Sur Léopold Sédar Senghor

L’IMAGE POETIQUE ET LA SCIENCE DE LA POESIE CHEZ LEOPOLD SEDAR SENGHOR

Ethiopiques numéro 57-58

revue semestrielle de culture négro-africaine

1er et 2e semestres 1993

Le commentaire des textes poétiques est souvent centré sur l’analyse des images, sous la forme des figures de style, ou plus magistralement peut être, par la description de deux types fondamentaux, la métaphore et la métonymie. Dans la plupart de cas, la méthode utilisée lors des dissertations scolaires s’accorde pour transférer les définitions des dictionnaires aux interprétations réalistes, comme s’il s’agissait de procéder à une simplification de langages. Elle part donc souvent de l’opération de transcodage effectuée par le poète, à une expression brute des objets dans le texte. L’objectif poursuivi consiste à indiquer à l’apprenant, la voie la plus directe pour accéder à une visualisation des thèmes et du contenu à travers les symboles et les indices du poème.

Certes, il convient de souligner le fait que dans les manuels pédagogiques, l’apprentissage de la poésie se déclare comme une initiation à la maîtrise du discours littéraire, en même temps que l’appareil didactique prédispose à une vision plus globale de la réalité sociale et historique. Dans ce sens, les implications auxquelles peut prétendre l’enseignement de la poésie africaine ne correspondent que de très loin aux dispositions effectives des programmes mis en oeuvre dans les écoles occidentales, et la même difficulté se retrouve également, lorsqu’il s’agit de déployer les signes distinctifs de l’image poétique, à l’intention des écoliers africains.

Il n’est peut-être pas inutile de considérer que la poétique de Léopold Sédar Senghor a joué à ce niveau un rôle déterminant, dans la mesure où le poète s’est exigé lui-même l’auteur et l’analyse de sa propre production littéraire, et que les commentaires qui accompagnent son oeuvre se reproduisent comme des modèles de lecture guidée, parfois comme des pistes privilégiées dans les tautologies didactiques.

L’erreur dans ce sens consiste à faire redire aux textes des langages dédoublés, en prenant en compte une littéralisation de la démarche critique, avec les confusions fâcheuses que l’on sait, en ce qui concerne l’approche de l’image en elle-même.

Sans doute, l’usage courant recourt-il aux maladresses habituelles qui veulent que la poésie soit assimilée à la mystique et à l’ineffable, mais il ne s’agit alors que d’un pis-aller qui n’explique pas la référence contextuelle du commentaire pédagogique.

Image poétique et psychologie de l’émotion

L’étude présentée ici se propose simplement d’apporter quelques éléments appréciables dans le parcours théorique de Léopold Sédar Senghor, et de poser ainsi les termes d’une poétique concrète, en rapport avec la manière dont l’image constitue le pôle essentiel de la poésie africaine. Si la démarche de Senghor ne peut se donner pour opération que dans les limites précises de l’émotion nègre, et même du principe de la négritude, il reste que la question de l’image demeure un argument de constantes querelles entre les tenants et les opposants de sa méthode critique.

Cependant, malgré les débats parfois inutilement tapageurs, l’interprétation qui en est donnée dans les textes majeurs se réfère toujours à la « Postface à Ethiopiques » ou à la communication dans le « Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes noirs » (Rome 26 mars-1er avril 1959), judicieusement intitulée « Psychologie du Négro-africain ou conscience et connaissance ». Ou encore à la conférence à l’Université du Caire en 1967, Les fondements de l’africanité (négritude et arabité (Paris, Présence africaine, 1967), ainsi que celle de Kinshasa, De la négritude (dans Anthologie des écrivains congolais, Kinshasa, S.N.E.C. – Boulogne, Delroisse, 1969) qui demeurent les études majeures sur la négritude.

Il a été démontré ailleurs (dans Négritude et poétique, Paris, l’Harmattan, 1992) comment la problématique de la phénoménologie comme méthode philosophique de la connaissance, avait marqué les interrogations principales des Etudiants africains dans les années cinquante, au point de transparaître comme facteur déterminant à travers tous les commentaires de la première négritude. Dans ce sens, l’expérience de la psychologie nègre se circonscrivait entièrement à l’intérieur de la question du sens, ainsi que le confirme la communication au « Deuxième Congrès » cité précédemment.

L’oeuvre d’art nègre exprime, par nature, une idée qui est, en même temps, sentiment-image : symbole. Alors que l’esthétique gréco-latine trouve le beau dans l’imitation, encore que corrigée, idéalisée, de la nature, le négro-africain s’émeut du sens caché que renferme le signe qui lui apparaît. Son émotion naît de sa participation à une réalité sous-jacente, qu’il perçoit par delà les apparences sensibles. L’art nègre est explicatif, non descriptif. Il participe du vitalisme symbolique qui anime l’ontologie négro -africaine (dans De la négritude, p. 18).

Ainsi définie, la négritude reprend le principe de l’émotion nègre pour l’intégrer totalement à la poétique de l’image, dans la mesure où celle-ci détermine l’ensemble des productions même de l’imaginaire.

Il est évident qu’un texte comme Orphée noir de Sartre, la préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache (Paris, P.U.F., 1948) a joué un rôle primordial dans les premières analyses des textes poétiques, en particulier lorsque le philosophe existentialiste parle de « symbolisme magique » en termes phénoménologiques, et surtout quand il affirme que « c’est nécessairement à travers une expérience poétique que le Noir doit d’abord prendre conscience de lui-même ».

Parce qu’elle est une subjectivité qui s’inscrit dans l’objectif, la négritude doit prendre corps dans un poème, c’est-à-dire dans une subjectivité-objet ; parce qu’elle est un Archétype et une valeur, elle trouvera son symbole le plus transparent dans les valeurs esthétiques… (p. XLIII).

Les commentateurs rappellent encore énergiquement les préliminaires méthodologiques de cette préface comme s’ils constituaient des postulats immédiats, alors que Sartre ne les appliquait qu’aux auteurs de l’Anthologie, formés en majorité d’Antillais et de Malgaches, à l’exception de Senghor, Birago Diop et David Diop pour l’Afrique.

Les arguments de la négritude eux-mêmes n’ont pas résisté aux objections des controverses comme celle de Marcien Towa dans Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude (Yaoundé, Editions Clé, 1971). Cependant, dans le cas de Towa ou de Stanislas Spéro Adotévi (Négritude et négrologues, Paris, U.G.E., 1972), l’itinéraire de la pensée a échappé longtemps à l’analyse critique, et c’est de la pratique du texte qu’il convient de recourir désormais, afin de mieux comprendre l’hypothèse de l’image dans la théorie de l’ émotion.

Critères stylistiques

Il faut noter au départ le nombre impressionnant de préfaces que Senghor a rédigées pour des recueils de poèmes comme Esanzo de Bolamba (1955), Khamsine de William Syad (1959), Epitomé de Tchicaya (1962) ou Aubades d’Ibrahim Sourang (1964), même si l’élément primordial reste le rythme dont Senghor dit qu’il s’agit d’« une certaine façon, propre à chaque peuple, de sentir et de penser, de s’exprimer et d’agir » , la matérialité de l’émotion comme modalité et méthode de la poétique intervient pour imposer l’image dans une double exigence du sens. La structure linguistique elle-même, autant que les séquences de la métrique ou les critères de la stylistique, ne s’accomplissent réellement que dans la bivalence du rythme et de l’image, ainsi qu’il le note à propos du poète guadeloupéen, Paul Niger.

Le rythme essentiel de l’homme noir est, avec plus d’immédiate présence, le rythme profond de l’homme dépouillé des oripeaux du matérialisme mécaniste, le rythme intense de la vie.

Si donc la démarche ne se donne pour opératoire que dans les limites précises de l’émotion nègre et de la négritude, c’est en fonction de sa globalité et de sa thématique particulière. Le sens à accorder à l’image se retrouve prioritairement dans le corpus des textes, et c’est par une méthodologie de lecture que l’émotion se circonscrit dans un champ sémantique différent de celui des traités de la rhétorique.

Dans une étude intéressante publiée dans Liberté I et intitulée « Socialisme et Culture », Senghor définit explicitement l’ image-analogie comme celle qui exprime le mieux l’ambivalence des notions énoncées par ailleurs.

Cependant, les faits ne signifient, ne sont symboles intérieurs du Négro-Africain, ne sont perceptibles aux yeux que s’ils sont présentés sous les formes d’images rythmées. L’image, c’est ce qui donne aux faits leur troisième dimension, leur profondeur, ce qui relie les apparences à leur réalité essentielle, sociale et cosmique, à leur surréalité. Mais la perception n’est totale que par la grâce du rythme. Par le rythme, l’individu se dépasse en s’abandonnant aux forces vitales des autres hommes et aux ondes du cosmos. Sans l’image rythmée, le Négro-Africain ne pourrait sortir du monde superficiel des faits, dépasser le quotidien et l’individuel, transformer sa vie en découvrant (dans la joie) le sens du monde : les rythmes profonds de la cité et de l’univers (Liberté I : négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964).

L’image contribue donc à déterminer le sens du monde, dans la mesure où elle ne se réalise que par et dans des symboles significatifs, ainsi que l’explique Senghor dans « De la négritude » : « le tour de force est d’autant plus aisé que les langues négro-africaines sont des langues concrètes, dont tous les mots, par leur racine, sont enceintes d’images, c’est-à-dire, chargés d’un sens concret et émotionnel et en même temps »(pp. 20-21).

La vraie poésie, si l’on s’en tient à ce modèle significatif, ne peut se réaliser que dans les langues d’origine, en l’occurrence ici les langues africaines.

La pratique du texte et l’analyse de l’image

En partant de la dernière citation, il aurait pu sembler que l’étude poétique de l’image excède les limites trop strictes de la description stylistique, à la manière de la rhétorique classique ou des figures de style comme la métaphore et la métonymie. Ce que propose Senghor se situe au delà de la pédagogie de l’élémentaire, pour toucher directement la méthode même de l’enseignement.

L’objectif se définit de lui-même : « découvrir le sens » par la théorie de l’ émotion, mais également produire un univers du surréel, terme qui revient obsessionnellement dans les commentaires de Senghor, afin de mieux « connaître les choses et appréhender le monde ». Les thèmes eux-mêmes sont à réaménager dans ce contexte précis, comme s’ils n’en constituaient que le cadre d’expression, et non un fait matériel de langage. Il le disait déjà avec force dans une anthologie collective, Les plus beaux écrits de l’Union française (Paris, La Colombe, 1947).

Choix encore dans les thèmes au sens musical du mot, en raison de leur force de signification. Si, en poésie, la fleur, la rosée ou le nuage ne peuvent être des objets chantés, ils se prêtent, par contre, à être des thèmes-symboles, exprimant les qualités d’une réalité personnelle, plutôt, ils le peuvent, mais en tant qu’ils sont sentis comme idées au sens presque platonicien du mot.

Ce que vise l’auteur va au-delà du simple commentaire, pour indiquer l’espace d’une véritable production poétique. En saisissant le paradigme de l’image comme voie d’accès à l’univers du sens, la pédagogie se transforme en une méthode de connaissance. Il ne suffit plus d’une lecture de textes pour prétendre en épuiser les significations multiples, même en recourant aux indications les plus déterminatives des manuels didactiques comme les dictionnaires ou les glossaires d’usage.

Dans sa préface à Epitomé de Tchicaya, Senghor note avec beaucoup de pertinence cette « théorie intégrale » de la poétique :

L’enseignement français, l’enseignement du français dans les « écoles normales » a aliéné nos élites de leur culture. Au point qu’elles reprochent à nos poètes de ne pas se faire comprendre. Comme s’il s’agissait de comprendre et non d’embrasser. Comme s’il s’agissait de raisonner et non de brûler aux images. Car l’image est le seul fil qui conduise le coeur au coeur, la seule flamme qui consume et consomme l’âme. De la tête de Tchicaya, de sa langue, de sa peau jaillissent donc les images comme d’un kaléidoscope avec la force d’un geyser. Images touffues, changeantes, tonnantes, tout en rythme et couleur, tout en sucs et sèves images vivantes. C’est un feu d’artifice, un volcan en éruption.

Apprendre à nommer les choses, à faire jaillir des images, et non à disserter sur la métaphore comme un « transfert de sens », ou de la métonymie comme une « trope qui permet de désigner quelque chose par le nom d’un autre élément du même ensemble, en vertu d’une relation suffisamment nette » selon les termes du Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Morier, ou le Gadus (Les procédés littéraires) de Dupriez.

Conclusion

L’avantage des textes théoriques de Senghor, est qu’ils demeurent à ce jour les seuls qui aient pu proposer une hypothèse plausible de la poétique, en même temps qu’ils constituent un ensemble de principes susceptibles de soutenir une production littéraire conséquente. Ils ne sont pas toujours lus avec une objectivité capable de démontrer leur pertinence dans l’interprétation des faits concernés, et c’est pour cela qu’il convient de les relire indéfiniment, de manière à dégager les méthodologies d’une véritable pratique textuelle.

Dans le domaine de la pédagogie, ils demeurent des références incontournables pour ne pas induire les enseignants dans un commentaire hâtif des images poétiques, et l’étude proposée ici voulait apporter des éléments utiles pour une autre expérience de la poésie. Les débats autour de la négritude ont permis de dépasser le stade primaire des querelles intestines qui n’avaient pour motivation que d’inférer la leçon du texte à la pratique politique de l’homme-Président, en ignorant délibérément la part importante du philosophe du sens qu’a toujours été l’auteur de La négritude.

Il faut impérativement revenir à ces préalables méthodologiques, et leur réserver une place de choix dans l’acte d’écriture (tout autant que dans celui de lecture), afin de circonscrire l’élément pédagogique dans son espace réel de transmission de connaissance, mais également celui ment des critères brandis avec beaucoup d’ostentation par les détracteurs de l’adhésion à des formes ambiguës comme le recours à la langue française ou l’éloge de la « civilisation de l’universel », il demeure que le Poète s’est accompli dans la production de la parole première de la Liberté, et c’est dans ce sens que l’image-rythme de la négritude mérite des commentaires plus étendus encore sur la production poétique et sur l’oeuvre critique de Léopold Sédar Senghor.

OUVRAGES PUBLIÉS

Littératures africaines (anthologie critique 1932-1982), Paris, Silex, 1984.

L’Afrique noire en poésie (anthologie) (en collaboration), Paris, Gallimard, Coll.« Folio Junior », 1985.

Ecritures et discours littéraires, Paris, L’Harmattan, 1991.

Littératures et écritures en langues africaines, Paris, L’Harmattan, 1992.

Négritude et poétique : étude des textes critiques de Léopold Sédar Senghor, Paris, L’Harmattan, 1992.