Yvette Parès
Culture et Civilisations

LEPRE : LA FIN DE L’OPPROBRE

Ethiopiques numéro 12 octobre 1977

Revue socialiste

De culture négro-africaine

 

L’origine des maladies infectieuses perd dans la nuit des temps. Les bactéries sont apparues les premières au cours de l’évolution. Des millions d’années se sont écoulées avant que l’espèce humaine ne surgisse à son tour et peuple les continents. Et l’on ne pourra jamais savoir en particulier, où et à quelle époque les premiers cas de lèpre se sont manifestés.

Les documents les plus anciens, et qui mentionnent les symptômes de l’affection sont deux livres de l’Inde et de la Chine datant respectivement de deux mille six cents et deux mille trois cents ans.

La lèpre a toujours inspiré la frayeur d’autant plus que ce mal redoutable était attribué à une malédiction divine.

L’affection lépreuse sévit sur plusieurs continents et de nombreux territoires sont touchés par cette endémie. Inde, Chine, Japon, Malaisie, Amérique du Sud, Afrique du Nord, Afrique occidentale et centrale lui paient un lourd tribut.

En Afrique noire, une personne sur cinquante contracte la maladie, les foyers les plus atteints étant la partie centrale de la Côte d’Ivoire, le Sénégal oriental, le sud du Mali et de la Haute-Volta, le nord du Dahomey et du Togo),

Le nombre des malades, à travers le monde, est estimé à environ quinze millions.

Le germe de l’affection lépreuse fut découvert en 1873 par le médecin norvégien Armauer Hansen. Observant des préparations de tissus lépreux, Hansen remarqua la présence de petits bâtonnets ou bacilles auxquels il attribua la genèse de la maladie. Sa découverte fut controversée et reconnue six ans plus tard.

Le bacille de Hansen porté l’appellation scientifique de Mycobacterium leprae. Il appartient à l’ordre des Actinomycétales dont la position systématique est intermédiaire entre les champignons et les bactéries et constitue une espèce de la famille des Mycobactériacées.

Les germes de cette famille présentent un caractère spécial. Colorés en rouge par la fuschine, ils résistent à la décoloration par les acides, d’où leur dénomination de bacilles acido-résistants.

Un certain nombre d’entre eux sont pathogènes : bacilles de la tuberculose humaine ou animale, bacille de la lèpre murine, d’autres vivent dans les sols et les eaux.

Depuis les découvertes de Pasteur, toutes les bactéries pathogènes ont été cultivées en laboratoire. Ensemencées sur des milieux nutritifs appropriés, elles prolifèrent et peuvent être conservées par des repiquages successifs. Ceci permet l’étude physiologique, biochimique, antigénique et la recherche de leur sensibilité aux médicaments.

Par contre le bacille de Hansen a résisté pendant cent ans à tous les essais de multiplication in vitro, quels que soient les aliments qui lui étaient fournis. Les produits pathologiques lépreux constituaient les seules sources de germes d’où impossibilité d’études approfondies sur le plan biologique et thérapeutique.

Une autre difficulté majeure consistait dans le fait qu’aucun animal de laboratoire n’était sensible à la lèpre. Tout au plus au cours de ces dernières années, avait-on obtenu une multiplication très limitée du bacille de Hansen dans le coussinet plantaire de la souris.

Une découverte riche de promesses, mais très récente, est la sensibilité à la lèpre humaine qui vient d’être mise en évidence chez le Tatou, mammifère de l’Amérique du Sud.

La lèpre comporte deux types principaux qui se différencient par leurs lésions, leur gravité et les possibilités thérapeutiques.

La forme tuberculoïde est caractérisée par des lésions nerveuses et cutanées où le bacille acido-résistant n’existe qu’en très petit nombre. Elle se développe dans un organisme dont les capacités de défense sont importantes et se traduisent par une réaction positive à la lépromine, réaction comparable dans son principe à la cuti-réaction donnée par la tuberculine.

La forme lépromateuse comporte des manifestations cutanées, muqueuses et viscérales. L’organisme sans défense, est envahi massivement par les bacilles acido-résistants. Dans l’état actuel de nos moyens thérapeutiques, le malade peut être amélioré, blanchi, mais il est condamné à se traiter durant toute son existence, l’arrêt de la thérapeutique entraînant une rechute inévitable.

Bien que très étudiée sur le plan clinique, la lèpre demeure une maladie mystérieuse. Le mode de contamination, la longue période d’incubation (deux à vingt ans parfois), le mode d’invasion de l’organisme relèvent encore du domaine de l’hypothèse.

 

Difficultés de la lutte anti-lépreuse

Elles découlent du fait que le bacille de Hansen n’a pas été cultivable à sa sortie de l’organisme. Aussi les recherches thérapeutiques et préventives sont-elles demeurées à l’écart des progrès de la bactériologie moderne. Les essais de nouveaux médicaments s’effectuaient directement sur le malade avec les inconvénients que comporte une telle méthode. D’autre part, la préparation d’un vaccin efficace échappait à toute possibilité.

A ces raisons majeures, s’ajoutent d’autres obstacles. Le dépistage de tous les malades est difficile, la prise des médicaments souvent irrégulière et de surcroît l’efficacité des produits anti-lépreux s’avère encore bien imparfaite.

Les recherches sur la lèpre ont souvent paru désespérées. Le défi que lançait aux léprologues, le bacille de Hansen pourrait-il être relevé ? Des chercheurs se sont succédé apportant leur savoir et leur courage afin de résoudre l’énigme.

Se basant sur diverses observations, les auteurs anciens avaient émis une hypothèse selon laquelle l’agent responsable de l’affection lépreuse possédait un cycle biologique complexe, le bacille acido-résistant classique ne représentant qu’une étape de ce cycle.

Mais cette interprétation sombra plus ou moins dans l’oubli.

La position systématique des Mycobactéries, intermédiaire entre les champignons et les bactéries plaidait cependant en faveur d’une telle hypothèse. Les champignons possèdent des cycles vitaux. Il était donc logique de supposer qu’un comportement parallèle pût exister dans le groupe très proche des Mycobactéries.

D’autre part, un fait demeure surprenant. Les bacilles acido-résistants sont très rares dans la lèpre tuberculoïde malgré l’étendue possible des lésions. On peut donc supposer qu’une forme inconnue de Mycobacterium leprae est à l’œuvre dans ce type particulier de l’affection.

Les expériences poursuivies depuis six ans au Laboratoire de Microbiologie de la Faculté des Sciences de Dakar ont apporté des faits qui bouleversent les conceptions classiques et par là même, suscitent de nombreuses discussions.

Les résultats obtenus montrent que si le bacille de Hansen est incapable de se multiplier à la sortie de l’organisme humain, il n’en est pas pour autant inerte. En effet, placé dans des conditions expérimentales appropriées, il peut évoluer vers d’autres types morphologiques qui à leur tour seront susceptibles de faire réapparaître le bacille acido-résistant classique.

Nous résumons dans un bref schéma, l’ensemble des résultats expérimentaux. Appelons Forme 1, le bacille acido-résistant (BAR). Placé dans l’environnement qui convient, il évolue pour donner des éléments cultivables ou Formes 2, ou des éléments de très petite taille, traversant souvent les membranes filtrantes et appelés Formes 3. Les Formes 2 et 3 régénèrent la Forme 1. Les Formes 3 peuvent aussi., évoluer vers la Forme 2.

Lorsque les conditions ambiantes ne favorisent pas l’évolution vers la Forme 1, les Formes 3 engendrent des Formes 2.

 

 

 

Examinons brièvement comment s’obtiennent les différentes étapes du cycle. Lorsque les acido-résistants, provenant de lésions lépromateuses, sont incubés plusieurs mois en devers liquides nutritifs ils subissent au cours de ce vieillissement, de profondes modifications : perte de la colorabilité spécifique, gonflement du germe dont la taille devient considérable par rapport au bacille originel. Au terme de cette évolution, la Forme 2 est constituée. Transplantés sur divers milieux ces germes se multiplient rapidement et acquièrent un polymorphisme remarquable (cocci, bâtonnets, filaments, spores).

Les formes 3 naissent de la désintégration des bacilles. Leurs dimensions très réduites leur permettent souvent de traverser les pores de 0,45 M. Elles s’apparentent ainsi aux formes filtrables décrites pour le bacille de la tuberculose.

Le problème à résoudre était de revenir à la Forme 1 à partir des Formes 2 et 3. Les Formes 2 du type spore après repiquage en milieux gélosés germent et donnent des bâtonnets. Un certain nombre d’entre eux évoluent d’une façon remarquable. Ils gonflent et prennent l’aspect de « sacs » ou sporanges. Ceux-ci libèrent ensuite des bâtonnets ou des cocci qui s’allongent, se multiplient et acquièrent l’acido-résistance. La forme 1 est alors reconstituée.

Lorsque la Forme 3 constitue le point de départ, l’ensemencement en liquides nutritifs additionnés d’huile de paraffine provoque la réapparition du bacille acido-résistant classique.

Le fait capital est que le bacille ainsi réobtenu, demeure cultivable dans les milieux additionnés d’hydrocarbures. Nous entretenons depuis deux ans, seize souches obtenues selon ce procédé.

Le cycle biologique de Mycobacterium laprae a été démontré in vitro. Mais on peut se demander s’il se déroule aussi dans l’organisme humain.

Les faits observés se résument comme suit. Les bacilles acido-résistants sont innombrables en cas de lèpre lépromateuse. Les Formes 2 semblent peu fréquentes, par contre les Formes 3 sont très nombreuses dans les deux types de l’affection. Le sang les véhicule, les lésions cutanées en hébergent aussi.

 

Réflexions

La lèpre a toujours été considérée comme une maladie mystérieuse. Une grande obscurité persiste en ce qui concerne le mode de transmission, la longueur de l’incubation et la phase d’invasion de l’organisme. De même comment expliquer la réapparition soudaine et massive de bacilles acido-résistants chez des patients « négativés ».

Les faits cliniques observés suggèrent une hypothèse. Les Formes 3 ne joueraient-elles pas un rôle primordial dans l’installation de la maladie lépreuse. Elles sont comme nous l’avons vu, très abondantes en cas de lèpre tuberculoïde alors que les bacilles acido-résistants n’y existent qu’en faible quantité.

On peut alors penser que dans ce type de lèpre, Mycobactérium leprae demeurerait bloqué au stade Forme 3. Les défenses de l’organisme humain qui conservent une certaine efficacité, l’empêcheraient d’accomplir son cycle biologique.

Par contre, la lèpre lépromateuse correspondrait au type de la maladie où le cycle de développement se poursuivrait avec l’évolution massive des Formes 3 vers le bacille acido-résistant classique.

Les rechutes survenant chez les patients négatifs pourraient s’expliquer par une brusque évolution vers la Forme 3 largement présente dans les tissus mais demeurée cachée aux analyses bactériologiques de routine.

Une question mérite alors d’être posée. Quelle est la véritable action de la chimiothérapie anti-lépreuse actuelle ? Les bacilles acido-résistants sont-ils tués ou simplement désintégrés avec la mise en liberté des Formes 3 qui selon les expériences effectuées dans notre laboratoire représentent des éléments de survie…

Les résultats obtenus au cours de nos recherches laissent espérer diverses applications pratiques qui permettraient de renforcer la lutte anti-lépreuse.

Les germes appartenant aux différentes étapes du cycle étant cultivables, la méthode des antibiogrammes devient accessible et ouvre d’immenses possibilités. On peut maintenant rechercher in vitro à l’aide de ce test, des médicaments d’action puissante qui seraient actifs sur les Formes l, 2 et 3. Il semble important de détruire les Formes 3 jusqu’ici totalement méconnues et qui apparaissent comme le support probable de la maladie et des rechutes.

Les médicaments pourraient avoir deux origines : molécules chimiques de synthèse ou substances isolées des végétaux. Les plantes utilisées dans les pharmacopées traditionnelles mériteraient une attention spéciale.

A côté de l’amélioration de la thérapeutique à but curatif, les moyens d’action préventive sont eux aussi à étudier. La mise au point d’un vaccin constitue un objectif majeur. Il pourrait être polyvalent, dirigé contre toutes les étapes du cycle végétatif de Mycohacterium leprae.

L’étude du comportement biologique de Mycohacterium laprae jette un peu de clarté sur la maladie lépreuse : Le mystère qui l’enveloppe encore disparaîtra progressivement à mesure que nos connaissances bactériologiques s’approfondiront. Celles-ci fourniront aussi les nouveaux moyens d’action thérapeutiques et préventifs.

La victoire sur la lèpre exige encore des travaux longs et difficiles. Mais un tel objectif devrait susciter des vocations parmi les jeunes médecins et scientifiques. Actuellement quinze millions de patients attendent leur guérison. A combien d’hommes et de femmes des générations futures, ce mal sera-t-il épargné si nous parvenons à maîtriser l’affection lépreuse.

Souhaitons, que grâce à des moyens matériels suffisants, des recherches intensives puissent aboutir à l’éradication d’un mal qui atteint l’être humain dans sa dignité profonde.