Littérature

L’ÉPOPÉE DE SAMBA GUÉLADIO DIÉGUI DU FOUTA TORO : UN RÉCIT ENTRE MYTHE ET HISTOIRE

Éthiopiques n°s94-95.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Frontières et autres textes

2015

L’ÉPOPÉE DE SAMBA GUÉLADIO DIÉGUI DU FOUTA TORO : UN RÉCIT ENTRE MYTHE ET HISTOIRE

Les relations qui lient l’épopée à l’histoire et au mythe sont d’une complexité qui apparaît plus nettement dans la sphère africaine où ces notions sont parfois itératives et redondantes. L’épopée, en effet, y est perçue comme le véritable récit de la mémoire collective ; des faits que certains considèrent comme mythiques appartiennent ici à la réalité.

Cependant, tous les éléments de l’épopée appartiennent-ils à la réalité historique ? N’y a-t-il pas une césure entre la réalité du récit épique et celle de l’histoire réelle ? L’épopée n’est elle pas traversée du début à la fin par le mythe qui l’empêche ainsi d’avoir une portée exclusivement historique ?

Les réponses à ces différentes interrogations seront apportées en se fondant sur l’épopée pulaar de Samba Guéladio, considérée comme la plus prestigieuse du Sénégal aux dires de Lilyan Kesteloot.

  1. PRÉSENTATION DE L’ÉPOPÉE

L’épopée de Samba Guéladio, désignée dans ses différentes versions comme une « épopée » ou une « geste », est le récit majeur de la littérature pulaar. On retrouve ses traces dans plusieurs pays ouest-africains notamment au Sénégal, en Mauritanie et au Mali (et probablement aussi en Gambie et en Guinée). Plusieurs auteurs, transcrivant les récits des griots traditionnels, ont publié différentes versions de ce récit.

Une épopée en différentes versions

Il existe au moins une dizaine de versions du Samba dont certaines sont signalées par Amadou Ly dans sa thèse. Une étude minutieuse de toutes les versions à notre disposition permet rapidement de se rendre compte que les textes peuvent être regroupés en deux catégories. Une première, moins fiable, rassemble les versions recueillies par des folkloristes européens alors que la seconde est composée de récits rapportés par des chercheurs pulaar originaires de plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest [2].

Chez les folkloristes, c’est François Victor Equilbecq, un administrateur colonial, qui nous fournit les renseignements les plus précis sur les différents textes. Il a regroupé dans son œuvre posthume des versions recueillies par ses soins et par d’autres folkloristes français. Il s’est même inspiré de la trame de ces récits pour créer une pièce qu’il range dans la catégorie générique du mythodrame [3].

Il présente l’épopée de Samba à travers des textes, en version intégrale ou en résumé, provenant de Raffenel, Gaden, Zeltner, Steff ou encore Fama Mademba et Boubacar Mamadou. Toutefois ces récits sont très souvent dénaturés, faisant perdre à l’épopée son âme peule. Ceci parce que les folkloristes ont essayé de réécrire l’épopée à leur manière, à l’image de Raffenel qui vide sa version de tout le génie littéraire des conteurs pulaar, ou Equibecq lui-même qui a recueilli un texte fait dans un français « petit nègre » assimilable au Forofifon Naspa dont parle Amadou Hampaté Bâ. La lecture de ces textes donne l’impression que ces folkloristes n’ont livré que des pâles copies des récits originaux. Ils prennent en effet trop souvent de liberté d’où notre décision de ne pas inclure leurs textes dans notre corpus.

Donc les travaux des folkloristes, même s’ils fournissent des renseignements importants, ont vidé l’épopée de son génie pulaar et, partant, de sa substance. C’est le vide provoqué par cette situation que vont essayer de combler des chercheurs africains comme Oumar Kane [4], Abel Sy, Amadou Ly et Issagha Correra qui, à partir des années 1970, vont s’intéresser à cette épopée de leur cru. _ Ces récits, recueillis par des universitaires avec des méthodes plus rigoureuses et plus crédibles, permettent de fournir une mine non négligeable d’informations. C’est le modus operandi des chercheurs qui d’abord nous apparaît plus rassurant et plus scientifique. Les textes ont d’abord été enregistrés au magnétophone, transcrits en pulaar avant d’être traduits en français tout en moulant celui-ci, à la manière d’Ahmadou Kourouma, dans la langue pulaar. Le résultat final donne au lecteur la sensation d’être en contact direct avec le récitant et avec l’hypotexte car, à l’exception de la musique et de la gestuelle, il a tout sous la main.

Ces textes, importants sur le plan qualitatif, ont fait l’objet dans certains cas, d’un tri préalable entre plusieurs versions de différents récitants. Ils ont aussi l’avantage d’être plus riches en enseignement et plus complets car couvrant la vie de Samba, de sa naissance à sa mort.

Dans sa thèse de troisième cycle, Amadou Ly a livré deux versions : celles respectives de Seydou Gaye et de Pahel. Le premier n’y a fait l’objet que d’un court résumé permettant au chercheur d’illustrer la présence de quelques procédés littéraires ou rythmiques. Cela témoigne d’un récit très poétique révélant ainsi un conteur qui, même s’il était visiblement un adepte du vraisemblable, conférait au texte un caractère purement esthétique, alors que pour Pahel l’épopée n’est rien d’autre que de l’histoire. Le texte de Pahel a été entièrement rapporté dans la thèse de Ly et a été même publié [5]. C’est sur ce texte et sur ceux d’Abel Sy [6] et d’Issagha Correra [7], qui ont fait l’objet de travaux universitaires avant d’être publiés, que nous allons nous appuyer pour notre analyse. En les rapprochant, il est possible de remonter le fil du texte épique et de donner les éléments qui en sont les plus essentiels.

Résumé des éléments essentiels de l’épopée

Nous trouvons différents éléments chez les trois chercheurs qui nous semblent essentiels dans ce récit. Ce sont des constantes que l’on retrouve telles quelles ou avec des différences minimes chez les auteurs. En effet, dans toutes les versions, on apprend qu’il y avait deux frères nommés Guéladiégui et Konko Bubu Musa. Chez Amadou Ly et Issagha Correra, le premier a régné jusqu’à sa mort avant d’être remplacé par le second. Le conteur d’Abel Sy, par contre, présente Konko comme l’occupant du trône dès le début. _ Dans tous les récits, Guéladiégui a un fils posthume nommé Samba Guéladiégui que Konko va tenter d’éliminer. Avant même la naissance de l’enfant, le roi a voulu tuer toute femme enceinte de son frère ou assassiner tout enfant mâle qui pourrait un jour réclamer le trône. C’est cet enfant qui plus tard va réclamer sa part de la royauté et même le trône parce que son « père » Konko avait distribué les charges ou terres à tous les princes en l’excluant. Cette injustice va provoquer son exil [8] à l’étranger qui lui donnera l’occasion d’accomplir plusieurs exploits pour revenir avec une armée donnée par Elel Bil Djikri (ou El Bil Djikri). Le héros vaincra finalement Konko à Bilbassi avant de mourir plus tard dans le Boundou.

Ces éléments constituent le socle sur lequel reposent ces textes qui peuvent parfois contenir des différences notables. Par exemple chez Abel Sy, Samba ne goûtera pas aux délices du pouvoir même s’il vainc Konko à Bilbassi. Au même moment, chez Amadou Ly, le récitant Pahel donne une ascendance mandingue à Samba, arrière-petit-fils de Koli, lui-même fils de Soundiata. L’épisode du Tounka n’existe pas non plus chez Issagha Correra.

  1. LA PRÉSENCE DE L’HISTOIRE DANS L’ÉPOPÉE DE SAMBA

Dans les différentes versions qui ont été construites autour des éléments essentiels qu’on a signalés, on note toujours une présence avérée de l’histoire. D’ailleurs tous les griots qui récitent cette épopée la considèrent comme la vraie histoire de Samba, un épisode de l’histoire officielle du Fouta Toro. C’est ce que précise Amadou Ly : « Pahel était intimement convaincu de la véracité de l’histoire qu’il racontait. Il n’est d’ailleurs pas le seul dans son cas. Tous les historiens traditionnalistes sont convaincus d’être les détenteurs de l’histoire authentique de leur pays ».

En regardant de plus près les récits, on se rend compte que les données historiques y sont très importantes. Elles permettent, entre autres, de connaître certains passages de l’histoire du Fouta du XVIIIe siècle en fournissant des renseignements précieux, sur lesquels certains historiens se sont fondés pour leurs études.

Des personnages historiques

Il faut signaler que l’épopée de Samba met en scène avant tout des personnages qui ont réellement existé dans l’histoire du Fouta. Leur authenticité historique est même attestée par les études scientifiques. Nous citerons quelques uns de ces personnages que nous considérons comme les plus importants de l’épopée :

– Samba Guéladio Diégui : il est le fils naturel du satigui Guéladiégui et de Kumba Jorngal Jonana Niima. Sa date de naissance est située par Oumar Kane entre 1700 et 1704. Il a régné au Fouta pendant sept ans de manière discontinue entre 1724 et 1743. Il est certainement mort après 1743 alors qu’il était en exil dans le Boundou ;

– Konko Bubu Musa : fils du satigui Bubu Musa, il a régné lui aussi dans le Fouta entre 1735 et 1740 puis entre 1743 et 1747, selon Oumar Kane ;

– Séwi Malal Layal : c’est un personnage historiquement attesté. On le retrouve dans la thèse d’Oumar Kane qui nous apprend qu’il était d’abord le griot du père de Samba avant d’être celui de ce dernier après la mort de Guéladiégui ;

– Elel Bil Djikri : Oumar Kane nous dit que les Hormans qui accompagnaient Samba étaient dirigés par le fils du chef de leur campement, un certain Sidi Elem Bil Djikri.

Nous avons choisi ces personnages puisque ce sont ceux que l’on retrouve en même temps dans toutes les versions épiques et dans les travaux historiques. Ils nous semblent être les plus importants par leur rôle et leur influence sur les événements. Il s’agit des personnages hautement historiques dont on peut facilement retrouver les traces des descendants dans la sous-région. Ils prennent part à des événements qui constituent le socle historique sur lequel s’appuie la création épique.

Le socle historique

Il se construit essentiellement autour de la crise de succession dynastique qui a opposé les lignées de Samba Boy et de Gelaajo Jeegi. Il faut rappeler que de 1702 à 1776 plusieurs crises de succession ont secoué la dynastie des Dényanké. Elles constituent même l’un des facteurs qui ont favorisé la chute de cette dynastie royale avec l’émergence de l’Almamyat.

Le conflit dont il est question dans notre épopée a commencé en 1718, avec l’éviction de Samba Guéladio Diégui de la course au pouvoir. Il faut dire que les racines de cette querelle violente remontent à très longtemps car le père de Samba lui-même avait illégitimement pris le pouvoir en déposant Bubacar Siré. C’est de ce pouvoir « usurpé » que Samba tire sa légitimité, même si son père à son tour a été déposé par la suite par le même Bubacar Siré, aidé en cela par les Marocains. C’est ce qui explique que Samba a d’abord lutté contre Bumusa puis contre Konko, le fils de ce dernier. Pour sortir victorieux du conflit avec Konko, Samba était allié aux Français car ils en voulaient à son rival qui avait laissé impuni le pillage du chaland « l’Intrépide ». Il aurait même, selon certaines sources, participé à la mise à sac de ce bateau. Mais malgré l’alliance tripartite entre les Maures, les Français et le fils de Guéladiégui, en plus des passages plus ou moins longs de ce dernier sur le trône, c’est Konko qui dirigera en dernier lieu le Fouta avant de céder le pouvoir, selon des sources concordantes, à son frère Sulé Njaay.

Voici en quelques lignes un résumé du socle historique sur lequel l’imaginaire s’est fondé pour créer l’épopée. Cette dernière va se servir de ces événements pour construire un récit auquel les éléments mythiques donnent un ton merveilleux.

  1. LA PRÉSENCE DU MYTHE DANS L’ÉPOPÉE DE SAMBA

Comme toute épopée, le Samba s’écarte de l’histoire par la présence d’éléments mythiques qui contribuent à imprimer au texte un ton merveilleux. Fruit de l’imaginaire pulaar, le récit épique est ainsi le lieu de convergence des valeurs de la communauté. Dans notre récit, la présence mythique se fonde sur deux types de procédés que sont les embellissements et les transpositions des mythes ouest-africains.

Les procédés d’embellissements ou l’usage des grossissements et déformations épiques

C’est à travers la reproduction du schéma narratif du Soundiata que le mythe du héros se développe. Il se construit par des grossissements et des déformations épiques ; les différentes étapes du schéma sont autant d’occasions pour les conteurs d’agrémenter la véritable histoire de Samba d’éléments mythificateurs.

C’est ce que nous aurons l’occasion de vérifier à travers quelques points, qui recoupent d’une certaine manière le schéma narratif traditionnel de l’épopée ouest-africaine.

La généalogie de Samba

Dans l’épopée ouest-africaine la généalogie du héros est souvent exposée dans la partie appelée préhistoire du héros. Elle permet de donner une ascendance glorieuse à ce dernier. Si chez Issagha Correra et Amadou Abel Sy la généalogie de Samba se limite à son père Guéladio ou Guéladiégui et à sa mère Coumba Diorngal, la version d’Amadou Ly, récitée par Pahel, remonte jusqu’à Soundiata Keita. En effet, Samba y est présenté comme un descendant direct de l’empereur du Manding car son ancêtre Koli Tenguella est enfant naturel de Soundiata : « Lui Samba, / est issu de Koli Tenguella./Koli,/on a dit de lui qu’il est le fils de Tenguella./ Ce n’est pas cela, /Tenguella n’est pas son père :/ c’est Soundiata qui est son père » [9].

Dans ce récit, la chaîne qui mène du fils de Sogolon au héros de l’épopée pulaar se présente ainsi : Soundiata, père de Koli Tenguella ; Koli, père de Diégui Koli ; Diégui, père de Guéladio Diégui et Boubou Moussa ; Guéladio Diégui, père de Samba. Cela est affirmé de cette manière par Pahel : « C’est de celui-là, de ce Koli/ que Samba est issu :/ il fut le père de Diégui Koli ;/ et c’est ce Diégui Koli qui fut le père de Guéladiégui/ et celui de Konko Boubou Moussa » [10].

Oumar Kane balaie cette hypothèse d’un revers de main en montrant d’emblée que Koli ne peut être le fils de Soundiata pour la simple raison que trois siècles séparent les deux rois. Soundiata a en effet régné au XIIIe siècle tandis que Koli était au pouvoir au XVIe. Néanmoins, l’origine malinké de Koli est très plausible et certains chercheurs comme Sally Seck, citée par Kane, affirment que la mère de Koli, Nama Kéita était une descendante authentique de Soundiata. _ Quant à la généalogie proprement dite de Samba, elle se donne ainsi, selon Kane : Koli (1512-1537), père de Yéro Jam (1581-1591), ce dernier père de Sawa Lamu (1603-1640) lui-même père de Bubacar Sawa Lamu (1640-1669), qui était le père de Guéladio Diégui (1710-1718), qui eut pour fils Samba Guéladio Diégui [11]. _ Nous constatons que de Koli à Samba, il y a au moins quatre générations, tandis que chez Abel Sy, il n’y en a que deux entre l’ancêtre et le petit-fils. Nous en déduisons que la généalogie de Pahel est fantaisiste et fausse ou du moins réductrice. Elle serait mue seulement par un souci d’embellissement.

La relation parentale entre Samba et Konko

Nous laisserons de côté la naissance du héros, qui est un moment phare de l’épopée ouest-africaine, pour nous concentrer sur la relation parentale entre Samba et son ennemi juré Konko. Dans toutes les versions, le second est l’oncle ou le « père » (frère du père en Afrique) du premier. C’est le constat auquel aboutit Amadou Ly :

La quasi-totalité des folkloristes, dont nous avons pu trouver le texte ou écouter le récit, donnent Samba comme étant le « fils », c’est-à-dire le fils du frère de Konko ». On ne peut parler de cette question en occultant la relation entre Konko et Guéladiégui, le père de Samba. L’épopée nous apprend que ce sont des frères : « et c’est ce Diégui Koli qui fut le père de Guéladiégui/ et celui de Konko Boubou Moussa./Ils ont le même père/ mais pas la même mère.

Si toutes les versions sont unanimes sur ce fait, elles ne sont pas, en revanche, d’accord sur la question du plus âgé des deux. Pour Pahel et Amadou Kamara, Guéladiégui est l’ainé (donc naturellement le premier à régner), tandis que pour la version rapportée par Amadou Ly, Konko est le grand frère. Non seulement, il sera le premier régnant mais son frère ne montera jamais sur le trône.

Confrontée à la réalité historique, cette hypothèse est fortement mise à mal. Amadou Ly, prenant le contrepied de son conteur, fait œuvre d’historien en démontrant que Samba et Konko sont des cousins et que leurs pères respectifs n’étaient pas des demi-frères mais des cousins germains (Guéladio Diégui et Bubu Musa). Ly explique ainsi cette erreur de la tradition orale :

Il nous est apparu également que les conteurs traditionnels se sont trompés dans les liens de parenté échafaudés à propos de Samba et Konko, en raison de l’amalgame qui s’est fait dans les mémoires, de deux adversaires de Samba que l’on a confondus en un seul. Samba, en effet, a eu maille à partir avec Bùbu Moussa, d’abord, et avec Konko Bùbu Moussa ensuite : avec le père puis avec le fils donc [12].

Si l’on regarde le tableau d’Oumar Kane intitulé « La succession des satiguis deenyankoobé et leurs relations de parenté », on s’aperçoit que Gelaajo Jeegi est l’oncle de Bubu Musa qui, de ce fait, est cousin de Samba. Donc le fils de Bubu Musa, Konko, ne peut être que le neveu de Samba.

Nous voyons ainsi une nette différence entre les conclusions d’Amadou Ly et de Kane. Quoi que l’on dise, la relation entre Samba et Konko et celle entre leurs différents pères sont encore toujours dans le flou. Ainsi l’hypothèse de la tradition a encore de beaux jours devant elle.

Les causes du conflit

Dans la tradition orale, les causes du conflit sont toujours les mêmes. Konko, succédant à Guéladio Diégui, va tout faire pour écarter le fils de celui-ci du pouvoir. Après avoir tenté en vain de le tuer, il distribue les richesses ou les charges du royaume à ses propres enfants, excluant Samba qui se sent ainsi lésé. Réclamant sa part dans le partage, Samba prend la route de l’exil pour chercher une armée et reconquérir le pouvoir.

Les causes données par l’épopée sont quasi identiques à celles avancées par les historiens et les chercheurs. Pour Ly, « l’épopée de Samba s’appuie sur un conflit réel qui déchira le royaume des Peuls dénianké au XVIIe siècle ». Dans son analyse, il se basera sur les Chroniques [13] de Siré Abass Soh pour nous révéler que la rivalité des deux hommes serait née, d’après les Chroniques, d’un fait assez courant dans la dévolution patrilinéaire du pouvoir :

Konko invoquait contre Samba-Gelàdyo-Dyegi les droits que lui conférait son âge plus avancé, et Samba-Gelàdyo invoquait ses droits d’ascendance contre Konko, ce dernier étant au rang des fils par rapport à Samba-Gelàdyo-Dyegi d’après leur généalogie, bien que Konko fût son ainé [14].

Essayant lui aussi de faire la genèse du conflit, Issagha Correra montre que « la mort de Guéladio Diégui a porté au pouvoir Konko Bou Moussa au détriment de Samba, le fils du Satigui qui était encore très jeune » [15].

Les explications de l’épopée se présentent ainsi comme une simplification des vraies causes, une sorte de représentation caricaturale ne s’attardant pas sur les détails. Avec Oumar Kane on comprendra, si nous pouvons nous le permettre en paraphrasant la Bible, qu’au début c’était l’illégitimité.

En effet, après une série de coups d’État qui fausse les règles de la dévolution du pouvoir denyanké, Gélaajo Jeegi est destitué et son fils écarté de la course au pouvoir. Pour résumer cette crise, Kane démontre qu’en 1718 le Batu Fuuta (assemblée chargée de l’intronisation des satigi) a destitué Gelaajo Jeegi

qui s’était rendu odieux par sa dictature qui n’épargnait ni les grands ni les humbles. Samba Gélaajo Jeegi a été exclu de la succession par le Batu gagné en majorité à la famille de Bumusa, sous prétexte qu’il a trempé dans l’assassinat de Bumusa et parce qu’il est le fils de Gélaajo Jeegi. Samba Gélaajo Jeegi décide de défendre ses droits en allant chercher à l’extérieur chez les Maures le soutien qui lui faisait défaut à l’intérieur [16].

Nous voyons là que l’épopée a passé sous silence le rôle du Batu Fuuta, la quasi illégitimité du pouvoir de Gélaajo et sa tyrannie, de même que l’implication de Samba dans le meurtre de Bumusa.

Ce souci de la tradition de déformer l’histoire s’explique par le fait qu’elle veut présenter Samba comme le héros complet et accompli, le roi légitime délesté de son pouvoir alors qu’aujourd’hui, l’histoire démontre le contraire. Ce qui nous emmène à parler inévitablement de la légitimité ou non du pouvoir de Samba.

Qui est l’usurpateur ?

La réponse à cette question reposera d’abord sur une étude de la méthode de dévolution du pouvoir chez les Denyanké, telle que rapportée par les chercheurs. Pour Correra « les Déniyankobé ont un pouvoir gérontocratique. Le plus âgé de la famille est désigné pour exercer le pouvoir » [17].

Oumar Kane va fournir plus de détails dan sa thèse :

La dévolution du pouvoir obéit à un certain nombre de règles : la première veut que ne règne que celui dont le père a effectivement régné ; la deuxième, c’est la primauté de l’âge, tous les enfants d’un roi se succèdent au pouvoir par ordre de naissance, sauf incapacité physique et morale constatée par l’assemblée du Fuuta ; la troisième, c’est que le pouvoir passe de la génération des « pères » au plus âgé des « fils » dont les pères ont régné ; une quatrième règle, c’est l’approbation par le Batu Fuuta du prince désigné ; une cinquième règle veut que le pouvoir ne puisse pas être exercé par des princes de moins de 30 ans selon D.A. Manuel e Vasconcelos ou de 20 ans selon Chambouneau [18].

Le tableau suivant qu’on propose permettra de savoir qui des deux rivaux répond le mieux aux critères établis par les notables futanké. Il faut de prime abord dire que tous les historiens (même ceux qui avancent que Konko est le neveu de Samba) sont unanimes sur le fait que Konko était plus âgé que Samba. De plus, ignorant jusque là l’âge exact des deux protagonistes au moment où ils se disputaient le trône du Fouta, nous ne prendrons pas en compte la dernière règle dans notre tableau. Nous dirons tout simplement qu’au moment des événements dont il est question ici, les deux prétendants à la direction du royaume avaient atteint au moins l’âge requis pour espérer monter sur le trône [19].

REGLES SAMBA KONKO

1ère      X            X

2ème                  X

3ème                  X

4ème    –             X

Le résultat de l’analyse de ce tableau est sans appel : Samba était celui qui répondait le moins aux exigences de la méthode de dévolution du pouvoir. Cela nous amène à opiner sans risque de nous tromper que c’était lui l’usurpateur, c’est lui qui a pris de manière illégitime un pouvoir qui normalement devait revenir à Konko qui présentait le meilleur profil. D’ailleurs, Amadou Ly, se fondant sur les renseignements tirés des chroniques de Siré Abasse Soh, parle sans ambigüité de la prééminence de Konko sur Samba : « Tous deux appartiennent à la même génération, et dans ce cas, la dévolution du pouvoir se faisant non de père en fils mais d’aîné à aîné, le trône devait revenir à Konko » [20]. Il enfoncera le clou dans le même texte : « Samba n’est pas le neveu, mais bien le cousin de Konko. Ce dernier, en tant qu’ainé, était bien celui qui devait régner, et c’est Samba l’usurpateur ». Abondant dans le même sens, Correra avance que « la gérontocratie des Déniyankobé (…) donnait le droit de succession à Konko Bou Moussa et faisait de Samba Guéladio Diégui un usurpateur (…) » [21].

Une autre preuve de la prééminence de Konko sur Samba – preuve qu’on peut qualifier d’« informelle » – réside dans les origines des mères des deux héros. En effet, si la mère du premier était princesse de sang royal, celle du second était issue des « cayboowo ».

Donc, sur ce point, l’épopée, très tendancieuse, est en contradiction avec le fait historique tel qu’apparu dans les travaux d’historiens. Ceux-ci indexent Samba comme le véritable roi illégitime et lui donnent une place aux antipodes de celle inspirée par le mythe.

La victoire décisive

L’étude de ce point crucial revient à chercher qui des deux rivaux a été le dernier à exercer le pouvoir. Sur ce point, les informations tirées des travaux universitaires sont en porte-à-faux avec les éléments de réponse fournis par toutes les versions épiques que nous avons étudiées à l’exception d’une seule. Tous les récits oraux révèlent qu’effectivement après s’être défait de Konko à Bilbassi, Samba va régner pendant longtemps avant de faire un voyage au Boundou où il trouvera la mort.

Dans son résumé des faits saillants du récit qu’il a rapporté, Correra en déduit qu’« en sortant vainqueur de cette ultime épreuve, Samba accomplit son destin car il élimine le satigui usurpateur et reprend sa place » [22].

Au sein même du texte épique voilà comment la scène est racontée :

Samba tente de s’emparer du cheval, mais celui-là aussi tombe en même temps que son cavalier./ Il met le pied à l’étrier, il se hisse sur le dos du cheval,/ il libère le cheval/ pour entrer dans la maison :/ alors ses chiens cassent leurs laisses,/ il pourchasse son père, / ils vont vers Djéri Lombiri ;/ dans la poursuite, il bute sur un melon/ qui vole, se scinde en deux, / retombe sur la tête de son père Konko comme un chapeau ! / Samba dit : au nom de dieu (sic), père Konko./ Il dit : oui./ Il dit : je jure que je t’ai fait porter un melon frais/ jusqu’au moment où il séchera, en ce lieu tu bâtiras une case (…) [23].

Dans le texte de Ly, Pahel, décrivant le dénouement de la bataille de Bilbassi, finit ainsi :

Le septième jour, la bataille prit fin./ Des fils de tieddo, beaucoup étaient morts,/ mais beaucoup n’avaient pas accepté le déshonneur ; et aucun n’avait fuit…/ Le combat cessa./ il marcha alors contre son père/ Konko Boubou Moussa./ il le poursuivit jusque dans un champ de citrouilles,/ et tira dans une citrouille./ La citrouille sauta en l’air et retomba sur la tête du père./ Samba dit : « je ne te tuerai pas ; mais avec cette citrouille,/ je t’ai coiffé d’une citrouille verte »./ (…) Samba revint :/ il était devenu roi [24].

C’est seulement la version rapportée par Abel Sy qui prend le contrepied de cette certitude pour la simple raison que Samba n’aurait jamais régné sur le trône du Fuuta même si on lui concède une ultime victoire sur son ennemi de toujours : « Samba Guéladiégui n’a pas régné/ Il a ravagé le monde, mais il n’a pas régné » [25].

Si on en croit les travaux de Ly et de Kane, Konko a été le dernier à exercer le pouvoir puisqu’il est sorti finalement victorieux du conflit qui l’opposait à la coalition tripartite formée par Samba, les Français et les Maures. Pour le premier, même si Konko a été chassé du pouvoir, il l’a reconquis en 1743 provoquant l’exil de Samba au Boundou où il va mourir. Après avoir analysé toutes les données à sa disposition, Ly en tire la conclusion selon laquelle

Samba n’a jamais pu réduire Konko ; malgré ses nombreuses alliances chez les Maures et l’appui de la puissante Compagnie, il a dû céder le trône, en dernière instance, à Konko qui avait su tenir tête à la puissante coalition dirigée par les Blancs œuvrant à sa perte [26].

Konko d’ailleurs ne quittera le pouvoir qu’en 1746 après avoir abdiqué pour son frère Sule Njaay. Kane confirme cette hypothèse malgré une petite divergence dans les dates. Selon lui, c’est en 1742 que Konko chasse Samba du pouvoir, le poussant à un exil forcé où il passera de vie à trépas. Il abandonnera le pouvoir de son propre gré pour le céder à Sule Njaay le jeune.

Ainsi, les éclaircissements apportés par l’histoire nous ont permis de voir comment l’imaginaire des conteurs a inversé les rôles en faisant de Konko le perdant alors qu’il était visiblement le vainqueur dans ce conflit dynastique. Samba a été toujours désigné comme une victime injustement évincée d’un pouvoir qui lui revenait de droit et comme un héros victorieux, alors que dans la réalité il arbore le mauvais rôle dans un combat où il a été battu par son adversaire à plate couture.

Le règne de Samba

À part la version d’Abel Sy, tous les récits épiques montrent que Samba, après s’être débarrassé de Konko qu’il a battu, va rester au pouvoir jusqu’à sa mort dans le Boundou. Il y a eu de facto un règne sans partage et ininterrompu du héros de l’épopée. Ce que contestent les travaux historiques les plus probants, pour qui le règne de Samba a été discontinu car il s’est déroulé de manière alternative. À cet effet, le tableau des Chroniques que Ly reprend dans sa thèse démontre que Samba a en réalité régné deux fois. Il y eut en effet un bref passage de quelques jours sur le trône en 1735, et un dernier qui a duré trois ans environ, entre 1752 et 1754. Ly lui-même évoque la possibilité de trois règnes dans une période de 20 ans (1725-1731, 1731-1735 et enfin 1740-1743). _ Pour Oumar Kane, Samba a occupé le pouvoir de manière discontinue : quatre règnes qui cumulativement ont duré 8 ans, entrecoupés de périodes brèves de pertes de pouvoir. Il a été chassé deux fois du pouvoir par Bu Musa et également deux fois par Konko qui gardera en dernier le trône.

Il apparaît clairement que l’épopée a fait abstraction de la discontinuité du règne de Samba car mentionner une telle information serait reconnaître ne serait-ce qu’une défaite du guerrier invincible. Cela aurait été contraire à l’image infaillible que les conteurs veulent donner du personnage.

Ce qui semble sûr donc, c’est que Samba n’a pas connu globalement un long règne. Il a fait plusieurs passages sur le trône du Fouta avant d’en être définitivement chassé.

La mort du héros

La question de la mort de Samba Guéladio est évoquée presque par toutes les versions épiques. Il est intéressant d’essayer de voir d’abord ce que nous dit l’épopée sur le lieu de cet événement, sur sa date et enfin sur ses causes.

Les récits de Pahel et de Kamara nous donnent au moins deux des réponses à ces questions. En effet, dans ces deux textes, le Boundou est désigné comme le lieu de la mort de Samba. De plus, les circonstances de sa mort – son empoisonnement par sa femme Diyé Konko – y sont présentées de manière similaire.

Pour le conteur de Ly :

A peine Séwi fut-il assis, Samba découvrit le mafé lâlo./ Aussitôt le fumet pénétra dans ses narines – balaw ! -/ Il fut alors comme pris de vertiges ; / la maladie le frappa. / Il resta couché à Oulé Bané pendant six mois. / Par la suite, on leur dit qu’il y avait des guérisseurs à Bohé Ballédji ;/ Ils allèrent et y restèrent un mois./ Ensuite, on leur dit qu’à Bokki Dawa Douna / vivaient des mâbo capables de le guérir. / Ils allèrent à Bokki Dawa Douna ; / ils ne réussirent pas ; sur le chemin de retour vers Oulé Bané, / entre Séwoudjé et Youppé, / ils parvinrent à Bohé Tati. / Samba expira / [27].

Ce sont presque les mêmes circonstances qu’on retrouve dans le récit de Kamara :

Au retour de Woulou Dono Guéladio/ elle dit : mon Samba./ Il dit : oui. / Elle dit : voilà ton repas. / Samba découvre le plat et y trouve du mafé./ Il dit : Diyé ma petite sœur/ Elle dit : oui/ Il dit : je ne mange pas de mafé/ et tu le sais bien. / Elle regarde Samba pendant un instant/ et dit : tu sais pour quelle raison j’ai préparé du mafé ; / pourquoi n’en manges- tu pas ?/ Samba réplique : non, je n’en mange pas, je n’en veux pas. / Elle hurle et pleure / et dit : tu m’as ridiculisée aujourd’hui ! / Diyé pleure en hurlant et tente de partir, / Samba la retient, la regarde / et dit : Diyé ma petite sœur, / tout ce que la houe tire, / elle le rapporte aux pieds du cultivateur. / Je ne peux ni refuser ni consentir à manger, / si je consens à manger cela sera mauvais, / si je refuse de manger cela sera mauvais. / Alors je consens à le faire./ Il en prend trois bouchées./ Arrivé à Diéri Toumbéré, / il se couche à l’ombre du petit baobab, / le cheval à ses côtés. / Il ne s’est jamais relevé de cette couche. / Quand ils arrivent, / ils trouvent que le cheval / est penché sur lui / et trouvent qu’il commence à s’enfler, / il est mort. / Ils l’enterrent dans le petit Diéri Toumbéré [28].

Cependant, ces deux récits, qui concordent sur plusieurs questions concernant la vie du héros, sont curieusement muets sur la « date » [29] de sa mort.

Pour combler ce vide, les travaux de la recherche scientifique ne seront pas d’une très grande utilité. Si les chercheurs reconnaissent presque tous que Samba est décédé dans le Boundou, ils ne donnent aucun renseignement précis sur la date de cet événement. Ainsi Ly révélera seulement qu’« à partir de 1751, on ne parle plus de Samba » [30]. Il annoncera encore un peu plus loin :

Exilé au Boundou en 1751, Samba semble décidé à revenir faire valoir ses droits, ou en tout cas en faire courir le bruit. Il ne semble pas avoir réussi à rassembler les forces nécessaires à son projet et l’on peut croire avec la plupart des conteurs qu’il est mort au Boundou [31].

Même si Kane n’est pas plus précis quand à la date de la mort de Samba, il nous donne une information capitale sur les causes de la mort du personnage. Pour lui, en effet, ce dernier « disparait de la scène politique entre 1744 et 1745 » [32]. Parlant de la fin du héros, il poursuit :

Samba Geelajo Jeegi termina sa vie abandonnée de tous, à la suite du meurtre du plus fidèle de ses compagnons, Geelajo Kinjé, qu’il avait surpris avec sa femme. Il y eut alors beaucoup de défections dans son entourage. Beaucoup de ses hommes rejoignirent Sule Njaay qui profita de l’occasion pour l’attaquer. Il quitta le pays avec pour seul compagnon le griot de son père Sewi Mala Laya. Il se réfugia à Jamwelli pour y mourir d’une maladie de la poitrine [33].

L’information de Kane, sur les causes de la mort de Samba qui seraient somme toute naturelles, démythifie le récit épique qui faisait valoir que le héros a été empoisonné par sa femme. Nous pouvons toutefois comprendre cette attitude de la tradition orale qui veut faire croire que Samba est décédé d’une manière ou d’une autre à cause de sa femme. C’est l’infidélité de celle-ci qui l’amène à commettre l’irréparable. Voulant donner à Samba une mort qui sort de l’ordinaire, la trahison de son épouse est une occasion rêvée pour transformer la vraie histoire du héros en lui donnant une fin moins infâmante.

L’étude du caractère historique de certains éléments épiques nous a permis ainsi de comparer les faits relatés dans l’épopée aux conclusions des recherches scientifiques. Les travaux d’Oumar Kane et d’Amadou Ly nous ont permis de constater que la légende a tendance à déformer la réalité de sorte à présenter Samba dans ses plus beaux atours au détriment de Konko. C’est comme si précisément tout était fait par les griots pour donner au personnage un statut dont son rival Konko est plus digne. Les éléments mythiques rendent l’épopée anhistorique malgré le rôle indéniable que celle-ci joue dans la reconstruction de l’histoire. La volonté de présenter le héros sous ses plus beaux atours et d’embellir sa vie explique aussi l’insertion de quelques mythes comme ceux de Kumen, du Tyamaba ou du Wagadou.

La transposition des mythes

Selon la légende, Kumen apparaissait à un berger nommé Ilo Yaladi Diadié pour lui livrer les secrets relatifs à la procuration d’un gibier abondant ou à la protection face aux forces du mal. À chacune de ses apparitions, Kumen donnait à Ilo des objets magiques qui sont nécessaires à la vie pastorale : l’écuelle, la corde et le fouet. On retrouve à peu près la même mise en scène dans les récits épiques de notre étude. Dans la version d’Amadou Kamara, Samba ira à la rencontre des sortes d’hypostases de Kumen que sont le génie de la mare de Mbolo Gawde (ou fourré des gonakiers) et Kakoli le diable. La manière dont ces derniers procurent à Samba des talismans rappellera la méthode utilisée par Kumen pour faire des dons aux bergers. Pour Samba, ces dons sont les nœuds offerts par les deux génies, le fusil Boussé Larway et le couteau Jiliki Mbany Mbany. Comme dans le mythe, Ilo se servait sur le champ des objets magiques nouvellement reçus, Samba utilisera les siens immédiatement, mais la différence apparaît avec le mythe quand le héros de l’épopée tue ses bienfaiteurs.

Il faut rappeler que Kumen, qui est présenté par certaines légendes comme un double personnage, est représenté par les deux génies donateurs. Ces derniers rappellent les deux Kumen qui interviennent dans l’initiation du berger et qui se nomment Kumen Ndjangan et Karalla Dalla.

On retrouve la transposition du même mythe chez Pahel avec le djinn Barahma. Ce dernier va aussi donner des protections au héros avec l’amulette, l’ayé [34], le fusil et la plume.

Il faut dire que tous ces êtres surnaturels, hypostases de Kumen, rappellent en même temps le Tyamaba, génie de l’eau. Cette assertion trouve ses plus grands défenseurs chez les auteurs de l’étude Tyamaba, mythe peul pour qui, en dehors du conte,

chez les Peuls on retrouve le Tyamaba dans d’autres créations poétiques ; les aventures des pêcheurs Subalbe tout comme l’épopée de Samba Guéladio évoquent le génie ou ses substituts (Diom Mayo, Ngari Niawlé, etc.) au cours de leur trame singulière [35].

Cette thèse fait du diable Kakoli, du génie de la mare de Mbolo Gawde ou de Barahma de véritables figures représentatives du Tyamaba en ce qu’ils sont d’abord des êtres de l’eau. Elle montre aussi que les personnages surnaturels de l’épopée de Samba résultent d’une hybridation par la mémoire populaire des griots pulaar qui condensent au sein d’un même personnage aussi bien des caractéristiques de Kumen que celles du Tyamaba.

De plus, la réception de dons venant d’un substitut du Tyamaba transforme de facto Samba Guéladio en officiant du rite traditionnel réservé à ce personnage en plusieurs circonstances. En effet, Kesteloot, Barbey et Ndongo citent Ibrahima Sow qui révèle que « l’officiant revient souvent du fleuve avec un don du Tyamaba (une amulette, une formule magique, du sable, voire une marmite) » [36].

Si l’on s’accorde avec Sow selon qui si l’officiant reçoit une corde, « cela accroîtra le bétail » [37], on en déduira que Samba incarne ainsi et avant tout la figure du berger peul, puisqu’ayant reçu des nœuds (de corde certainement) de la part d’hypostases du Tyamaba, il devient le détenteur de tous les attributs du pasteur.

Cette transposition des mythes de Kumen et du Tyamaba permet de parachever l’initiation du héros en lui donnant les protections et les connaissances nécessaires à l’accomplissement de son glorieux destin.

Cependant la transposition du mythe de Wagadou est la plus évidente dans l’épopée de Samba Guéladio. En effet, dans toutes les versions soumises à notre étude, le voyage de Samba au pays des Maures connaît son paroxysme avec le combat singulier qui l’a opposé à un animal surnaturel. Dans la version de Pahel, il s’agit d’un crocodile alors que chez Kamara et chez Sy, c’est un monstre (nommé Gnamara Doral chez le second) [38].

Tous ces êtres surnaturels exercent une tyrannie dans le royaume d’El Bil Djikri jusqu’à l’arrivée de Samba. Ce dernier, informé de la situation, va, tel Amadou Le Taciturne, héros du mythe du Wagadou qui tue le serpent Bida pour sauver sa fiancée, débarrasser le terroir de la dictature du monstre. L’épopée se différencie du mythe par les conséquences qui ont suivi l’acte du héros. Fâcheuses pour le Wagadou, elles sont bénéfiques pour le pays d’El Bil Djikri. Dans tous les cas, la mort du monstre provoque la rupture d’un contrat entre l’homme et l’animal.

La présence des mythes ouest-africains donne ainsi au récit de Samba un ton merveilleux. Elle permet de réaliser le personnage en tant que véritable héros de l’épopée.

CONCLUSION

L’étude de la présence du mythe et de l’histoire dans l’épopée du Fouta Toro nous a donné l’occasion de voir d’abord le caractère fortement historique de certains personnages et faits dans les récits. Nous avons aussi pu montrer que plusieurs éléments de l’épopée relèvent plutôt du mythe. Les transformations mélioratives y dominent les faits historiques, à telle enseigne qu’on peut parler de récits anhistoriques. Cependant, on ne saurait en tenir grief aux récitants traditionnels parce que c’est l’écart avec la réalité historique qui donne ce ton si merveilleux à l’épopée ; ce qui en fait l’une des caractéristiques principales de ce genre oral.

BIBLIOGRAPHIE

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KESTELOOT, L., BARBEY, C. et NDONGO, S.M., Tyamaba, Mythe peul, Notes Africaines, Dakar, IFAN, 1985.

LY, Amadou, L’épopée de Samba Guéladiégui, Dakar-Paris, IFAN-UNESCO, 1991.

SOH, Siré Abass, Chroniques du Fouta-Toro, (Delafosse et Gaden, traducteurs).

SY, Amadou Abel, La geste tieddo, Thèse de doctorat de 3e cycle, Université Ch. A. Diop de Dakar, Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1980.

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal

[2] Nous écartons de cette présente étude la version poétisée de Léopold Sédar SENGHOR qui n’entre pas dans notre angle d’analyse.

[3] EQUILBECQ, François Victor, La Légende de Samba Guéladio, Dakar-Abidjan, N.E.A., 1974.

[4] KANE, Oumar, Le Fuuta-Tooro : des satigi aux almaami (1512-1807), Tome 2, Thèse d’État, Université de Dakar, Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1986.

[5] LY, Amadou, L’épopée de Samba Guéladiégui, Dakar, IFAN-UNESCO, 1991.

[6] SY, Amadou Abel, La geste tieddo, Thèse de doctorat de 3e cycle, Université Ch. A. Diop de Dakar, Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1980.

[7] CORRERA, Issagha, Samba Guéladio, Épopée peule du Fuuta Tooro, Dakar, IFAN, 1993.

[8] L’exil est inhérent au genre de l’épopée ouest-africaine car c’est un moyen pour le héros principal de s’initier au métier des armes et de compléter sa formation avant de revenir au pays pour reprendre le trône.

[9] LY, Amadou, op., cit., p.22.

[10] Ibid., p28.

[11] Les années indiquent les durées de règnes de ces rois.

[12] LY, Amadou, op., cit., p.182.

[13] SOH, Siré Abass, Chroniques du Fouta-Toro, (traduction de Delafosse et Gaden).

[14] Ibid., p 179.

[15] CORRERA, Issagha, op. cit,, p.227.

[16] CORRERA, Issagha, op. cit., p 512.

[17] Ibid., p.226.

[18] CORRERA, Issagha, op. cit., p.510.

[19] Ce qui n’est pas toujours le cas dans les versions épiques.

[20] CORRERA, Issagha, op. cit., p.182.

[21] Ibid., p.184.

[22] CORRERA, Issagha, op. cit, p.234.

[23] Ibid., p.212.

[24] Idem, p.152-153.

[25] SY, Abel, La Geste tiéddo, Thèse de 3e cycle, versets 271-272.

[26] SY, Abel, La Geste tieddo, Thèse de 3e cycle, p.184.

[27] SY, Abel, La Geste tieddo, p.171-172.

[28] Ibid., p.214-216.

[29] Les récitants de l’épopée n’étant pas friands en datation, ce sont surtout des événements mémorables qui sont utilisés pour servir de référents historiques.

[30] SY, Abel, La Geste tieddo, op. cit., p.193.

[31] SY, Abel, La Geste tieddo, Thèse de 3e cycle.

[32] Ibid., p 536.

[33] KANE, Oumar, op.cit., p.536-537.

[34] De « aya », mot arabe emprunté par le pular et le wolof pour désigner les versets du coran. Cela dénote l’islamisation du personnage qui se manifeste donc par un certain syncrétisme religieux au niveau de l’arsenal mystique de Samba.

[35] KESTELOOT, L., BARBEY, C. et NDONGO, S. M., Tyamaba, Mythe peul, in Notes africaines, janvier-avril 1985, IFAN, Dakar, 1985, p.3.

[36] Ibid., p. 13.

[37] Idem.

[38] Il faut dire que dans lé récit de Pahel, le monstre tyran est appelé le « caamaba », ce qui nous semble être une erreur et une preuve supplémentaire de la synthétisation des êtres surnaturels de l’épopée en un seul qui hérite de tous les autres.

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