Développement et sociétés

L’ENSEIGNEMENT CONTRE LE DEVELOPPEMENT

Ethiopiques numéro 10

Revue socialiste

De culture négro-africaine

Avril 1977

 

Sous ce titre paradoxal et choquant nous entendons démontrer que l’équation universellement admise : « Enseignement = développement économique », ne se vérifie pas automatiquement dans tous les pays et à toutes les époques. Au contraire on a vu au cours de l’histoire des pays connaître un développement économique rapide avec un système scolaire très réduit. Nous songeons par exemple aux pays européens jusqu’en 1914 ou au Japon entre 1880 et 1910. D’autres pays, les pays africains notamment, ont mis en place depuis 1960 un système scolaire relativement étendu – et de toute manière plus développé que la plupart des pays occidentaux jusqu’en 1940 – et connaissent une croissance économique relativement faible, voire nulle ou négative si on tient compte de leur expansion démographique.

En comparant les relations entre enseignement et développement économique dans des sociétés et à des époques différentes, nous sommes conscients du caractère aléatoire d’un tel procédé. Il est clair que d’autres variables que l’enseignement interviennent dans le développement économique. Nous songeons en ce qui concerne les économies africaines à trois variables dont l’influence nous paraît actuellement prépondérante et dont l’incidence était nulle sur le développement des économies occidentales : en premier lieu les effets de domination exercés par les économies développées qui ont créé une situation et des conditions extrêmement défavorables pour le démarrage de nouveaux ensembles économiques. En second lieu l’origine politico-administrative des bourgeoisies nationales africaines et leur dépendance à l’égard des pays développés ; elles constituent un frein à la création d’économies nationales auto-centrées. Enfin les interventions de plus en plus prépondérantes des organisations internationales dont les normes d’action ne sont pas déterminées par le niveau de développement économique, par les structures sociales, et par l’enjeu politique national des pays assistés ; ces interventions conçues en fonction des conditions et des intérêts des pays riches et exécutées par un corps d’experts contrôlés par eux, exercent une influence perturbatrice qui peut à la limite déstabiliser et désarticuler complètement les sociétés réceptrices. Les campagnes d’alphabétisation massive et de développement scolaire lancées par les organisations internationales, ont abouti dans certains cas à des impasses économiques et à un gaspillage des ressources humaines, sans parler des destructions culturelles.

En contestant l’équation : « Enseignement = développement » et en lui opposant l’hypothèse choquante « Enseignement contre le développement », nous entendons attirer l’attention sur deux confusions qui tiennent aux notions mêmes de développement et d’enseignement.

Les pays développés et les organisations internationales qui en sont les porte-paroles et les instruments politiques et idéologiques, ont utilisé la notion de « développement économique » comme naguère les puissances coloniales celle de « civilisation ». Derrière cette terminologie, à laquelle il faut ajouter le tout récent « Nouvel ordre économique international », s’abrite une idéologie bien précise : sous couvert de coopération, de solidarité internationale, de transfert de technologie et d’expertise, ce qui est en jeu c’est le développement de l’exploitation impérialiste au centre, et le développement corrélatif du sous-développement à la périphérie du système économique mondial. Gunder Frank, Furtado, Cardoso, pour l’Amérique latine, Samir Amin pour l’Afrique ont analysé minutieusement le procès de sous-développement et démontré sa parfaite complémentarité avec les théories et les pratiques occidentales du développement économique. Tant que la domination du capitalisme central ou occidental ne sera pas définitivement ébranlée, le système économique mondial fonctionnera au détriment des économies faibles de la périphérie. Leur croissance est illusoire ; augmenter l’extraction du pétrole et du cuivre ou construire des routes vers les ports et des ports pour exporter, n’est pas développer. Les conséquences de cette croissance (prolétarisation, urbanisation, baisse de la production agricole et artisanale) sont au contraire les principaux facteurs du sous-développement, même si l’analphabétisme diminue et les revenus de la bourgeoisie nationale augmentent.

La deuxième confusion concerne la notion d’enseignement. Si celui-ci consiste à transformer les ruraux en citadins et les hommes libres en chômeurs déracinés ou même en « techniciens » dociles et en appendices des machines, à quoi bon enseigner ? Le résultat le plus évident est qu’on a désappris aux hommes à vivre, à parler leur langue, à penser dans leurs catégories mentales, et même à produire ce dont ils ont réellement besoin pour subsister. On ne peut oublier que dans l’économie capitaliste, l’enseignement a deux fonctions économiques essentielles : d’une part créer une réserve permanente de main-d’œuvre en déracinant les ruraux et en formant les serviteurs compétents et dociles des machines et de la bureaucratie ; d’autre part inculquer les valeurs qui permettent le maintien de l’ordre économique capitaliste [1].

C’est à la lumière de cette mise en cause des notions de développement et d’enseignement que nous entendons analyser les politiques d’enseignement en Afrique et critiquer leurs résultats.

 

La décennie du développement de l’éducation 1960-1970

L’année 1960 fut marquée en Afrique par l’accession d’un certain nombre de pays, dont le Zaïre, à l’indépendance. Le premier défi auquel ces pays durent répondre fut la formation de cadres nationaux pour remplacer les administrations coloniales et assurer le fonctionnement des services publics. Il apparut également que leur développement économique et technique ne pourrait être réalisé que par la formation de techniciens et d’experts nationaux à tous les niveaux. Les systèmes d’enseignement mis en place à l’époque coloniale n’étaient pas en mesure de répondre à cette double demande. Il leur manquait les échelons supérieurs de la formation technique et professionnelle.

On songea dès lors à mettre au point une politique de développement rapide de l’Education. La conférence des Etats africains sur le développement de l’Education en Afrique qui s’est tenue à Addis-Abéba du 15 au 25 mai 1961, fut l’occasion de définir un plan général et les objectifs de long terme (1961-1980) et de court terme (1961-1966).

La conférence recommandait à long terme :

 

– Un enseignement primaire universel, gratuit et obligatoire.

– Un enseignement secondaire dispensé à 30% des enfants ayant achevé leurs études primaires.

– Un enseignement supérieur dispensé à 20% des élèves ayant terminé leurs études secondaires.

 

En même temps que l’expansion des effectifs, la conférence recommandait l’amélioration de la qualité de l’enseignement à tous les niveaux et la localisation de l’enseignement universitaire en Afrique.

Par apport aux groupes d’âges correspondants aux trois niveaux, on obtenait en tenant compte d’une déperdition normale l’évolution suivante en 20 ans exprimée en pourcentage :

 

1960-61                1965-66                1970-71                1980-81

Primaire…..        40           51           71           100

Secondaire…..  3              9             15           23

Supérieur…..     0,3          0,2          0,4          2

Ce tableau de l’accroissement escompté ne rendait pas suffisamment compte de l’augmentation en chiffres absolus et de l’effort que ces objectifs représentaient pour la plupart des pays ; ceux-ci se situaient au départ en dessous des pourcentages retenus par la conférence ; de plus l’augmentation démographique pendant la décennie envisagée a abouti dans la plupart des pays africains à un doublement du nombre des enfants à scolariser aux deux niveaux primaire et secondaire.

Avant d’améliorer leur pourcentage les pays africains ont donc dû faire face au doublement de la demande scolaire. Pour certains le fait seul d’atteindre les normes de 1960-61 et de s’y maintenir représentait un effort considérable.

Najman cite pour l’Ethiopie les pourcentages suivants en 1968-69 : 5,5 % pour le primaire (au lieu de près de 70%) et 3,7% pour le secondaire (au lieu de près de 15%) ! [2]. Ces chiffres représentaient cependant en nombre absolu le fruit d’un effort considérable accompli en 10 ans ; les effectifs du primaire étaient passés de 158.000 à 350.000 et de 8.114 à 62.680 dans le secondaire.

Le programme ambitieux adopté par la conférence paraissait cependant réaliste et nécessaire ; réaliste parce que l’aide internationale et bilatérale était supposée pallier la carence des ressources locales et parce que l’on attendait un développement économique rapide des nouveaux Etats libérés de la tutelle économique de leur métropole ; nécessaire parce qu’i1 était évident pour tous que le point de passage obligé au développement et de l’indépendance économique et sociale était l’éducation. L’équation : « développement économique = développement de l’Education » était universellement acceptée [3] ; les plus lucides admettaient cependant qu’elle jouait dans les deux sens et qu’il fallait également des ressources globales croissantes, c’est-à-dire un développement économique, pour alimenter des budgets de l’Education nationale en expansion.

La thèse d’une complémentarité étroite entre développement économique et développement de l’Education reposait sur une base idéologique solide : la théorie des freins sociologiques et culturels au développement. Une fois levé l’obstacle majeur du colonialisme, il devenait évident que l’inégalité du développement économique mondial, le retard et le sous développement des pays africains notamment, devraient être expliqués en termes d’obstacles culturels et sociaux opposés par les sociétés dites traditionnelles aux conditions de développement d’une économie moderne. Il suffirait que ces obstacles soient levés par l’éducation et la formation, pour que le développement surgisse. Comme l’expriment très clairement Harbison et Meyers dans la préface de leur ouvrage : « Toutes les études sur le développement reconnaissent le rôle de ces ressources humaines : Education, formation, mobilisation, mais notre livre, quant à lui, prend ce facteur comme point de départ ».

En tant qu’idéologie, l’équation Education = Développement, avait deux fonctions principales : la première était d’affirmer une fois de plus – mais sur un mode nouveau non suspect de préjugés racistes – l’excellence et la nécessité du modèle occidental de développement. Avant que l’expérience chinoise ne vienne ébranler la validité universelle de ce modèle, i1 était difficile de concevoir un système d’éducation fondamentalement différent de celui de l’Occident. Le progrès d’une société se mesurait en termes d’alphabétisation, en nombre de textes imprimés, en taux de scolarité, en connaissances des langues véhiculaires internationales, en degré d’urbanisation etc…

La deuxième fonction idéologique de l’équation était de masquer les fondements objectifs du sous-développement, c’est-à-dire les règles du jeu capitaliste, qui veulent que le développement soit le privilège réservé aux plus forts, et non la norme accessible à tous. Sur leur supériorité, les plus forts bâtissent un système qui aboutit naturellement à creuser le fossé entre riches et pauvres, c’est-à-dire à développer le sous-développement,car la finalité du système économique libéral fondé sur le profit, n’est pas de créer ou de développer, mais de prendre et d’accaparer. Même l’accumulation du capital productif n’est pas nécessaire au fonctionnement du capitalisme. C’est le profit, c’est l’exploitation qui est la règle, non le développement ; celui-ci n’est qu’un accident ou un sous-produit du système.

Il est évident cependant que l’idéologie éducative n’aurait pas connu un tel succès dans le monde à partir de 1950 et en Afrique à partir de 1960, si elle n’avait pas correspondu à une attente sociale ; il semblait évident aux individus comme aux collectivités nationales que leur promotion passait par l’éducation et le diplôme. L’équation était d’ailleurs vraie sur le plan individuel puisque les coûts de la promotion étaient supportés par la collectivité.

L’année 1970 proclamée année de l’Education par les Nations Unies marqua la fin de la première décennie du développement.

Dès 1967, le système d’enseignement et la politique d’Education suivie jusqu’alors dans le monde furent mis en question. Le livre de Ph. H. Coombs, La crise mondiale de l’éducation eut un grand retentissement [4]. Ecrit en 1967 pour servir de document de base à la conférence internationale sur la crise mondiale de l’Education tenue aux Etats-Unis, il annonçait les événements de 1968 qui ébranlèrent les systèmes d’enseignement du monde entier. Coombs mettait en relief quatre causes à la crise :

 

  1. – La principale était « l’intensification soudaine de la demande d’éducation ».
  2. La pénurie des moyens.
  3. L’inertie inhérente aux systèmes d’éducation.
  4. L’inertie du corps social lui-même.

La simple énumération de ces « causes » souligne les limites de la méthode d’analyse utilisée par Coombs. En effet « l’analyse de système » utilisée par Coombs, part de l’hypothèse qu’on peut étudier valablement une institution humaine en l’isolant du contexte social global, comme une machine ou une usine dans une chaîne de production. L’analyse de système compare les entrées (Input) et les sorties (Output) et mesure l’efficacité du fonctionnement interne, c’est-à-dire du processus de production à partir de cette comparaison ; on aboutit à la conclusion simpliste : cela va mal d’une part parce que les « sorties » (quantités de diplômes) attendues sont supérieures aux « entrées » (somme des moyens) disponibles, d’autre part parce que la machine, c’est-à-dire le système d’enseignement, ne s’est pas adapté aux modifications des entrées et des sorties.

 

Système d’enseignement et contexte social

Ce genre d’analyse est critiquable pour deux raisons [5] : les catégories utilisées (demande d’éducation, système d’enseignement etc…) ne sont pas homogènes et inertes et ne peuvent être comparées aux facteurs de production et aux produits de l’industrie. La demande sociale par exemple regroupe les besoins objectifs de la production économique et les aspirations des individus aux mieux-être, qui sont le plus souvent en contradiction avec les premiers. Il est évident par ailleurs que les aspirations et leur formulation sont manipulées par les forces de production qui contrôlent les moyens de l’éducation, c’est-à-dire que les entrées et les sorties du système se mélangent.

En second lieu on ne peut isoler le « système d’enseignement » du contexte social global. Les relations entre éducation, production et reproduction, et idéologie sont tellement étroites, interdépendantes et réciproques, que des notions comme « l’inertie du corps social » utilisées par Coombs pour relier l’enseignement à la société globale, sont totalement stériles. Les besoins du système économique, l’hégémonie idéologique de la classe dirigeante, les rapports de force entre gouvernants et gouvernes exercent une contrainte sur chaque élément et sur l’ensemble du « système d’enseignement ». Le modèle d’enseignement colonial est de ce point de vue une caricature éclairante de tout « système » d’enseignement dans une société capitaliste.

Si on renonce à l’analyse de système, on comprend que l’origine de la crise n’est pas dans le décalage entre les « Input » et les Output » ou dans la carence de la productivité interne du système, mais dans la contradiction fondamentale née au sein du système capitaliste entre les besoins objectifs et très limités de la production économique, exprimables en termes de travail qualifié, de techniciens et de chercheurs, et les besoins subjectifs pratiquement illimités et diffus que le fonctionnement même du système capitaliste a contribué à produire. Ajoutons immédiatement que cette production de besoins n’est qu’un avatar du système capitaliste et ne correspond pas à une intention productrice et encore moins à une prévision.

En Occident, l’accroissement du pourcentage de scolarisés et des bases du système d’enseignement – ce qui ne veut pas dire sa démocratisation au-delà des besoins et des possibilités du système économique, est explicable à deux niveaux : au niveau idéologique l’enseignement est utilisé comme une explication et une compensation à l’inégalité inhérente au système capitaliste. Aux enfants d’ouvriers et de paysans, la société capitaliste du XXe siècle dit « Instruisez-vous » avec la même désinvolture que le bourgeois libéral Guizot leur disait il y a un siècle : « enrichissez-vous ». L’éducation généralisée, panacée des démocraties occidentales, devenait la bonne conscience de la société bourgeoise.

Au niveau du système économique capitaliste, la crise de l’Education se présente comme une manifestation de surproduction classique. La crise de 1968, annoncée par Coombs, est comparable à celle de 1929. Le chômage ou le sous-emploi des universitaires diplômés est la solution normale. Le diplôme devenant moins attrayant on aurait dû assister à une baisse de la production d’universitaires et à un reflux vers des métiers productifs et lucratifs. Ce phénomène ne s’est pas produit parce que le système économique capitaliste est partiellement déréglé. P. Fabra a analysé ce dérèglement dans son « Anticapitalisme » [6]. Le fonc6onnement du système économique actuel, axé sur la consommation, le court terme, et l’abondance, est en contradiction avec ses principes de base qui sont la rareté, l’accumulation du capital et l’inégalité. A la pollution et au gaspillage des ressources naturelles par le progrès technique, correspond du point de vue de la production capitaliste la pollution des ressources humaines par l’Education. Le sociologue inutilisable (et dangereux) produit par l’université, est l’homologue du déchet radioactif produit par l’industrie atomique.

Certes depuis mai 1968, on a progressé de part et d’autre dans la récupération et la réutilisation des déchets, mais la solution globale préconisée par certains de freiner la production et de restreindre l’enseignement, paraît politiquement intenable.

La crise de l’Education en Afrique par son paroxysme permet de mieux comprendre les contradictions fondamentales entre les conditions et les objectifs, imposés par le fonctionnement de l’économie capitaliste et le développement démesuré de la superstructure scolaire. En effet l’Ecole est apparue dans les pays décolonisés de l’Afrique, plus que partout ailleurs, comme la principale voie de promotion sociale. Le diplôme, à défaut de possibilités d’épargne ou d’accès aux capitaux, fournissait la base du succès. Sur le plan individuel la demande d’éducation tendait à s’identifier aux aspirations aux mieux-être ; sur le plan national l’illusion que le développement économique et technique était synonyme de développement de l’enseignement, s’était imposée d’autant plus facilement qu’elle était en réaction contre l’idéologie et la pratique coloniales.

Sur le plan des conditions économiques objectives par contre, la rareté des capitaux nationaux, l’étroitesse des marchés et l’accaparement des surplus par les économies dominantes extérieures, limitaient les possibilités de création d’une bourgeoisie économique nationale. La distorsion entre la stagnation économique relative et le développement éducatif était dès lors beaucoup plus forte en Afrique qu’en Occident.

Il fallut de 5 à 10 ans selon le niveau de développement des pays, pour que les bourgeoisies nationales africaines nées du changement politique ou de l’accès aux diplômes, se rendent compte que l’Ecole devenait contradictoire avec leurs propres intérêts, soit qu’elle multipliait à l’excès les candidats à l’entrée d’une classe déjà saturée, soit que sa ponction sur le revenu national menaçât l’avenir du développement économique.

La conférence des Ministres de l’Education des pays africains qui s’est tenue à Nairobi en juillet 1968 témoigne d’une première prise de conscience du phénomène de saturation créée par le développement rapide de l’Education en Afrique. Les participants déplorèrent que les objectifs fixés en 1961 fussent loin d’être atteints tant sur le plan quantitatif que qualitatif, alors que la plupart des pays africains consacraient déjà de 20 à 25% de leurs ressources budgétaires à l’Education nationale ; ils admettaient que ces pourcentages constituaient un plafond difficilement dépassable.

Les raisons de l’échec étaient selon les participants de trois ordres :

 

  1. – La population avait augmenté plus rapidement que prévu [7]
  2. – La croissance du Revenu national avait été beaucoup plus lente, et l’aide de la coopération plus restreinte ;
  3. – Les ressources de l’enseignement avaient été mal utilisées et le rendement interne des systèmes d’enseignement était défectueux comme en témoignait la déperdition excessive à tous les niveaux. Le diagnostic ne mit cependant pas en lumière les contradictions fondamentales entre systèmes d’enseignement et systèmes économiques.

 

Les Ministres recommandèrent d’intensifier les efforts pour améliorer la planification de l’enseignement et d’articuler celle-ci sur la planification de l’ensemble du développement de leurs pays. Ils attirèrent également l’attention sur la priorité à accorder au développement de l’enseignement supérieur.

En fait rien de profond dans le diagnostic, rien de bien neuf dans les propositions ne fut émis à Nairobi.

Il faut attendre les années 1972-73 pour assister dans le monde et en Afrique à une mise en cause plus radicale des systèmes d’enseignement en vigueur, à des analyses plus approfondies de la crise et à des suggestions plus révolutionnaires. Nous ne citerons que quelques unes des prises de position et des déclarations à ce sujet.

 

La remise en question de l’équation « Education = Développement »

Parmi les nombreuses études et prises de position qui remettent en question à partir de 1972 la relation positive entre développement de l’Education et développement général, nous en avons retenu trois sur le plan mondial et deux sur le plan africain : le colloque de villa Serbelloni de mai 1972 organisé à l’initiative des Fondations Ford et Rockefeller, l’enquête de l’Unesco dont les résultats furent publiés dans l’ouvrage collectif édité en 1972 par E. Faure : Apprendre à être, le numéro spécial de la revue Tiers Monde, Education et Développement (janvier-mars 1972) l’ouvrage de D. Najman, l’Education en Afrique : que faire ? édité également en 1972, la conférence de Lomé des pays africains francophones en mai 1972.

Ces textes représentent un éventail de prises de position d’ampleur, de nature et d’origine fort diverses. Ils ont en commun d’être tous fondés sur la prise de conscience du caractère radical de la crise, de son ampleur et de l’urgence des mesures à prendre. La concentration de leur parution en une seule année, 1972, paraît indiquer un tournant dans les politiques d’Education dans le monde. Rappelons cependant que c’est l’année précédente, en 1971, que I. Illitch publiait son célèbre pamphlet : « Une société sans école » dans la lignée des écrits de E. Reimer (Mort de l’Ecole) et Paulo Freire (l’Education pratique de la liberté). La critique de IlIitch et ses propositions étaient beaucoup plus radicales que celles que nous analyserons, mais elles n’atteignirent pas plus, selon nous, le fond du problème.

 

  1. a) Le colloque de la Villa Serbelloni

 

Le colloque qui se tint du 3 au 5 mai à la Villa Serbelloni à Bellagio en Italie réunissait des experts des plus grandes organisations internationales spécialisées dans la coopération à l’Education dans les pays en voie de développement [8]. Il avait pour objet d’évaluer les résultats de la coopération réalisée depuis 20 ans et de préparer des plans d’avenir en tenant compte du diagnostic. Il apparaissait d’une manière générale aux rapporteurs qu’une période était révolue tant dans l’orientation de la coopération, que dans les politiques nationales d’Education. Il fallait envisager de Partir sur des bases radicalement nouvelles.

Trois contributions concernant les relations entre Education, économie et inégalités sociales contiennent les thèses les plus originales présentées au colloque.

– F. H. Cardoso, Industrialisation, dépendance et pouvoir en Amérique latine ;

– R. M. Miller, La signification du développement et ses conséquences sur l’Education ;

– J. Ki-Zerbo, Education et développement.

Cardoso constate qu’en Amérique latine le développement s’opère dans le sens d’un renforcement des inégalités. Le bénéfice de la croissance économique profite à un petit groupe, tandis que l’extension du secteur capitaliste moderne tend à créer une « colonisation » intérieure. La discrimination joue entre classes sociales, entre ville et campagne, entre régions etc… L’Education n’est pas un phénomène neutre par rapport au développement des inégalités sociales. Elle tend à les renforcer parce qu’elle est un facteur de promotion sociale étroitement contrôlé par l’élite.

Miller s’en prend également à la notion de développement économique et étend la constatation de Cardoso à l’ensemble du processus d’industrialisation. Celui-ci ne fut nulle part favorable ni à la justice sociale, ni à l’unité du corps social. Actuellement il est à l’origine de la séparation du monde en nations riches et en nations pauvres, celles-ci étant exploitées par les premières au cours du processus même d’industrialisation. L’auteur se demande comment on peut proposer aux pays en voie de développement d’adopter un modèle de croissance économique dans lequel ils sont déjà perdants.

Miller s’en prend ensuite aux politiques économiques dites de valorisation des ressources humaines tendant à accroître à tous prix l’emploi. Il constate qu’un grand nombre d’emplois nouveaux ne sont pas productifs, mais seulement destinés à permettre à leur titulaire de bénéficier du mécanisme de la répartition sociale du produit collectif. La prolifération des emplois improductifs risque de paralyser la poursuite du progrès technique et la modernisation du procès de production. Ne faudrait-il pas imaginer d’autres mécanismes de redistribution, distincts du procès de production et justifié par leur fonction spécifique ?

 

Il s’agit pour Miller de concevoir un modèle élargi et non strictement économique du développement. Les conséquences sur l’Education sont importantes. Il faudrait substituer au modèle d’enseignement formel conduisant à une échelle professionnelle établie, mais toujours extensible, une éducation en partie non formelle, décentralisée et avec une large autonomie des unités de base, à vocation en majorité rurale ; cette formule conduirait les communautés rurales à prendre elles-mêmes la responsabilité de leur destinée et de leur évolution. L’influence de Illitch et de Freire est notoire sur ce point.

La fonction enseignante ne serait plus qu’un service intégréavecd’autresdans une politique générale de développement. Ki-Zerbo rejoint la position critique de Miller en ce qui concerne le système d’enseignement des pays sous-développés. « Non seulement l’école y est un reflet et un produit du sous-développement environnant, ce qui explique ses déficiences et son faible rendement, mais elle est à son tour un facteur actif de sous développement » [9]. Avec Ki-Zerbo l’équation Education = Développement est devenue négative. L’école est élitiste sur le plan social, aliénante sur le plan culturel, stérile sur le plan économique, ruineuse sur le plan financier.

La seule solution consiste selon Ki-Zerbo à imaginer et mettre en pratique un véritable « new deal » sur le plan éducatif, à modifier radicalement les structures actuelles avant que « l’école n’aie ruiné les fondements de la société et compromis définitivement les chances du développement économique ». Ki-Zerbo trace ensuite les grandes lignes d’une « Ecole créative » qu’il veut adapter aux conditions et à la prospective des pays en voie de développement. En réalité son « Ecole créative » reprend les grands principes de la pédagogie contemporaine : cycle élémentaire court (4 ans), intégration de l’école au milieu ou environnement, pédagogie fondée sur l’observation du milieu naturel et social et sur la participation, importance de l’expérience personnelle et vécue, valorisation du travail manuel, éducation civique etc…

Malgré leur lucidité et leur information, aucun des participants au colloque de la Villa Serbelloni, ne pose la question essentielle : ne faut-il pas d’abord changer le système économique et les rapports de production avant d’imaginer un nouveau système d’éducation ? Est-ce que celui-ci n’est pas sous l’étroite dépendance de celui-là ? Si oui, à quoi servent toutes ces belles idées de réforme pédagogique ?

 

  1. b) « Apprendre à être »

 

A la demande de la Conférence générale de l’Unesco, était instituée en février 1971 une Commission internationale pour le développement dont la présidence fut confiée à Edgar Faure, ancien ministre français de l’Education nationale. Le rapport de la commission fut publié un an et demi plus tard sous le titre : « Apprendre à être ». La commission avait pour objet d’élaborer « une réflexion sur les stratégies de l’Education à l’échelon international », pouvant constituer le point de départ d’une série d’études et de décisions à l’échelon national », et contribuer« à orienter la coopération internationale dans le domaine de l’éducation ».

L’origine de la commission – une décision de l’Unesco -, sa composition très représentative des forces internationales institutionnalisées – Occident, Union-Soviétique, Tiers Monde -, la personne de son président, grand bourgeois éclairé de la Ve République française, ne pouvaient à priori donner lieu à un diagnostic ou à des conclusions révolutionnaires. Le rapport constitue en effet plutôt un catalogue et une synthèse des critiques adressées aux différents systèmes éducatifs du monde, qu’une œuvre originale.

 

Un concept résume les objectifs du rapport de la commission : il faut créer la « Cité éducative », qui est décrite de la manière suivante : « L’éducation de l’avenir ne devra pas s’en tenir à des secteurs sociaux privilégiés, ni se limiter à des groupes d’âge déterminés, ni être confiée aux institutions pédagogiques traditionnelles, ni être donnée de façon fragmentée et spécialisée : si réellement on désire que les hommes s’enracinent dans la révolution scientifico-technique et dirigent leur destin en commun, il faut organiser la formation permanente et globale moyennant la transformation de toute la société en une cité éducative qui permette la pleine floraison des facultés de chaque individu et qui sache extraire des masses son potentiel créateur ».

Les quatre postulats sur lesquels est fondé le projet de « Cité éducative » permettent d’expliciter sa philosophie sous-jacente :

 

1) Il existe une communauté internationale et – au-delà des divergences – une solidarité fondamentale des gouvernements et des peuples ;

2) L’éducation est la clef de la démocratie ;

3) Le développement a pour objet l’épanouissement complet de l’homme ;

4) L’éducation doit être globalement permanente.

 

Dans cette conception idéaliste des rapports sociaux et mondiaux, il n’y a place ni pour les conflits et les luttes de classes, ni pour le développement inégal et la domination impérialiste. Que peut dès lors signifier un arsenal de recommandations et de mesures – parfaitement fondées prises isolément – en dehors de tout contexte social et politique ? Peut-on faire abstraction des conditions objectives actuelles qui font de l’école d’abord un instrument de classe, de reproduction des rapports sociaux, et de la technologie une arme au service des puissants et des riches. Plutôt que de décrire une cité éducative idéale, ne faut-il pas d’abord envisager les moyens de changer la cité politique actuelle faite d’inégalités et d’oppression, sous peine de la voir, se reproduire avec plus de vigueur et plus d’injustices.

Si l’hypothèse de la primauté du politique sur le culturel est exacte, force est de conclure avec Julian B. Caparros Morata que la Cité éducative imaginée par les 7 sages de la commission est la quintessence de la pédagogie, de l’homme occidental, de l’homme bourgeois » et que « la philosophie bourgeoise est incapable de créer une pédagogie authentique » mais seulement une pédagogie de classe [10]. Il n’y a pas d’autonomie au pédagogique par rapport au politique, mais au contraire dépendance. Ceci pose les limites d’une réflexion et de suggestions pédagogiques entreprises à partir d’une organisation internationale, telle l’Unesco, qui ne peut exister et s’exprimer que dans l’absence de conscience et de projets politiques explicites, même si le rapport proclame que « les finalités politiques et civiques sont une composante essentielle de l’entreprise éducative de toute société tendant vers la démocratie. »

 

L’intérêt et la signification de « Apprendre à être » résident dans le diagnostic résolument négatif que les auteurs tracent de la situation actuelle de l’enseignement dans le Monde et en particulier dans le Tiers Monde, qu’ils résument ainsi : « Les pays du Tiers Monde, au sortir de la période coloniale, se sont lancés avec enthousiasme dans la lutte contre l’ignorance, qu’ils ont conçue, d’ailleurs à juste titre, comme la condition par excellence d’une libération durable et d’une promotion réelle. Ils ont cru qu’il suffisait, en quelque sorte, d’arracher des mains des colonisateurs l’instrument de la supériorité technique. Ils constatent que ces modèles (qui sont, d’ailleurs, souvent périmés, pour ceux-là même qui les avaient conçus à leur propre usage) ne sont pas adaptés à leurs besoins et à leurs problèmes. Leurs investissements éducatifs sont devenus incompatibles avec leurs moyens financiers et leur production de diplômés dépasse les capacités d’absorption de leur économie, créant ainsi un chômage catégoriel dont les inconvénients ne se limitent pas seulement à un défaut de rentabilité, mais se traduisent par des dégâts psychologiques et sociaux dont l’amplitude menace désormais l’équilibre du corps social »

 

  1. c) L’Education en Afrique – Que faire ?

 

Le premier ouvrage de D. Najman fut suivi 2 ans après d’un second : L’enseignement supérieur pour quoi faire ? Rappelons que Najman, directeur de l’enseignement supérieur à l’Unesco, fut de 1960 à 1965 responsable de la politique éducative de l’Unesco au Zaïre (à l’époque : République du Congo). Son expérience à ce titre est sans aucun doute incomparable si on se souvient de l’état de l’enseignement secondaire et supérieur dans ce pays en 1960 et de l’ampleur des moyens déployés par l’Unesco.

Le diagnostic de Najman est net et péremptoire : la situation de l’enseignement se dégrade d’année en année à tous les niveaux. L’auteur est bien placé pour mesurer la portée de son jugement négatif car il peut le fonder sur un double champ d’observation : la plupart des pays africains décolonisés, mais victimes du mimétisme colonial et le Zaïre où depuis 1960, l’Unesco eut l’occasion et les moyens de tenter une expérience éducative originale. Dans les deux cas les résultats furent décevants : les ressources de plus en plus considérables consacrées à l’enseignement ne leur ont pas permis de faire face au double défi : former des cadres et des travailleurs en vue du développement économique et répondre aux aspirations et à la demande d’instruction venant de la population toute entière. N’ayant su trancher entre ces deux objectifs partiellement contradictoires, l’enseignement africain échoua sur le double plan de la qualité et de la quantité.

Najman énumère ensuite avec clairvoyance et précision une série de mesures et de propositions dont une partie sera reprise dans le rapport « Apprendre à être ». Mais pas plus que les sept sages de la commission, Najman ne s’interroge sur la nature et les moyens du développement économique proposé comme norme abstraite, sur les raisons de la relative stagnation économique des pays du Tiers Monde, sur les conséquences de la domination économique impérialiste, sur les systèmes et les politiques d’enseignement.

Sans doute n’appartenait-il pas à un haut fonctionnaire d’une organisation internationale comme l’Unesco de prendre partie sur la question de l’impérialisme et du développement inégal comme le fait Samir Amin, directeur de l’IDEP à Dakar, mais ceci confirme le fait que les organisations internationales- demeurent par leur neutralité même, et malgré la qualité de leurs représentants, les porte-paroles fidèles d’un système conçu par et pour l’Occident et les sociétés industrielles.

 

  1. d) La conférence de Lomé (mai 1972)

 

La Conférence de Lomé, bien que ne regroupant que des pays francophones d’Afrique occidentale et centrale, n’en revêt pas moins une signification politique de première importance. Les observateurs ont pu parler à juste titre d’une « révision déchirante » des politiques d’éducation face à la « gigantesque poudrière » qu’était devenue la jeunesse de moins de vingt ans [11].

Les experts africains ont tous conclu à la faillite de leur politique éducative nationale sur le double plan de la quantité produite c’est-à-dire de la réponse aux aspirations et à la demande de la population, et de la qualité, c’est-à-dire de l’adaptation aux besoins de l’économie et du développement. L’école africaine a une production dérisoire en comparaison du nombre d’enfants à scolariser, ce qui fait qu’en chiffres absolus l’analphabétisme est croissant et ce qu’elle produit est en partie inutilisée ou inutilisable.

Un rapport de synthèse rédigé par l’Unicef dresse le constat de cette double faillite : « de 80 à 95% des adolescents arrivent, vers douze ou quatorze ans, sur le marché du travail sans aucune espèce de formation générale ou de qualification professionnelle… Un pourcentage important de scolarisés en revanche ne tirent pas de ces efforts la récompense qu’ils en attendaient… la possession d’un diplôme ne garantit plus automatiquement la découverte d’un emploi. En certaines villes, Douala, Abidjan, Yaoundé, le non emploi pendant plusieurs années de la Jeunesse urbaine souvent scolarisée, parfois même bien formée à un métier technique, est en voie de devenir habituel. Quant aux diplômés qui trouvent un emploi, la situation n’est dans le fond pas plus brillante parce qu’il s’agit le plus souvent d’un emploi de bureau, non productif et dont le coût vient encore alourdir le passif de l’Education ».

Et que dire de la situation d’un pays comme le Zaïre qui n’était pas représenté à Lomé, et dans lequel l’exceptionnelle expansion démographique, urbaine et scolaire pousse au paroxysme les carences relevées à Lomé. Pour caricaturer superficiellement l’impasse on pourrait conclure qu’il vaut mieux d’un point de vue strictement économique ne pas scolariser que de reproduire des diplômés chômeurs et qu’il vaut encore mieux produire des diplômés chômeurs reconnus que des fonctionnaires parasitaires, chômeurs déguisés mais plus coûteux.

C’est à peu près à ce genre de conclusion qu’ont abouti les participants de la conférence de Lomé, dont nous citons quelques prises de position : « Il importe tout d’abord d’arrêter le développement scolaire… Ne plus créer d’écoles où il n’en existe pas ! » Il s’agit de mettre au travail tous les jeunes. C’est au cours du travail et en relation avec celui-ci que la formation sera donnée. L’enseignement doit être lié étroitement à la fonction productive. Les auteurs des conclusions précisent que les économies réalisées par la « déscolarisation » seraient réinvesties sous forme de crédits pour permettre aux jeunes de créer des exploitations agricoles ou artisanales. Les études plus poussées seraient réservées « aux seuls jeunes adultes qui auraient durant leur emploi précédent, manifesté des qualités personnelles… susceptibles d’en faire, sans déchets importants, des cadres ».

 

La franchise brutale de ces résolutions éclairent à la fois la situation réelle des sociétés africaines face au développement de leur système d’enseignement et la finalité – peut-être non consciente des thèses en faveur de la déscolarisation. Que celles-ci prennent l’allure d’un retour à l’éducation traditionnelle et aux valeurs ancestrales, à l’usage d’une langue maternelle ou à la limite à la création d’une cité éducative du genre de celle décrite par les 7 sages, l’enjeu est le même : il faut freiner la montée contestataire des jeunes à travers l’école, colmater cette brèche dans le système des classes à travers laquelle s’engouffrent des générations de futurs chômeurs-revendicateurs, bientôt révolutionnaires. Puisque la pression sociale et le jeu formel des règles démocratiques empêchent de plus en plus dans la plupart des pays d’organiser la sélection à l’intérieur de l’école, il ne reste qu’à fermer celle-ci et masquer cette opération sous le couvert d’un vocabulaire devenu depuis Illitch le lieu commun de la pédagogie nouvelle ; on parlera de formation continue, d’éducation permanente ou récurrente, d’école ouverte, de ruralisation de l’enseignement, d’auto-formation, de cité éducative ou même de modèle chinois.

Quelles que soient les formules utilisées, les objectifs se ressemblent : il faut remplacer ou doubler l’école actuelle qui s’est déréglée en tant que machine de sélection et de promotion, par un système de formation qui désignera pour la pratique les plus aptes. Comme la pratique, c’est-à-dire le pouvoir politique, l’économie, l’emploi, est contrôlée par la classe au pouvoir, c’est celle-ci qui cooptera – comme à l’époque où l’école n’était pas déréglée – ses nouveaux membres, et ses nouveaux auxiliaires.

La réforme – ou la révolution du système d’enseignement est d’autant plus urgente dans la plupart des pays africains, que le développement économique escompté ne s’est pas produit et que le coût de la machine scolaire finit par peser de plus en plus lourd sur un budget dont les ressources sont en stagnation relative. C’est donc à tous les stades que l’Ecole menace les intérêts de la classe au pouvoir : soit par la ponction qu’elle exerce sur les ressources publiques pour son fonctionnement, soit par la formation de personnes non productives et inutilisables pour le système d’exploitation capitaliste, soit par la création d’une couche de parasites qui encombrent les rouages de l’Etat et avec lesquels la classe au pouvoir doit partager l’usage et le contrôle des ressources publiques.

Il est donc logique – du point de vue des intérêts des dirigeants – que l’Ecole transformée en un instrument de reproduction et que les élèves soient insérés le plus tôt possible dans le processus de production. De la déscolarisation aux fermes-chapelles, de l’Education permanente aux camps de rééducation par le travail, il n’y a pas de véritable solution de continuité.

Au lieu d’être le facteur-clef du développement l’Ecole apparaît comme un véritable détournement et une stérilisation des forces productives et donc comme atteinte au profit de la société capitaliste.

 

Quel enseignement pour quel développement ?

Avant de tenter de répondre à cette question, il est utile de résumer ce qui précède et de donner clairement notre point de vue.

L’expansion scolaire et universitaire qui s’est produite dans le monde entier de 1950 à 1970 a été le résultat de facteurs et d’idéologies fort diverses et souvent contradictoires. Le système capitaliste et le monde occidental ont été ébranlés de l’intérieur et de l’extérieur par la montée des forces démocratiques après la guerre 1940-45, ce qui a ouvert l’école et l’université aux peuples et aux classes qui n’y avaient pas accès : mais ce mouvement s’est accompli dans le monde occidental et dans la plupart des pays du Tiers-Monde au sein de l’école ancienne, dont la finalité principale était le maintien et la reproduction de la structure sociale existante et la fourniture des cadres et des techniciens indispensables au développement du système industriel.

La contradiction entre l’expansion quantitative de la scolarité et la permanence des structures et des finalités scolaires anciennes est devenue manifeste en 1968. Toutes les tentatives réformistes entreprises depuis pour surmonter cette contradiction ont échoué et devaient nécessairement échouer. L’école est trop liée à l’essence même du système économique et des structures sociales occidentales pour pouvoir être profondément transformée sans ébranler l’ensemble de l’édifice. Les fonctions de l’école – dans le monde occidental et ses dépendances – demeurent la transmission des valeurs établies, une sélection sociale compatible avec les structures existantes et la fourniture d’une force de travail qualifié. Ces trois fonctions sont menacées par l’expansion scolaire. La seule politique scolaire compatible avec le maintien du système économique et social actuel est la limitation de l’entrée à l’école par des processus de sélection combinés avec la création d’un système scolaire parallèle comme voie de garage.

La conférence de Lomé a eu le mérite de définir nettement la position des dirigeants africains concernés.

Que faire d’autre si on ne croit pas que des réformes scolaires sont possibles ?

Nous partons de l’hypothèse qu’à long terme il n’y a pas d’autres issues que de mettre en question les modèles actuels de développement et les systèmes économiques sous-jacents.

 

Les modèles actuels de développement

Ce qu’il est convenu d’appeler le « développement » n’est pas et n’a jamais été un objectif intentionnel, ni un produit nécessaire des systèmes capitalistes. C’est le profit et la conquête des sources de profit (pouvoir politique, structures économiques, appareils idéologiques etc…) qui constituent le moteur du système économique capitaliste et qui lui confèrent sa « rationalité ». L’accumulation du capital, conséquence du profit et source de profits futurs, est un sous-produit involontaire du système. Si on assimile simplement le développement à l’accumulation brute du capital, la relation entre le système capitaliste de profit et le développement peut être positive. Par contre si on utilise une définition plus complexe, plus articulée sur les autres domaines de la vie, la relation entre le système capitaliste et le développement devient totalement aléatoire ; elle peut être positive dans certaines conditions et pour certains groupes et négative en même temps pour d’autres groupes qui supportent la majeure partie du coût du développement des premiers.

Cette relation fut à long terme positive dans le monde capitaliste occidental ; l’économie s’est « développée », mais ce développement exigea au moins cinq conditions :

1) A l’intérieur du monde occidental : exploitation maximale des classes sociales dominées (ouvriers et paysans), tant par la constitution d’une armée de réserve de chômeurs, que par l’accroissement de l’écart des revenus et la paupérisation relative ;

2) Exploitation impérialiste ou néo-impérialiste des sociétés périphériques coloniales ou autres ;

3) Destruction sauvage des ressources naturelles et pollution du milieu de vie animale et humaine ;

4) Création forcée d’une « société de consommation » c’est-à-dire d’une demande indépendante des besoins réels ou naturels de l’homme ;

5) Elaboration d’idéologies et de superstructures politiques et sociales justifiant et permettant le fonctionnement des quatre premiers mécanismes. Ce fut en particulier le rôle de l’école. Le racisme, le sexisme, l’européocentrisme sont des idéologies typiques de ce cinquième facteur.

Ces cinq conditions ou facteurs sont toutes nécessaires au bon fonctionnement du système capitaliste bien que leur importance et leur combinaison aient pu varier dans le temps et dans l’espace. Toute mise en question du système capitaliste doit donc s’attaquer à l’ensemble de ces conditions et en partant des contradictions qui sont spécifiques à chacune. Des considérations tactiques de temps, de lieu ou de moyens, peuvent établir des priorités. Les sociétés périphériques porteront leur effort principal contre l’impérialisme, tandis que les populations urbaines de l’Occident fonderont leur conscience révolutionnaire plus facilement sur le constat de pollution de la vie ou d’aliénation du consommateur. Mais toute stratégie réellement révolutionnaire doit envisager le changement radical de toutes ces conditions et mécanismes d’aliénation. C’est seulement à ce prix que la révolution sera totale et mondiale et ne pourra être récupérée par des survivances de l’ancien système capitaliste.

Le « développement » capitaliste des sociétés périphériques est soumis aux mêmes conditions, mais le résultat est différent : en Occident le processus d’accumulation du capital s’est effectué et a provoqué un développement de l’ensemble ; les économies dépendantes de la périphérie ont servi de support à ce développement au prix d’un appauvrissement et de destructions internes. Seule la règle du profit a joué quelle qu’en soit la forme : accaparement brutal des richesses, exploitation de la force de travail, échanges inégaux de biens, de services ou de technologies, fraudes et corruptions etc… L’accumulation du capital productif et le développement, sous-produits du capitalisme en Occident, ne se sont pas réalisés à la périphérie. Ce qui apparaît comme développement est un trompe-l’œil masquant seulement l’infrastructure nécessaire au drainage du profit et des richesses : ports, communications, aménagements urbains, infrastructure pour l’exploitation des ressources naturelles.

L’apparente incohérence des structures économiques du sous-développement cache une profonde rationalité : celle de la recherche du profit extraverti et de court terme [12].

 

Quelle stratégie pour l’éducation ?

La véritable leçon à tirer de l’impasse révélée par l’expansion scolaire, est que le maintien des rapports capitalistes dans le monde est en contradiction avec son évolution actuelle dans le domaine de l’éducation. Certes d’autres contradictions existent et depuis plus longtemps. Les contradictions économiques sont sans doute plus fondamentales, plus déterminantes à long terme, mais nous pensons que dans la conjoncture mondiale actuelle les contradictions dans le domaine de l’éducation ont une importance dominante pour deux raisons : dans le monde capitaliste et ses dépendances, elles sont actuellement le révélateur le plus populaire et le plus sensible des limites et des carences d’un système fondé sur la loi du profit, sur la sélection et la domination du plus fort ; dans les pays socialistes l’expansion de l’éducation à tous les niveaux constitue le principal moyen ou la principale condition pour forcer le passage d’un système encore bureaucratique et autoritaire à un système démocratique et autogestionnaire. L’expansion quantitative généralisée de l’enseignement est donc, selon nous, un objectif qui se justifie et s’impose dans la perspective d’un changement radical du système économique et des modèles de développement. La véritable question qui se pose est de savoir comment – à partir du système d’éducation actuel faire de celui-ci une force de changement consciente, active et finalement destructrice d’un système économique fondé sur la dépendance et l’exploitation et générateur de sous-développement. Il ne s’agira donc pas d’atténuer les contradictions soulignées plus haut par des mesures de sélection et d’adaptation, mais de les pousser à bout sur le plan quantitatif tout en mettant en place les instruments d’une prise de conscience de plus en plus profonde de leur aliénation parmi les enseignés.

Pour atteindre ces objectifs, il faut imaginer et mettre en application une stratégie à trois composantes, chacune interdépendante des autres :

1) assurer le développement continu du nombre d’enseignés à tous les niveaux ;

2) conscientiser le milieu éducatif en l’ouvrant aux réalités concrètes du sous-développement et de la dépendance ;

3) développer une réflexion théorique et critique sur l’enseignement.

 

Nous reprenons brièvement ces trois points :

  1. Assurer le Développement continu des effectifs signifie deux choses : d’abord il faut refuser ou combattre toute politique de Numerus Clausus, tout système de sélection par test et appliquer à travers tout le principe que toute personne a droit à une formation scolaire complète ; ensuite il faut imaginer et implanter des structures d’enseignement suffisamment souples pour accueillir un maximum d’élèves et d’étudiants.
  2. Conscientiser le milieu éducatif implique d’une part qu’on enracine l’enseignement dans les valeurs, la culture, les conditions de vie, les besoins de la masse rurale et urbaine, qu’on parle sa langue, qu’on connaisse et enseigne son histoire, qu’on échange avec elle les résultats de la connaissance scientifique. D’autre part toute matière d’enseignement doit inclure une confrontation de l’élève avec les réalités concrètes du sous-développement et de la dépendance et une analyse des causes.
  3. La réflexion théorique et critique sur l’enseignement doit s’alimenter à deux sources : l’éducation dans les sociétés traditionnelles qui valorise l’observation, la pratique, le vécu et l’intégration au groupement naturel et la critique contemporaine du processus éducatif. Elle doit envisager de manière globale le problème de l’enseignement, son rôle positif et négatif dans le développement du pays et ses relations dialectiques avec l’ensemble de la société. Elle implique une mise en cause de l’enseignement importé comme véhicule de l’impérialisme culturel et technologique.

La question de savoir quel enseignement conviendrait au système économique et social actuel est superflue puisque ce système est appelé à être détruit.

La question de savoir quel enseignement conviendrait à un nouveau modèle de développement économique et social, est impossible à résoudre puisque nous ignorons les traits essentiels de ce nouveau modèle.

La seule question qui mérite d’être posée est de savoir comment à partir du système d’éducation actuel, transformer celui-ci en une force révolutionnaire puissante (quantitativement), consciente et agissante dans la perspective d’un combat contre l’impérialisme économique et technologique, contre la dépendance culturelle, contre les structures sociales et politiques en place. Ce qui importe c’est de partir des carences et des contradictions du système actuel pour élaborer une stratégie de la rupture et non de la réformes.

 

 

[1] À ce sujet il faut lire M. Carnoy, The political consequences of manpower formation, Comparative Education Review, vol. 19, n° 1, février 1975.

 

[2] D. Najman, L’éducation en Afrique -Que faire, pp. 22-23.

 

[3] Voir à ce sujet l’ouvrage classique de F. Harbison et C.A. Meyers, la formation clé du développement, Les éditions ouvrières – Paris.

 

[4] Ph. H. Coombs, La crise mondiale de l’éducation, Presses Universitaires de France, 1%8.

 

[5] Il n’est pas inutile de consacrer quelques lignes à la critique de la méthode de « l’analyse de système » utilisée par Coombs, parce que celle-ci est encore pratiquée par la plupart des sociologues et des économistes occidentaux surtout lorsqu’il s’agit d’analyser la situation africaine.

 

[6] P. Fabra, L’anticapitalisme, Artaud, Paris, 1974

 

[7] Ne peut-on supposer que l’augmentation imprévue du taux de natalité et la baisse imprévue de la mortalité dans les classes d’âge entre 0 et 10 ans furent en partie une conséquence de l’augmentation rapide des taux de scolarité qui agirent à la fois sur le plan psychologique (développement de la sécurité et des espérances sociales) et sur le plan phycologique (augmentation de l’hygiène) ; ce qui infirmerait une fois de plus une approche analytique ou « systémique » des problèmes sociaux.

 

[8] Les documents du Colloque ont été reproduits en 2 volumes polycopiés édités par les soins de la Fondation Rockfeller et Ford sous le titre : « Education and Development Reconsidered. Le premier volume qui contient la synthèse et les résumés des contributions existe en version française.

 

[9] J. Ki-Zerbo, Education and Development Reconsidered, Vol. II, pp. 134135.

 

[10] Congrès International des Services de l’Education, commission n° 3 – Mathématiques et sciences de l’Education, p.94.

 

[11] Le Monde, 20 mai 1972.

 

[12] Concernant les mécanismes actuels de l’impérialisme dans les économies de la périphérie, voir notre étude : « Recherches, technologies et développement au Zaïre », Conférence prononcée à l’Institut Supérieur Pédagogique de Bukavu, le 8 décembre 1976.