Notes de lecture

L’HEURE DU CHOIX

Ethiopiques n°46-47

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série 3ème et 4ème trimestre 1987-volume 4

 

« Quand la mémoire va ramasser du bois mort, elle rapporte le fagot qu’il lui plaît »

Birago DIOP

 

Le Président Magatte Lô vient de publier dans la série « Mémoires Africaines » un livre intitulé :

 

« Sénégal

L’Heure du choix »

Magatte Lô aurait pu à l’instar de Eugène Wonyu intituler son livre : « Témoignage à l’aube de l’Indépendance »

« En écrivant ces lignes (nous confie-t-il) mon intention est d’informer sur un évènement qui a marqué l’histoire de notre Pays ». On pourrait ajouter : dans la pratique et le jeu complexes des institutions démocratiques.

Et pourtant l’opinion publique « a presque tout ignoré des véritables causes de la grave crise politique qui a secoué le Pays en décembre 1962 ; de même qu’elle a presque tout ignoré sur les initiatives et les actes qui ont conduit à son dénouement ».

Elle aura surtout retenu deux faits déterminants qui n’auront été, somme toute, que les deux aspects d’un même problème : d’un côté, l’opposition entre le chef du Gouvernement et le Président de la République ; et de l’autre le vote par la majorité des Députés à l’Assemblée nationale, d’une motion de censure contre le Gouvernement.

Mais il nous faut bien convenir, avec Magatte Lô « que les choses n’ont pas été aussi simples ; et il est essentiel que le Pays connaisse davantage les raisons profondes de cet important évènement ».

Un événement qui ne manquera pas sans doute de comporter des enseignements pour des chercheurs attentifs à la mise en œuvre des institutions démocratiques et à l’évolution de la vie parlementaire dans les pays comme le nôtre.

Magatte Lô nous apporte, au passage, l’éclairage du temps sur les luttes âpres qui ont opposé de longues années durant,

* les formations politiques et syndicales

* à l’Administration coloniale.

Des luttes qui ont aussi opposé dans le même temps les différentes formations politiques elles-mêmes.

Mais les mutations et les grands changements politiques que nous connaissons finiront par rapprocher ces formations politiques dont la lutte pour les unes comme pour les autres n’avait d’autre objectif que de rendre notre pays libre de son destin.

Quelles sont en vérité les causes profondes de la grave crise politique de décembre 1962 qui a opposé à la fois,

le Président de la République au chef du Gouvernement ; et le chef du Gouvernement à l’Assemblée nationale ?

 

On a parlé un moment de divergences sur les orientations économiques. On doit admettre cependant que les efforts pour l’un et pour l’autre ne pouvaient tendre qu’à assurer le développement économique du Pays, son progrès social et l’épanouissement tout à la fois culturel, spirituel et moral de ses hommes. Ces divergences, à priori ne seraient guère à rechercher que dans les voies d’approche et dans la perception des moyens à mettre en œuvre.

Le vrai problème qui a conduit à la crise de décembre 1962, est de façon plus fondamentale, un problème politique.

Le destin du Pays, et l’on pourrait dire toute la vie nationale, reposait en décembre 1962, sur

le Président de la République et le chef du Gouvernement.

Il est certain qu’en temps normal, ce bicéphalisme ne constitue pas toujours dans un régime parlementaire de type classique, une source de dissensions insurmontables.

Mais peut-être que dans des Etats jeunes qui émergent récemment de la tutelle coloniale, les différents rouages de la vie politique et de la vie parlementaire et disons-le aussi de la vie gouvernementale et administrative ne peuvent efficacement fonctionner sans une profonde entente entre

le chef de l’Etat et le chef du Gouvernement ;

et sans une identité, sinon une grande harmonie dans la conception de la conduite des affaires.

Et Magatte Lô nous dévoile comment la méfiance, au fil du temps, avait fini par s’infiltrer entre les deux hommes.

D’abord des rumeurs insidieuses, irritantes, hostiles ; puis, un affrontement dans les organismes du Parti, entre des militants qui se dressent les uns contre les autres.

Et c’est dans cette atmosphère que le Conseil National du Parti est convoqué à Rufisque le 21 octobre 1962 pour dissiper les appréhensions des militants devenus de plus en plus inquiets, à mesure que la mésentente grandissait entre :

Mamadou Dia

et Léopold Sédar Senghor

C’était une étape dans la lutte désormais ouverte entre les deux hommes. La seconde étape se déroulera dans un cadre plus limité, moins statuaire et presque interne.

L’habitude s’était en effet instaurée entre les principaux responsables de l’ex-B.D.S., de se réunir, en cas de situations difficiles, pour étudier et pour trouver aux problèmes du moment des solutions qui renforcent la cohésion, l’unité et l’efficacité du Parti.

C’est du reste une tendance naturelle chez de vieux camarades qui ont longtemps milité ensemble au coude à coude.

Magatte Lô dans (le) « Sénégal » à « l’heure du choix » consacre à ces réunions des passages qui seront pour bien des lecteurs et même pour un bon nombre de responsables politiques, une découverte et une véritable révélation.

« J e suis un démocrate », avait déclaré le Président Senghor dans une réunion interne qui groupait des cadres, parmi les plus anciens de l’ex-B.D.S « C’est le parti qui m’a donné le pouvoir que j’exerce…

« Je suis prêt à le lui rendre…

« si les camarades ici présents se prononcent dans leur « majorité contre moi, je remets immédiatement ma démission comme secrétaire général du Parti et comme Président de la République ».

C’était une déclaration dont on mesure, même encore aujourd’hui, toute la portée.

Quelles ont été les réactions des responsables politiques réunis au tour du Président de la République et du chef du Gouvernement ?

(Le) « Sénégal » à « l’heure du choix » apportera aux lecteurs un témoignage de poids sur ce point.

Un des derniers actes de cette longue crise aura pour cadre l’Assemblée Nationale et le Bureau Politique.

A l’Assemblée Nationale, un débat ouvert sur des transferts de crédits d’un chapitre à l’autre, laissera éclater un différend qui dépassait, de loin, le cadre strict des discussions sur les procédures budgétaires.

Ce n’était plus un secret que les députés étaient décidés à voter une motion de censure qui retire leur confiance au Président du Conseil et à son Gouvernement.

Au Bureau politique réuni dans une atmosphère crispée, ce fut une discussion orageuse et pénible sur les rapports entre

le Gouvernement

et l’Assemblé Nationale ;

autant que sur les rapports entre

le Gouvernement

et le Parti.

En vérité les dés étaient jetés et le divorce virtuellement consommé.

Et les passions qui se sont allumées avec les évènements ne se seront pas toujours complètement apaisées avec le temps.

Je viens de relire une fois encore (le) « Sénégal » à « l’heure du choix ».

Je ne sais s’il ne convient pas mieux de dire plutôt, que je me suis attaché à étudier ce document.

Une première constatation me vient à l’esprit : sur la longue période politique que le Pays a traversée depuis

le rétablissement du Conseil général, jusqu’à l’intervention de la Loi-cadre, et à l’avènement de l’Indépendance,

je n’ai rencontré, nulle part, pour relater cette période, un ouvrage plus vivant, mieux analysé, plus fertile en évènements.

Magatte Lô a beau nous avertir : « qu’il regrettait de ne pouvoir mentionner

« dans son livre les dates et les heures

« des nombreuses réunions que ses camarades

« et lui avaient tenues tout au long de la

« crise de décembre 1962 ».

Il n’importe.

Un de ses mérites est de nous faire revivre, dans son ensemble, un évènement sur lequel beaucoup d’entre nous, et plus d’un parmi les acteurs à l’époque, ne possédaient souvent que des informations, partielles, fragmentaires et inarticulées.

Un autre mérite est de nous avoir fait vivre des heures tragiques dans l’enceinte du parlement.

De nous avoir fait vivre, un instant, la stupeur indignée ainsi que la colère, et cette mâle détermination venue d’ailleurs, qui a poussé des hommes comme

Magatte Lô

Moustapha Cissé

et le regretté Demba Diop

à sortir, de sous leurs tables, des pistolets armés, à un moment où il suffisait d’un rien pour que le destin bascule.

J’ai profondément ressenti, et presque redécouvert, toute la fatalité des réflexes d’un homme acculé par le sort à cette extrémité. Je l’ai ressentie, pour en avoir fait l’expérience, dans d’autres circonstances.

Que l’on demande à Moustapha Cissé et à Magatte Lô, lorsque des hommes peuvent, confrontés à une phase décisive de la lutte, recourir à des actions aussi capitales, s’il n’est pas dérisoire de songer, avec eux, à des comportements, à des attitudes, à des formes d’adhésion subalternes ?

Magatte Lô m’aura, en définitive, habilement conduit à verser, au dossier de la crise politique de décembre 1962, un document que je n’avais encore communiqué à personne depuis bientôt 24 ans.

Mais Birago Diop nous aura tant appris… .

Ce document que je livre, ici à nos lecteurs, trouvera peut-être place, parmi d’autres, dans

« les bois… » et dans

« le fagot que la mémoire rapporte ».

 

Dakar le 17 décembre 1962

Amadou Karim Gaye

Ministre de la Fonction Publique et du travail

A Monsieur le Président du Conseil des Ministres

Ministre de la Défense et de la Sécurité

DAKAR

 

Monsieur le Président et Cher Ami,

Je n’ai pas oublié les circonstances dans lesquelles j’ai été appelé à vous apporter ma modeste contribution dans l’œuvre de rénovation nationale qui vous a été confiée au moment où le Pays venait tout juste d’accéder à l’autonomie interne.

Je les oublie d’autant moins que sur un autre plan, vous auriez pu, comme j’aurais pu moi-même, céder à la faiblesse de songer à des griefs personnels.

Et j’ai eu l’occasion de vous dire un jour, qu’en dehors de tout différend qui a pu nous opposer, si dans votre action mon concours pouvait vous être utile, vous pouviez d’avance le considérer comme acquis.

Cette assurance que j’ai donnée en d’autres circonstances ,j’affirme aujourd’hui qu’elle est encore restée ma ligne de conduite.

Dans les circonstances graves que traverse notre Pays, j’aï estimé de mon devoir de vous définir ma position sur les évènements que nous vivons.

Et je le ferai à la fois en « Homme de Parti » et en « Membre du Gouvernement ».

« L’homme de Parti » considère qu’une décision politique qui met en péril, et le Gouvernement et les Institutions, ne peut être prise en dehors des plus hautes instances du Parti. . .

C’est dire que la motion de censure qui a été déposée sur le Bureau de l’Assemblée Nationale [par des élus membres du Parti] constitue une entorse d’une gravité exceptionnelle, qu’un homme de Parti a le devoir de condamner sans réserve.

Qu’il soit nécessaire, en l’état actuel des choses, de soumettre au Conseil National du Parti le différend qui oppose l’Assemblée au Gouvernement, c’est là une mesure qui s’inscrit dans la ligne d’action du parti.

Mais, quelle doit être l’attitude du Gouvernement ?

Est-il légitime d’opposer l’autorité du Parti aux Institutions [qui régissent] l’Etat ?

Peut-on valablement recourir aux Forces de l’Ordre pour s’opposer au Parlement ?

Je suis d’autant plus à l’aise pour vous donner mon sentiment que vous connaissez l’amitié que je vous porte, et que vous savez en quelle estime je tiens l’homme que vous êtes.

Je crois, en toute honnêteté, quelles que soient les raisons qui ont poussé certains de nos camarades à s’affranchir des règles du parti [en déposant la motion de censure] , que rien, au nom de la Loi ne rend cette motion illicite.

Je sais que la Loi sur l’état d’urgence [implique] d’énormes limitations aux libertés publiques.

Mais je n’ai jamais pensé qu’elle mettait un terme à la vie parlementaire, ni qu’elle [pouvait modifier], altérer la nature des relations entre le Gouvernement et le Parlement.

Que la Loi d’urgence ait pour objectif [dominant] de renforcer l’autorité du Gouvernement et des Pouvoirs Publics, c’est l’évidence même. Mais qu’elle puisse empêcher un Parlement de reconsidérer ses relations avec un Gouvernement, dans des circonstances données, je crains que cette interprétation ne soit excessive.

L’Etat d’urgence ne paraît pas, en tout état de cause, plus critique que l’état de guerre et nous avons assisté, en pleine guerre, à des changements de Gouvernements.

Je vous approuve lorsque vous affirmez, avec la conviction que vous apportez, dans tout ce que vous faites, que votre autorité, vous la tenez, en premier lieu du Parti, dont les Députés n’ont été que les [mandataires] dans un stade second. Sur ce plan, encore une fois, vous êtes hors d’atteinte.

Mais l’autorité du Parti issue du dialogue que nous évoquons à profusion ne peut s’appuyer que sur les forces du Parti.

Le recours aux forces de l’Ordre qui ne peut s’inscrire que dans un cadre institutionnel, est toujours condamnable quand il est dirigé contre les institutions.

Encore une fois, je crois que vous me connaissez et vous savez ce qu’à mes yeux vous représentez, et c’est pour cela que je ne peux m’empêcher de vous dire qu’à mon avis, vous commettez une erreur.

Je suis de ceux qui vous demandent objectivement de reconsidérer votre position pour que l’irréparable ne soit pas accompli.

Je vous le demande, pour le Pays et votre propre renom.

Et si, malgré tout, vous vous estimiez déjà trop engagé pour écouter ce qui me paraît être la voix de la raison, alors, à mon regret, je vous demanderais de me rendre ma liberté.

 

Je vous demande de croire, quoiqu’il advienne, que vous restez pour moi un loyal serviteur du Pays, même si j’estime que vous vous trompez en ce moment.

Je vous prie de croire, Monsieur le Président, en l’assurance de mon amitié et de mon estime.

 

Karim GAYE

 

Bien des années sont passées sur les déchirements provoqués par ces évènements ; ces évènements dont les implications politiques qui semblaient déjà assombrir l’horizon avaient inspiré cette lettre.

Une lettre qui révèle encore aujourd’hui je le crois dans quel état d’esprit pouvait se trouver son auteur ; et quels étaient ses sentiments profonds sur les hommes et sur les évènements.

Mon sentiment, depuis toujours est que la crise politique de Décembre 1962, et même certains de ses développements auxquels nous ne parvenons pas facilement à échapper ne donnent pas la mesure de toutes les données que l’on retrouve à son origine.

Je me surprends souvent à penser qu’à travers les bouleversements qui surviennent dans l’histoire des sociétés, c’est peut-être, la colonisation qui marque le plus les peuples et les hommes.

La nécessaire reconquête qu’elle fait naître dans l’esprit et dans les cœurs, non de la seule liberté politique, même si elle est fondamentale mais cette nécessaire reconquête,face au pouvoir en place, de la dignité pour son pays et pour son peuple, cette revendication qui n’entend rien céder sur la réhabilitation de notre patrimoine de valeurs morales et spirituelles culturelles et sociales, cette aspiration unanime à une authentique personnalité nationale, c’est le bouillonnement de toutes ces idées, le bouillonnement de tant d’espérances longtemps contenues, qui a jeté bien des cadres nationaux dans la lutte politique pour restaurer la liberté et la dignité du Pays.

Un enjeu, comme on le voit, gigantesque et bien au-dessus évidemment des forces d’un homme isolé.

Mais des hommes qui affrontent ensemble une telle entreprise s’engagent dans l’action les uns et les autres, en fonction de leur connaissance des réalités du pays et des hommes, en faisant appel à toutes les ressources et à tous les aspects de leur formation et en fonction naturellement, de cet acquis individuel et irremplaçable que l’expérience et les épreuves enseignent au cours des années.

Qu’il y ait parfois des heurts entre ces hommes dans le tumulte de la lutte commune, c’est le contraire, en vérité, qui relèverait presque du miracle.

Les transformations institutionnelles qui sont intervenues dans les rapports entre la France et ses anciennes possessions d’Outre-Mer s’apparentent quand on y réfléchit à une véritable révolution.

Et l’on sait bien que les révolutions finissent souvent par dévorer leurs enfants.

Il n’empêche ou plus précisément il est bon que nous connaissions mieux la place, le rôle et la contribution qui revient à quelques-uns des hommes qui ont été à la fois témoins et acteurs dans la lutte qui a conduit le Pays de la tutelle coloniale à la libre détermination.

Pour les observateurs d’aujourd’hui, il suffit, peut-être de laisser la parole aux faits et aux évènements pour livrer la clef des changements qui ont infléchi le devenir de notre pays ; en somme, pour faire honorablement œuvre d’historien à leurs yeux.

Je m’empresse d’ajouter que je n’envisage pas personnellement d’écrire ces pages.

Mais personnellement aussi, je crois qu’elles intéresseraient le lecteur, bien plus, tout de même que le spectacle plutôt attristant de nos querelles et de nos rancœurs.

 

Amadou Karim GAYE

 

Dakar, le 21 juin 1986