Culture et civilisations

LES ELEGIES MAJEURES

Ethiopiques numéro 27

Revue socialiste de culture négro-africaine

juillet 1981

 

Les Elégies majeures du Président Léopold Sédar Senghor [1]

 

Il y a quelques mois, en relisant l’édition des Essais de 1580 publiée par notre Société, un texte me tombait sous les yeux. Il donnait une extraordinaire définition de la poésie :

« L’histoire, c’est mon gibier en matière de liures, ou la poésie, que j’aime d’yne particuliere inclination. Car, comme disait Cleantes, tout ainsi que la voix contrainte dans l’étroit canal d’yne trompete sort plus aigue et plus forte, ainsi que semble il que la sentence pressée aus pieds nombreus de la poësie s’eslance bien plus brusquement, et me fiert d’yne plus vitue secousse. » [2]

Presqu’au même moment j’étais amené à lire les Elégies majeures du Président Léopold Sédar Senghor, dont la récente publication constitue un événement considérable dans l’histoire littéraire de tous les siècles [3]. La comparaison était aisée, elle s’imposait même entre la pensée de l’illustre Montaigne et la merveilleuse traduction qu’en a donnée Léopold Sédar Senghor dans ce grand livre, qui restera parmi les ouvrages dont l’humanité s’honore d’âge en âge. C’est pourquoi il nous a paru bon de le présenter aux membres de la Société des bibliophiles de Guyenne, aux lecteurs de la Revue et à tous leurs amis dispersés à travers le monde. La véritable vocation du bibliophile n’est-elle pas, en effet, de révéler à l’attention du public les maîtres ouvrages et de contribuer à les faire connaître ? Depuis plus de cent ans qu’elle existe, notre Société n’a jamais eu d’autres préoccupations. En consacrant une étude venue du cœur au dernier ouvrage du Président Léopold Sédar Senghor elle montre, comme aux meilleurs de son histoire ce qu’elle entend réaliser pour le bien de tous. Elle est convaincue de contribuer ainsi à la naissance de la bibliophilie de demain.

Les Elégies majeures du Président Léopold Sédar Senghor marquent l’aboutissement d’une réflexion qui s’est poursuivie toute une vie [4]. Cette réflexion fut, en effet, très précoce. Encore étudiant, avant même d’avoir été reçu à l’agrégation de grammaire en 1935, il avait entrepris de définir et de faire reconnaître l’identité africaine. Ce fut au cours de ses longues conversations avec Aimé Césaire et Léon Damas qu’il élabora peu à peu le concept de négritude, « ensemble des valeurs de civilisation du monde noir ». Il en donna une expression particulièrement ample et profonde dans les trois volumes de Liberté [5] , où il a rassemblé ses principales œuvres en prose : essais, préfaces, articles, conférences, discours, allocutions. Profondément attaché aux valeurs traditionnelles de son peuple, il y affirme sa volonté d’enracinement dans la civilisation de l’Afrique éternelle, sans pour autant méconnaître le reste du monde.

Pour Léopold Sédar Senghor, en effet, toute civilisation digne de ce nom est à la fois intériorité et ouverture. Chaque civilisation qui sait rester elle-même est apte à s’ouvrir largement sur le monde, est capable de recevoir avec fruit les influences extérieures et trouve en elle-même des trésors d’art et de pensée à offrir aux autres civilisations. Comment le Négro-Africain et l’Européen, par exemple, pourraient-ils donc aller l’un vers l’autre, s’enrichir de leurs différences s’ils n’étaient d’abord enracinés au plus profond de leurs héritages respectifs ? Dans ce dialogue des civilisations, ou plutôt dans ce métissage des civilisations, pour reprendre l’expression très forte et pénétrante de Léopold Sédar Senghor, l’Afrique noire a beaucoup à apporter. « Ce quatrième continent de la poésie, avec l’Occident, l’Inde et l’Extrême-Orient, dans sa singularité, qui est d’appréhender le monde autrement que ne le font les poésies déjà entrées depuis des siècles dans notre sensibilité planétaire » [6] s’est déjà hissé aux dimensions de l’Universel.

Léopold Sédar Senghor y a pour sa part, contribué de décisive manière. Il sut très tôt synthétiser deux mondes aussi différents, donc aussi fondamentalement complémentaires, que l’Afrique profonde et incantatoire et l’Europe claire et logique. Usant de toutes les ressources d’un français admirablement maîtrisé pour explorer les replis mystérieux de l’âme noire, il devint depuis 1945 le chantre inspiré des secrets de l’humanité éternelle. Il fit paraître de nombreux recueils dont nous citerons les plus marquants.

Dès 1945 les Chants d’ombre exaltent les valeurs pérennes de la civilisation négro-africaine : le culte des Ancêtres et le lien qui unit les vivants et les morts, le présent au passé. Trois ans plus tard, Léopold Sédar Senghor donnait toutes ses dimensions métaphysiques et religieuses au drame africain dans ses poèmes d’Hosties noires, écrits pour la plupart en captivité durant la seconde guerre mondiale. Les souffrances de « l’Afrique crucifiée depuis quatre cents ans » y sont assimilées au sacrifice du Christ mort pour sauver les hommes. Bannissant de son cœur toute haine, l’auteur demande à Dieu de pardonner « à l’Europe blanche » et conclut son recueil par une Prière de paix :

« Et donne à leurs mains chaudes qu’ » elles enlacent la terre d’une ceinture de mains fraternelles

DESSOUS L’ARC-EN-CIEL DE TA PAIX » [7]

Puis il développe, en 1956, les thèmes de la négritude dans les Ethiopiques (du grec aithiops : noir), dont il choisit le titre en pensant aux Olympiques , aux Pythiques et aux Isthmiques de Pindare. Il les reprend dans Nocturnes (1961), composées de cinq élégies précédées, dans la première partie de l’ouvrage, des Chants pour Signare. Ceux-ci sont un remaniement des Chants pour Naëtt, poèmes d’amour qui chantent la femme noire dans sa beauté hiératique, publiés dans leur première version en 1949. Plus près de nous parurent les Lettres d’hivernage en 1973, puis divers poèmes. Ecrites au Sénégal, les Lettres d’hivernage évoquent les paysages familiers du poète : la plage de Popenguine, l’île de Gorée qu’il voit de sa fenêtre, les oiseaux et les fleurs de son parc, entrés, par la magie du verbe poétique, dans le patrimoine de la culture universelle, au même titre que les sites de l’Afrique chantés par les poètes de la Grèce antique.

 

Les Elégies majeures sont comme l’aboutissement et la synthèse de la quête poétique de Léopold Sédar Senghor. Elles développent, sur un mode majeur, avec une gamme de sentiments et d’images encore plus vastes que dans ses précédents ouvrages, ses thèmes de prédilection en de longs espaces rythmiques, et portent à son plus haut degré d’incantation la vocation de l’Africain à la fraternité universelle. Elles sont par excellence le témoignage de l’âme africaine exprimée :

« dans le génie de la langue française, qui est, en poésie, moins dans la logique, la précision, la clarté que dans l’économie des moyens. A quoi ne répugne pas la Négritude, comme le prouve notre art, tectonique » [8].

C’est que l’auteur se situe au confluent de deux cultures anciennes, riches et complexes. Son enracinement africain, sérère plus précisément [9], est profond, inspiré qu’il fut toujours par la tradition immémoriale des griots et des poétesses de son enfance :

« …C’est moi qui ai conservé le plus de liens avec les Muses sous les formes de mes Trois Grâces, les poétesses populaires de mon village : Koumba Ndiaye, Marône Ndiaye et Siga Diouf. Ce sont elles qui, par leurs poèmes-chants et leurs commentaires, m’ont révélé les caractères essentiels de la poésie sérère et, partant, de la poésie négro-africaine. Quand, à la première version d’un poème écrit d’un seul jet, je me désole, pensant à la beauté de celui que l’une ou l’autre m’avait chanté à mi-voix, je crois souvent les entendre qui me plaisantent en faisant un jeu de mots sur mon prénom : « Sédar sediro ?.. » Que je traduis : « Qui-n’a pas honte, n’as-tu pas honte » de t’assoupir sous notre incantation ? » [10].

A cet héritage ancestral il ajouta l’apport des grands poètes grecs et latins, comme celui des poètes français les plus proches par leur esprit de l’essence poétique africaine. Aussi de ceux-ci retint-il plus particulièrement Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Valéry, Péguy, Claudel et Saint-John Perse, qui savent allier la plus extrême richesse d’imagination à la plus exigeante rigueur dans la forme. Les trois derniers eurent sa préférence dans la mesure où leur génie présente de puissantes analogies avec la poétique noire :

« En tout cas, la première fois que je lus les poèmes de Péguy, plus tard ceux de Saint-John Perse, mais d’abord de Claudel, ils me firent l’effet des poèmes idéaux auxquels j’avais rêvé… Comme étudiant, comme professeur, surtout comme poète, j’ai analysé la poésie de Claudel. Mais, si j’ai cru la comprendre, si j’ai pu l’assimiler, c’est en me référant, essentiellement, à la Parole négro-africaine, telle qu’elle s’exprime dans les poèmes » [11].

Explicitant sa pensée, Léopold Sédar Senghor ajoute, quelques pages plus loin :

« Venons-en à l’exercice, plus précisément à la fonction, de la parole dans le poème : aux Cinq Grandes Odes d’abord. Si je les ai choisies, c’est qu’elles sont l’expression la plus haute et la plus totale du génie de Paul Claudel, et les poèmes qui rappellent le mieux la poésie orale d’Afrique noire » [12] .

De la synthèse de ces deux traditions poétiques convergentes, les Elégies majeures constituent la plus forte et la plus noble expression. Elles furent longuement méditées comme se plaît à le reconnaître leur auteur : « Je vis mes poèmes un jour, des jours, des semaines, des mois, parfois des années, comme l’Elégie pour la reine de Saba – en attendant que me rende visite « la pure grâce du dire » [13]. De fait cette élégie est un poème extraordinairement puissant. Il s’inscrit parmi les meilleurs commentaires que l’on ait donnés du Cantique des Cantiques : ceux d’Origène qui évoquent la spiritualité des premiers siècles chrétiens [14], de Bossuet au grand siècle des âmes [15] et, plus proches de nous, ceux de Jean Guitton [16], de Claudel [17] et de Denis Buzy [18]. Biblique elle prend, de par son origine, une valeur universelle. Mais en même temps, à cause de la reine de Saba, l’auteur y chante « Afrique noire, Féminité, Amour, Poésie qui apparaîtra ici, dans la dernière des Elégies majeures, sous la figure de la Reine de Saba, avec qui, pendant des années, j’ai vécu en adoration » [19].

Il y proclame aussi, dans l’Elégie de Carthage, les hauts faits de l’antique Afrique punique et berbère, depuis l’installation des Tyriens « affadis par la lymphe » [20]

« Venons-en à l’exercice, du Combattant suprême Habib Bourguiba :

« Dans ton palais maure à Carthage, je t’ai nomm é, toi Combattant extrême

Yeux d’acier et d’azur, menton de proue et fils du Peuple de la Mer

Venu dernier pour l’accomplissement de la Parole.

De ton regard, et circulaire aux quatre horizons de l’Afrique, tu en as pris le nombre d’or

Et tu l’as remontée du cap Blanc au cap des Tempêtes

Pour en mesurer la structure et l’asseoir sur ses fondations capsiennes.

Je ne dis pas tes yeux d’acier, ton menton de proue

 

Ni ne loue ton combat de léopard contre le Mastodonte blanc

– Pourtant, quelles moissons furent couchées, et pas en perte pure !

Or je chante après la vaillance, panachée au cœur du combat

L’honneur je chante, et la susceptibilité

Mais les paroles de paix transparentes et ton sourire d’aube.

Je salue ton salut à l’Afrique : aux faces noires d’ivoire comme aux visages vermeils.

Il n’y aurait pas de chant si tar et darbouka n’accomplissaient l’orchestre, prêtant leur

Rythme syncopé aux kamenjabs et aux rebabs, au naï suave oud lyrique, au quanoun.

Ce soir, où tu salues l’Afrique d’un seul salut de tes deux mains unies

Je te salue de ton salut de paix, toi Combattant ultime ! » [21].

Mais surtout en ces Elégies majeures sont étroitement unies, comme un subtil jeu d’entrelacs, les évocations spécifiquement africaines et les thèmes universels. Intériorité et ouverture de la Négritude ! Africains et étrangers y communient dans une même ferveur fraternelle. L’auteur n’évoque-t-il point dans la première pièce, l’Elégie des Alizés :

« Et la rentrée des classes, les visages venus d’où qui s’ouvraient

Et ceux qui arrivaient de France, comme des pommes rouges, ceux qui tombaient de Kaolack, fruits lourds du rônier

-Velours des peaux noires, pétales des peaux roses !

Lors des amitiés toutes neuves, qui se cherchaient la main, et des sourires qui s’ouvraient sur des ciels d’aube… » [22].

Plus intériorisé, plus grave aussi, douloureux apparaît le même thème dans l’Elégie pour Jean-Marie, coopérant français mort en Afrique :

« Tu as fait l’homme unique à l’image du Dieu unique

Tu t’es fait Nègre Jean-Marie parmi les Nègres

 

Tu as rendu gentillesse aux Gentils, honneur aux hommes d’honneur de susceptibilité

Tu n’as pas distribué tes chemises, donnée ta chaussure droite et tu as gardé la gauche.

Ton pain, tu ne l’as pas rompu, tu nous as enseigné

Comment multiplier le mil, le riz, comme Jésus aux noces de Cana.

Tu nous as partagé ton savoir louis d’or, ne laissant rien pour toi

Pour nous moquer et dominer.

Je te bénis toi Jean-Marie, je bénis les bataillons de tes compagnons

Dans la communion des hommes des âmes, des nations et des confessions

Et il n’y a plus, sur toute la surface de la terre, une seule terre ignorée » [23].

Cette fraternité universelle, aux résonances religieuses profondes, transfigure l’Elégie pour Martin Luther King « le roi de la paix ». A la haine des meurtriers de Martin Luther King, Léopold Sédar Senghor répond par des paroles d’amour chrétien et conclut :

« . . . . . . . . . . . . .. Je chante avec mon frère

La Négritude debout, une main blanche dans sa main vivante

Je chante l’Amérique transparente, où la lumière est polyphonie de couleurs

Je chante un paradis de paix » [24].

Plus encore que les précédents recueils, les Elégies majeures sont l’aspiration d’une âme éprise de spiritualité à une communion avec d’autres âmes, car toute sa vie Léopold Sédar Senghor a

« rêvé d’un ciel d’amour, où l’on vit deux fois en une seule, éternelle

Où l’on vit d’aimer pour aimer. N’est-ce pas qu’ils iront au Paradis

Après tout, ceux qui s’aimèrent comme deux braises, deux métaux purs mais fondus confondus ? » [25].

Paroles qui font écho au très beau vers de saint Jean de la Croix :

« Que ya solo en amor es mi ejercicio »

(« Rien que d’aimer : voilà tout mon seul exercice ») [26].

A cet égard l’Elégie pour Georges Pompidou, d’où sont extraits ces versets, nous apparaît comme un des sommets de l’œuvre. Elle s’apparente aux grands textes sur l’amitié qui ont apparu de temps à autre aux époques les plus diverses de l’histoire depuis Aristote jusqu’à François Mauriac, qui avait si bien compris le sens de l’amitié – n’écrit-il pas dans Le jeune homme : « Tous les mouvements sociaux, politiques, religieux ont marqué notre époque dans la mesure où ils ont été des amitiés » [27] -, en passant par Cicéron et saint Bernard. Mais aucun texte ne nous a paru se rapprocher davantage de cette pièce par sa sensibilité et son élan que les Confessions où saint Augustin, avec toute sa vigueur d’Africain, évoque sont amitié avec Alypius et Nebridius. A saint Augustin décidant qu’il « n’y aurait plus de mien et de tien » [28] entre ses amis et lui-même, répond Léopold Sédar Senghor qui « pense à toi mon plus que – frère [29]. Tandis qu’Augustin rappelle le réconfort de la présence muette d’Alypius qui le secourut dans ses luttes intérieures [30], Léopold Sédar Senghor évoque son ami Georges Pompidou qui, dans « sa solitude élyséenne », a besoin

« . . . . . . . . . . d’un camarade, qui lui tienne compagnie.

 

Rien que de sentir son épaule dans la tranchée, la chaleur rythmée de son souffle » [31].

Et si saint Augustin, après la mort de son ami Nebridius, ne saurait « croire pourtant qu’il s’enivre à cette source [de la contemplation divine] jusqu’à m’oublier, puisque vous-même, ô Seigneur, qui étanchez ma soif, vous daignez vous souvenir de moi » [32].

Léopold Sédar Senghor s’adressant à son ami défunt, qui compta au nombre de

« . . . . ceux qui aimèrent leur terre : leur peuple

Et tous les peuples, toutes les terres de la terre dans un amour œcuménique.

Et qui tinrent fidélité à leurs amis… » [33].

se recommande fraternellement à son intercession :

« . . .. Ami, quand tu seras au Paradis

Avec saint Georges je te prie de prier pour moi… » [34].

Parvenue à un tel sommet d’humanité, la poésie transcende son art pour se transfigurer en pure spiritualité. De telles incantations atteignent une valeur d’éternité et peuvent prendre place à côté des plus belles pages du Livre de la Sagesse.

Ainsi Léopold Sédar Senghor, en ces Elégies majeures, offre-t-il aux autres civilisations, en particulier à l’Europe qu’il a si bien comprise, la quintessence même de la Négritude. Dialogue des âmes, dialogue des cultures, les Elégies majeures marquent une étape décisive dans la rencontre des civilisations.

Mais voulant rendre plus aisé cet échange, Léopold Sédar Senghor a voulu expliciter la pensée poétique africaine. Aussi a-t-il fait suivre le texte de ses six Elégies majeures d’un long Dialogue sur la poésie francophone. Ayant montré le manuscrit des Elégies majeures au poète Alain Bosquet, celui-ci, de retour à Paris, le lut, lui en fit l’éloge dans sa Lettre à un poète – Lettre à un continent [35] et lui en demanda deux exemplaires pour leurs communs amis Jean-Claude Renard et Pierre Emmanuel. Ceux-ci à leur tour écrivirent à Léopold Sédar Senghor : le premier lui envoya un texte intitulé « Ma négritude est truelle à la main » [36], le second lui adressa un court, beau et fort poème [37]. Répondant à ses amis Léopold Sédar Senghor le fit sous la forme d’une longue Lettre à trois poètes de l’Hexagone [38]. Ce sont ces quatre textes qu’il livre à ses lecteurs. « Ils les éclaireront, non seulement sur les Elégies majeures, mais, ce qui est mieux, sur la poésie francophone qui, en ce XXe siècle, s’élabore, s’informe, s’épanouit aux dimensions des cinq continents et des civilisations différentes : aux dimensions de l’Universel » [39]. Senghor philosophe et critique éclaire Senghor poète.

La poésie francophone étant essentiellement une poésie africaine exprimée en langue française, on s’explique aisément la prédilection, évoquée plus haut, de Léopold Sédar Senghor pour Péguy, Saint-John Perse et surtout Claudel. Ces poètes français de première grandeur furent ceux-là même qui parachevèrent la création de la poésie totale, celle des correspondances chères à Baudelaire et des symboles. Or la poésie nègre, la vision nègre du monde sont avant tout incantation et symbole, d’où l’influence si profonde de la « Révolution nègre » sur la Poésie les arts, la musique du XXe siècle, dans la mesure même où l’Occident s’est éloigné de la raison discursive et analytique chère aux Renaissants et aux Classiques. En effet, l’art et la poésie nègres ne relèvent point d’une esthétique, si belle et rigoureuse soit-elle. La beauté n’y est point une fin en soi, mais le moyen de saisir une conception totale du monde, de traduire une éthique, d’accéder à l’union mystique de l’homme avec la divinité :

« Gratuitement, Seigneur, tu es descendu en nous ah ! nous habitant, toi qui es plus-que-vie

Toi, l’intérieur qui es le rouge des corps des cœurs.

Je te salue, Esprit, qui t’incarnes dans les cœurs dans les corps » [40]

 

La poésie nègre ne se fonde point sur la logique linéaire et la précision des concepts qui, mal maîtrisées, tendent à briser en mille prismes l’unité vivante du monde, mais sur le sens des « correspondances » et des « symboles » pressentis par Rimbaud dans Une saison en enfer et si merveilleusement exprimés par Baudelaire. Le langage poétique nègre est avant tout incantation auditive, identifiant parole, chant, musiques :

« J’ai promu l’énigme au rang d’une institution, et seule la haute kôra [41] fut à la hauteur de notre dessein » [42].

L’intelligence nègre de la vie en toutes les profondeurs est donc bien aux antipodes d’un intellectualisme desséchant, critique et réducteur, apte certes à l’invention technique et à la domination du monde, à en capter les vibrations secrètes, et à qui échapperont toujours les mystères de l’homme, de l’Univers et de Dieu.

Loin d’être de sèches équations entre concret et abstrait, les symboles nègres sont images analogiques aux sens multiples qui, se conjuguant en des concordances complexes et sans cesse recommencées, révèlent la réalité infinie de l’homme et de l’Univers, en dévoilant les forces cachées qui animent tout être en ce monde. D’initiations en initiations, ces symboles ont pour fin ultime l’union mystique du monde terrestre au monde cosmique et de l’homme en Dieu.

Ce symbolisme négro-africain est non seulement connaissance, mais aussi pratique vécue par la totalité de l’être, avec tous ses sens, avec toutes les puissances de sa voix et de ses gestes. Point de dichotomie entre pensée et action, âme et corps : l’homme écartelé n’est point africain. N’est-il pas significatif que Léopold Sédar Senghor prévoie un accompagnement musical pour la plupart de ses Elégies ? La poésie africaine se chante, en effet, comme se chantent les chœurs d’Esther et d’Atalie. Poésie de l’être total, elle est, en ses œuvres marquantes, éminemment mystique, et le propre de la vie mystique n’est-il point la fusion de toutes les puissances de l’être et la dilatation sans limite de l’âme jusqu’à sa rencontre avec Dieu ?

Ainsi chercher à comprendre la poésie de Léopold Sédar Senghor à partir des catégories de la pensée occidentale contemporaine est-il un non-sens. L’Européen serait-il donc inapte à l’appréhender ? Assurément point, car la tradition occidentale ne se réduit ni à la Renaissance ni à la Philosophie des Lumières. Le poète grec n’est pas sans analogies avec le griot africain. Comme ce dernier il est l’aoidos, l’aède, le démiurge qui chantait, dans les grandes solennités, les hymnes et les poésies mystiques, les cosmogonies et les théogonies. De même, la symbolique celte a imprégné la conscience européenne plus que celle-ci ne l’imagine généralement, ne fût-ce qu’avec le mythe de Tristan et Yseult. N’est-il point révélateur de cette proximité des sensibilités négro-africaines et celtes le goût qu’éprouve Léopold Sédar Senghor à traduire en français les poètes irlandais de langue anglaise, tel le prestigieux William Butler Yeats ? [43]

Sans même remonter aux mythes divins des Grecs ou aux vieilles épopées celtiques, l’homme occidental peut puiser dans le monde foisonnant de l’âge roman – qui, ne l’oublions pas, est celui de l’émergence décisive de l’Occident européen – bien des clés de la compréhension de l’univers négro-africain. En effet, comment se refuser à percevoir de troublantes « correspondances » entre poésie nègre et iconographie romane ? Dans l’une comme dans l’autre les réalités apparemment les plus simples deviennent riches de significations complexes et foisonnantes. Dans l’une et dans l’autre jaillissent entre les choses et les êtres, entre les êtres et le monde divin des correspondances qui se réfractent et se multiplient à l’infini. L’une comme l’autre développent sur plusieurs plans simultanés les images analogiques les plus diverses, que nulle contradiction ne divise mais que de puissantes convergences rassemblent sur la voie royale de la contemplation mystique.

Une sensibilité de même nature ne se retrouve-t-elle point dans la poésie contemplative de saint Jean de La Croix [44] ? Plus près de nous dans le temps Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé et les symbolistes ont proposé à nouveau à l’Occident cette partie de sa substance oblitérée par la pensée rationaliste. On comprend aisément comment Péguy et Claudel furent, dans les années 1930, des « poètes nègres » pour les militants de la Négritude : par delà les différences de culture, leur attitude spirituelle était très proche de l’essence même de l’Afrique noire.

Comme on le voit, si Léopold Sédar Senghor est le poète inspiré qui révèle quelques-unes des forces cachées les plus nobles du monde, il est aussi le penseur qui révèle, à travers des poésies d’inspirations très différentes, les points de rencontre nombreux entre l’âme noire et la sensibilité européenne. Ce faisant, il apporte une contribution essentielle au dialogue des cultures et à la maturation d’une civilisation de l’Universel où tous les hommes serontfrères dans leurs fécondes différences. A ce point de vue l’œuvre de Léopold Sédar Senghor s’inscrit dans l’immense effort qui est fait sous nos yeux pour procurer au monde la paix dont il est assoiffé. Un texte qui conclut le volume des Elégies majeures est à ce point de vue admirablement significatif.

« Je conclurai brièvement. _« J’espère convaincre le lecteur qui aura lu les Elégies majeures après l’avoir fait de cette lettre. Si j’ai placé ce recueil, comme ceux qui l’avaient précédé dans son contexte – francophone, mais encore mondial, avec l’accent mis sur l’Afrique noire -, c’était pour les rendre à leur vérité du XXe siècle : à la Civilisation de l’Universel.

« Ce n’est pas hasard, en effet, mes Amis, si, enracinés dans nos ethnies et cultures différentes, nous chantons, pourtant, les mêmes substances et de manière, je ne dis pas identique, mais convergente. Car que chantons-nous sinon les substances essentielles, les êtres qui sous-tendent les apparences sensibles et qui ont cette vertu majeure de se transmuter en transcendant leur être pour parvenir au plus-être, en devenant intégralement humains ? Et que chantons-nous sinon la Parole poétique, la parole féconde qui les transforment en nous convertissant, nous-mêmes les poètes, en des êtres divins ?

« Jean-Claude Renard a donc raison quand il parle d’« incantation », revenant, en deçà des carmina vers les Grecs et leur thelgeïn, comme nous, Négro-Africains, nous maintenons dans la magie du verbe. C’est là que nous nous rencontrons, vous et moi, vous et nous, poètes noirs de langue française. Nous avons, bien sûr, usé du « stupéfiant image » ; nous l’avons dépassé pour informer le « bien dire » : l’accord harmonieux du rythme et de la mélodie.

« Pourquoi le problème majeur de cette fin de siècle n’est pas le « nouvel ordre économique international », comme on le clame depuis quelques années, qui ne sera pas réalisé si l’on ne rend, auparavant, leur parole à tous les hommes de tous les continents, de toutes les races, de toutes les civilisations. Je parle d’une parole poétique, qui crée un nouvel ordre économique – il faut bien manger, bien sûr – parce qu’un nouvel ordre culturel mondial. Je parle d’une parole comme vision neuve de l’univers et création panhumaine, en même temps : de la Parole féconde, une dernière fois, parce que fruit de civilisations différentes, créée par toutes les nations ensemble sur toute la surface de la planète Terre ». [45]

 

 

[1] Cette étude a été publiée dans la Revue française d’histoire du livre, n° 25, 4e trimestre 1979. Nous la livrons à nos lecteurs grâce à l’aimable autorisation de l’auteur et de la Revue française d’histoire du livre. N.D.L.R.

 

[2] Essai de Montaigne.Texte original de 1580 avec les variantes des éditions de 1982 et 1587, publié par R.Dezaimeris et H Barckhausen,t.I Bordeaux, Société des bibliographies de Guyenne, 1870, p 101

 

[3] Léopold Sédar Senghor, Elégies majeures, illustrées d’oeuvres originales de Hans Hartung, Zao Wuki, Alfred Manessie, Vieira da Silva, Pierre Soulages, Etienne Hajdu, Genève, Ed. Regard, 1978 ; Id., Elégies majeures, suivi de Dialogues sur la francophonie, Paris, Ed du Seuil, (1979).

 

[4] Voir R. Darricau et Ch. Teisseyre, Chronique des expositions : Léopold Sédar Senghor, dans Revue Française d’histoire du livre, no 21, oct.-nov.-déc. 1978, P. 823-829.

 

[5] Léopold Sédar Senghor, Liberté I. Négritude et Humanisme, Paris. Ed. du Seuil, 1964 ; Id. Liberté II. Nation et voie africaine du socialisme. Paris, Ed. du Seuil, 1971 ; Id. Liberté III. Négritude et civilisation de l »Universel, Paris, Ed. du Seuil. 1977.

 

[6] Alain Bosquet, Lettres à un poète. Lettre à,un continent, dans Dialogue sur la poésie francophone ( suite aux Elégies majeures op.cit., p.78

 

[7] Il s’agit du dernier verset de la Prière de paix et pardon qui termine le recueil des Hosties noires, Paris Ed. du Seuil,1984, p.87

 

[8] Léopold Sédar Senghor, Dialogue sur la poésie francophone,. op. cit., p. 88.

 

[9] Lethnie sérère, qui comprend environ 700.000 personnes sur les cinq millions et demi d’habitants du Sénégal occupe la côte atlantique sur une longueur de 200 à 250 kilomètres. La frange Sud du peuplement sérère touche l’embouchure de la Gambie. Bien qu’elle comprenne un certain nombre de pêcheurs, la population sérère est, avec celle des Diolas la plus paysanne du Sénéga1.

 

[10] Léopold Sédar Senghor, Dialogue…, op. cit. p. 103-104.

 

[11] Léopold Sédar Senghor, Liberté III, op. cit. p. 349.

 

[12] Ibid., p. 372.

 

[13] Léopold Sédar Senghor, Dialogue…, op. cit. p. 104.

 

[14] Origine, Homélie sur le Cantique des Cantiques. Introduction traduction et notes d’Ol. Rousseau, 2e éd., Paris, 1966 (Coll. des Sources chrétiennes, n° 37 bis).

 

[15] Bossuet, Canticum canticorum Salomonis, Paris, 1693.

 

[16] G. Pouget et J. Guitton, Le Cantique des Cantiques, Paris, 1934.

 

[17] Paul Claudel, Le Cantique des Cantiques, Paris, 1948.

 

[18] Le Cantique des Cantiques, traduit et commenté par Denis Buzy, Paris, 1950).

 

[19] Léopold Sédar Senghor, Dialogue…, op. cit. p. 101.

 

[20] Léopold Sédar Senghor, Elégies majeures, op. cit., p. 46.

 

[21] Ibid., p. 49-50.

 

[22] Ibid., p. 11.

 

[23] Ibid., p. 27.

 

[24] Ibid., p. 41-42.

 

[25] Elégie pour Georges Pompidou dans ibid., p. 56-57.

 

[26] Le cantique spirituel de Saint Jean de La Croix, strophe 20 vers 101 cité dans Jean-Gabriel Hondet, Les poèmes mystiques de saint Jean de La Croix Introduction, texte, traduction, commentaire spirituel, Paris (1966), p. 174, 175.

 

[27] François Mauriac, Le jeune homme Paris, 1926, p. 27.

 

[28] Saint Augustin, Confessions. VI, 21.

 

[29] Léopold Sédar. Senghor, Elégie pour Georges Pompidou, dans Elégies majeures, op. Cit., p. 59.

 

[30] Saint Augustin, Confessions, VIII, 25-30.

 

[31] Léopold Sédar : Senghor, Elégie pour Georges Pompidou, dans op. cit., p. 54.

 

[32] Saint Augustin, Confessions, IX, 6.

 

[33] Léopold Sédar Senghor,Elégie pour Georges Pompidou, dans op. cit., p. 57.

 

[34] Ibid.

 

[35] Dans Dialogue…, op. cit., p. 75-78.

 

[36] Dans Ibid., p. 79-81.

 

[37] Dans Ibid., p. 83-84.

 

[38] Dans Ibid., p. 85-124.

 

[39] Léopold Sédar Senghor, dans Ibid., p. 73.

 

[40] Léopold Sédar Senghor, Elégies des alizés, dans Elégies majeures, op. cit., p. 18.

 

[41] La kôra est une sotte de harpe d’environ vingt cordes.

 

[42] Léopold Sédar Senghor, Elégie des alizés, dans op. cit., p. 14.

 

[43] Léopold Sédar Senghor, Liberté III, op., cit., p. 438.

 

[44] Jean-Gabriel Rondet, Les poèmes mystiques de saint Jean de La Croix…, op. cit. Dans l’introduction l’insistance est mise sur le symbolisme lyrique de cette poésie mystique

 

[45] Léopold Sédar Senghor, Dialogue…, op. cit., p. 123-124.