Littérature

L’IMMIGRATION MISE EN TEXTE : UNE LECTURE DE PURPLE HIBISCUS

Ethiopiques n°89.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2012

Dans la conscience collective mondiale, le continent africain est un univers en crise. Au plan définitoire, la crise s’énonce comme une période caractérisée par une théorie de dysfonctionnements qui finissent par convaincre du fait que “plus rien ne va,” comme l’écrirait Patrick Champagne (2010:6). Terre des irrédentismes les plus exacerbés, foyer de pauvreté sans cesse exponentielle, terreau où foisonne cette antinomie sémantique baptisée “enfants de la rue,” le microcosme africain vit une déstructuration qui est loin d’être surfaite.

L’un des symptômes les plus ostensibles de ce délitement des sociétés africaines a pour nom l’immigration. Immigrer, c’est quitter son territoire géographique pour s’installer sous d’autres cieux pour des mobiles aussi divers que variés. Il y a lieu de comprendre que la pratique migratoire dévoile l’acuité de la pathologie qui corrode le locus africain, en proie à l’incertitude.

La littérature, en son acception de pratique discursive sur le monde, fictionnalise, elle aussi, cette réalité sociologique qui n’a pas fini d’affecter l’Afrique dans son ipséité. L’interrogation du champ disciplinaire de la littérature africaine anglophone en porte la preuve manifeste. Dans cette aire d’étude, la production romanesque de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, Purple Hibiscus (2003), médiatise le fait migratoire dans une mise en texte qui ne peut laisser impassible l’entreprise herméneutique.

La présente étude porte l’ambition de saisir la fictionnalisation de l’immigration dans le roman d’Adichie en accordant une place de choix à sa typologie, aux mobiles qui l’expliquent et à l’analyse, en dernière instance, du cauchemar auquel le fait migrant donne lieu et cela, en s’ouvrant à la démarche sociocritique, comme le postule Pierre Zima, qui invite à saisir les problèmes sociaux et historiques au niveau du langage (2000:237).

  1. TYPOLOGIE

La lecture de l’ouvrage romanesque d’Adichie permet de se rendre compte que l’immigration est surtout élitiste. Loin de concerner ces désœuvrés qui prennent le chemin de l’exil, parfois au péril de leur vie, dans des embarcations à la précarité éprouvée, ceux qui alimentent ici les ressorts de l’immigration sont à rechercher dans les élites intellectuelles, ce qu’on pourrait baptiser une immigration par le haut, connue sous l’excellent anglicisme “brain drain.”

Que l’intelligentsia d’une société prenne de plus en plus le chemin de l’exil constitue assurément une préoccupation qui taraude forcément l’esprit. C’est sans aucun doute cette logique qui sous-tend le cri d’indignation de l’universitaire Chiaku, ce personnage féminin qui réprouve cette démarche exilique. Il s’agit d’exprimer son raz- le- bol face à ce départ massif vers l’Occident, souvent perçu par la mythologie doxique comme la Terre Promise, pour faire référence au discours évangélique. La très grande récurrence de cette migration de type élitiste invite Chiaku à prononcer ce qui s’analyse comme une vérité axiomatique : “The educated ones leave, the ones with the potential to right the wrongs” (244). La figure oxymorique, incarnée par la juxtaposition de termes antinomiques, vise à stigmatiser la posture paradoxale de ceux qui sont investis de la fonction prométhéenne dans l’“inconscient collectif” [2] (Jung, 2009:54). Lorsque ceux qui sont chargés de porter les phares de l’éclairage prennent de plus en plus le chemin de l’exil, au nom de leur quête de bonheur, on comprend que les masses populaires soient comme sans défense, livrées à la merci des dictatures les plus ubuesques. L’élite intellectuelle, celle qui est parée “d’habit de lumière,” pour utiliser la belle formule de Jean Lacouture, semble désormais renier sa vocation première en privilégiant la légitimité matérielle, ce que Frantz Fanon (2002 : 34) nomme de manière railleuse “la sécurité digestive,” syntagme pour souligner les préoccupations narcissiques mises en avant par le sujet individuel au détriment de toute démarche altruiste.

A côté de l’élite intellectuelle qui s’expatrie, le texte d’Adichie permet de soutenir que l’immigration est aussi le lot de personnes qui se rendent à l’étranger pour la satisfaction d’un besoin ponctuel, tel que la participation à une cérémonie de mariage. Les déboires endurés par cette dame à la puissance économique avérée invitent à la cogitation :

How can you refuse me a visa ? I have shown you that I have money in the bank. How can you say I will not come back ? I have property here, I have property. She kept saying that over and over : ‘I have property.’ I think she had wanted to attend her sister’s wedding in America (278).

La répétition des marques interrogatives traduit le désarroi du personnage devant l’attitude des autorités consulaires dans la délivrance du visa. L’usage du sociolecte [3] marchand “property” a fini par convaincre que même les plus fortunés de la société ne sont pas aseptisés des humiliations et rejets dans la délivrance du visa, condition imprescriptible pour séjourner sur le territoire américain. La matrice signifiante permet donc de se rendre compte que dans le projet migrant, la surface financière est loin d’être un antidote imparable contre une réponse négative. Il y a urgence à comprendre que les autorités consulaires humilient indifféremment, à la fois la classe possédante tout autant que les membres anonymes de la piétaille.

Dans cette ère du refus, la situation des universitaires n’est guère meilleure. En réalité, l’appartenance à cet ordre d’enseignement ne constitue en rien un gage auprès des autorités consulaires : “Universities sponsor many people who still don’t get visas” (244). Le lexème “sponsor” induit l’idée de parrainage. On comprend que, dans leur volonté d’accorder ou non le visa, les chancelleries occidentales se gaussent royalement des passe-droits et autres recommandations, fussent-ils en provenance de ces hauts lieux du savoir que sont les universités.

Comment peut-on cerner l’étiologie de cet état de fait ? La tentative d’explication mise en avant par le personnage d’Ifeoma vaut un instant d’attention soutenue. Le propos gagnerait à être cité in extenso parce qu’il a le mérite de la clarté :

I don’t know. If they are in a good mood, they will give you a visa, if not, they will refuse you. It is like what happens when you are worthless in somebody’s eyes. We are like footballs that they can kick in any direction they want to (278).

Ici, l’énonciation emprunte à la figure rhétorique de la comparaison, doublée de la métaphore footbalistique qui vectorise la faiblesse, voire l’impuissance des masses souffrantes, à la merci du bon vouloir des agents des chancelleries occidentales. Le sociolecte marchand “worthless” traduit toute l’arrogance, si ce n’est la condescendance pour des populations0 ainsi bassement réifiées. Dans une forme de contigüité particulièrement expressive, ceux qui travaillent chez les puissants de ce monde finissent par se considérer comme tels au point de mépriser les masses souffrantes, en l’occurrence les populations africaines en quête du précieux sésame censé leur permettre de fouler le territoire étranger. Si l’on veut s’approprier le métalangage marxiste, il est loisible de rappeler que c’est l’infrastructure économique qui détermine la superstructure. Or, c’est désormais un truisme que de dire que l’Afrique et les populations qui la composent sont marginales d’un point de vue économique. La conséquence immédiate en est que les populations de cette partie de l’univers sont traitées avec moins d’égard par les plus puissants ou ceux qui sont présentés comme tels. La typologie du tableau migratoire ne prend tout son sens que lorsqu’un regard attentif est accordé à la déconfiture ambiante.

  1. LE MALAISE SOCIAL

Le roman d’Adichie, Purple Hibiscus, donne à lire une sorte de radioscopie sociale qui n’a rien de gratifiant. Le microcosme nigérian y est décrit comme un univers où les signes de déréliction sont légion et patents. La prise en compte de l’énonciation des personnages, les conditions sociales de plus en plus préoccupantes et la présentation microscopique de la vie universitaire, s’avèrent être des pistes d’investigation dignes d’intérêt.

L’élite politique s’illustre par une oppression qui inspire la terreur au sein de la formation sociale. L’analyse attentive du registre énonciatif des membres de la collectivité sociale le montre fort bien. L’oppression est manifestement inscrite au cœur de la gestion de l’espace public à telle enseigne que l’universitaire Ifeoma a du mal à désigner le chef de l’Etat de manière plus précise : “Look at what this military tyrant is doing to our country ?” (75). L’énonciation ici est significative en ce sens qu’elle est enveloppée dans le voile circonspect de la périphrase. Au-delà de cette tournure stylistique, se donne à lire l’acuité de la répression qui fait que le chef de l’Exécutif a du mal à être nommé par ses concitoyens. Or, refuser de nommer, c’est sans aucun doute reconnaitre la réalité de la répression politique perpétrée par la soldatesque dans le champ politique africain. L’axe de l’interdiscursivité invite à établir un parallèle saisissant avec le règne impitoyable du défunt dictateur militaire nigérian Sani Abacha [4].

Quand l’oppression politique se conjugue avec des conditions de vie qui sont loin d’être exquises, il n’y a plus mystère à comprendre que le malaise est bien dantesque. Il ne peut en être autrement lorsqu’une ressource aussi essentielle que le carburant est servie de manière parcimonieuse, comme le laisse lire la lamentation écœurée d’ Ifeoma :

We have not had fuel for three months in Nsukka. I spent the night in the petrol station last week, waiting for fuel. And at the end, the fuel did not come. Some people left their cars in the station because they did not have enough fuel to drive back home. If you could see the mosquitoes that bit me that night, eh, the bumps on my skin were as big as cashew nuts (76).

Sauf à succomber à un prosaïsme de mauvais aloi, voire littéral, il convient de comprendre que le manque de carburant révèle une vérité beaucoup plus significative. Au niveau de la charge symbolique, l’absence de combustible vient connoter l’inertie d’une société condamnée à faire du sur-place en raison du dilettantisme qui affecte la distribution de ce viatique. Le trope de l’hyperbole qui assimile les piqûres de moustique subies par Ifeoma à la taille des noix de cajou, vient traduire l’exaspération de l’universitaire face à l’acuité du mal-être ambiant et dévorant. La quête de compassion est requise par l’usage de l’onomatopée “eh,” comme pour appeler l’attention de son interlocutrice vis- à – vis de la réalité de son martyre.

L’Etat est aussi en faillite, lui qui n’arrive pas à assurer avec une efficacité digne de ce nom le paiement régulier des charges salariales de ses enseignants. Les propos de l’universitaire viennent affirmer que la réalité ne manque pas de préoccuper :

No lecturer has been paid for the last three months. They tell us the Federal Government has no money.’ Aunty Ifeoma chuckled with little humor (76) (notre italique).

Le corps enseignant vit un supplice bien éprouvé dans la mesure où ses membres sont privés de salaire depuis bien longtemps. Le caractère péremptoire du propos, rendu par l’usage de la négation “no,” achève de convaincre que le martyre des enseignants est indiscutable. L’argument rituel, voire ritualisé selon lequel les caisses étatiques seraient vides ne résiste plus à l’analyse, comme le laisse transparaitre le pronom indéfini “they” qui inscrit dans l’aire sémantique de la rumeur. La situation humoristique que relève l’instance narrative homodiégétique le prouve avec force détails. Se trouve dénoncée en filigrane la prédation qui fait que les autorités étatiques n’ont pas le sens des priorités dans un régime présenté comme le “siège de la corruption” (Achebe, 2011:3).

L’universitaire Ifeoma ne peut contenir son exaspération dans cet univers où tout ou presque est en déconfiture. L’espace universitaire, entendu comme le champ par excellence du savoir, perd ses lettres de noblesse pour se transmuer en une vulgaire structure militaire déguisée, confinant à l’anarchie :

When do we speak out, eh ? When soldiers are appointed lecturers and students attend lectures with guns to their heads ? When do we speak out ? (223).

La structure chiasmique métaphorise le capharnaum en présence, un monde où tout est sens dessous à telle enseigne que les pratiques convenues sont gravement chamboulées. L’interactivité trilogique de la marque interrogative traduit le malaise, tout le malaise de l’universitaire qui est décontenancée devant cette érosion de l’abécédaire académique. De cette façon, l’institution universitaire s’installe dans un nominalisme cynique, signe tangible de la dévaluation du langage, elle-même témoignage vivant de la crise ambiante. Selon la postulation de Pierre Zima (2000 : 130), la crise qui affecte la sphère du langage est un révélateur de la réalité de la pathologie sociale ; lorsque les mots n’ont plus leur sens habituel, l’on doit se résoudre à admettre l’acuité du malaise en présence.

La situation à l’université apparait comme la représentation microscopique de la société ainsi décrite. Il y a lieu de comprendre que décrire la situation dans cet ordre d’enseignement est une piste à explorer pour mieux percevoir la déconfiture ambiante : “The university becomes a microcosm of the country” (224). Le procédé synecdotique enseigne que l’université, la partie, vient donc représenter le tout, la société nigériane. De cette façon, les pratiques qui s’y déroulent sont emblématiques des comportements à l’échelle de toute la société.

La prise en compte des pratiques perpétrées par les étudiants aide à mieux saisir la déliquescence prononcée du corps social. L’instance narrative homodiégétique, l’adolescente Kambili, invite à se convaincre que le désastre est loin d’être anecdotique : “Mom’s students broke into her office once and stole exam questions” (265). Si nous partons du postulat que l’université est le microcosme de la société, alors cette scène devient riche de sens pour l’analyse. Le vol ou l’usage d’expédients métaphorise le désir de construire une forme de verticalité sociale et économique qui se défie de toute orthodoxie afin de se frayer une place dans l’échelle sociale. D’une autre manière, il s’agit de parvenir à l’aisance matérielle vaille que vaille, au besoin en oblitérant les valeurs et principes axiologiques désormais riches de leur vacuité.

L’état lamentable, voire inexistant, qui affecte les infrastructures universitaires procède, en réalité, d’une gestion approximative des ressources publiques par l’élite politique. Dans ces conditions, il est facile de comprendre le mécontentement des étudiants devant l’inertie des autorités universitaires à leur offrir des ressources aussi vitales que l’eau et l’électricité sur le campus. L’interrogation outrée de l’universitaire Ifeoma ne manque pas de clarté à ce niveau : “If some Big Man in Abuja has stolen the money, is the V.C. supposed to vomit money for Nsukka ?” (132). La métaphore monétaire vise à dénoncer la gestion dispendieuse et malodorante dont l’élite politique est coupable. De la sorte, l’usage du syntagme “vomit money” manifeste le désir sans concession de dénoncer la prévarication du bien public. Devant l’ampleur du désastre qui rythme le quotidien des masses souffrantes, les circonvolutions n’ont plus leur place, il est temps d’appeler un chat un chat ; Pierre Merle (1993:56) aurait parlé de “brutalisme”.

La description physique des bâtisses de l’institution universitaire s’avère être une ressource supplémentaire à même de situer sur le malaise social. Le propos du personnage Amaka a le mérite de nous y conduire : “The walls are hideous” (132). La brièveté de l’occurrence énonciative atteste du caractère sans appel de l’énoncé. Les murs décrépits matérialisent la déliquescence prononcée de l’édifice universitaire, elle-même signe expressif des conditions de travail à la fois affligeantes et désespérantes. Travailler dans des conditions exécrables est une sémiotique [5] emphatique qui dévoile par là même la précarité sociale de ceux qui y exercent. Devant l’immensité des difficultés existentielles qui soulignent l’acuité du niveau de précarité, il importe de trouver un succédané qui prend la forme de l’ailleurs altéritaire. Comme pour épouser une analyse de type rousseauiste [6], les conditions sociales exécrables vont donc fermenter la recherche d’une échappatoire aux allures édéniques.

  1. THE OYINBO LAND

 

Au nom de l’intelligibilité du propos, il parait essentiel de préciser ce que recouvre cette dénomination empruntée à la langue anglaise. Une analyse sociolinguistique aide à comprendre que la lexie “oyinbo” est une désignation pour rappeler ce qui fait référence au Blanc dans la langue Yoruba [7]. De la sorte, sous la rubrique “oyinbo land, ” la présente recherche veut porter le regard sur la vie des immigrés dans l’aire géographique occidentale et son pendant outre-Atlantique. Entre les espoirs d’une vie meilleure et les réalités factuelles, le roman d’Adichie relate les différentes fortunes des protagonistes en proie au fait migratoire.

Si le projet originel qui préside à la venue du migrant vers l’eldorado outre-Atlantique est de voir la réalisation de ses rêves, la vérité in situ vire parfois au cauchemar. En réalité, les conditions de vie des migrants sont loin d’être reluisantes. Pour preuve, les membres de l’intelligentsia s’adonnent à des activités qui sont sans commune mesure avec leur formation initiale. Servons nous du regard de l’universitaire Chiaku pour en apprendre davantage :

Every day our doctors go there and end up washing plates for oyinbo because oyinbo does not think we study medicine right. Our lawyers go and drive taxis because oyinbo does not trust how we train them in law (244)”.

L’exil de ceux qui sont dotés de “la sagesse d’école” (Sigmund Freud, 1996:3) sur le territoire américain tourne très vite au désenchantement spectaculaire. L’usage des termes qui font référence au champ lexical de la rectitude “right”, “how” pose d’emblée la question de la crédibilité de la formation reçue dans le territoire d’origine. D’une autre manière, “le capital symbolique” de ces universitaires immigrés, pour emprunter une expression bourdieusienne [8] (1997 : 34) est purement et simplement dévalué dans la mesure où leurs parchemins sont désormais anémiés en raison d’une formation académique jugée hétérodoxe.

Sous cet angle, l’expression sarcastique de Chiaku prend son importance, toute son importance. Dans une analyse du niveau de vie que mène sa collègue sur le territoire américain, elle profère un propos qui ne manque pas d’intriguer : “And life as a second-class citizen in America ?” (244). L’expression linguistique “second-class citizen” témoigne de ce que la société américaine, à l’instar de toute collectivité organisée, est une totalité structurée. Au nom de cette exigence hiérarchique, la vie du migrant obéit à un principe de liminalité qui s’analyse comme une infirmité de type rédhibitoire, rappelant, encore une fois, la vérité de cet aphorisme selon lequel “there is no place like home” [9].

La situation de l’universitaire Philippa, autrefois collègue d’Aunty Ifeoma à l’université de Nsukka, mérite qu’on s’y arrête, le temps de prendre toute la mesure de la désillusion à laquelle elle est en butte. Philippa fait partie de ces universitaires africains, cette “élite talentueuse” (Cooper, 2010:7) en quête de meilleures conditions de vie et de travail sur le territoire américain : “She is now teaching in America. She shares a cramped office with another adjunct professor” (76). La lexie “cramped” n’inscrit pas seulement le bureau d’Ifeoma dans le champ lexical de l’étroitesse, elle dévoile la condition sociale de l’occupante, condamnée à se vautrer dans une précarité ahurissante dans la pyramide sociale américaine. Il y a urgence à comprendre que l’exilée n’est pas logée dans la cime sociale, elle est au rez- de- chaussée de l’échelle. Comme dans une forme de symétrie fort expressive, qui vit dans un milieu étriqué, dévoile par là même l’étroitesse de sa situation sociale. Selon l’analyse de Gaston Bachelard (1957:23), l’étroitesse de l’espace de vie d’un individu vient être le trait emblématique de son existence sociale.

L’immigration s’analyse aussi comme la voie royale sur le chemin peu glorieux de l’entropie culturelle. Les nombreuses années passées par le personnage de Chiaku dans la ville britannique de Cambridge semblent lui avoir laissé un bien mauvais souvenir : “All my years in Cambridge, I was a monkey who had developed the ability to reason” (244) (notre italique). Le choix de la référence animale qu’utilise Chiaku est loin d’être anecdotique, il est symptomatique de l’inconfort ontologique dans lequel se trouve le sujet migrant. La figure rhétorique de l’animalisation fait remarquer que l’immigrant africain se déshumanise en s’échinant à singer les pratiques culturelles occidentales. Il y a lieu de se pénétrer du fait que l’immigré est écartelé, tel un obscur schizophrène, entre sa culture d’origine et celle de sa terre d’accueil, posant par là même ce nouvel environnement comme un espace identicide [10] pour ses valeurs originelles.

CONCLUSION

Purple Hibiscus, le premier ouvrage romanesque de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, porte un témoignage lucide sur les tribulations protéennes auxquelles sont en butte les sociétés africaines. Dans cette étude, la question de l’immigration, entendue comme le départ massif vers des horizons jugés plus prometteurs, a retenu l’attention. Ici, l’analyse démontre que l’immigration est surtout de type élitiste, portée par l’élite intellectuelle qui abandonne ses terres originelles, comme pour fuir ce que Michel de Certeau (1975:324) nomme avec éclat, “le malheur généalogique,” énoncé comme “celui-là qui nous fait tous naitre et grandir quelque part.” En réalité, cette élite a du mal à s’accommoder à un univers macroscopique où la déréliction se donne comme la seule identité remarquable. Pourtant, la vie dans le nouvel environnement diasporique ne comble pas toutes les attentes, marquée qu’elle est par une désillusion qui invite à la mesure sur la question de l’immigration.

BIBLIOGRAPHIE

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– Manuel de sociocritique, Paris, Picard, 1985.

[1] Université de Cocody, Abidjan, Côte d’Ivoire

[2] Sous cette expression, Carl Gustav JUNG désigne” ce dépôt constitué par toute l’expérience ancestrale depuis des millions d’années.”

[3] Terme emprunté au sémioticien Julien GREIMAS, Pierre ZIMA l’utilise dans son éventail conceptuel pour désigner le langage propre à un groupe donné, reconnaissable à son lexique spécifique.

[4] En référence à Sani Abacha, dirigeant militaire de la République Fédérale du Nigéria de 1993 à 1998.

 

[5] Le terme est appréhendé ici comme une actualisation de la sémiotique (Jean-Marie KLINKENBERG, 1996:67).

[6] En pensant à la célèbre thèse de Jean Jacques ROUSSEAU selon laquelle ”l’homme nait bon, seule la société le corrompt”.

[7] Cette langue représente avec le haussa et l’igbo les langues les plus parlées du Nigéria.

[8] Sous cette formule, Pierre BOURDIEU désigne “l’importance sociale et des raisons de vivre”.

[9] Traduction : “On n’est nulle part si bien que chez soi”.

[10] J’utilise ce néologisme qui émane de mon cru, sous le modèle de liberticide, pour dire ce qui inhibe l’identité.

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