Notes

LETTRES, CULTURE : L’AVENTIRE DES SURREALISTES – JEAN-JACQUES BROCHIER STOCK- 325 PAGES

Ethiopiques numéro 10

Revue socialiste

De culture négro-africaine

Avril 1977

 

A considérer le nombre d’ouvrages, mémoires, études, thèses, monographies, revues, numéros spéciaux, qui année après année et même mois après mois, lui sont consacrés, le Surréalisme organisé, dont la mort officielle ne remonte pourtant qu’à 1970, est décidément passé dans l’Histoire.

Voici donc un nouveau livre : « L’aventure des surréalistes » (1914-1940), qui vient courageusement s’ajouter à une liste-fleuve. L’auteur, Jean Jacques Brochier, est né (1937) alors que déjà la grande période du surréalisme avait vécu et que ses principaux géniteurs (Breton, Soupault, Aragon, Eluard) s’étaient dispersés aux quatre coins de la géographie des lettres et de la politique.

Pourquoi cet essai ? demande d’emblée J.-J. Brochier. Parce que, répond-il d’un même mouvement, la problématique que pose le surréalisme, sa démarche, son mode de pensée, sont autant d’éléments infiniment modernes, actuels, urgents même. Et de nous renvoyer aux slogans qui fleurissaient sur les murs de Paris – Mai – 68. C’est donc le surréalisme état d’esprit qui est ici visé, au-delà d’une chronique pourtant très précise des faits, où les œuvres ont pour but de marquer les temps forts d’une aventure inépuisable et inépuisée.

Le déroulement finalement très linéaire du récit rend la lecture de ces pages fort aisés. Voici d’abord le décor : cette génération de Français émergeant à peine, meurtris et bouleversés, d’une guerre atroce (1914-1918), la rencontre de ces jeunes hommes en colère et en uniforme (les « médiums », dit Brochier) nommés Breton, Aragon et Soupault avec l’inventeur du mot « surréalisme » même, Guillaume Apollinaire, puis, peu après, avec les extrémistes de la révolte, les « dadaïstes »groupés autour de Tristan Tzara, enfin l’élaboration, à travers mille vicissitudes et avatars, du groupe en tant que structure permanente ayant, avec la revue « Littérature » (titre employé ici par antiphrase), pignon sur rue.

Nous sommes en 1920 : date capitale avec la parution du premier texte proprement surréaliste, « Les Champs magnétiques », écrits en alternance par André Breton et Philippe Soupault selon la procédure révolutionnaire de l’écriture automatique ou « dictée magique de l’inconscient ». Il est vrai que les travaux d’un médecin viennois appelé Freud commençaient d’être connus (Breton, étudiant en médecine, en avait appliqué les théories pendant la guerre sur les malades mentaux de Saint-Didier). « Les Champs magnétiques » sont une sorte de psychanalyse sauvage ou, selon Brochier, « la révélation d’une photographie qui n’aurait pas été prise (…), spontanéisme à l’état brut ». C’est, en un mot, la négation de tout ce qui auparavant faisait la littérature, par la définition d’un nouveau fonctionnement de la pensée.

L’écriture automatique est donc la « prima mater » du surréalisme. Un second générateur de ce mouvement sera le « sommeil » où culmineront Robert Desnos, René Crevel et Benjamin Péret, cette période des sommeils hypnotiques pendant lesquels les surréalistes se mettront à écrire en donnant des textes fameux comme Rose Sélavy.

Le troisième acte du surréalisme, inséparable des deux précédents mais le plus officiel naturellement, fut la publication en 1924 du premier « Manifeste surréaliste ». Ce texte, comme le rappelle Breton, pape du mouvement, « a derrière lui cinq années d’activité expérimentale ininterrompue entraînant un nombre et une variété appréciable de participants ». En fait, le surréalisme entre dans sa phase de formulation et d’organisation : « La Révolution surréaliste » remplace « Littérature ». L’essentiel de la nouvelle revue est constitué de textes automatiques et de récits de rêves entrecoupés de pamphlets qui font scandale « Un cadavre », à l’occasion de la mort d’Anatole France ; affaire du banquet Sain-Pol Roux ; incitations au suicide ; tracts antimilitaristes, etc.).

Mais, dès 1926-1927, le surréalisme commence à s’intéresser de près à la Révolution sociale, donc à l’action militante et à la politique : Aragon, Breton, Eluard, Péret, Unik, M. Alexandre, adhérent au Parti Communiste (où seuls Aragon et Eluard devaient demeurer mais où les rejoindront Tzara, Picasso, Desnos, Vailland et d’autres compagnons de route du surréalisme), provoquant du même coup l’éloignement de certains de leurs amis (Soupault, Artaud, Vitrac). Breton doit donc redéfinir ce qu’est devenu le surréalisme : il le fera en publiant, en décembre 1929, « Le Second Manifeste ». Il y précise qu’en s’engageant politiquement, le surréalisme n’a rien abandonné de ses positions.

« Les rapports du surréalisme et de la politique, écrit Brochier, sont placés sous le signe de la fascination-répulsion avec le Parti Communiste ». De fait, Breton et ses fidèles décrivent jusqu’en 1940 un étrange ballet avec le P.C., y entrant, en sortant (en claquant la porte bien entendu), tournant autour, comme phalènes près de la lampe. C’est qu’il n’était pas facile de concilier écriture automatique et matérialisme dialectique, collages de Max Ernst ou montres molles de Salvador Dali et jdanovisme ou peinture du « réalisme socialiste », problèmes métaphysiques de la condition humaine et réalités de la condition sociale des individus !

Il est donc assez logique que cette totale immersion dans la politique provoque, dès 1930, le début de décomposition du Surréalisme, du moins en tant que groupe structuré et fonctionnel : aux exclusions et aux départs (Delteil, Masson, Baron, Prévert, Desnos, Francis Gérard, Ribemont-Dessaignes, Georges Bataille, Morise, etc.) succèdent vite les scissions. Breton, Péret, Naville optent pour le trotzkysme, Georges Sadoul et Aragon, après une invitation en U.R.S.S., demeurent fidèles à Staline, Crevel se suicide. Déjà la grande époque du Surréalisme semble avoir vécu. La rupture finale de Breton avec Aragon en marque la limite, un soir d’émeute de février 1934, place de la Concorde à Paris.

Pourtant, même ainsi entré dans l’Histoire, le Surréalisme n’est pas mort. Il continue de marquer la vie intellectuelle internationale et peut être à ce titre considéré sur le plan de l’esprit comme aussi importante que le fut, sur le plan politique, la Révolution d’octobre. L’exploration créatrice de l’inconscient, l’humour noir, le renversement radical des idées reçues, des valeurs frelatées, des idoles et tabous de toutes sortes, la réhabilitation des cultures opprimées ou colonisées, a incontestablement ouvert, grâce aux Surréalistes, la voie à notre actuelle manière de penser et de vivre le monde. Ce curieux statut qui est aujourd’hui celui du Surréalisme, à califourchon sur le passé et le présent, Jean Jacques Brochier, même s’il s’appuie la plupart du temps sur des textes ou des travaux déjà fort connus « Histoire du Surréalisme », de Nadeau, « Entretiens de Breton avec Parinaud », etc.), le dégage assez pour nous montrer l’importance permanente d’un mouvement à nul autre comparable puisqu’il a bouleversé tous nos rapports avec la culture (poésie, cinéma, peinture, architecture, objets usuels).

S’il semble d’être « apaisé », le Surréalisme se survit d’ailleurs au niveau d’œuvres isolées, celle de Julien Gracq, d’Henri Michaux, de René Char, par exemple. C’est que le surréalisme est d’abord un état d’esprit qui réclame le bouleversement de tout en profondeur. En ce sens, on peut effectivement, comme le fait Brochier, parler d’aventure. Une aventure exceptionnelle à laquelle, peu ou prou, consciemment ou non, nul désormais n’échappe.