Développements et sociétés

L’UNIVERSITES DES MUTANTS DE GOREE

Ethiopiques n°17

revue socialiste de culture négro-africaine

janvier 1979

C’est une journée d’exaltation et d’angoisse, que cette journée où l’Ile de Gorée, symbole des vieux esclavages, peut devenir le berceau de nouvelles libertés.

Cette Université des mutants est un acte de foi. Un acte de foi dans l’avenir.

Elle porte, à sa naissance, l’empreinte de celui qui l’a fondée : le poète Senghor, prophète de la négritude et des hautes valeurs qu’elle a créées. Le poète Senghor qui n’a cessé de rêver, la symbiose, en Afrique, des valeurs de la négritude et de celles de l’Islam. Le poète qui, par un enjambement poétique fulgurant, a rêvé de prolonger le « fertile croissant » des confins de la Chine jusqu’au grand fleuve où depuis des millénaires le Noir et le Blanc fusionnent, et de faire entendre l’unique symphonie, dans laquelle le sens africain profond de la participation et de la communauté saurait harmoniser les Noirs de la diaspora, ceux de l’Afrique l’Occident grec et chrétien avec les Noirs de l’Asie : les Dravidiens de l’Inde.

Ce rêve unique impose son rythme à la vie entière du Président Senghor.

Cette Université des mutants sera grande si elle est à la mesure de la démesure de notre temps, déjà comme un fanal balisant, à l’extrême pointe du Cap-Vert, le chemin du IIIe millénaire.

Car cette Université des mutants n’a pas pour objet de préparer des étudiants à répondre aux besoins même faux, même fous, de nos sociétés de croissance aveugle. Elle a pour tâche d’appeler des hommes à inventer un avenir inédit.

L’enjeu de cette entreprise est redoutable.

Parlons franc : le modèle de croissance défini par une augmentation quantitative sans fin de la production et de la consommation, ce modèle de croissance engendré par le modèle faustien de la culture occidentale depuis la Renaissance, conduit aujourd’hui à un suicide planétaire.

Nos économistes, nos politiciens, nos futurologues positivistes continuent à tenir le langage des premières ivresses de l’industrialisation, celui du XVIIIe siècle, et des « lumières », celui de Marx ou celui de l’optimisme libéral comme si la loi fondamentale de notre monde était la loi du progrès, la loi selon laquelle science et technique peuvent assurer le bonheur de l’homme en satisfaisant ses besoins illimités.

Déjà les sophistes grecs, appliquent à la vie individuelle les règles de conduite de l’impérialisme athénien, donnaient à notre vie ce but : « A voir les désirs les plus forts possibles et trouver les moyens de les satisfaire. » Nos sociétés occidentales actuelles, dont la croissance est le dieu caché, et la publicité, la liturgie démentielle, sont fondées sur cette perversion, du « mauvais infini », comme disait Hegel, l’infini purement quantitatif, dont vivent des hommes qui ont oublié qu’on ne peut rien ajouter au véritable infini.

Or, depuis plus d’un siècle, toutes les idéologies qui tentent de justifier cette perversion sont périmées : la loi fondamentale de notre monde n’est plus la loi du progrès, mais son contraire : la loi de l’entropie.

 

En 1854, trente ans après les « Réflexions sur la puissance motrice du feu », de Sadi Carnot, Clausius découvrit, au delà de la loi de transformation de l’énergie, la deuxième loi de la thermodynamique. Il établit que chaque transformation comporte un déficit, que l’on aboutit, au terme du cycle, à la moins efficace des formes d’énergie : la chaleur, et que celle-ci, à son tour, se dégrade en se disséminant jusqu’à une uniformité impropre à toute réactivation nouvelle. Il donna à cette mesure de la dégradation des énergies et des choses, le nom d’entropie, croissance du désordre et de l’impuissance, qui est le contraire exact de la notion mécaniste du progrès.

Tant que l’entropie demeurait seulement une loi physique prédisant l’épuisement du soleil dans quatre milliards d’années, et la mort de notre planète dans quelques millions d’années, au regard de l’histoire humaine l’entropie était négligeable : nous avions l’éternité, ou presque, devant nous.

Mais lorsque le pouvoir de nos techniques fut tel que l’homme devint un facteur géologique, au cours des années 60, l’angoisse est née au cœur des plus lucides. L’erreur fondamentale et mortelle de l’économie politique était de « faire comme si » le monde des hommes demeurait celui de la mécanique de Laplace : un système fermé alimenté par des sources inépuisables d’énergie.

L’entropie, loi de l’Histoire

Il apparut qu’à l’échelle présente du pouvoir humain, notre modèle de croissance accélérait vertigineusement l’entropie, que l’entropie n’était plus seulement une loi physique, une loi de la longue histoire des choses, mais aussi une loi économique, une loi de la courte histoire des hommes.

L’on pouvait dès lors chicaner sur les délais fixés par le Club de Rome, mais il était clair que la croissance des trente années à venir ne pouvait plus, sous peine de mort de l’espèce, avoir la même orientation ni le même rythme que la croissance des trente dernières années.

Lorsqu’on prit conscience que la moitié du charbon extrait depuis les origines de l’humanité avait été extrait au cours des derniers trente ans, la moitié du pétrole au cours des derniers dix ans, qu’il en était pire encore pour l’uranium, et que même si l’on découvrait autant de nouveaux gisements exploitables qu’on en avait jusqu’ici exploités, l’échéance ne serait reculée que de quelques décennies, un problème radicalement nouveau se posa : avons-nous le droit de dilapider en quelques années, au profit de notre seule génération, le capital stocké en énergies fossiles, depuis des millions d’années, dans les entrailles de la terre, et le capital plus récent des forêts stocké depuis des siècles ?

Car il en est de la forêt comme des énergies fossiles.

Le tiers des arbres existant en 1882, près de deux milliards d’hectares, étaient rasés en 1952. Le déboisement inconsidéré des contreforts de l’Himalaya crée aujourd’hui les inondations ravageuses du Bengla Desh, comme les formes de cultures héritées du colonialisme engendrent les sécheresses du Sahel.

Dans le soixante dix dernières années l’agriculture moderne a détruit la moitié de l’humus sur plus d’un tiers des terres cultivées. Un milliard et demi d’hectares ont été rendus impropres à la culture. Malgré la « révolution verte », si rentable pour les grands propriétaires terriens, la production de céréales par tête est retombée, dans le Tiers Monde, au-dessous du niveau de 1961-1965. Malgré le développement et le perfectionnement des flottes de chalutiers, le produit annuel de la pêche a baissé de 11 % entre 1970 et 1975.

Or, notre vaisseau spatial a mis 2 millions d’années pour atteindre le premier million d’habitants. 6.000 ans d’agriculture seulement pour atteindre les 250 millions. Un millénaire et demi suffit pour doubler ce chiffre. Depuis l’industrialisation, le rythme s’accélère à une vitesse vertigineuse : le premier milliard est atteint en 1830. Le deuxième en 1930. Le troisième en 1960. Le quatrième en 1978. Comment pouvons-nous accueillir d’ici vingt ans, même en limitant les naissances, deux milliards nouveaux êtres humains sur notre planète ?

Et que l’on n’accuse pas la seule natalité des plus pauvres, car 10 millions d’Occidentaux consomment et polluent plus que ne le feraient, au niveau actuel, 4 milliards de paysans indiens.

La vérité minimale est celle-ci :

1°) Notre modèle de croissance accélère follement l’entropie ;

2°) Il est physiquement impossible de le prolonger, même pour le seul Occident ;

3°) Il est physiquement impossible de le généraliser à l’ensemble du monde ;

4°) En dilapidant en quelques années le capital d’énergie de matériaux et de produits alimentaires de notre planète, nous assassinons nos petits enfants.

Pouvons-nous raisonner avec le cruel cynisme de l’économie politique résumé par la boutade de Keynes : « Dans le long terme nous serons tous morts ! », version moderne du « Après nous le déluge » d’un ancien despote.

Nous ne pouvons plus raisonner sans nous considérer, selon les paroles du Coran, comme « les califes de Dieu sur la terre », c’est-à-dire responsables de l’énergie, du sol, de l’air et des eaux, et comptables d’eux non en termes financiers mais en termes d’entropie ; car, dans ce monde malade de n’avoir pas de but, l’entropie ne ronge pas seulement l’économie mais tous les autres aspects de la vie sociale.

Au niveau politique, où n’émerge aucun projet à visage humain, la désintégration du tissu social se manifeste par la violence, la drogue, le terrorisme, les enlèvements, les affrontements sans limite et sans fin. Les hommes étant rendu irresponsables par la délégation de pouvoir, massifiés par la propagande et la manipulation télévisée qui diffusent des modèles stéréotypés de comportement, ces explosions signifient seulement que des hommes et des femmes ne peuvent plus vivre dans des nations sans message et des Etats sans visage.

L’entropie gagne les arts lorsqu’ils n’ont plus pour objet la saisie de la réalité et de son sens.

Pour certains la peinture n’a plus d’autre objet que l’acte de peindre, la littérature pas d’autre objet que l’acte d’écrire. En philosophie l’acte de connaître devient l’objet d’une philosophie sans objet. Elle laisse indifférente la rue car les problèmes qu’elle pose ne se posent que parce qu’ils sont mal posés.

Eglises et écoles ne répondent qu’à des questions que personne ne se pose.

C’est pourquoi les Universités et les temples deviennent déserts.

Ce n’est point par goût d’une délectation morose que je trace ce tableau.

Ce n’est pas le tableau de la fin du monde.

Mais seulement la fin convulsive d’un cycle historique : celui de quatre siècles d’hégémonie occidentale

La fin d’une illusion

Je le répète, ce n’est pas la fin du monde, c’est la fin d’une illusion : de l’illusion de l’hégémonie culturelle de l’Occident.

Je ne dis ces choses qu’inspiré par la certitude lucide qu’exister, désormais, est un défi permanent à l’entropie.

Un défi qui ne peut être victorieux.

– que si nous parvenons à établir de nouveaux rapports avec la nature en consacrant l’essentiel de la recherche à l’utilisation du flot pratiquement inépuisable de l’énergie solaire, et en ne créant plus les besoins artificiels et les plus criminels gaspillages en fonction des exigences non humaines du marché et de la guerre ;

– que si nous parvenons à établir de nouveaux rapports entre l’homme et l’homme qui n’oscillent plus entre un individualisme de jungle et un totalitarisme de termitière, et à retrouver le rapport proprement humain de la communauté ;

– que si nous parvenons à établir un nouveau rapport avec le divin qui redécouvre la dimension de la transcendance, la possibilité permanente de rupture avec le passé et le présent, au delà de l’abandon aux dérives catastrophiques et, aveugles d’un développement d’où l’homme est absent.

C’est pourquoi nous nous tournons vers vous, vers ceux qui ont conscience, comme l’écrit Monsieur Iba Der Thiam, Directeur de cette « Université des mutants », d’appartenir à un continent africain dont la contribution au patrimoine universel est éclatante », et qui dit-il « doit ajouter à ce substrat originel les valeurs non de la seule Europe, mais de toutes les civilisations asiatiques et américaines. » Ainsi est posé le vrai problème du développement, car le développement c’est l’histoire en train de se faire.

Le problème de la croissance n’est pas seulement un problème économique et un problème politique, mais un problème essentiellement religieux ; il a pour enjeu le sens et les fins de notre vie, la possibilité de vivre autrement, c’est-à-dire de rompre avec tout un système de relations sociales et de le transcender.

Les plus grandes révolutions de l’histoire n’ont pas été substitution de pouvoir mais émergence d’une réalité nouvelle qui naît en dehors de l’ordre déjà existant : le monde issu de la désintégration de la société esclavagiste de Rome n’est pas né de la victoire des esclaves. Le monde issu de la désintégration du système féodal n’est pas né de la victoire des serfs ; mais, en dehors du système féodal, par un triomphe qui n’était ni celui des serfs ni celui des seigneurs, mais celui d’une force nouvelle : celle de la bourgeoisie. Aujourd’hui, au delà de la sphère des luttes entre ouvriers et patrons, une réalité nouvelle est en train de naître : une révolution qui consisterait à substituer une dictature prolétarienne à une dictature bourgeoise, par une dialectique qui ne s’est jamais manifestée dans l’histoire, ne pourrait que perpétuer les fins de l’ancien système, notamment son modèle de croissance, avec toutes ses aliénations. L’expérience historique du dernier demi-siècle ne l’a que trop vérifié.

Il est temps de prendre conscience qu’une révolution véritable est pour une société ce qu’une conversion est sur un individu : un changement des fins et du sens de la vie et de l’histoire.

Sans quoi il n’y a pas de mutation véritable de l’homme, mais simple passation de pouvoir à l’intérieur d’un même système d’aliénation de l’homme, excluant les valeurs suprêmes de la personne : l’autonomie et la création.

Il y a quelques semaines, au Caire, au Congrès de la « Fédération mondiale des recherches sur le futur », un Indien, évoquant les possibilités d’un développement endogène dans les pays du Tiers-Monde, déclarait : « Aujourd’hui c’est peut-être l’Occident qui a le moins à nous dire sur l’avenir de l’homme ». Je crois fermement que notre frère Indien a raison.

Les problèmes qui se posent à nous désormais sont des problèmes planétaires, par le dialogue des cultures et des civilisations.

Les problèmes qui se posent à nous désormais sont des problèmes qui ne se posent que dans les mutations plusieurs fois millénaires des hommes : pour les résoudre nous ne pouvons raisonner en politiciens myopes, mais en hommes qui, prenant par rapport à la politique le recul des millénaires, savent redécouvrir, dans l’épopée humaine, des crises gui soient à l’échelle de la nôtre.

Il ne nous est plus possible de nous limiter à l’horizon borné de la politique et de l’économie européenne depuis la Renaissance, avec leur rationalisme infirme, prétendant réduire toute réalité au concept, avec leur individualisme réduisant toute chose à la mesure de notre solitude et méconnaissant toujours davantage les dimensions proprement humaines, c’est-à-dire divines, de la transcendance et de l’amour.

Revivre l’aventure humaine

Revivre l’aventure humaine dans sa plénitude, de la première espérance à la dernière angoisse, c’est prendre conscience des deux mutations décisives de l’homme :

La mutation de la première espérance : celle du passage de la vie nomade à l’agriculture et à l’urbanisation, qui permet déjà à un petit nombre de n’être plus enchaîné par les besoins immédiats et de se consacrer à la culture, à la réflexion sur les fins, seul décisif de l’hominisation.

La mutation d’aujourd’hui, celle de la dernière angoisse est de même grandeur : pour la première fois dans l’histoire humaine l’homme dispose du pouvoir technique, avec les seuls stocks d’armes nucléaires existant dans le monde, d’anéantir plusieurs dizaines de fois toute trace de vie sur la terre. L’épopée humaine commencée en cette Afrique, mère des races, au Tanganyka, il y a deux ou trois millions d’années, peut prendre fin.

Dépassant la perspective des quatre derniers siècles de l’histoire occidentale, il apparaît que loin de s’opposer, la politique et la foi, prophétisme et politique, ont toujours été étroitement liés dans les grandes mutations historiques.

L’histoire pose les problèmes. C’est la part de vérité du matérialisme historique.

Les prophètes apportent les réponses, et c’est la réalité de l’esprit.

L’histoire pose les problèmes, comme celui du passage de la vie nomade à l’agriculture et à l’urbanisation. La réponse dernière est apportée par le prophète : aux confins de l’Iran et de l’Afghanistan s élève la voix de Zarathoustra. Avec lui, pour la première fois, ce drame historique de la lutte du « bon laboureur de la terre des hommes » contre le nombre pillard, prend la dimension cosmique de la lutte du Bien contre le mal.

Nietzsche ne s’y est pas trompé, lui qui écrit : « Zarathoustra, tu es, comme moi l’un de ces êtres prédestinés qui fondent les valeurs pour des millénaires ». Zarathoustra était pour lui le prophète de la fin des temps dans un monde occidental voué à la volonté de puissance par-delà le Bien et le Mal.

L’histoire posait les problèmes fondamentaux, au carrefour du Fertile Croissant, à la Palestine écrasée entre les deux grandes puissances de l’Egypte et de la Mésopotamie où les juifs furent tour à tour exilés. Alors s’éleva la voix de leurs prophètes pour répondre au drame de l’histoire en traçant à un peuple le chemin de l’homme vers un avenir proprement humain, c’est-à-dire : et ce fut la désacralisation du pouvoir des rois avec Amos, comme avec Moïse et le livre de l’Exode, comme avec Esaïe pendant l’exil de Babylone. Liant les malheurs d’un peuple aux fautes des hommes, ils rendent l’homme, au-delà de tous les échecs, pleinement responsable de son histoire et de la victoire de l’avenir.

L’histoire posait aussi le problème majeur, celui de la résistance de l’homme à tout ce qui est extérieur à lui, lorsque au-delà des réponses politiques des zélotes, ou du retrait du monde des moines de Qumran, Jésus de Nazareth dévoila en leur principe même et affronta, jusqu’à en mourir, le totalitarisme des prêtres juifs prétendant régenter la politique au nom de la loi religieuse, et le totalitarisme romain prétendant régenter la religion au nom du pouvoir politique d’un empereur pour lequel on exigeait le culte d’un Dieu.

La levée prophétique de Jésus de Nazareth annonçant, contre le double totalitarisme juif et romain, le royaume, à la fois comme levain de la vie intérieure et comme visée transcendante de l’avenir commun, renouvelait ainsi la vie et l’histoire.

Au Prophète de l’Islam l’histoire aussi posait les problèmes : ceux d’une Arabie idolâtre et divisée, et, pour ses successeurs, ceux d’un empire sassanide désintégré par les rébellions locales, d’un Empire byzantin morcelé, par ses hérésies, d’une Espagne livrée à la décadence des rois Wisigoths, à des évêques avides et à des féodaux pillards. Alors se leva le Prophète. Il prenait le relais de la religion d’Abraham, fondée sur le don absolu de soi à la volonté divine le relais de Moïse unifiant la loi de Dieu et celle du monde, le relais de Jésus « le sceau de la sainteté », au-delà de toutes les subtilités théologiques. Et l’Islam déferla, comme un cyclone fécondant, de la Mer de Chine à l’Océan Atlantique, héritier des grandes civilisations, de l’Inde à l’Iran et à la Grèce. Il ouvrait l’avenir par une prodigieuse floraison de la science, de la mystique et des arts, en donnant à l’homme pour but, comme l’écrit Ibn Arabi, le « Cheikh el akbar », de « faire de sa propre vie un lieu de la manifestation du divin ».

L’Islam apprendra à Dante et aux « Fidèles d’amour », avec Ruzbehan de Chiraz, que « c’est dans le livre de l’amour humain qu’on déchiffre l’amour divin ».

Il apprendra à tous les hommes à ne faire qu’un seul tout de la politique de la mystique la plus haute, comme en donnèrent l’exemple Abd El Kader et El Hadj Omar.

Cette lignée plusieurs fois millénaires permet de situer le rôle de l’Université des’ mutants et de ses stages de Gorée.

Mettre fin à des dualismes mortels

Ce n’est pas une institution copiée sur les Universités occidentales qui séparent depuis des siècles la politique et la science du prophétisme et de la foi.

En dehors de ce dérisoire intermède de l’histoire mondiale qui commence avec la Renaissance européenne, c’est-à-dire avec la naissance simultanée du capitalisme et du colonialisme, dans toutes les cultures, dans tous les continents, et dans tous les siècles, mystique et politique, prophétisme et mutation sociale ne font qu’un.

Lorsque la politique et la science oublient ou refusent la dimension transcendante de l’homme, son invincible pouvoir de reprise sur son destin, alors nous ne savons que trop ce que deviennent la politique et la foi.

La politique et l’économie deviennent technocratiques, c’est-à-dire qu’elles ne se posent plus la question du « Pourquoi », celles des fins, mais seulement celle du « Comment », c’est-à-dire des moyens.

Elles deviennent scientisme. Le scientisme est cette superstition qui, séparant la science de la sagesse, les moyens des fins, fait de la connaissances non une vertu au service de la maîtrise et de la maîtrise et de la réalisation de soi, mais un pouvoir au service de la volonté de puissance envers la nature et envers les autres hommes. Ce n’est pas un hasard si cette machine à combustion interne, le canon, qui tonna pour la première fois à la bataille de Crécy en 1346, est l’ancêtre de tous les moteurs modernes, et si les centrales nucléaires d’aujourd’hui ont pour ancêtres la bombe d’Hiroshima.

La foi, à son tour, devient intégriste c’est-à-dire liée à une culture passée et dépassée, détachée de la vie d’aujourd’hui et incapable de répondre à ses problèmes.

Les Eglises auraient besoin de mystiques ; elles n’ont que des clergés et des dogmes.

Les révolutions auraient besoin de prophètes ; elles n’ont que des politiciens et des partis.

Les sciences auraient besoin d’une sagesse pour leur assigner une fin ; elles ne se fondent que sur des positivismes et des scientismes.

Quand la foi baisse les superstitions se mettent à pulluler :

Les uns prêchent le retour à la foi non par amour de Dieu mais par peur du peuple.

D’autres adhèrent à un parti pour déléguer leur pouvoir de choix à un dirigeant ou à un élu.

D’autres encore veulent se persuader que la science et l’ordinateur peuvent répondre à tous leurs problèmes pour n’avoir à en poser aucun.

Si l’Amérique latine, l’Asie, l’Afrique imitent l’Occident, si elles importent ses modèles de croissance et ses modèles de révolution, elles sont perdues. Et l’Occident avec elles.

Créer des mutants, c’est au contraire mettre fin à ces dualismes mortels. C’est unifier en un tour la politique, l’économie, la culture et la foi, la culture et la foi dominant et commandant l’économie et la politique comme la réflexion sur les fins doivent dominer et commander l’organisation des moyens.

Créer des mutants, c’est lutter à la fois pour que change l’intérieur et l’extérieur, l’homme et les structures Robespierre a voulu changer les hommes, comme Gandhi.

Saint-François d’Assise ouvrait la perspective d’une mutation, comme Mao-Tsé- Toung.

Les mutants sont des hommes qui portent déjà en eux un monde encore à naître. Tout un monde. Extérieur et intérieur : Celui de la politique et celui de la foi. Des hommes qui portent en eux Robespierre et Gandhi, Saint-François d’Assise et Mao-Tsé-Toung.

Nous taxera-t-on d’utopie ? Est-ce une utopie que de croire que l’on peut vivre autrement ? Alors, tout ce qu’il y a de grand en histoire serait utopie, car il n’est de grandeur que dans l’irrécusable vouloir de vivre autrement.

Notre entreprise serait folle si les ferments du monde nouveau n’affleuraient déjà sur la terre.

Chaque branche de notre projet s’enracine dans cette terre vivante.

Des millions d’hommes aujourd’hui parmi les porteurs d’avenir, cherchent à concevoir et à vivre des rapports nouveaux entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et le divin, et cela n’est possible que par un dialogue avec les cultures, les sagesses, les religions qui ont conçu et vécu ces rapports.

C’est pourquoi s’exprimeront ici, et toujours par ceux-là même qu’elles ont formé, toutes les sagesses et tous les prophétismes : les sagesses de l’hindouïme, du bouddhisme et du tao, et les prophétismes de Zarathoustra, du judaïsme, du christianisme et de l’Islam.

Ces sagesses et ces prophétismes nous enseignent tous que je ne suis pas un individu, un atome, un grain de poussière séparé des autres par un vide et ballotté par les souffles de l’air, mais que je suis une vague sans frontière, habité par toutes les autres vagues de l’Océan et de ses marées, par toutes les attractions et les gravitations des mondes. Nous sommes venus ici pour en prendre ensemble conscience, à partir de cette certitude que l’autre homme, c’est ce qui me manque pour être pleinement homme.

Exiger un second ordre culturel mondial

Des millions d’hommes, aujourd’hui, dans le Tiers-Monde, font l’inventaire de leurs ressources et de leurs besoins pour exiger un nouvel ordre économique mondial et un nouvel ordre culturel mondial. La conférence des ministres africains chargés de l’application de la science et de la technologie au développement, (le « Castafrica »), réunie à Dakar en 1974, proclamait : « La science et la technologie représentent, pour l’Afrique, un moyen de développement et de libération. Elles recèlent aussi des risques : elles peuvent véhiculer des modes de vie et de pensée dangereuses pour la personnalité africaine… La technologie doit être mise au service de l’Afrique et non l’Afrique soumise sans discernement à des techniques vendues fort cher et importées pour leur seule rentabilité financière à court terme ».

Après avoir souligné que le choix des technologies engage tout l’avenir d’une société, et peut conduire à une véritable « pollution politique », les ministres ont refusé le tragique dilemme dans lequel certains voudraient les enfermer : ou bien vous sombrerez matériellement si vous n’acceptez pas de vous « moderniser », ou bien vous perdrez votre âme si vous le faites.

On ne dira jamais assez le mal que constitue ce faux dilemme : il consiste à confondre modernisation avec occidentalisation et à faire de cette confusion une loi fatale.

L’énumération, par les ministres africains, des techniques fécondes pour l’Afrique, montre la voie pour échapper à cette confusion. Ils insistaient notamment sur les différentes utilisations de l’énergie solaire et éolienne par petites unités génératrices autonomes, les véhicules tous terrains, l’utilisation des matériaux locaux, depuis la construction jusqu’à la pharmacopée et la production de protéines à partir de plantes africaines, la lyophilisation, les techniques pédagogiques applicables à domicile.

Dans les deux journées de travail de demain et après demain, je suggère que, nous inspirant de cette méthode, nous mettions au point, afin de l’envoyer aux futurs stagiaires, un questionnaire précis invitant chacun d’eux à présenter ainsi, pour son propre pays, un semblable inventaire des besoins et des ressources, et une réflexion prospective sur ses projets techniques, économiques et culturels.

Ainsi il n’y aura pas, dans l’Université des mutants le dualisme, tueur d’initiatives, des enseignants et des enseignés. Chacun participera à part entière à ce vers quoi les trois grands de la négritude : Senghor, Césaire et Damas, nous appellent tous depuis des années : le grand rendez-vous du donner et du recevoir.

Dans le même esprit, dans notre colloque préparatoire peut-être pourronsnous compléter cette tâche en invitant les futurs stagiaires à s’interroger sur la communauté africaine non par je ne sais quelle nostalgie du passé, mais avec la volonté de chercher comment elle peut s’épanouir, en Afrique et dans le monde, en surmontant les individualismes et les totalitarismes, afin d’apprendre la contribution de l’Afrique à l’art de vivre autrement.

Puis-je enfin souhaiter, au nom de notre « Institut international pour le dialogue des civilisations », que la création de cette « Université des mutants » ne soit que la première, qu’elle donne l’exemple de la création d’autres Universités des mutants dans plusieurs pays du monde, et qu’elles soient liées entre elles pour échanger leurs expériences et fédérer leurs espoirs ?

Si nous atteignons tous ensemble ces objectifs, alors cette île de Gorée qui redresse aujourd’hui sa proue au souffle des alizés, ne sera pas seulement l’Acropole de la négritude, mais l’un de ces hauts lieux du monde qui donnent un visage à l’espérance de tous les hommes.