Critique d’art

MAGICIENS DE LA TERRE DEVANT LES MODERNITÉS AFRICAINES : STRATÉGIES CURATORIALES ET MONDIALISATIONS ARTISTIQUES

Éthiopiques n°92. Littérature, philosophie et art

De la négritude à la renaissance africaine

1er semestre 2014

MAGICIENS DE LA TERRE DEVANT LES MODERNITÉS AFRICAINES : STRATÉGIES CURATORIALES ET MONDIALISATIONS ARTISTIQUES

Cette étude se fonde sur l’hypothèse suivante : la sélection africaine de Magiciens de la terre (1989) n’est pas un choix d’œuvres mais l’élection d’une temporalité. Pour en administrer la preuve, il faut considérer les stratégies de choix du commissaire au regard des créations artistiques traditionnelles, et la place de celles-ci dans l’art moderne en Afrique. Cette méthodologie permet de lire l’exposition, non sous l’angle binaire qui opposait les aires culturelles, mais à travers le choix normatif du commissaire vis-à-vis d’une histoire de l’art. Le rapport complexe avec les patrimoines culturels – incarnés largement par la tradition artistique des masques et de la statuaire – est le principal facteur d’identification de l’art moderne en Afrique subsaharienne. Comment l’héritage artistique traditionnel a-t-il informé les stratégies des artistes dans la construction d’une modernité ? Comment les politiques qui les sous-tendent ont essayé de se positionner devant cet héritage culturel ? Que cela soit au sein des structures coloniales, des infrastructures nationales ou de la création des artistes exilés, les pratiques artistiques restent différentes par leurs méthodes et l’idée qui les anime. Mais elles partagent une interrogation commune : quel rapport la création artistique doit-elle entretenir avec les expressions culturelles locales ? Répondre à cette question c’est revisiter l’histoire de l’art en Afrique à travers les conditions d’engendrement des modernités artistiques. C’est au terme de cet exercice qu’il convient de considérer la stratégie de sélection du commissaire et le positionnement de l’exposition vis-à-vis des trajectoires artistiques en Afrique.

  1. MODERNITÉS ARTISTIQUES AFRICAINES : INRASTRUCTURES CULTURELLES ET HÉRITAGE PATRIMONIAL

Dans la première moitié du XXe siècle, une intense activité artistique est observée sur le continent. Elle s’exprime majoritairement au sein d’ateliers sous l’égide de missionnaires et d’agents de l’administration coloniale. Au début, ces structures sont des départements d’enseignement technique en menuiserie, ferronnerie ou travail du cuir. Les plus anciens sont l’école de dessin et de modelage ouverte en 1929 par Margaret Trowell à Kampala (Ouganda) et le Centre de formation artistique du collège d’Achimota, créé en 1936 par le sculpteur allemand Meyerowitz au Ghana. Ces infrastructures connaissent un nouvel essor vers la fin de la seconde Guerre Mondiale. Pierre Romain-Desfossés fonde le Hangar (1944) au Congo Belge et Pierre Lods institue l’Ecole de Poto-poto (1951) au Congo Brazzaville, avant de rejoindre le Sénégal en 1961. Franck McEwen et Tom Bloomfield animent une vie artistique au Zimbabwe dans les années 1950-1960, tandis que les époux Beier sont actifs dans les workshops d’Oshogbo (Nigéria) du début des années 1960 [2]. Ces structures prolongent les premiers ateliers en centrant leur action sur des expérimentations plastiques. Cette phase historique de la modernité artistique est principalement jouée par des acteurs dont les expériences isolées en Afrique vont des années 1920 aux années 1960. Nous avons, là, des productions hétéroclites, animées par des « philosophies » contradictoires et produisant une modernité, qui est souvent rejetée dans l’histoire d’un néo-primitivisme à cause des méthodes qui l’engendrent. Celles-ci étant sous-tendues par un enseignement qui – bien que se voulant académique – est orienté par une vision colonialiste et exotique.

Dès les années 1920, les points de vue de cette éducation artistique rencontrent des résistances. Prenons deux exemples de cette scission dans un pays anglophone (Nigéria) et un pays francophone (Sénégal). Dès son retour du St. John’s Wood College de Londres en 1922, l’artiste nigérian Aina Onabolu persuade l’administration coloniale de la nécessité d’un plan d’éducation artistique, qu’il dirige avec un jeune professeur du nom de Kenneth Murray [3]. Il ne tarde pas à avoir des divergences avec celui-ci, quant à la méthode d’enseignement. Kenneth Murray réclame de ses étudiants plus d’intérêt concernant les formes traditionnelles. Les peintures devaient être dépourvues de perspectives et les portraits étaient interdits. Aina Onabolu tendait vers une formation classique et une liberté d’inspiration sans cloisonnement socioculturel. La position pédagogique défendue par Kenneth Murray survit au sein des structures d’éducation artistique de la seconde moitié du XXe siècle, principalement dans l’école de Poto-poto sous la direction de Pierre Lods. Cette production artistique se base sur un lexique visuel placé – le plus souvent – sous le signe de la statuaire et sur un paradigme figuratif, axé sur la cosmogonie africaine. Selon Abdou Sylla, ces styles sont perpétués aujourd’hui par des artistes que la critique internationale classe parmi les meilleurs artistes africains contemporains [4]. La méthode de Kenneth Murray ne sera pas en vigueur au Polly Street Art Centre de Johannesburg, fondé en 1952 et dirigé par Cecil Skotnes.

Exerçant sa tutelle de manière nettement moins autoritaire que nombre d’enseignants et sponsors des années 50 et du début des années 60, Skotnes ne demandait pas à ses étudiants, contrairement à Margaret Trowell, Kevin Carroll et Kenneth Murray, de s’inspirer de la tradition, ou encore de la faire surgir d’un lointain passé comme le faisait Franck McEwen [5].

La facture nativiste et populaire de cette modernité, portée par des élèves qui sont de grands coloristes, sera critiquée par des artistes comme Iba Ndiaye [6]. Dans la section Arts Plastiques qu’il dirige à l’Ecole des Beaux-arts de Dakar, Iba Ndiaye est proche de l’option d’Aina Onabolu, en ce sens qu’il insiste sur l’acquisition de la technique et des méthodes dans son enseignement. Ses élèves (auxquels il recommande une grande ouverture visuelle) sont recrutés par voie de concours à la fin de l’école primaire élémentaire, pour une formation de quatre ans. À contre-courant de cette position, Papa Ibra Tall, quant à lui fonde la section de Recherches Plastiques Nègres en 1962. S’inspirant de la pensée de Léopold-Sédar Senghor, il traduit en termes picturaux un renouvellement de ce que le président-poète appelle l’esthétique nègre. Ce type de production affiliée à l’art décoratif est proche de l’École de Dakar [7]. Chez ces artistes, le formalisme décoratif des lignes s’épanouit dans une grammaire qui privilégie une architectonie rythmée par la juxtaposition et la répétition musicale des couleurs vives. Cette méthode, la Manufacture Sénégalaise des Arts Décoratifs (continuateur du programme Recherches Plastiques Nègres) en fera sa principale facture.

Ces deux méthodes de formation artistique vont aboutir à deux régimes d’historicité, qui sont « des manières d’être au temps » [8]. Les modernités artistiques encouragées par les écoles coloniales et les positions de Murray, Lods, Desfossés, Trowell, Carroll, McEwen, Tall, ruinent le sens même de la modernité qu’ils interrogent depuis le terrain de la tradition. Leur posture vis-à-vis du passé tend vers une histoire de l’art évolutionniste qui trouve son écho dans le darwinisme esthétique de Léopold Sédar Senghor. Ces modernités posent la question de l’autonomie de la création artistique puisqu’elles se connectent à une historicité dans laquelle les formes sont instrumentalisées. En raison de la forte référence à la création traditionnelle, les images fossilisent une mémoire qui est « une filiation imaginaire » [9] entre l’univers précolonial et la création moderne. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement une histoire des formes et des couleurs, mais le destin d’un temps historique. Il faut bien évidemment introduire une nuance à ce niveau, car cette mémoire culturelle de la modernité n’obéit pas à un schéma homogène. Il existe plusieurs sédimentations et plusieurs temporalités aussi. La première période (spirituelle) de la sculpture Shona (1956-1973), par exemple, correspondant à la présence de Franck McEwen au Zimbabwe, n’est pas celle qui va de 1973 à 1980 [10]. Les périodes, qui coïncident aux deux rôles joués par Pierre Lods dans l’École de Poto-poto et dans l’École de Dakar, aussi comparables qu’elles soient, restent tout à fait singulières, sinon différentes [11].

Cependant ce régime d’historicité est différent de celui d’Aina Onabolou, d’Ernest Mancoba, d’Alexander Skunder Bogossian, de Christian Lattier, d’Uzo Egonu ou d’Iba Ndiaye [12]. La méthode prônée par Iba Ndiaye sera mise en œuvre dans sa propre production artistique. Elle encourage un autre type de temporalité, animé par une manière d’interroger l’héritage traditionnel. L’intérêt d’Iba Ndiaye pour l’histoire de l’art traditionnel africain date des années 1950, lors de ses études d’architecture à Montpellier et plus tard à Paris, dans l’atelier d’Ossip Zadkine. Cette analyse des objets s’enrichit lors de son séjour au Nigéria (1964), où il exécute ses premiers dessins d’après la sculpture traditionnelle, dans les musées de Jos et de Lagos. Son éducation se poursuit quand il s’installe définitivement à Paris en 1968 et accélère ses visites dans les musées. La plupart des études graphiques exécutées à partir des sculptures africaines datent en effet des années 1970-1980. Ses recherches plastiques aboutissent à une iconographie qui trouve son écho auprès du travail des artistes exilés dans le Paris des années 1930-1940, à l’instar du Sud-africain, Ernest Mancoba.

Avant de devenir peintre, Ernest Mancoba est d’abord un sculpteur formé à Grâce-Dieu [13] où il apprend la technique de la sculpture sur bois. Ses premières créations se composent essentiellement de mobiliers d’église dans un style naturaliste qui repose sur une iconographie chrétienne. Il s’intéresse progressivement à la peinture, et son art gagne une facture abstraite, suite à la lecture du livre de Paul Guillaume et Thomas Munro, La Sculpture Nègre Primitive que lui conseille son ami, le sculpteur Lippy Lipchitz. La connexion que Mancoba établira avec l’art traditionnel africain et la philosophie ubuntu nourrissent sont expérience au sein du mouvement avant-gardiste CoBrA. Cependant, de nombreux critiques oublient volontairement son apport dans l’histoire de CoBrA, l´assimilant souvent à une intrusion détectée dans la culture faussement européenne de cette histoire. C´est ainsi que, par exemple, selon Willemijn Stokvis, bien qu’Ernest Mancoba ait rejoint CoBrA, il est resté en dehors du mouvement, dans la mesure où son travail présente peu de points communs avec ceux de ses amis et « trahit ses origines africaines » [14].

Tels qu’ils viennent d’être décrits, les deux parcours d’Ernest Mancoba et d’Iba Ndiaye sont différents, aussi bien dans les résultats de leurs recherches, que dans les méthodes qu’ils utilisent. Ils entretiennent cependant un rapport avec les créations traditionnelles, un lien qui porte le destin de l’image entre souvenir et nostalgie. Qualifions de modernité alternative celle d’Iba Ndiaye et d’Ernest Mancoba, pour la distinguer de la première, que nous appellerons modernité atavique. Il est légitime de considérer cette modernité alternative sous le point de vue d’une création artistique, dont l’action se considère moins comme simple produit d’une période historique que conscience narrative contre le savoir global, généré et codifié par celle-ci. Cette posture place leur création dans une dimension réflexive, aussi bien sur leur propre méthode, que sur le discours qu’ils véhiculent. La réelle portée de cet intellectualisme vernaculaire est héritée du profond sens de l’humanisme, intrinsèque à l’art africain classique. L’œuvre de cette modernité est la preuve que

La créativité n’est pas toujours étouffée par la tradition et ne doit pas toujours s’affirmer en niant la valeur de toute tradition : elle peut très bien se combiner avec un usage sélectif d’éléments traditionnels de valeur pour susciter d’excellentes œuvres d’art [15].

Au terme de cette généalogie partielle des modernités artistiques africaines, il convient de retenir que les deux types de modernités ne sont pas iconoclastes, car la tradition à laquelle on les oppose y fonctionne de manière très ambiguë. Leurs différences ne se superposent pas non plus au dualisme localité/mondialité ou nativisme /cosmopolitisme, car ces deux régimes d’historicité n’obéissent pas à un schéma déterministe. Puisque, tout d’abord les artistes comme Ernest Mancoba, Iba Ndiaye, Alexander Skunder Bogossian, Christian Lattier, Uzo Egonu ou Ben Enwonwu, ont développé cette facture en partie sur le continent. Ensuite, si la modernité atavique est en majorité visible dans les écoles coloniales, elle ne se superpose pas totalement à l’ensemble de la production de ces écoles. Un artiste comme Ben Enwonwu (dont le père était un sculpteur igbo) fut lui-même un élève de Kenneth Murray. La valeur théorique de ces deux iconographies doit être comprise sous la lumière de ce que Walter Benjamin appelle « l’image dialectique », qui se fait rencontrer l’Autrefois et le Maintenant, un choc des temps, d’où surgissent des survivances et des réminiscences [16]. Ici, nous avons deux archipels de modernités bien caractéristiques, qui sont l’élection de deux « concrétions de temps » [17] toutes différentes. La modernité instrumentalisée des écoles (que j’ai nommée atavique) entretient un rapport tactique avec le passé, alors que la modernité alternative, quant à elle, maintient une relation stratégique avec l’histoire [18].

En conclusion de cette partie sur la généalogie des modernités artistiques africaines, il convient de noter une évidence, qui vaut la peine d’être soulignée. Le passage d’une forme de création traditionnelle, à une modernité artistique essentiellement picturale, ne s’est pas déroulé de manière stricte au point de vue temporel. Il va sans dire que devant une telle histoire, l’exposition Magiciens de la terre avait un défi à relever, comme il sera démontré dans ce qui suit. C’est entre le savoir sur les cultures locales et l’inscription de l’image dans une temporalité spécifique, que l’exposition a cherché ses paradigmes socioesthétiques et les intrigues de ceux-ci avec l’histoire de l’art en Afrique.

  1. MAGICIENS DE LA TERRE : ENTRE HISTOIRE DE L’ART ET TEMPORALITÉ DES ŒUVRES

Plusieurs raisons sont convoquées par Jean-Hubert Martin pour expliquer la naissance de Magiciens de la Terre [19]. Mais l’idée de l’exposition germe deux ans plus tôt avant ‘’Primitivism’’ in 20th Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern [20], lors du voyage de Jean-Hubert Martin en Australie (en 1982) où il accompagne les artistes français à la Biennale de Sydney.

C’est seulement à partir du début des années 80 [explique Jean-Hubert Martin] que j’ai commencé à penser que si j’avais à faire une grande exposition internationale, je donnerais au moins au mot international sa vraie valeur puisqu’il était alors totalement impropre….

Cette occasion se présente vers 1983-1984, quand Jack Lang, qui cherchait une idée pour réaliser une grande exposition internationale à Paris, propose à Jean-Hubert Martin de lui soumettre un concept [21].

Magiciens de la terre intervient au milieu d’un processus de décloisonnement du système de l’art [22] qui s’est ouvert aux iconographies des modernismes extra européens dès la première moitié du XXe siècle. L’exposition est une réaction contre l’étroitesse d’un contexte artistique et son propos général défie le système international de l’art mondial d’avant-garde. Elle souhaite dépasser les catégories habituelles et les frontières géographiques et culturelles. Elle repose sur le principe selon lequel les cultures sont faites par des individus. Trois groupes d’artistes sont indexés dans l’argumentaire des organisateurs : ceux qui ont développé leur travail dans le contexte de leur propre culture tout d’abord [23], ceux dont l’œuvre tient compte d’une réflexion sur les rapports entre les différentes cultures [24], et enfin ceux dont les méthodes de travail ont pu s’adapter à la singularité de l’exposition, en produisant des œuvres éphémères réalisées et installées sur in situ [25]. À cette occasion, 16 artistes en provenance du continent africain, prennent part à l’exposition, qui mobilise de nombreuses ressources [26]. Le Centre Pompidou finance la réalisation des œuvres commandées aux artistes africains, et les paiements sont effectués au fur et à mesure de leur réalisation.

Au sein d’une histoire de l’art moderne composite, dans laquelle il est possible de distinguer deux régimes d’historicité, à quelle branche de la généalogie la sélection africaine de Magiciens de la terre décide-t-elle de se connecter ? Il est possible de distinguer quatre postures créatives dans le choix des organisateurs. Le premier groupe concerne la modernité qui émane des structures nées sous le patronage colonial [27]. Le deuxième choix s’appuie sur la filiation des grands fabricants de masques et de statuaire. Dans ce groupe d’artistes, la sélection s’est lancée sur la piste des sculpteurs appartenant aux grandes familles traditionnelles en la matière. Il était alors difficile de séparer le nom des artistes des groupes auxquels ils appartiennent. C’est ainsi qu’ils sont présentés dans le catalogue en référence aux sculpteurs Ijele, Ekpeye, Gelede ou Makonde [28]. Avec les œuvres de Mike Chukwukelu, Chief Mark Unya, Nathan Emedem, Dossou Amidou, John Fundi ou Séni Camara, l’exposition se connecte à l’histoire de la création africaine de manière plus catégorique, que ce que nous avons vu avec la modernité des écoles. Son choix suit le cours d’une histoire linéaire, qui place les trajectoires des formes dans une fonctionnalité sociale (Esther Malhangu) visant majoritairement le sacré. C’est ainsi que dans le troisième groupe une généalogie de l’histoire de l’art se trouve connectée à la tradition du mythologique, des arts rituels et funéraires [29] avec des artistes comme Sunday Jack Akpan, Kane Kwei, Efiambelo ou Cyprien Tokoudagba. Le quatrième groupe d’artistes concerne des « illuminés » [30] comme Frédéric Bruly Bouabré ou Agbagli Kossi. A part le choix de Body Isek Kinguelez et de Chéri Samba [31], cette modernité garde bien la mémoire de sa provenance. Il y a un vécu de l’image, il existe aussi une mémoire composite de celle-ci. Ces œuvres sont certes dans une catégorie temporelle : la modernité, en tant que celle-ci se positionne au rapport au contemporain. Mais elles conservent une mémoire culturelle, qui témoigne de la résistance des structures sociales, et du vécu des sociétés par rapport au temps. En cela, et au même titre que la modernité alternative, ces objets se veulent le siège d’une autre temporalité. Ce temps, tel que l’entend Michel Ribon, n’est pas le temps horizontal de l’irréversibilité, vécu au quotidien dans la durée de notre passivité ou de notre inertie, et qui est le temps de l’histoire de l’existence, que l’art tente de domestiquer et de transcender. Mais il est plutôt le temps vertical propre à l’œuvre « qui la constitue en tant que telle, qui lui est consubstantielle et n’a plus rien à voir avec la référence au temps horizontal ou à sa représentation » [32]

Cette temporalité verticale doit toutefois être poussée plus loin. L’œuvre cristallise une temporalité qui la charge d’une dimension propre et l’inscrit au rang de paradigme. C’est au niveau de la temporalité verticale qu’apparait la frontière entre les deux postures de la modernité observées dans l’histoire de l’art en Afrique. Cette verticalité suggère deux structurations du temps, deux régimes de traitement du passé et de son vécu par rapport au présent. Au moment où Magiciens de la terre se connecte à l’histoire de la modernité, le commissaire est devant au moins deux filiations de sa généalogie. Quand il arrive devant ces œuvres avec tout ce qu’elles comportent d’histoires et d’expériences, il n’est pas devant l’histoire de l’art, mais aussi devant le temps des œuvres. Le choix de Magiciens de la Terre n’est pas le seul choix des objets, mais un « choix de temps, d’un acte de temporalisation » [33].

  1. ART / MONDIALISATION : STRATÉGIES CURATORIALES ET TRAJECTOIRES ARTISTIQUES

Ce qu’il faut retenir ici, c’est comment l’histoire des modernités africaines met en jeu l’autonomie de la créativité en tant que conscience de soi. L’artiste s’interroge devant le passé et tente de se connecter à une branche de sa généalogie. Cette question constitue la grande contradiction de la modernité des écoles coloniales. Car au même instant où celles-ci sont sous des influences sujettes à une histoire des imaginaires, elles créent des dynamiques communes, qui témoignent de trajectoires culturelles riches ; écrivains et artistes se rencontrent dans des workshops, salons, expositions et colloques. L’histoire est, en premier lieu, moins celle des artistes que celle des interactions urbaines et sociales, où le processus de création est déjà « le fruit d’un travail intellectuel collectif qui s’effectue au niveau des institutions d’enseignements de l’art, en Afrique comme ailleurs au XXe siècle » [34]. Les artistes sont aussi confrontés à la circulation internationale et aux échanges artistiques. Les peintures de Poto-poto seront montrées d’abord à Brazzaville, en août 1951, à Paris en 1952 et ensuite à travers le monde de 1952 à 1957. Cette circulation intervient bien avant la création du Commissariat aux expositions d’art sénégalais à l’étranger en 1977, chargé de conduire une politique commencée dès 1974. Ces synergies, coexistence de plusieurs univers artistiques, créent d’abord une grande conscience de la créativité moderne.

En conséquence, ce n’est pas tant la manière dont ces artistes – pour façonner leur propre modernité – tiennent compte ou pas des enseignements qui leur sont dispensés ; mais la manière dont ils sont déjà engagés dans un processus « de réinscription et de négociation – [d’] insertion ou [d’] intervention de quelque chose qui prend un sens nouveau – intervient dans la coupure temporelle dans l’entre-deux du signe, privé de subjectivité, dans le domaine de l’intersubjectif » [35]. Pour Homi Bhabha, ce processus révèle moins l’histoire du signe que celle de l’acteur comme agent narratif du discours historique. C’est très important de prendre en charge ce facteur dans le processus historique de la mondialisation artistique. Car dans celle-ci et selon les méthodes curatoriales, les artistes peuvent être muselés au service d’un dispositif dans lequel la mondialisation ne relève finalement que du nominalisme.

De Magiciens de la Terre à Africa Remix, les artistes du continent africain n’ont cessé de poser aux acteurs du système culturel occidental des questions d’ordre politique, social et éthique. Leur contribution dans l’histoire du temps présent s’est faite d’abord, à travers les déterminations du modernisme, de l’impérialisme et du postcolonialisme. Dans ces schémas, le facteur Temps a été le principal enjeu des techniques curatoriales, qui ont placé l’artiste au cœur du système culturel international. C’est par les expositions que les artistes ont investi l’horizon institutionnel, et qu’ils se sont exposés aux feux de la critique. Cette contribution à l’histoire du temps présent s’est faite grâce aux expositions, qui ont contribué à glisser la biographie de l’artiste dans l’histoire des idées. Les guerres de libération que Short Century [36] représentera, la fragmentation du temps et de l’espace postcolonial que Documenta XI mettra également en scène, l’aporie de l’État-nation qui sera célébrée par Africa Remix, sont autant de réflexions d’une société à un moment donné de son histoire. Magiciens de la terre ne faisait pas exception. Mais dans l’histoire entre les institutions artistiques françaises et celle des cultures extra-occidentales qu’elles mettaient en scène, la méthode curatoriale de Magiciens de la terre traduisait moins une étape dans l’idée que les premières se faisaient des secondes, que leur incapacité à vaincre la méconnaissance de l’autre.

Depuis Magiciens de la terre, les méthodes curatoriales ont évolué. Avec le décloisonnement des frontières artistiques, elles adoptent de plus en plus une pensée réflexive. Deux formes, au moins, ont tenté de construire la récente histoire de l’art global. Selon Okwui Enwezor, il y a d’une part une méthode qui se pratique entre les canons, et une autre qui œuvre entre les cultures [37]. La première s’effectue dans le champ formel de l’histoire de l’art elle-même, dans le but d’y opérer des changements. Toutefois, la méthode du commissaire d’exposition, qui tente de quitter ce champ institutionnel de l’histoire et des canons, est plus risquée. C’est ce qui arrive au commissaire, qui adopte la seconde méthode consistant à œuvrer entre les cultures. Celle-ci considère l’art dans sa totalité comme une donnée, qui n’est pas seulement mue par l’histoire de l’art. C’est sur ce terrain que le commissaire commence à fabriquer de nouvelles formes de savoir. C’est à partir de ce moment qu’il construit de nouvelles possibilités d’articuler différents types d’histoires indisciplinées et libérées du carcan d’un savoir rigidifié.

Jean-Marc Poinsot est revenu sur les enjeux de ces deux méthodes curatoriales, en opposant celle d’Okwui Enwezor, à celle de Catherine David, à travers le prisme de leurs expositions respectives : la Documenta XI et la Documenta X.

Dans son approche du caractère démocratique de l’exposition, Okwui Enwezor insistait sur un propos plus culturel qu’esthétique et ne s’attachait pas à proposer de modèle homogène d’intégration de productions différentes dans leur médias, leurs propos, et leurs contextes de production [38].

Or, dans l’analyse des événements et le traitement de la production artistique, Catherine David a cependant dissocié l’art de son contexte, en dépit des déplacements des limites au sein des pratiques artistiques. Jean-Marc Poinsot voyait alors dans cette problématisation du culturel, le véritable changement de contexte d’aujourd’hui. Car il marque les transformations profondes que ces deux commissaires ont vu s’engager dans l’immédiat après-guerre.

En définitive, la méthode curatoriale d’Okwui Enwezor de réinsérer le texte dans le contexte, nous apprend deux choses. D’abord, il s’agit d’une autre manière d’exploiter la différence de statut qui existe entre l’objet et l’œuvre, telle qu’expérimentée par Harald Szeemann et par Jean-Hubert Martin. Ensuite, contiguë à la première, il s’agit surtout de négocier l’aspect culturel de la représentation. La production artistique africaine de l’immédiat après-guerre a souvent démontré la complexité de sa prise en charge par l’exposition. La meilleure stratégie a souvent été le rapprochement formel (au nom du dialogue des cultures) dont l’intention, non révélée, est une dés-historisation des objets. C’est une manière de se soustraire à la complexité de l’histoire, et de ne pas affronter celle de l’image. Cette stratégie trahit enfin la difficulté à négocier ces deux types de méthodes curatoriales soulignées par Okwui Enwezor [39].

[1] EHESS. UMR8566. Chercheur associé à l’Institut National du Patrimoine, France.

[2] Cf. GAUDIBERT, Pierre, Art Africain Contemporain, Paris, Éditions du Cercle d’art, 1991 ; KENNEDY, Jean, New Current, ancient rivers : contemporary african arts in a generation of change, Washington (USA), Londres, (Angleterre), Smithsonian Institute, 1992 ; MOUNT, Marshall, African Arts. The years since 1920-1973, Indianapolis, Indiana University Press, 1973 ; MAGNIN, André et SOULILLOU, Jacques, Contemporary art of Africa, New York, Harry N. Abrams. 1996 ; JEWSIEWICKI, Bogumil Koss, « De l’art africain et de l’esthétique : valeur d’usage, valeur d’échange », in Cahiers d’Études africaines, vol. 36, n°141-142 ; VOGEL, Susan, Africa explores, New York, Center for African Art, 1991.

[3] OGUIBÉ, Olu, « Appropriation as Nationalism in Modern African Art », in Third Text, vol. 16, n°3, 2002.

[4] Il s’agit de Valente MALANGATANA du Mozambique, Clem-clem LAWSON du Togo, SINABA du Mali, ALPHADIO du Sénégal, Sébastien KIARIE du Kenya, Twin SEVEN-SEVEN du Nigéria, Georges LILANGA et Elias Elieza JENGO de la Tanzanie, MOKE du Zaïre, ainsi que Chéri SAMBA et Abdou SYLLA, L’esthétique de Senghor, Dakar, Édition feu de brousse, 2006, p. 156.

[5] KASFIR, Sidney Littlefield, L’art contemporain africain, Paris, Thames & Hudson, 2000, p. 100-101.

[6] « Formés dans des écoles d’art dont le corps professoral était encore, il y a quelque dix ans, exclusivement composé d’enseignants européens, ou dans des ateliers ‘’libres’’, créés vers les années 1950-1960 par des artistes européens s’inspirant plus ou moins des méthodes pédagogiques modernes, les peintres africains échappent d’autant moins à l’influence de leurs enseignants que peu de chance leur sont offertes de visiter des musées ou des expositions (…) Ceux-ci en effet, par crainte de les ‘’désafricaniser’’, se refusent à leur faire connaître les grands courants passés et présents de la peinture mondiale ». NDIAYE, Iba, « La jeune peinture en Afrique Noire, quelques réflexions d’un artiste africain », in Œuvres africaines nouvelles. Recueillies au Nigéria et dans l’est de l’Afrique, Collection Ulli Beier et Musée Naprstek, Prague, 1970, Musée de l’homme (13 février- 13 avril), p. 34-35.

[7] À propos de l’École de Dakar, cf. HARNEY, Elizabeth, in Senghor’s shadow. Art, politics and the Avant-Garde in Senegal, 1960-1995, Durham (NC), Duke University Press, 2004 ; SECK, Sidy, « L’École de Dakar. Réalités historiques ou escroquerie intellectuelle ? », in Éthiopiques n°70, Hommage à L. S. Senghor, 1er semestre 2003.http://ethiopiques.refer.sn/article….

[8] HARTOG, François, Régimes d’Historicité. Présentisme et Expériences du temps. Paris, Seuil, 2003, p. 20.

[9] CARERI, Giovanni, « L’empathie primitiviste », in CARERI, Giovanni, LISSARRAGUE, François, SCHMITT, Jean-Claude & SEVERI, Carlo, Traditions et temporalités des images, Éditions de l’École des hautes Études en Sciences sociales. Paris, 2009, p. 175.

[10] SULTAN, Olivier, Life in stone. Zimbabwean sculpture birth of a contemporary art form, Harare, Baobab books, 1992, p. 12.

[11] À l’école de Poto-poto, Pierre Lods apparaît comme un maître avec ses disciples. En tant que chef d’établissement, son regard est tout puissant sur la légitimation d’une production artistique isolée. Tandis qu’à l’École des Beaux-arts de Dakar, il est un agent d’une institution qui (dans un premier temps) travaille en binôme avec Papa Ibra Tall. Même s’il expérimente sa méthode du Laisser-faire, le contexte (la proximité et parfois la tension avec l’autorité d’Iba Ndiaye) de même que l’ouverture et la culture que peuvent avoir ses étudiants font que son rôle (sa liberté d’action) est mineure. Il reste, en outre, dans une relation hiérarchique avec Senghor.

[12] Aina Onabolu (1882-1963. Nigéria). Ernest Mancoba (1904-2002. Afrique du Sud). Christian Lattier (1925-1978. Côte d’Ivoire). Uzo Egonu (1931-1996. Nigeria). Alexander Skunder Bogossian (1937-2003. Éthiopie). Iba Ndiaye (1928-2008. Sénégal).

[13] École missionnaire anglicane de Pietersburg qui prit par la suite le nom de Setotolwane College

[14] STOKVIS, Willemijn Leonore, Cobra. La conquête de la spontanéité, Paris, Gallimard, 2001, p. 429.

[15] KRISTELLER, Paul Oskar, Le système moderne des arts. Étude d’histoire de l’esthétique, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999, p.128.

[16] DIDI-HUBERMAN, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images. Paris. Éditions de Minuit. 2000, p. 173.

[17] Ibid.

[18] Ce schéma décrivant les différences entre la tactique et la stratégie est emprunté à Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.

[19] « D’abord, mon histoire personnelle, par exemple des voyages de jeunesse ou la visite un jour de l’atelier d’André Breton où je vis des objets primitifs mêlés à des œuvres d’art occidentales dans une espèce d’osmose, une harmonie absolument extraordinaire, puis encore un séjour en Australie au cours duquel j’eus l’occasion de voir des aborigènes présenter dans un musée occidental une peinture au sol qui provoqua entre nous, les artistes français que j’avais emmenés là-bas et moi-même, de longues discussions. D’autre part, voyant comment se sont désenclavés tous les domaines culturels, aussi bien la littérature que la musique ou les arts du spectacle, j’ai été amené à me demander pourquoi, dans notre réseau des arts plastiques, subsistait cette espèce de tabou interdisant de montrer des artistes venant des contextes culturels complètement différents du nôtre… », [[MARTIN, Jean-Hubert, « Une exposition postmoderne ? », in Libération du 27 et 28 mai 1989.

[20] L’exposition « Primitivism » in 20th Century Art. Affinity of the Tribal and the Modern s’est tenue au Museum of Modern Art de New York du 27 septembre 1984 au 15 janvier 1985. Elle est organisée par William Rubin, conservateur du MoMA assisté de Kirk Varnedoe de l’Institute of Fine Arts de New York. L’exposition qui adopte une démarche comparative regroupe deux cents objets d’art primitif et cent cinquante œuvres d’art contemporaines. Elle « comporte quatre sections. Dans la première sont présentées les conceptions que les artistes modernes se sont faites des objets d’art primitif, et ce par la juxtaposition d’œuvres modernes et d’art tribal. La seconde — la plus importante par la taille — en illustre la genèse, de Gauguin aux impressionnistes abstraits américains des années 50. La troisième montre, hors de toute contrainte historique, un groupe d’objets tribaux remarquables par leurs affinités formelles avec l’art moderne. Enfin, la quatrième rassemble des œuvres d’artistes des années 70-80, dont l’inspiration a sa source moins dans les objets eux-mêmes que dans les matériaux, techniques et méthodes, mentalités des cultures primitives. En liaison avec cette dernière un certain nombre de spectacles furent donnés au théâtre du musée ». Tiré de Philippe PELTIER, À propos d’une exposition. L’Homme 95, juil.-sept. 1985, XXV (3), p. 167-171. L’exposition Primitivism soulève plusieurs critiques entre d’une part le duo Rubin / Varnedoe et d’autre part Thomas Mc Evilley. Si les deux premiers soutiennent la pertinence du propos comparatif de l’exposition, le dernier considère l’idée de Primitivism comme une persistance du modernisme formaliste et son mode de confrontation entre des objets de différentes histoires, comme « une sorte d’action policière ». Selon Thomas McEVILLEY, les objets primitifs sont neutralisés dans un dialogue sous le regard absolu d’un modernisme unilatéral. Il n’est donc pas étonnant que James CLIFFORD ait pu taxer cette présentation « d’histoire focalisée ». À partir de ces constats, il invite à réfléchir à une autre histoire de la rencontre interculturelle, non celle d’une rédemption ou d’une redécouverte, mais celle d’une re-classification : « Il nous faut des expositions qui mettent en question les frontières de l’art et du monde de l’art, un déferlement d’artefacts de ‘’l’extérieur’’, vraiment indigeste. Les relations de pouvoir qui permettent à une portion de l’humanité de sélectionner, coter et collectionner les produits purs chez les autres, méritent d’être critiquées et transformées (….). Entre temps on peut au moins imaginer des manifestations qui privilégient les productions ‘’inauthentiques’’ et impures de la vie tribale passée et présente ; des expositions radicalement hétérogènes par leur mélange des styles ; des expositions qui se situent dans des conjonctions multiculturelles particulières ; des expositions où la nature reste ‘’non naturelle’’ ; des expositions dont les principes d’incorporation soient ouvertement contestables ». James CLIFFORD, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-arts. 1996, p. 212.

[21] MARTIN, Jean Hubert (interview), in La Lettre des Musées et des Expositions. L’information mensuelle et internationale du musée global, n°10, mars 1989, p. 1.

[22] Parce que même si les structures sont devenues plus souples dans la monstration, les artistes africains ne sont pas très visibles dans l’écriture de la critique et des historiens de l’art.

[23] Il y a Kabakov, Julio Galan, Dexing Guo, Louise Bourgeois, Francesco Clémente…

[24] Chéri Samba, Alighiero Boetti, Jean Michel Alberola, Alfredo Jaar, Nam June Paik…

[25] Laurence Weiner, Claes Oldenburg, Hiroshi Teshigahara…

[26] Sa préparation demande quatre années de voyage et de recherche. En renouant avec l’ambition des « Paris-New York », « Paris-Berlin » ou « Paris-Moscou », le Centre Pompidou s’ouvre cette fois au Sud. L’exposition est réalisée avec le soutien de Canal+, en partenariat avec la Fondation Scaler. Elle est inaugurée par Danielle Mitterrand, présidente de France-Liberté, Claude Pompidou et Jack Lang, ministre de la Culture. Elle est située dans le calendrier du Bicentenaire de la Révolution Française et dans le cadre du label Paris Capitale Européenne de la Culture.

[27] Twin Seven Seven qu’Ulli Beier rencontre au Mbari Mbayo Club d’Oshogbo en septembre 1963 et Henri Munyaradzi qui appartient à la communauté́ des sculpteurs Tengenenge du Zimbabwe, patronné par Tom Bloomfield.

[28] Mike Chukwukelu : Le masque spirituel « Ijele » est un résumé de la tradition Igbo du Nigéria. Chief Mark Unya / Nathan Emedem : leurs masques appartiennent à la culture sacrée Ekpeye du Nigéria. Dossou Amidou s’intègre dans cette vieille tradition de fabricants de masques utilisés dans les rites « gelede » des Nago du Bénin. John Fundi et la sculpture makonde : « Mes recherches approfondies sur la sculpture makonde m’ont conduit à ne retenir que ce dernier pour l’exposition ‘’Magiciens de la Terre’’. J’avais passé cinq semaines au Mozambique et j’avais rencontré plusieurs dizaines de sculpteurs makondes. Aucun d’eux n’atteignait la qualité, de mon point de vue, du travail de John Fundi (…) J’ai également travaillé avec un grand spécialiste, collectionneur de sculptures makondes, Max Mohl, et nos points de vue convergeaient sur le point de John Fundi », cf. Lettre d’André Magnin, nos Réf. : AM/SF/746.88. Paris, le : 16 juin 1988. Archives de Magiciens de la terre, cote 1995W026 159. Centre Georges Pompidou.

[29] Sunday Jack Akpan. Kane Kwei, quant à lui, en bon charpentier, fabrique des cercueils en bois dont le modèle est choisi par la famille du défunt. Efiambelo s’inscrit aussi dans le même registre funéraire. Les aloalo hérissant les tombaux, sont empruntés à une longue tradition funéraire malgache.

[30] Frédéric Bruly Bouabré enseigne la vérité divine sous le nom de Cheikh Nadro-le-Révélateur suite à une révélation divine le jeudi 11 mars 1948. Il se crée une écriture bété et entame sa carrière d’artiste comme une mission. Agbagli Kossi : « … c’est en me rendant ce jour-là en forêt pour y trouver du bois que mon destin s’est brusquement modifié. Tout à coup, j’ai entendu une voix m’appeler par mon nom, j’ai gardé autour de moi sans rien voir, la voix semblait venir de plusieurs endroits à la fois, rien à faire, je n’apercevais rien. Finalement, je me suis assis et j’ai trouvé ce fétiche qui s’est fait connaître et qui m’a dit qu’il guiderait désormais mon destin. (…) C’est lui qui a dit son nom : Sossivi (enfant de l’idole). C’est Sossivi qui m’a donné l’impulsion de sculpter, qui inspire mes gestes, qui fait que j’imagine pendant mon sommeil les figures à réaliser ». Archives de Magiciens de la terre, cote 1995W026 164, Centre Georges Pompidou.

[31] Il importe de considérer avec plus de complexité la connexion de l’art populaire contemporain de Chéri Samba avec la modernité des écoles. Valentin MUDIMBE est revenu sur les rapports entre l’art populaire et les créations populaires néo-primitivistes. Il compare tout d’abord l’art populaire décoratif des ateliers de Pierre Romain Desfossés à un autre art populaire produit par les missionnaires pour expliquer la nécessité de la colonie. Ces dernières sont des images de propagande des revues d’actions missionnaires. Il existe une similarité entre ces deux genres de peinture, principalement dans deux points. Il y a d’abord le niveau du message, qui est synthétique, simple et domestiqué par un contexte d’où les référents sont déjà codifiés par un imaginaire partagé. Il y a ensuite le sens du message qui « exige une adhésion généreuse ou, pour le moins, une compréhension sympathique ». À côté de ces deux formes d’art populaire, s’impose l’art populaire contemporain qui entretient un rapport d’affinité et de rupture avec l’art populaire missionnaire. D’abord notons que la différence entre ces deux genres consiste en un renversement socio-historique dans lequel les observateurs deviennent des observés. Mais ils partagent le même esprit de conquête, car si l’art populaire missionnaire servait à un projet colonial : « L’art populaire contemporain s’affranchit du projet colonial par ce qu’il entend proclamer ou nier, il présente, toutefois, comme le missionnaire, une fascination incroyable pour l’histoire et la promotion des valeurs morales. Il est un art de conquête de par son obstination à affronter l’histoire, la fixité et la simplicité de ses thèmes et, finalement, son ambition de revoir les codes sociaux d’une société », Valentin MUDIMBE, « Et si nous renvoyions à l’analyse le concept d’art populaire », in Art pictural zaïrois, in Bogumil Jewsiewicki, Sillery Québec, Éditions du Septentrion, 1992, p. 25-27.

[32] RIBON, Michel, L’art et l’or du temps. Essai sur l’art et le temps. Paris, Éditions Kimé, 1997, p. 25.

[33] DIDI-HUBERMAN, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris. Éds de Minuit, 2000, p. 13.

[34] PICTON, John, « Made in Africa », in Africa Remix, Paris, Centre Pompidou, 2005, p. 57.

[35] BHABHA, Homi K., Les Lieux de la Culture, Paris, Éds Payot & Rivages, 2007, p. 295.

[36] The Short Century : Independance and Liberation Movements in Africa (1945-1994), Prestel, Munich et New York, Haus der Kulturen der Welt, Berlin ; Museum of Contemporary Art, Chicago ; P.S.1 Contemporary Art Center & The Museum of Modern Art, New York, 2001, Commissaire : Okwui Enwezor.

[37] « A Conversation with Okwui Enwezor Carol Becker », in Art Journal, vol. 61, n°2 (summer, 2002), p. 26.

[38] POINSOT, Jean Marc, « L’art en contexte ou la question du culturel », in Florence DERIEUX, Francois AUBART, Julija CISTIAKOVA, Haeju KIM… et al. (dir.), Harald Szeemann. Méthodologie individuelle, Zurich, JRP Ringier, Grenoble, Le Magasin-Centre national d’art contemporain, cop. 2007, p. 23.

[39] Ce texte a été délivré à l’occasion des journées d’étude Voir, ne pas voir : les expositions en question organisées par Maureen Murphy et Marie Gispert à l’Institut National d’Histoire de l’Art, 4-5 juin 2012.