XAVIER ORVILLE
Notes

MOURIR POUR HAITI Roger DORSINVILLE (l’Harmattan – Paris 1980)

Ethiopiques numéro 27 revue socialiste

de culture

négro-africaine juillet 1981

 

« C’était quarante ans plus tôt Saint-Jean père, ayant fermé sa petite fabrique de boissons gazeuses (six cents bouteilles par jour) parlait à un ami « Je fous le camp. La femme, les enfants, ils ne vivront pas plus mal après mon départ ».

Saint-Jean donc décide de s’exiler, parce que, en vertu de la loi de l’Occupation, la Hasco Compagnie sucrière américaine, soucieuse d’écouler son produit fait interdire la saccharine. L’exil de cet homme marque le point de départ du roman qui, à bien des égards, se confond avec la chronique de deux familles haïtiennes, et introduit » la permanence d’une certaine histoire », celle d’un pays sous la botte, dans lequel les gens, vivant mal, quand ils ne se résignent pas, s’expatrient où bien se révoltent.

Aldo, le fils, ayant pris conscience de la grande détresse des Haïtiens (cinq cent mille ruraux ont quitté la terre entre 1920 et 1933, vingt-six mille tués en trois jours par Trujillo en République dominicaine, près d’un million morts de faim, de maladies, d’absence de soins, près d’un autre million émigrés aux Bahamas, aux Etats-Unis, au Canada : les poux de l’Amérique), revient pour jeter un pont sur le Massacre : Sa rencontre avec Esther lui confère un destin hors mesure, et, par la grâce d’une mort inattendue, l’arme au poing, il devient ce héros légendaire que poursuit de sa rage le Président à vie.

Ce sont les innombrables ramifications de l’existence d’Aldo qui servent de trame à l’action, permettant à Roger Dorsinville de développer avec maîtrise cette épopée des croisés d’Esther où apparaît le visage tragique d’Haïti. Haïti de la peur et du devoir lâcheté. Haïti du sauve-qui-peut général. Haïti où, par la logique infernale de la dictature, « il faut que la machine broie, broie, broie », page 63. Haïti des sept douleurs et de tous les crimes, où les macoutes électrocutent un accusé en plein prétoire, où ils tirent en salle d’opérations sur une femme qui est en train d’accoucher, où les maisons des suspects sont attaquées à la mitraillette et au bazooka, où, d’avoir été frappé longuement patiemment, le corps de Michel Saint-Jean n’est plus qu’une seule boursouflure.

Mais cette horreur même rend plus exemplaire le sacrifice des croisés d’Esther et donne à l’héroïne sa grandeur inoubliable

« Ni l’ivoire ni les roses n’atteignaient son éclat. Elle était fleur et abreuvoir, fruit et vent léger, arbre aux racines courantes, ses mains saisissaient des harpes invisibles » page 55.

« Et les fleurs vont pousser là où elle est tombée. Si ce pays n’est pas fou, il mérite un avenir, des fleurs et des monuments partout où seront tombés les guérilléros de son combat. Contre l’injustice qui, toujours, tente de renaître, il faut planter partout des jardins du souvenir » page 91.

C’est un jardin du souvenir, d’une sombre puissance, que l’auteur vient de planter, avec talent, dans son dernier roman Mourir pour Haïti. A travers le sacrifice fécond d’une femme qui n’a pas fini de donner des fruits de dignité et d’héroïsme, il dresse un monstrueux bilan qui restera comme un des actes d’accusation les plus accablants contre le régime des Duvalier. Il nous rappelle en même temps, qu’il y a plusieurs portes à l’histoire : la poterne des Ganelons et autres Garat Gonzé, et puis le haut portail par où s’avancent ceux qui refusent de se croiser les bras face à la dictature.

L’honneur nègre de Roger Dorsinville, c’est précisément de témoigner pour les croisés d’Esther, de refuser le silence et l’ombre, de continuer vingt ans après, à résister là où il se trouve, pour la raison qu’il n’acceptera jamais de voir son pays « tomber si vite d’une si haute histoire ».