineux entourant la forme noire) ; ce blanc se retrouve au centre et en bas de l’œuvre, comme pour indiquer la lumière du feu lors du lancement de la fusée.

L’élévation est exprimée par l’orientation de toutes les formes vers les hauteurs et la combinaison des couleurs crée un patchwork coloré (bleu, rouge, marron, ocre, blanc), donc un kaléidoscope.

Rythme Baay-Faal (1995) accentue l’élévation et inaugure la création de formes-personnages, sous l’aspect de petits bonshommes, concentrés ici au centre de l’œuvre ; chaque bonhomme comporte trois parties : la partie supérieure est constituée de la tête et du cou, réalisés avec du fil de fer ; la seconde partie centrale, faisant le corps (thorax, ventre) et les bras étendus horizontalement et la dernière partie constituée des jambes en fil de fer ; c’est, semble-t-il, ce fil de fer qui fait le squelette du personnage. Dans cette œuvre, ces bonshommes sont environ une dizaine, leur corps-partie centrale en noir, parfois tacheté de blanc ou rouge ; le reste de l’œuvre, c’est-à-dire le fond est ocre, dilué vers le bas. En même temps que l’élévation, l’abstraction s’accentue ; le patchwork est maintenu par le nombre et le groupement des bonshommes, mais aussi par la combinaison des nombreuses couleurs.

Elévation (1997) paraît plus abstraite, car les bonshommes sont alignés en bas de l’œuvre et leurs formes peu représentatives ; au nombre de 4 ou 5, ils sont délimités par la vêture colorée, en blanc et en noir ; les formes sont plates, donc sans épaisseur ; les jambes-fil de fer et les têtes également en fil de fer sont visibles. Le reste de l’œuvre, c’est-à-dire la partie haute, est carrément abstraite et comporte deux sous-parties dont la droite est à tonalité grise et la gauche marron, séparées par une bande noire.

L’idée d’élévation est matérialisée dans la tension des différentes formes vers les hauteurs, et en particulier par la bande noire. Dans cette œuvre, l’artiste ne s’exprime que par la couleur, qu’il décline et qu’il varie.

Mutation (1995) est plus sobre, à la fois au niveau des formes et des couleurs ; en effet deux formes essentielles, dont l’une au bas-droite, sous l’aspect d’un rectangle, dont les extrémités pointues du haut sont orientées vers le ciel, tandis que celles du bas semblent s’enfoncer dans la terre. Au milieu de ce rectangle, un autre rectangle plus petit en marron foncé. A gauche de l’œuvre, de bas en haut, ici aussi comme une fusée, la seconde forme paraît entamer son lancement, avec la lumière (le blanc) qui émane de sa partie supérieure ; elle est colorée en marron foncé tacheté de blanc. Donc deux couleurs essentiellement : le marron et le blanc ; la déclinaison du marron produit des tonalités différentes dans l’œuvre.

Cette œuvre s’insère bien dans la série de Rythme Baay-Faal, par l’élévation imprimée aux formes (cf. les formes et les personnages de cette œuvre comme de toutes les œuvres de cette série sont faits avec des morceaux de bois et de métal récupérés).

Cette série renvoie tout naturellement au Mouridisme, confrérie religieuse du pays, dont est issu un sous-groupe constitué de fidèles connus sous le nom de Baay-Faal, tous disciples de Cheikh Ibra Faal, lui-même premier disciple de Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, fondateur du Mouridisme. Cheikh Ibra Faal semble avoir traduit le plus fidèlement, toute sa vie, la conception mouride du travail, comme élément essentiel du dogme religieux et auquel ses disciples ont ajouté trois autres éléments distinctifs : la musique, la danse, puis la vêture.

Généralement, les Baay-Faal passent leur vie à travailler, puis à chanter et à danser ; en effet, comme les travaux champêtres pendant l’hivernage les occupent toute la journée, ils consacrent une bonne partie de la nuit à chanter et à danser en formant des cercles autour desquels ils dansent ; ils chantent les Xassaïds, c’est-à-dire les poèmes à la gloire du Prophète Mohamed, écrits par Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké. Ils sautillent en chantant et en dansant tout en tournant ; ce qui constitue une forme de prière. Mais en sautillant, ils s’élèvent en même temps. Ainsi tout cela, c’est-à-dire chant, danse, sautillement, mouvement sous forme de cercle, est en même temps prière et élévation vers Dieu, source d’apaisement et de repos ; ils peuvent ainsi oublier la fatigue de la journée et se revigorer pour le lendemain.

Enfin, la vêture Baay-Faal est une particularité unique. Est-ce par indigence [2] ou par choix délibéré, les Baay-Faal confectionnent leurs vêtements avec différents morceaux d’étoffes cousus aux couleurs également variées, faisant ainsi de ces vêtements des patchworks uniques en leur genre. Les chemises comme les pantalons sont ainsi faits. L’ordonnancement de ces bandes d’étoffes aux multiples couleurs crée déjà sur ces vêtements un rythme. Ce qui fait que le rythme Baay-Faal ne se trouve pas seulement au niveau de la musique et de la danse, mais également dans la vêture.

Plus profondément, la période Rythme Baay-Faal introduit à la spiritualité de l’artiste, fidèle disciple mouride. Et comme les jeunes Baay-Faal parviennent à vivre leur foi à travers la musique, la danse et le sautillement le soir, et apaiser leur fatigue de la journée, l’artiste montre, à travers les œuvres de cette période, le processus d’élévation-ascension qui s’achève par sa propre mutation.

 

  1. Période Elévation (1999-2004)

Il n’y a pas de rupture entre cette série et la précédente ; celle-ci peut même être considérée comme une continuation ou une exploitation de la série Rythme Baay-Faal, avec cependant des différences notables : la présence des petits bonshommes ; mais en nombre inférieur et traités de manière plus recherchée ; en outre ici, les œuvres sont plus dépouillées, moins encombrées tant dans les formes que dans les couleurs. Il y a en effet moins de réalités et de choses représentées et une ou deux couleurs seulement y sont déclinées. La série est ainsi plus sobre. Le corps des bonshommes est maintenant fait avec des morceaux métalliques, qui remplacent le bois.

Elévation (1998). Sur fond ocre dégradé par endroits, quatre bonshommes sont comme agglutinés au centre-bas de l’œuvre sur une colonne qui s’élance vers le ciel, et paraissent l’utiliser pour leur propre ascension. Les torses des bonshommes sont rendus plus consistants avec la création du volume sur les plaques métalliques et le marron foncé tirant vers le noir ; leurs squelettes et membres sont toujours en fil de fer. L’unité chromatique (marron) rend l’œuvre plus simple, plus sobre et sans doute plus élégante.

Famille en élévation 1 (1997). Ici, colonne et appui pour s’élever ont disparu. La famille composée de quatre personnages au centre de l’œuvre semblent groupés-là pour prendre l’envol ensemble, les bras étendus et le corps entier tendu pour s’élancer. La vêture des personnages est plus nette, car mieux traitée sous forme d’étoffes aux couleurs différentes, mais sans que les différences soient criardes. En effet sur fond ocre avec quelques éclaircis en haut et plus sombre en bas, les couleurs des vêtements (bleu/noir, rouge/noir/blanc, gris/noir/blanc, orange/noir/blanc) ne contrastent pas très fortement. Il y a là également une œuvre calme et modeste.

Famille en élévation 2 (2005) comporte le même nombre de personnages, encore agglutinés au centre-bas. Mais dans cette œuvre, l’élégance réside dans l’unité chromatique et la cohérence de l’ensemble réalisées par la déclinaison d’une couleur servant de fond, le marron, apparenté aux couleurs des vêtements des personnages, parmi lesquels seul le blanc de la chemise de l’un des personnages contraste légèrement avec les autres ; mais ce blanc et le contraste qu’il crée sont atténués par les formes noires qui tachètent le vêtement. Dans cette œuvre comme dans toute la série, vêtements et corps des personnages font un et sont constitués par les petites plaques métalliques.

Femmes zulu (1998), au nombre de trois, également placées au centre-bas de l’œuvre. Cette œuvre montre à suffisance les transformations que l’artiste apporte dans le traitement des bonshommes. Dans cette œuvre-ci, le fer comme matériau servant dans la confection des personnages prend le pas ; il en constitue en effet non seulement l’armature mais aussi les différents membres ; le corps proprement dit est constitué de plus petites plaques métalliques incrustées dans le fer. Le fond de l’œuvre est toujours marron et l’œuvre elle-même comporte peu de contrastes : le noir du fer s’accompagne du blanc du corps des personnages.

Communication (2002) est une œuvre qui révèle une accentuation des transformations dans le traitement plastique. L’œuvre ne comporte pas de fond, mais seulement trois formes fixées au support-cadre. Deux petits bonshommes au centre-gauche-bas et une colonne blanche de bas en haut de l’œuvre et fixée au cadre, en bas comme en haut. Ici, sans doute, le cadre, traité en patchwork, fait partie de l’œuvre et ses nuances colorées (noir, bleu, gris, jaune) sont en harmonie avec celles des personnages et de la colonne. Dans cette œuvre, tous les matériaux mis en œuvre sont récupérés : plaques et morceaux métalliques, morceaux de tissus, tous traités. De la première œuvre de cette série à celle-ci, la simplification va crescendo. _ L’artiste inaugure par cette œuvre une nouvelle manière de faire et de présenter une œuvre d’art, sans fond et les formes fixées sur le cadre-support. Innovation sans conteste majeure dans l’art de Moussa Tine, qui révèle une nouvelle conception de l’œuvre d’art pictural.

Epreuves humaines (2005) est un diptyque, dans lequel les bonshommes, plus petits et plus nombreux, sont fixés directement au cadre en bas, tandis que ceux d’en haut sont reliés au support par des ficelles. Cette œuvre, traitée comme la précédente, c’est-à-dire sans fond et constituée exclusivement du cadre traité et des bonshommes qui prennent plus de volume, est cependant plus calme. Le corps des bonshommes est ici fait avec des morceaux de métaux (laiton, cuivre, aluminium, etc.), peints ou laissés tels quels ; leur squelette-armature est toujours en fil de fer. Le cadre est lui aussi traité avec des morceaux métalliques. La création plastique de l’artiste consiste ici dans la conception des personnages et du cadre, et dans l’organisation des personnages à l’intérieur du cadre (assemblage et fixation). L’élévation et l’ascension sont toujours imprimées et exprimées par les positions et les postures des bonshommes : tous debout et bras étendus, groupés comme pour prendre l’envol ensemble. La lumière est introduite par le blanc de la vêture de certains bonshommes et de certaines parties des deux cadres.

Fenêtre (2006) comporte deux parties nettement distinctes. L’ensemble se présente sous forme de rectangle, dont la partie gauche pleine, c’est-à-dire avec fond traité, est plus grande ; tandis que la partie droite, plus petite et sans fond, constituant la fenêtre, est divisée en deux. En bas de cette fenêtre, un seul bonhomme, sans épaisseur comme ceux d’en haut, constitué comme les bonshommes des précédentes œuvres (squelette-armature en fil de fer, corps en plaque métallique, personnage debout et bras étendus), alors qu’en haut, il y a deux bonshommes au centre de la fenêtre, le corps traité en jaune et noir. La partie gauche de l’œuvre, plus grande et avec fond, est mieux traitée plastiquement ; au centre, les bonshommes deviennent des bonnes femmes, à des niveaux différents ; cette partie est plus composite, avec différentes couleurs (blanc, jaune, gris, orange, bleu, noir), traitées de manière à contraster légèrement. L’élévation est toujours incarnée par la posture des personnages et de la colonne blanche de la partie gauche.

Suspension (2006). Les personnages, groupés au centre, ne sont fixés nulle part et semblent bien tous en suspension dans les airs, comme suite à l’envol, les bras étendus. Ici le traitement plastique porte sur la vêture des bonshommes. Le jaune y constitue la couleur dominante ; en jaune-clair, il sert de fond et est utilisé en différents endroits des vêtements ; puis en nuances différentes combinées avec du marron, du noir, de l’orange et du rouge. Symbiose à la fois douce et calme.

  1. Période Savoir (2005-2009)

Sans abandonner les bonshommes dans sa pratique, Moussa Tine leur confère une orientation nouvelle. Ici, l’artiste commence par les confectionner en bois (le corps) et en fer (tête, cou et membres inférieurs) ; les bras ont disparu ; les bonshommes ainsi confectionnés sont collés sur la surface de la toile et sur leur corps quelques écritures ; puis le langage plastique évolue progressivement, les bonshommes sont remplacés par diverses tablettes, aux formes variées et de plus en plus nombreuses. L’artiste finit par ne s’exprimer que sur ces tablettes, carrées ou rectangulaires.

Sagesse 2 (2003) est l’œuvre qui entame le changement, en faisant des trois bonshommes de l’œuvre, ou plutôt de leur corps, les supports de la nouvelle écriture ; l’allure des bonshommes est maintenue, même si les bras ont disparu ; ils sont groupés comme précédemment au centre-bas de l’œuvre ; une colonne mince sépare l’un des bonshommes des deux autres. Le fond de l’œuvre est un mélange de gris-marron, alors que les corps des personnages sont marrons, celui de gauche étant plus foncé. Image à la fois simple et sobre.

Langage des tablettes 3 (2005) montre, sur un fond marron dégradé en divers endroits (plus clair ou plus sombre), de nombreuses tablettes collées au centre de l’œuvre ; là, au centre, le marron est éclairci et les tablettes en marron plus foncé apparaissent plus nettement. Organisées symétriquement, elles comportent, chacune en son centre, des signes, tous en blanc, qui sans doute disent le savoir. Outre la peinture, l’artiste a utilisé à la fois le collage et la couture, tout en pratiquant la récupération (ficelles). Les bonshommes ont définitivement disparu.

Langage des tablettes 2 (2006) présente, sur un fond marron-orange, éclairci au centre, de nombreuses tablettes agglutinées dans cette partie centrale de l’œuvre, mais organisées de manière cohérente. Ici, les écritures ont quasiment disparu, remplacées par des signes, en blanc, placés à l’intérieur de chaque tablette. Signes cabalistiques et nouveau langage judicieusement utilisés et organisés, comme également le fond, à l’extérieur de la partie centrale, est traité sous forme de tablettes par la dégradation et la déclination de la couleur dominante.

Langage des tablettes (2005) comporte un fond orange, au centre duquel l’artiste a choisi de s’exprimer, tout en éclaircissant la couleur. Là en effet, il crée et organise de nombreuses tablettes, différentes cependant des précédentes, car ici les tablettes extérieures comportent, orientées vers l’extérieur, des ficelles ou cordelettes (2 ou 3/4) ; leurs formes varient, de même que leurs dimensions. A l’intérieur de chaque tablette, les écritures (ou signes) sur fond blanc sont marrons ; toutes les tablettes ont des formes géométriques (carrés, rectangles, trapèzes) et leur fond est marron, à l’exception de deux ou trois. Au milieu de l’œuvre, une boule noire suspendue à une ficelle pendant vers le bas divise la partie centrale de l’œuvre où l’artiste a choisi de concentrer son expression. L’organisation des tablettes dans le centre de l’œuvre et la cohérence des nuances colorées (marron, blanc, noir) permettent à l’œuvre de dégager une impression de calme et de paix sereine.

Langage des tablettes 6 (2006) est de la même veine que l’œuvre précédente : l’expression plastique ainsi que les tablettes sont concentrées au centre ; mais ici les formes des tablettes sont plus géométriques ; elles sont toutes rectangulaires ; et ici l’artiste a décidé de s’exprimer en rouge : rouge-bordeaux au centre et servant de fond et à l’extérieur un rouge-noir entoure la partie centrale comme en halo.

Dans la partie centrale, les tablettes sont plus nombreuses, toutes rectangulaires ; celles du bas et celles du haut disposent chacune d’une ou de deux terminaisons en ficelles ; elles comportent toutes, en leur intérieur, des écritures qui prennent ici l’allure de traits, de lignes et de points. Ces signes dans cette œuvre font office d’écritures, mais fort différentes de celles de Sagesse 2 ; ces signes sont inaugurés dans Langage des Tablettes 03 et se transforment progressivement.

L’art de Moussa Tine, tel qu’il apparaît à travers ces séries, comporte une cohérence telle que l’artiste ne se contente pas seulement de créer des œuvres d’art, mais en le faisant, il réfléchit sur ce qu’il fait, donne une orientation et une direction à son travail, établit une filiation entre les œuvres. Ainsi, l’on constate des différences d’une série à une autre ; mais à l’intérieur de chaque série, des ressemblances et des évolutions apparaissent et révèlent la parenté des œuvres. Ainsi, dans la série de la Période des chevaux, de la première Ruade à la dernière Métamorphose, les transformations sont progressives et montrent d’abord un cheval plein, en chair et en os, en extension dans les airs, la crinière et la queue au vent, les pattes recroquevillées ; donc suspendu dans les airs, en activité et plein de vie. Mais dès la seconde œuvre : Bouleversement, les métamorphoses de l’animal sont entamées ; dans cette œuvre, il paraît étendu sur le sol et entame son agonie, dont le tragique est accentué par la couleur ocre-rouge-noir et le hérissement des poils, les pattes de devant jetées dans différentes directions et celles de derrière repliées. L’œuvre suivante, Les Trois Etapes, montre le processus de décomposition de l’animal, qui se poursuit dans les œuvres suivantes, dans lesquelles le squelette est plus visible (La Ruade), alors que dans la troisième œuvre, Croisement, l’animal, couché et étendu par terre, continue son agonie ; par contre, dans l’œuvre suivante, Scène de Croisement, bien que debout, l’animal paraît plus avancé dans son agonie, le squelette étant plus prégnant ; il paraît se vider davantage de sa chair. Dans la septième œuvre : Métamorphose, il reste très peu de chair, même si l’animal est debout ; la couleur dominante, le gris mélangé au bleu crée une atmosphère lugubre de mort. Enfin, dans la dernière œuvre de la série : Sécheresse, le cheval achève sa mue, même si ce qu’il en reste (le squelette) est debout dans un fond rouge.

Dans cette série Période des chevaux, comme dans les autres œuvres dans lesquelles l’artiste peint le cheval, celui-ci n’apparaît jamais attelé, monté et présenté comme animal de trait ; au contraire, il est toujours peint en liberté et le plus souvent en extension, en élévation.

Des transformations existent également dans la série Conception géométrique, de même que dans la série Période Rythme Baay-Faal. Cette dernière série est placée sous le signe de l’élévation qui détermine et guide toutes les transformations opérées de la première à la dernière œuvre de la série ; elle est, en effet, présente dans chacune des œuvres, dans lesquelles les personnages sont créés et groupés comme pour s’envoler ensemble vers les hauteurs, alors que l’espèce de fusée (Elévation exprimée) et les colonnes (Elévation et Mutation) traduisent l’idée d’ascension vers le ciel.

Cette notion d’élévation est à la base de toutes les œuvres de la série suivante, que l’artiste appelle Elévation et elle organise tous les éléments formels et toutes les compositions colorées. En effet, de la première œuvre (Elévation) à la dernière (Suspension), les personnages et les colonnes sont organisés et groupés en vue de s’envoler ensemble.

Enfin, dans la dernière série, Période Savoir, la même cohérence et des évolutions semblables se retrouvent, mais la filiation demeure permanente, même si les bonshommes finissent par disparaître.

Mais dans toutes les séries, ces bonshommes traduisent l’idée d’élévation, qui pour l’artiste signifie progrès, perfectionnement. Notion essentielle dans la vie et l’œuvre de l’artiste.

Dans l’œuvre artistique de Moussa Tine se retrouve également une cohérence dans la création des formes. Il a été indiqué supra que bien que formé par le grand Maître de l’Ecole de Dakar et pendant la période faste de cette école, Moussa Tine est très éloigné de tout ce qui relève et se rapporte à elle. Ainsi, bien que réputé peintre figuratif, Moussa Tine ne crée pas des formes et des œuvres semblables à celles des artistes de l’Ecole de Dakar, chez lesquels prédominaient les formes schématiques, volumétriques, cubiques, etc. ; bref géométriques. On ne retrouve pas non plus chez lui des formes-masques ou des formes-statues. Le réalisme chez Moussa n’est pas totalement parfait ; la figuration n’est jamais absolument ressemblante ; sa peinture n’est pas un art du portrait (cf. Famille ou Saxophoniste accroupi ; les métamorphoses du cheval de la Période des chevaux : La Ruade, Croisement ou Métamorphose, etc.). Dans cette série sur le cheval, même si l’image du cheval reste permanente, l’artiste se plaît à déconstruire et à déformer ; donc à créer librement des formes. Cela est si vrai que généralement, dans les œuvres de Moussa, les formes sont toujours proportionnées, simples et donc sobres ; non pas parce qu’il ne travaille pas sur de grands formats, mais parce que c’est son style, sa manière à lui de peindre.

Il crée ces formes avec tous les matériaux à sa disposition ; car, dit-il, tout ce qui existe dans l’environnement peut être intégré dans l’art, dans une œuvre d’art ; c’est pourquoi il y a des objets récupérés dans son art : des morceaux de bois, de métaux, des ficelles, du fil de fer, du papier, des tissus, etc. ; en cela, il est héritier de Baay-Jaggal, cet artisan-artiste, expert en récupération et créateur avec tout matériau à sa portée. Mais cela ne signifie pas que Moussa Tine ne crée qu’avec des objets de rebut ; simplement, il ramasse parfois quelques morceaux ou objets qu’il intègre en les collant, en les cousant ou en les attachant. Cela accroît sa liberté et sa créativité, en refusant de se laisser entraver par les matériaux et la pénurie de matériaux et de moyens.

En intégrant ces matériaux, il crée des volumes et ces tableaux donnent l’impression de sculptures. En outre, il peut intervenir sur eux, faire des installations, créer des ombres sur la toile. Avec le bois intégré, il peut percer, brûler pour avoir des couleurs, graver ou écrire dessus. Avec le métal, il peut taper et avoir des bosses, des volumes, trouer, repousser, nouer, bricoler et créer des personnages collés ou accrochés sur la toile ou le châssis, qui participent à l’animation et à l’ambiance, en créant des bosses, des creux, des signes et des symboles, etc.

Dans la phase actuelle (1999-2009), à partir de la Période Elévation (1999-2004), les matériaux prennent beaucoup de place au point de se substituer à la toile, comme dans Communication et Epreuves humaines, œuvres sans fond, dans lesquelles la toile a disparu ; il ne reste plus que le châssis en métal, sur lequel les personnages sont fixés, qui peuvent être placés dans tous les sens, pouvant même déborder le châssis, lui-même enveloppé de plusieurs métaux, de couleurs différentes ; cela ramène à la phase Baay-Jaggal mais aussi au patchwork du Baay-Faal ; car, devers métaux aux couleurs différentes créent également un kaléidoscope, qu’on retrouve aussi sur le cadre. Ces œuvres changent ainsi à chaque fois qu’on change de lieu d’accrochage ; elles s’adaptent à leur support puisque le fond est vide et que les personnages sont fixés sur le cadre ; là ces personnages peuvent être placés dans tous les sens sur le cadre et même déborder le cadre et donner l’impression de mouvement, de liberté et d’élévation.

Enfin, les divers matériaux intégrés introduisent les couleurs naturelles brutes dans les œuvres, qu’il n’est plus besoin de peindre.

L’intégration de tous ces objets hétéroclites, récupérés ou non, conduit Moussa à utiliser diverses techniques de création.

Tout au début, lors de sa formation à l’école des arts, comme tous ses camarades et comme le recommandait le Maître, il a utilisé la technique de la gouache sur papier et le pantex, puis la technique à huile ; matériaux, matériels et couleurs étant abondamment fournis par l’école. Ces techniques étaient utilisées prioritairement pendant la formation. Mais très tôt pendant les années de formation, Moussa leur a adjoint le collage. Il n’a véritablement commencé à peindre à l’acrylique sur toile qu’à l’issue de cette formation. Désormais, il a abandonné la gouache et l’huile et privilégie l’acrylique, tout en recourant parfois au collage et aux techniques mixtes, dont certaines relèvent du bricolage, si cher à Baay-Jaggal : trouer, percer, nouer, coudre, attacher, taper, graver, écrire, brûler, etc. Ces diverses techniques accroissent ainsi sa liberté et sa créativité.

Sur le registre des couleurs, Moussa avoue sa préférence pour les couleurs de terre et se maintient dans ce choix, car sa palette n’a pas vraiment changé depuis les débuts ; elle s’est simplement épurée au cours du temps, car désormais il utilise moins de couleurs. Dans ce domaine, Moussa Tine est très différent des artistes de l’Ecole de Dakar, qui ont toujours privilégié les couleurs chaudes et vives, telles le rouge, le blanc, le noir, le bleu, etc. ; couleurs qui sont généralement composées et combinées dans les œuvres et produisent ces tonalités violentes et vives si caractéristiques, dit-on, des artistes de l’Ecole de Dakar.

Par contre, les quelques couleurs de terre que Moussa utilise de nos jours, qu’il exploite, décline et dégrade, lui permettent d’avoir des transparences, des ombres et des couches de matière sur lesquelles il peut écrire, tracer des sillons et des traits avant séchage ; ce qui lui permet d’animer les surfaces des œuvres et de la vie. De même, les pigments (cf. oxyde coloré et pigments divers en poudre), qu’il acquiert au marché et qu’il intègre, lui permettent d’avoir de la matière sur les œuvres ; cette matière introduit le mouvement et la vie dans les œuvres.

Dans d’autres œuvres dans lesquelles la toile a disparu, les matériaux disparates intégrés introduisent des couleurs naturelles dans les œuvres qui n’ont plus besoin d’être peintes. Dans ces cas, Moussa utilise peu de peinture.

Dans la période actuelle, Moussa Tine réussit la prouesse de peindre, c’est-à-dire de créer des œuvres de peinture, en se passant, quasiment, de toile et de peinture, c’est-à-dire de couleurs.

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar

[2] Des recherches pourraient montrer qu’à une certaine époque (1930-1980), se procurer des étoffes et tissus vendus dans le commerce n’était pas à la portée de tout le monde. Et les Baay-Faal n’étant pas réputés riches ni enclins à cultiver le goût de l’argent, il est fort probable qu’en raison de leur philosophie et même de leur pauvreté, ils aient préféré, pour s’habiller, ramasser des chutes chez les tailleurs des villes et les coudre eux-mêmes.