« MARCHE ARRIERE » : Morceaux choisis

L’EVANGELISME

Ethiopiques n° 43

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

4e trimestre 1985 volume III n°4

Vous m’aviez demandé de vous parler de mon expérience mystique. Vous avez été courtois. Les quelques personnes qui l’ont mentionnée en me parlant ont plutôt employé le mot « crise ».

La foi est vieille comme l’homme, et je ne connais parmi mes amis que Morisseau qui se vante de n’avoir jamais cru, de n’avoir jamais été tenté de croire à aucun moment même de sa frêle enfance. Je ne l’envie pas, car la foi est une expérience extraordinaire qui vous révèle un autre versant de l’être.

Je ne vous en parlerai pas en détail parce que je partage avec St-Paul que c’est un langage fou que ceux qui n’ont jamais cru ne peuvent comprendre.

Mais je vous ai parlé de ce jeune homme qui avait traversé l’existence sans comprendre quasiment sans penser cueillant des fleurettes dans un paysage gris. Mais vous l’avez vu aussi, s’embrquant pour la prison, saisir parmi tous les livres possibles de sa bibliothèque un traité de philosophie qu’il avait commencé à annoter. C’est donc qu’il y avait en lui une inquiétude diffuse, mal perçue au cours de sa fuite. Comprenez-vous ces mots ? J’entends par fuite l’étant inconscient de tous ceux qui n’ont pas encore conçu pour leur vie un projet.

Bon ! La vie « sans projet » du jeune homme se trouve donc bloquée, et le barrage que j’avais construit devant mes pensées avec la préparation du procès s’est écroulé. Son choix est de s’abîmer dans de vains regrets ou de s’exalter en de vaines anticipations. Il y en avait un troisième qui était le rééxamen de soi, et je ne pouvais plus l’éviter. Ce pouvait être Marx, Lénine, Plékanoff pour provoquer un examen scientifique de l’environnement social. Ce fut plutôt la Bible. Ne vous moquez pas : un doctrinaire communiste comme Jacques Roumain avait en prison la Bible comme livre de chevet, et disait à Brierre qui s’en étonnait : C’est l’un des plus beaux livres qu’on puisse lire.

Ce fut pour moi le plus beau des livres. Ma vie repénétrée à travers la Genèse et les autres « Livres », dont on avait détaché les éléments de nos « histoires saintes ». Cet enfant m’attendait, je le pris par la main et pénétrai avec lui le monde de la promesse : « Un Canaan de lait et de miel », le monde des exhortations : « j’ai plaidé avec ce peuple pour qu’il change ses voies), le monde d’amour du Cantique des Cantiques, et la notion de coupure abyssale entre « le monde » et ses vanités, (la vanité de n’avoir été que moi sans projet) et « la vie » dont le projet majeur est la victoire sur soi et finalement la solidarité, l’amour, le royaume de Dieu. Il y avait ce royaume, attendant, pendant que je me livrais à mes simagrées, petit cinéma personnel sans au-delà.

Le royaume de Dieu attendait ; j’y plongeai, et si j’en suis sorti, évadé des Eglises, et devenu agnostique, refusant la notion d’un Dieu régissant le monde (Il serait bien méchant, n’est-ce pas, et bien impuissant), j’ai gardé l’amour comme notion régisseuse de ma vie.

A ma sortie de prison, je m’étais rapproché des Eglises évangéliques, et comme on ne peut aimer sans partager, j’y parlais aux autres de mon expérience ; j’y prêchais l’abandon des voies égoïstes conduisant vers des bonheurs incertains, pour adopter comme règle la solidarité et le partage.

Le cercle où je tournai pendant cinq ans ne fut plus celui des petits bourgeois, mes amis de toujours, mais celui des humbles ; j’étais au Bel-Air, au More-à-Tuf, à la Saline et trouvai là un monde de déshérités fatigués de l’espérance qui s’étaient tournées vers Dieu, un peuple de pauvres ou de gens de petits métiers acharnés au labeur ingrat qu’impose la subsistance. La chaleur de leur accueil, le bain dans la prière commune.

Puis je sommai Dieu d’accomplir ses promesses ; je ne pouvais admettre son indifférence ni à la misère matérielle des pauvres gens, ni à la méchanceté des puissants, ni au dur combat intérieur des croyants voués, en son nom, à la pureté, et impuissants contre « la tentation » ; des filles, des hommes, se déchirant, délirant de prières pour accéder à l’image de Dieu et renvoyés à leurs péchés : sexe, alcool, violences, par la « puissance du diable ».

C’était un nouveau cinéma. Mais quand j’eus perdu la foi, je persistai un temps au milieu des « frères », par besoin d’aider, puis je m’éloignai. Mais j’ai gardé d’aimer mon prochain, et mon prochain c’est tous les déshérités de la terre, Les autres, je les plains. Plaindre les riches et les puissants ? Ceci n’est pas contraire à combattre l’injustice et à vouloir aimer les justiciers pour que cesse l’oppression.

Pas plus que des disciplines que l’armée m’a appris à m’imposer, je ne regrette ce que vous avez appelé mon « expérience mystique » et qui, le mysticisme dépassé, m’a laissé pour loi de mon gouvernement interne de ne plus jamais vivre égoïstement.

Si je ne suis pas riche, c’est pour avoir appris à tout donner à mesure que je le gagnais. Mes richesses sont ailleurs, non que je les place au ciel, mais expérimentées dans le fait, par exemple que, pour m’avoir côtoyé, des hommes aussi différents que Gérard de Catalogne, Emile St-Lot ou Stephen Alexis, ont à l’occasion de leurs polémiques, évoqué mon témoignage, écrivant que j’étais « le parfait gentilhomme » ou « le plus honnête des hommes ». C’est dans les journaux du temps. Une poussière sans importance.

La dernière phrase de mon roman Kimby, premier de ma série africaine, est : « Il y a une loi bonne pour tous les pays : aimer ».

C’était pour rassurer un vieux chef qui venait de découvrir deux de ses pupilles en train de forniquer. Le monde en était tombé sur sa tête, et plus que pour l’acte des enfants, pour sa propre réaction, refermant doucement la porte. Il en était abasourdi, confessant : « Vous comprenez ? Je n’ai rien dit ». Et son interlocuteur de le rassurer : « Tu as aimé ces enfants plus que la loi ».

Vous souvenez-vous que je vous ai dit que je ne croyais pas en la loi ? Ce n’étaient pas des mots, c’est ma logique interne : « Aimer au-delà de la loi » ; c’est aussi rester dans la loi suprême de la solidarité, car aimer accomplit la loi. Ce dernier mot n’est pas de moi ; il est de Christ.