Développement et sociétés

MOURIDISME ET TRADITION NEGRO-AFRICAINE DU TRAVAIL

Ethiopiques numéro 21

revue socialiste

de culture négro-africaine

janvier 1980

Dans l’essai que j’ai consacré à la confrérie sénégalaise des Mourides [1], je m’étais préoccupé de voir non seulement l’origine du phénomène mouride, mais surtout quelle était sa capacité de transformation sociale, politique et économique. J’avais alors campé le mouridisme dans une réponse à un monde opprimé, le monde rural wolof de la fin du XIXe siècle. Ce faisant, je montrais alors ce que je considérais comme une relative cohérence dans la grande famille mouride, perçue comme une tentative de reconstruction de certains patterns du pouvoir wolof, voire de sa stratification.

En effet, les changements internes qui sont intervenus au sein de la société wolof, confrontée au choc colonial et, singulièrement le fait que ce furent les couches qui ont connu l’expérience de l’oppression sociale (esclaves, gens de castes, paysans, etc.) qui répondirent d’ abord à l’appel de Cheikh Bamba, créèrent les conditions socio-culturelles de la naissance du mouridisme. Opération consciente ou inconsciente de protestation à l’intérieur de la structure wolof, ou à l’extérieur, vis-à-vis donc de l’appareil colonial, l’appel de Bamba s’inspirant de l’idéal d’égalitarisme et d’humanisme, ne manquait pas de créer une certaine effervescence dans les royaumes du Baol et du Djoloff. C’est que son message s’est présenté comme une attitude « totale de réponse » à l’état de déculturation engendrée par la situation coloniale, mais également à l’état d’asservissement, entretenu par les féodalités de l’époque.

La société wolof comme le monde négro-africain en général, s’articulait autour de certaines institutions : un certain monothéisme, une morale, des coutumes, un cadre pédagogique, etc. L’analyse de ce monde nous révèle un clivage sociologique : d’un côté, des familles aristocratiques dirigeantes exerçant le pouvoir politique, de l’autre, une paysannerie vivant sous le signe de l’appauvrissement. Mais en dépit de ces contradictions, le fait le plus significatif, reste sans doute que le milieu wolof fut sur le point d’être dépouillé de sa raison d’être par le contact avec le phénomène colonial qui menaçait l’ordre social et religieux et tendait à transformer les genres de vie. Comme partout ailleurs, cet instant de destructuration, s’accompagne d’une volonté de retrouver un équilibre nouveau.

Le mouridisme offre à la société wolof la possibilité de retrouver cette unité et de se reconstituer selon ses propres patterns.

Par-là, le phénomène mouride nous montre, que si l’Islam est, par essence, universaliste, il s’est néanmoins négrifié au contact des valeurs de civilisation du monde noir comme il s’était déjà adapté à la société arabe. Dans l’aire culturelle négro-africaine, c’est cet Islam sociologique qui a épousé et mobilisé toutes les tendances de l’africanité, ce qui explique qu’au lieu d’être rejeté, il a plutôt permis, ça et là, la réalisation d’un syncrétisme dynamique.

Chez les Wolof, ce mélange original, sorti de l’intégrisme traditionnel, ou du moins devenu tel, a été incarné par le mouridisme, soulignons-le une fois de plus, né dans une société qui possédait son héritage propre, son cadre culturel et qui était porteuse de vives aspirations. « l’Islam à la mesure de l’âme wolof » a-t-on dit, dilatation culturelle dirions-nous, car l’islamisation des Wolof ne s’explique et ne se comprend réellement que par le jeu de ce que Engels appelle « l’action réciproque ». En effet, si les Africains ont embrassé en masse l’Islam, ils en ont également fait une religion africaine, l’Islam étant affecté, à travers un processus d’assimilation, par la vie culturelle des sociétés africaines.

L’intrusion de l’Islam dans le système de valeurs wolof, s’est réalisée en maintenant une certaine cohésion du groupe, la conversion in corpore des Wolof n’ayant détruit ni coutumes, ni traditions, à tel point qu’il devient difficile de distinguer ce qui est apport de l’Islam de ce qui est authentiquement négro-africain. Cette faculté d’adaptation de l’Islam réduit toute opposition du milieu, et le processus d’islamisation devient, par choc en retour, mouvement d’indigénisation de l’Islam.

Dans le cas de la société wolof, le mouridisme illustre bien cette réciprocité dans le contact entre Islam et sociétés négro-africaines. En effet, si le mouridisme a été le moyen d’islamiser en masse les Wolof, ceux-ci ont également plié l’Islam aux mœurs et conditions locales, ce qui lui a permis d’être à la fois l’incarnation d’une libido collective et l’affirmation de la personnalité de base de l’homme wolof, attaché à ses traditions et vouant une grande considération au sens de l’honneur, au travail créateur [2]. C’est cela qui explique l’orientation particulière du mouridisme vers le travail comme forme fonctionnelle de la prière. Mais ce trait de génie ne pouvait venir que d’un négro-africain : un paysan.

Le travail comme racine de la culture négro-africaine

Etudiant le mouridisme et ses relations avec le travail, nous avons souvent été entraîné dans le sillage de Marx Weber, acquis à l’idée que cette conception du travail suggérait d’abord une connotation religieuse. En effet, pour le sociologue allemand, l’émergence d’un certain type de structure économique, le capitalisme, aurait été lié à une certaine croyance, la religion calviniste. Il y aurait donc eu dans les sociétés où est né le capitalisme, une « théologie qui sanctifie le travail temporel et organise une ascèse dans le monde » [3]. Et Wesley dont le message semble avoir inspiré toute l’éthique du développement industriel, d’ajouter : « La religion engendre nécessairement l’esprit de travail et l’esprit d’économie qui ne peuvent produire que la richesse » [4].

Dans le cas des sociétés africaines, force nous est maintenant d’opter pour une autre hypothèse et de prolonger la réflexion en montrant que le travail, besogne quotidienne devenue ordre divin, a toujours été un des fondements psychologiques de l’éthique morale négro-africaine.

Si nous concevons simplement la culture comme ce qui a été ajouté à la nature, elle est alors le fait du travail de l’homme, de ce qu’il a créé. Dans les sociétés négro-africaines, c’est le travail qui est médiation entre l’homme et la nature.

Chez les Wolof il y a toujours eu tout un discours sur le travail qui recouvre une notion relevant à la fois de la morale et du rationnel. Il faut remarquer que pour les négro-africains, seul le travail donne un sens à l’existence humaine. Ligey rek moy deug [5] littéralement, seul le travail est vérité – nous enseigne la morale wolof. Il est donc vérité, certitude, et il tire son fondement d’un certain rationalisme vécu ; ligey len diarignou – travaillez pour satisfaire vos besoins – autrement dit, le travail est une vertu, mais une vertu productrice. Par le travail, on s’approprie des biens matériels qui assurent une certaine sécurité, ce qui traduit déjà un rationalisme évident de la société wolof.

Le travail est, en outre, valorisé en tant que moyen d’apprendre, d’analyser, de comprendre son environnement. Ligey rek mo takou – il n’y a rien de vrai que le travail – nous rappellent les anciens. Qu’est-ce à dire sinon que seule l’activité créatrice de l’homme lui confère une confiance en soi, confiance sans laquelle il se trouve en état d’infirmité dans la vie. Moligaani vanaani – littéralement qui ne travaille pas n’est pas – ajoutent les Al pulaaren, c’est-à-dire que dans toute vie d’homme, c’est le « travail qui permet l’accord de l’Homme et de l’Univers » [6], ce qui confère à la société tout son équilibre.

Cette exaltation de l’effort apparaît encore intensément chez les Wolof dans la conception qu’ils ont du travail de la femme, plus précisément, de la mère. Il est courant d’entendre les Wolof justifier la réussite sociale d’un fils en ces termes : ligéyou ndeyam la – littéralement, c’est le résultat du travail de sa mère – il s’agit d’une conception du travail rédempteur, entendu comme quelque chose qui porte effet sur la progéniture. Cela se comprend, nous sommes dans une société jadis à prééminence matrilinéaire, une société qui exalte le travail de la femme « permanente de la famille et donneuse de vie » [7].

Etudiant la société traditionnelle Gouro, C. Meillassoux nous fait remarquer l’importance de la place du travail au sein du système de parenté. « C’est dans le travail, écrit-il, que se nouent effectivement les rapports d’autorité. Chaque aîné a sous sa dépendance des adultes, hommes et femmes chargés des tâches agricoles et formant ce que nous avons appelé le groupe permanent de production. La composition de ce groupe ne coïncide pas toujours avec le schéma généalogique, et son observation va nous permettre de repérer comment s’établissent fonctionnellement et organiquement, les relations sociales au sein du lignage, et comment ces relations recoupent les rapports de parenté réelle » [8]. C’est donc autour du travail, exactement de la solidarité dans le travail, que la cohésion sociale du lignage se réalise et se perpétue. Cette observation, on la retrouve dans le cas du groupe Sara du Tchad que J. Mercoiret a étudié, et à propos duquel il fait remarquer une imbrication des rapports de production et de la structure de parenté [9].

Structures de travail et régulation sociale

Ainsi que je l’avais suggéré donc, la pratique du travail chez les Mourides ne s’explique que par l’enracinement du phénomène mouride dans le substrat négro-africain qui exaltait le travail. C’est cet aspect que l’Islam mouride a récupéré pour en faire une épreuve de la foi. Car lorsque Cheikh Ahmadou Bamba nous invite au travail, (Ligey thi top yalla la bok – le travail fait partie de la prière) il reprend ce qui était une vertu ancestrale négro-africaine. Dans le cas de la société wolof, cela est d’autant plus évident que la notion du travail, étendue au champ spirituel, est plus profondément vécue par les anciens tyeddo du daamel [10]. Le modèle wolof traditionnel qui reposait sur des vertus guerrières, le sens de l’honneur, le sens de l’organisation et du travail devient, avec le mouridisme, vie éloignée de ce monde ci-bas, obéissance inconditionnelle au marabout – qui rappelle à bien des égards, le lien qui unissait les tyeddo et le daamel mystique et ardeur au travail.

Il convient de ne pas perdre de vue les formes de travail collectives qui maintiennent le négro-africain dans un univers communautaire. Analysant la structure du daara mouride, nous avions montré comment ce type d’organisation reprenait les fonctions jadis dévolues aux structures de travail collectives, prolongeant ainsi le modèle socio-pédagogique négro-africain où l’éducation vise à intégrer l’individu à son groupe, à accorder une prééminence à la vie collective. C’est ce que confirme Pélissier lorsqu’il écrit : « Le travail (dans le daara) prend une exceptionnelle efficacité, si l’on souligne qu’il est dans toute la mesure du possible, communautaire. C’est alors seulement qu’il atteint sa pleine signification et porte, au plan spirituel, tous ses fruits » [11]. En effet, si comme nous l’avons suggéré, le travail constitue un élément essentiel de l’éthique négro-africaine, ce sont les structures de travail collectives qui assurent une certaine régulation sociale [12].

En milieu rural wolof, une des formes les plus courantes est le santaanelou ligey, échanges de travail entre gens de même famille, de même village, voire de villages différents. On a recours à cette prestation de travail au nom de l’esprit d’entraide des communautés villageoises, et ceci à l’occasion d’événements précis comme la campagne agricole ou la construction d’une nouvelle demeure. La formule est simple : un chef de carré (famille) fait appel à d’autres carrés pour l’aider pendant une journée à des travaux agricoles par exemple. Cette prestation de service n’est pas soumise à rémunération, le bénéficiaire devant tout simplement offrir un repas à la mesure de ses moyens. Naturellement, la réciprocité est observée ici, et tout chef de carré peut profiter de cette structure d’entraide.

  1. Girard, relève l’existence des structures de travail collectives analogues d’une part, chez les Peul de Haute Casamance qui, à côté de la classe d’âge (yirde), entretiennent des champs collectifs (nguesse wouro), et d’autre part, chez les Diola de Basse Casamance, organisés en sociétés de secours mutuel appelé eribane [13]. Tout ceci naturellement, exprime le degré de cohésion des sociétés négro-africaines pour qui, le travail était d’abord libération.

Ce que le mouridisme a réalisé, c’est d’avoir incorporé cette philosophie africaine du travail dans son corpus doctrinal, mieux, de l’avoir mise au service de son expansion et de son organisation. Mais si cela fut possible, c’est parce que les Wolof, comme tous les négro-africains, enracinés dans une négritude dynamique, pouvaient retrouver au sein du nouveau cadre islamique, tous les traits du Moi négro-africain.

[1] La confrérie sénégalaise des Mourides, Paris, Présence Africaine, 1969.

[2] J’emploie ici le concept de personnalité de base dans le sens où l’utilise A. Kardiner dans son ouvrage : « The individual and his society ».

[3] Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduction française, Paris, Plon, 1964.

[4] W. J. Warner : The wesleyan move. ment in the industrial revolution, Londres, 1930.

[5] Nous n’avons pas été en mesure de transcrire les termes wolof et autres selon le système préconisé par les textes sur la transcription des langues nationales au Sénégal. Pour faciliter la tâche du lecteur, nous nous en sommes tenu à la transcription s’approchant le plus de la prononciation.

[6] L. S. Senghor : Liberté 1 – Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, 275.

[7] L. S. Senghor : op. cit, 269.

[8] C., Meillassoux : Anthropologie économique chez les Gouro de Côte d’Ivoire Paris, Mouton, 1963, 138.

[9] « Dans la société Sara, écrit-il, les rapports de production sont fondés sur les rapports de parenté ; ce sont eux qui règlent la distribution, l’organisation du travail, la disposition des moyens de production. A tel point qu’on peut avancer que les rapports de parenté jouent le rôle de rapport de production. L’organisation du travail, l’attribution des champs, la répartition des tâches, etc. sont commandée et mises en œuvre par les rapports de parenté ». J. Mercoiret : L’économie Sara cité par R. Colin dans la société Sara du Mandoul face au changement, Paris, 1971, 14.

[10] Tyeddo, esclaves de la couronne daamel, nom donné aux anciens rois du Kayor.

[11] Pélissier : Les paysans du Sénégal, Fabergue, 1966, 324.

[12] Cf. l’analyse de R. Colin à propos de la société Sara, op. cit. 6.

[13] J. Girard : Genèse du pouvoir charismatique en Basse Casamance, Dakar IFAN, 1969, p. 70 et suivantes.

  1. Meillassoux a noté chez les Gouro, diverses formes de travail communautaires et celle qui rappelle ce qui vient d’être noté, est le Klala, institution fondée sur une réciprocité immédiate et fonctionnant au profit mutuel de ses membres (Anthropologie économique des Gouro, op. cit. ; 180).