Notes

L’INITIE de Olympe BHELY-QUENUM ; Présence Africaine ; Paris 1979

Ethiopiques numéro 24

révue socialiste

de culture négro-africaine

octobre 1980

L’action se passe à Oukô, ville adossée à l’Atlantique et qui plonge dans la foule cosmopolite et bruyante. Nous sommes en Afrique et la réalité que présente le roman n’est pas une réalité de pacotille faite pour lecteurs-touristes en mal d’exotisme : c’est l’Afrique véritable avec ses ombres et ses hideurs, avec sa force aussi.

Deux mondes cohabitent ici : d’une part celui des évolués, blancs ou africains fonctionnaires dits du cadre européen ; d’autre part celui des « diminués et des épaves » 80, des hommes ravagés par la faim, la maladie, la pauvreté. Ces deux mondes sécrètent deux modes de vie et deux mentalités, fondamentalement opposés, reliés pourtant par d’obscurs passages qui frappent de stupéfaction la conscience aux temps forts du livre que sont par exemple :

– le python royal que Marc anéanti par la seule force du nom premier 199 ;

– la résurrection de William dont le décès avait été médicalement constaté quarante-huit heures plus tôt 227 ;

– les guérisons incroyables qu’opère Marc Tingo sur Gamgbé et Pagbé ;

– le grand Prête du Dieu Tonnerre qui foudroie un jeune incrédule et irrévérencieux 76.

Devant ces manifestations spectaculaires des forces obscures, on admet que la ville soit la proie d’une psychose de méfiance et de peur. C’est précisément cette peur qui lui confère son unité, les prétendus évolués du monde européen s’adonnant comme le peuple à des pratiques de « magie » (Bhêly-Quénum récuse le mot : « superstition, magie : ces mots n’existent pas dans notre vocabulaire de Nègres ; ils n’y ont pas même leurs synonymes. Il y a seulement des empoisonnements puis les forces premières de l’homme total qu’en langage français je nommerais forces para-psychologiques » 202).

Le Docteur Marc Kofi Tingo, rationaliste mâtiné de franc-maçon (au dire de ses ennemis), mais dont la sensibilité « ne fait pas fi des forces de l’Afrique traditionnelle » 206, s’emploie à guérir la ville de la peur, grâce à la puissance nègre qu’il détient et qui lui a été conféré dès l’adolescence par son oncle Atchê. Atchê l’a initié, lui révélant les noms premiers des êtres vivants et la toute puissance de la foi. « Mon enfant tu es un homme parce que tu crois… crois en ce que tu fais et en ce que tu dis » 185.

Dans cette entreprise il se heurte à Djessou, vieux sorcier haineux, exploiteur de la crédulité et de la peur des habitants. Marc Tingo à la fin l’emportera sur son adversaire, la ville sera débarrassée d’une des puissances nocives qui l’entravait. Mais il convient de signaler que l’auteur évite de tomber dans la structure simplistement manichéenne où les forces du mal seraient incarnées par Djessou et les forces du bien par le progressiste docteur des lumières. Il nous met lui-même en garde contre « cette littérature de châtrés où l’on voit aux prises médecins blancs et sorciers noirs, ou médecins africains rentrés au bercail et opposés aux charlatans dans des luttes où la science des Blancs triomphait toujours » 170. Ce qu’il s’attache à mettre en évidence, c’est l’existence d’une réalité complexe africaine, pas toujours explicable avec les mots, pas toujours communicable (Corinne, la femme de Marc en fait la pénible expérience), réalité basée sur « la nature et la valeur symboliques d’un langage obéissant à certaines lois de la pensée » 171. A travers les péripéties d’un roman qui nous montre le jeu des convoitises, des appétits de toutes sortes (politiques, religieux, sociaux, culturels), l’enjeu qu’il cherche à bien cerner pour nous, c’est l’Afrique dans sa mutation.

L’Afrique qui doit s’ouvrir aux lumières de la civilisation moderne tout en préservant sa puissance native, une force nègre dont elle ne devrait jamais avoir honte malgré les quolibets et le mépris des bonnets de l’Occident. L’Afrique dont il importe qu’elle garde sa liberté :

« Les secrets des civilisations africaines ridiculisées, étouffées dans leurs germes s’étaient concentrés en noms premiers et en d’inintelligibles onomatopées réfugiées dans le cœur de rares illettrés, initiés chez qui on découvre la liberté que l’Afrique est en train de perdre celle qui confère à l’homme total sa supériorité sur l’anarchique syndrome de la civilisation occidentale qui le méprise » 196.

Ce roman, tant attendu, a par ailleurs une place originale dans l’histoire de l’Edition. Annoncé en 1960 sous ce titre de Forces obscures, il fût terminé en 1964 pour ne paraître en fait qu’en 1979. Près de vingt ans sépare l’idée du livre de sa réalisation : c’est donc le résultat d’une longue gestation voulue par l’auteur qui, de son propre aveu, entendait « laisser en jachère ce travail lourd de mouvements, de sensibilités et de faits encore trop chauds ». L’œuvre a-t-elle gagné à ce mûrissement ? En l’absence d’éléments de référence portant sur les diverses transformations du manuscrit, nous ne sommes pas en mesure de le prouver. Ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’il s’agit là d’un roman mettant en situation – à travers des personnages authentiques, des situations spectaculairement parlantes et une dense atmosphère de conflits d’ombres et de lumières -, une réflexion approfondie sur les problèmes qui assaillent aujourd’hui l’Afrique et conditionnent sa relation au monde moderne et son devenir.