Culture et Civilisations

L’EDUCATION TRADITIONNELLE EN AFRIQUE ET SES VALEURS FONDAMENTALES

Ethiopiques numéro 29

revue socialiste

de culture négro-africaine

février 1982

Introduction

La présente réflexion ne se situe pas au niveau d’une analyse anthropologique ni d’une étude ethnographique qui, dans l’état actuel des sciences humaines, ont leur importance et leur signification. Elle se place plutôt dans une vue diachronique, dans une conception dialectique de l’histoire où tout phénomène, y compris la tradition, et soumis à la loi irréversible de l’histoire : la disposition à se transformer, à évoluer, à s’améliorer ou alors à s’abîmer, à dépérir, à disparaître. Notre analyse s’élève au niveau des concepts, de la saisie théorique des valeurs fondamentales de l’éducation traditionnelle africaine vue dans sa totalité et située dans la pratique du réel. Nous examinons donc successivement les caractéristiques fondamentales de l’éducation traditionnelle en Afrique, sa structure et ses différentes techniques. Nous en dégageons certaines valeurs (et même certaines pratiques négatives ou antivaleurs) et verrons dans quelle mesure elles pourraient se porter en rectification à certains effets néfastes de l’évolution d’un monde à la dérive, à la traîne. Mais avant cela, nous devons expliciter le sens que nous donnons aux termes tradition, éducation traditionnelle et valeurs.

  1. Analyse des concepts

1.1. Tradition

Par tradition nous entendons un ensemble d’idées, de doctrines, de mœurs, de pratiques, de connaissances, de techniques, d’habitudes et d’attitudes transmis de génération à génération aux membres d’une communauté humaine. Du fait du renouvellement perpétuel de ses membres, la communauté humaine se présente comme une réalité mouvante et dynamique. Ainsi, la tradition revêt à la fois un caractère normatif et fonctionnel.

La normativité se fonde essentiellement sur le consentement à la fois collectif et individuel. Elle fait de la tradition une sorte de convention collective acceptée par la majorité des membres, un cadre de référence qui permet à un peuple de se définir ou de se distinguer d’un autre.

La fonctionnalité d’une tradition se révèle dans son dynamisme et dans sa capacité d’intégrer de nouvelles structures ou des éléments d’emprunt susceptibles d’améliorer (parfois même de désagréger) certaines conditions d’existence des membres de la communauté. Ainsi, la tradition ne se présente pas essentiellement comme une institution figée, conservatrice, rétrograde et insensible aux changements, mais comme un sous-système mouvant et dynamique faisant partie de la vie elle-même. Elle ne se confond donc pas avec le passé qu’elle transcende et ne s’oppose pas au modernisme. En somme, la tradition est une composante de l’histoire. Elle porte en elle, malgré certaines résistances au changement, les germes subtiles de la modification, de la transformation qui font que les peuples doivent à tout moment ajuster au temps leurs idées, leur manière d’être et de faire. Les traditions à sauver sont donc celles qui favorisent les progrès ou qui ont le pouvoir de corriger les excès des sociétés à des moments d’égarement, de dérive.

 

1.2. Education traditionnelle africaine

L’éducation traditionnelle est celle qui est fondée sur les traditions proprement africaines et qui est transmise de génération à génération dans nos sociétés depuis l’Afrique précoloniale jusqu’aujourd’hui. C’est dire que l’éducation traditionnelle coexiste aujourd’hui avec l’éducation dite « moderne » introduite avec la colonisation. Elle n’implique donc aucune dimension temporelle et ne renferme pas un sens péjoratif qu’on a l’habitude de lui accorder ; elle ne signifie pas une éducation au rabais, archaïque ou dépassée et ne s’oppose pas à l’éducation moderne.

1.3. Valeurs

Par valeur nous entendons tout fait social ou de culture qui est conforme à la raison, à la nature de l’homme et qui répond positivement aux besoins fondamentaux de la majorité des membres d’une communauté humaine. De ce point de vue, les valeurs revêtent un caractère dynamique et permettent ainsi à l’individu de vivre en équilibre harmonieux aussi bien avec lui-même qu’avec les autres. Elles ne brisent pas les structures psychiques des individus et ne marginalisent pas les sociétés qui en vivent, mais leur offrent plutôt les moyens de débloquer certains mécanismes sociaux grippés ou de dominer des phénomènes nouveaux et imprévisibles de manière à faire de l’homme le premier bénéficiaire du progrès. On ne peut parler de valeurs qu’en termes essentiellement relatifs car les valeurs se rapportent le plus souvent aux conditions de vie et aux intérêts de la société qui les produit. Toutefois, il faudra faire remarquer ici que la relativité des valeurs à laquelle nous venons de faire allusion n’est pas tout à fait absolue car il existe des données de base qui, au-delà des dimensions culturelles, sociales et temporelles, semblent sous-tendre l’organisation générale du monde. Ce sont là des valeurs constantes et communes à l’humanité et sur lesquelles il est possible de porter un jugement atemporel. On voit ainsi apparaître deux sortes de valeurs : les valeurs trans-temporelles (ou les acquis historiques) et les valeurs de situation (valeurs conjoncturelles ou relatives).

  1. I) Les acquis historiques sont des valeurs qui se sont construites à travers l’histoire de l’humanité et dont la validité s’est toujours confirmée au-delà des changements sociaux ou des horizons culturels et temporels. Ce sont des valeurs qui ont été triées, sélectionnées par une sorte de tribunal de l’histoire et se sont maintenues dans le va-et-vient historique, constructeur et destructeur des valeurs. Elles ont un caractère universel (ce qui n’est pas pour elles une garantie contre les rechutes) et émergent comme fondamentales du fait qu’elles sont enracinées dans la conscience publique et que leur abandon entraîne des dégâts sociaux importants.
  2. II) Les valeurs conjoncturelles sont celles qui ne sont pas consacrées par l’expérience historique ; elles reposent sur les données immédiates et leur portée ne dépasse pas le cas ou leur cadre contextuel. Il suffit alors qu’on change le contexte social, temporel ou culturel pour voir ces valeurs perdre toute leur validité, toute leur signification.

La distinction ainsi faite entre valeurs fondamentales ou transhistoriques et valeurs de situation nous semble importante dans la mesure où non seulement elle peut nous éclairer dans le choix à faire entre valeur et anti-valeur, mais aussi nous permet de comprendre que ce que nous pouvons considérer aujourd’hui comme valeur ou comme antivaleur peut ne pas l’être dans un contexte différent. La vraie valeur est donc celle qui permette l’homme à se remettre en cause et à supprimer les organes d’exploitation, d’intimidation ou d’ensauvagement, assure le meilleur fonctionnement des institutions, évite le dépérissement culturel de l’homme pour favoriser en lui la réflexion sur son propre destin et celui des autres.

 

  1. Caractéristiques de l’éducation traditionnelle

Contrairement à l’éducation dite moderne, l’éducation traditionnelle en Afrique est essentiellement collective, fonctionnelle, pragmatique, orale, continue, mystique, homogène, polyvalente et intégrationniste.

2.1. Une éducation collective

L’éducation revêt un caractère collectif et social qui fait qu’elle relève non seulement de la responsabilité de la famille, mais aussi de celle du clan, du village, de l’ethnie. L’individu se définit en fonction de la collectivité et c’est dans le groupe social que l’enfant fait son apprentissage : il est ainsi soumis à la discipline collective. L’enfant étant considéré comme un bien commun, il est soumis à l’action éducative de tous ; il peut être envoyé, conseillé, corrigé ou puni par n’importe quel adulte du village. Il reçoit ainsi une multitude d’influences diverses, mais les résultats sont convergents du fait de la cohésion du groupe (principe de cohérence dans l’action éducative).

2.2. Une éducation pragmatique et concrète

L’apprentissage est basé sur la participation active de l’enfant aux différentes activités du groupe. Il s’agit là d’une pédagogie du vécu où les adultes servent d’exemple et de cadre de référence à l’action des jeunes. L’accent est mis sur l’expérience et la théorie fait corps avec la pratique (principes de pragmatisme, de l’expérience et de l’exemple).

2.3. Une éducation fonctionnelle

Les enseignements reçus sont en rapport avec l’environnement physique, avec les réalités socio-économiques et directement liés aux tâches de production. On donne ainsi à l’enfant un ensemble de connaissances utilitaires qui lui permettent d’affronter sans beaucoup de frustration les difficultés de la vie qui sera sienne (principe de fonctionnalité).

2.4. Une éducation orale

Avec l’absence relative de l’écriture, l’éducation ne pouvait être qu’orale et donc occasionnelle et non institutionnalisée dans le sens de la systématisation. De là son caractère essentiellement informel (« école sur mesure » de Claparède).

 

2.5. Une éducation continue et progressive

Elle est adaptée à chaque catégorie d’âge. Elle va du plus simple au plus complexe et se définit en termes de paliers ou plutôt d’hiérarchie des âges où l’aîné est censé connaître plus que le puîné. L’action éducative est donc continue et graduelle c’est-à-dire sans fossé ni coupures entre les différentes étapes du développement de l’enfant, entre la famille, le clan et la société, entre la théorie et la pratique (principe d’adaptation, processus continu).

2.6. Une éducation mystique

L’éducation est basée sur la conception animiste et les croyances religieuses. Elle est entourée d’interdits qui en font une réalité inviolable et marque de manière profonde les relations que l’homme établit avec la nature, avec la communauté humaine et avec le monde des invisibles.

Les relations avec la nature se caractérisent par la crainte que l’homme a des forces naturelles telles que la foudre, le fleuve, les animaux ou les arbres sacrés, divinisés ou protecteurs du clan, etc. Cette crainte rend l’homme impuissant devant la nature et fait qu’il vive en harmonie avec celle-ci.

Les relations avec la communauté humaine se révèlent dans les pratiques rituelles dont le but principal est d’insérer, d’intégrer l’individu dans sa société. Elles impliquent donc des devoirs vis-à-vis des autres et développent le sens du respect envers les anciens l’esprit d’entraide, le sens de la responsabilité, de l’hospitalité, bref, elles préparent l’individu à la vie en établissant un ordre social dans la conduite à la fois collective et individuelle.

Enfin les relations avec le monde des invisibles se caractérisent par des échanges entre les vivants et les morts. Ces derniers jouent le rôle d’intermédiaire entre les divinités et les hommes. Ainsi la famille africaine n’est pas composée uniquement des vivants, elle s’étend jusqu’aux morts, aux invisibles.

2.7. Une éducation homogène et uniforme

Son contenu est quelque peu immuable et repose sur l’uniformité des principes éducatifs qui régissent la société. Tous les enfants étaient soumis à un même type d’éducation qui poursuivait un même idéal, les mêmes objectifs, à savoir : faire de l’enfant l’homme de la famille, du clan, de l’ethnie ; l’homme qui devra travailler dur pour fonder la famille et lui assurer le bonheur ; l’homme qui obéit à ses parents et aux aînés, qui se soumet à la réglementation sociale du groupe, qui aide les vieillards , les faibles et les étrangers ; l’homme qui connaît son milieu, sa société et s’y harmonise ; l’homme qui pourra perpétuer les traditions de son clan, de son ethnie, etc.

Ainsi, l’éducation n’était pas marquée par des contradictions internes et tout adulte servait d’exemple pour l’éducation des jeunes en fonction du type d’homme défini par la société (principes de cohérence interne, de démocratisation, de l’exemple).

2.8. Une éducation complète et polyvalente

Elle vise à la formation de tout l’homme, c’est-à-dire de l’homme dans toutes ses différentes composantes : physique, intellectuelle, sociale, morale, culturelle, religieuse, philosophique, idéologique, économique, etc. Les disciplines ne sont pas découpées ni isolées les unes par rapport aux autres comme dans l’éducation moderne. A travers un conte par exemple, on enseigne à l’enfant à la fois la langue (vocabulaire et phraséologie), l’art de conter (langage et rhétorique), les caractéristiques des animaux (zoologie), les comportements humains ou les conduites des hommes à travers celles des animaux (psychologie), le chant, le savoir-vivre en société (morale, civisme) etc. (principe de globalisation, application de la gestalt theory…)

2.9. Une éducation intégrationniste

Elle cherche à faire de l’individu un membre intégré et accepté par le groupe. En participant activement aux activités et à la vie du groupe, l’individu s’y intègre socialement et culturellement.

L’intégration sociale permet à l’individu de reconnaître le groupe comme sien et d’être reconnu par lui ; l’individu s’intègre dans son environnement social qui, à son tour, l’accepte en l’intégrant parmi ses membres.

L’intégration culturelle fait de la personnalité un modèle, un pattern qui est l’expression d’une manière de vivre, de penser et d’être propre aux membres du groupe. L’individu intègre les valeurs culturelles de son groupe et s’y conforme dans ses manières d’être et d’agir (principes d’adaptation, d’intégration, de cohésion).

  1. Les techniques d’éducation

L’éducation traditionnelle en Afrique utilise diverses techniques qui se rapportent aux méthodes dites « nouvelles » : elles s’attachent non seulement à faire acquérir à l’enfant les connaissances utiles à l’âge adulte, mais étendent leur action à la formation de la personnalité. Elles suscitent l’activité de l’enfant en rapport avec ses besoins fondamentaux et sont subordonnées au développement mental de l’enfant ainsi qu’à son niveau de socialisation (méthodes actives).

Les principales techniques éducatives utilisées sont : les contes les devinettes, les légendes, les proverbes, la peur, les rites d’initiation, etc.

3.1. Les contes

Ils sont enseignés aux enfants le soir, autour du feu et cela parce que la journée est réservée aux travaux divers. Leur contenu, très riche et très varié, touche à la fois à plusieurs disciplines : la langue, le langage, le chant, la zoologie, la psychologie, la morale, etc. Les contes jouent ainsi un rôle à la fois formateur (donnent à l’enfant un certain nombre de connaissances sur son environnement physique et social) et moralisateur (montrent souvent à l’enfant comment le mal est puni et le bien récompensé).

3.2. Les légendes

Elles ont aussi un contenu très riche et très varié. A travers elles l’enfant acquiert les connaissances diverses telles que transmises par les contes, mais en plus il apprend l’histoire de la famille, du clan, de l’ethnie, la localisation spatiale de celle-ci, les itinéraires suivis lors des migrations, les coure ; d’eau ou fleuves traversés, l’origine du monde, etc. (L’enfant apprend ainsi à la fois la généalogie, l’histoire, la géographie, la cosmogonie, etc.).

3.3. Les devinettes

Elles sont à la fois un jeu et un exercice d’esprit. Elles supposent une connaissance très large du milieu : noms des personnages illustres, les parties du corps humain et leurs caractéristiques, les caractéristiques des animaux et des plantes, les phénomènes naturels, etc. Elles font appel à la mémoire, à l’imagination, à l’esprit d’observation et reposent sur les principes éducatifs suivants :

  1. I) le pédocentrisme : l’enfant est considéré comme agent principal de l’enseignement car c’est lui seul qui doit chercher à trouver la bonne réponse ;
  2. II) l’émulation : les enfants sont amenés à se surpasser pour trouver la bonne réponse ;

III) la démocratisation : tous les enfants du clan ou du village sont acceptés à ce jeu sans discrimination.

Les devinettes, tout comme les contes et les légendes, touchent à la fois aux différentes disciplines telles que l’histoire, la géographie, l’anatomie, la zoologie, la botanique, etc.

3.4. Les proverbes

Ils sont porteurs de valeurs, de comportements et d’attitudes souhaitables à transmettre aux enfants. Ils sont utilisés le plus souvent lorsqu’il s’agit de conseiller un enfant. Leur contenu touche aux domaines très variés de la vie sociale du groupe : amitié, apparences, honnêteté, politesse, solidarité, entraide, mariage, travail, etc.

Les proverbes jouent essentiellement un double rôle dans la vie coutumière : un rôle didactique et un rôle juridique ;

  1. I) rôle didactique parce qu’ils forment l’homme en lui donnant une ligne de conduite telle que souhaitée par la société, une ligne de conduite dictée par la prudence, la méfiance, la modestie,
  2. II) rôle juridique parce que souvent les vieux s’en servent pour trancher les palabres, etc.

3.5. Les jeux

Ils sont non seulement des exercices destinés à la formation et à l’endurance physiques de l’enfant, mais aussi des moyens efficaces de favoriser les apprentissages fondamentaux, de développer l’intelligence, les perceptions, la tendance à l’expérimentation, le pouvoir d’invention, etc. C’est en jouant que l’enfant arrive à s’assimiler certaines réalités intellectuelles qui auraient dû demeurer extérieures à l’intelligence enfantine. Les jeux de hasard, de comptage ou de combinaison mathématique développent le raisonnement et l’imagination des enfants ; c’est par des jeux d’imitation que les enfants sont initiés à la pratique des activités productives du groupe et, enfin, l’observance des règles du jeu constitue pour l’enfant une véritable éducation morale et sociale qui forme son caractère.

3.6. La peur

Elle est le moyen que l’éducation traditionnelle utilise pour faire respecter les règles, les lois et les préséances vitales qui ordonnent toute la vie sociale. L’individu a peur des conséquences naturelles ou surnaturelles qui pourraient lui arriver s’il transgresse les lois, les interdits, les tabous, etc. Les sanctions corporelles sont généralement légères, on se contente plutôt d’une volée de reproches et, pour obtenir la discipline chez l’enfant récalcitrant, on recourt à la peur en évoquant des personnages mystérieux et redoutables, des croque-mitaines, etc.

3.7. Les rites d’initiation

Ils marquent le passage de l’adolescence à l’état adulte et ont comme tâche principale de combler les lacunes de l’éducation reçue antérieurement, de rendre l’adolescent capable de porter le poids, de supporter les difficultés et de pénétrer les secrets de la vie nouvelle.

Les dures épreuves inhérentes à ces pratiques rituelles ont pour but de développer l’endurance physique du sujet, de combattre en lui toute forme de violence et de lui imposer la soumission totale afin de préserver et de garantir l’unité et la survie du groupe. Les jeunes étaient ainsi initiés à la vie conjugale, au respect de la hiérarchie, à la solidarité et à l’entraide, à la morale et à la discipline individuelle, au langage codé et à la discrétion (secrets de l’ethnie), etc.

  1. Structure du système d’éducation

Cette structure est présentée ici très grossièrement en trois étapes : la première enfance, le début de la socialisation et l’entrée dans la vie adulte.

4.1. La première enfance.

De la naissance à 5-6 ans, l’enfant vit essentiellement sous la protection de sa mère. Les relations qui s’établissent entre les deux sont marquées au début par un amour maternel inconditionnel et par une attitude de grande permissivité : la mère se centre totalement sur la vie de son enfant et se soumet à ses besoins et exigences. Ce climat particulièrement favorable à l’enfant va jusqu’au sevrage, moment où l’enfant est traité avec beaucoup moins d’indulgence qu’auparavant ; il enregistre pour la première le refus de sa mère et développe ainsi une expérience double et contradictoire d’indulgence et de rejet. Il s’agit donc là d’un revirement affectif à la fois sévère et brutal qui marque la première rupture de l’enfant avec sa mère. Cette rupture est pourtant compensée en partie par des liens familiaux intenses et multiples qui favorisent la socialisation de l’enfant et assurent son éducation.

Pendant cette période l’éducation est encore diffuse, le mode de transmission des connaissances est informel et on éduque plus par ce que l’on est que par ce que l’on fait. L’enfant assimile petit à petit la philosophie de l’existence de ses parents ou de son entourage immédiat et la fait sienne.

4.2. Début de la socialisation

Entre 7 et 14-15 ans, l’action éducative devient quelque peu plus explicite : on défend, on gronde, on stimule, on encourage, on explique, on sensibilise l’enfant à un idéal de conduite accepté par le groupe. Les agissements des adultes, leurs altitudes mentales, les pensées qu’ils expriment devant lui marquent profondément la personnalité de l’enfant et font qu’il devienne entièrement ce que son entourage veut bien qu’il soit.

L’enfant est soumis à un système de répression pour les fautes graves et d’encouragement pour le bien. L’apprentissage est pragmatique et se caractérise par une participation plus active de l’enfant aux différentes activités de la famille et du groupe. Les méthodes d’éducation sont essentiellement attrayantes, naturelles et non contraignantes : la plupart des connaissances sont acquises dans les jeux et distractions tels que les contes, les devinettes, les légendes, les chansons, etc.

Entre 7 et 10 ans, il y a un début de séparation des sexes : le garçon vit à côté de son père et l’assiste dans les travaux de champ, de chasse ou de pêche, la fille vit à côté de sa mère et l’aide dans les divers travaux de ménage, de champ, etc. Le rôle des parents ici se résume donc à guider l’enfant dans sa prise de contact avec les réalités de la vie et dans l’accomplissement des activités productives de la famille.

Entre 10 et 15 ans, la séparation des sexes est de plus en plus nette : les garçons commencent à être intégrés dans l’intimité des hommes et les filles dans l’intimité des femmes. Ils participent aux diverses activités du groupe et sont ainsi préparés progressivement à l’autonomie, à la responsabilité.

4.3. L’entrée dans la vie adulte

Elle est marquée surtout par des rites initiatiques. Ici l’action éducative est plus consciente. L’adolescent est éprouvé et endurci pour la vie dure qui l’attend ; il doit ainsi se plier sous « l’autorité de fer » qui s’impose à lui. Il apprend un ou plusieurs métiers et, petit à petit, les adultes lui confient les secrets de la famille, du clan, de l’ethnie. A travers les épreuves, les jeux et les cérémonies initiatiques se créent des liens d’amitié et de solidarité aussi bien avec les pairs, les initiés et les aînés qu’avec les autres membres du groupe. Le résultat le plus important de l’initiation est que le jeune qui en sort est homme complet ; il a de sa vie et de sa société une idée nette et cohérente, il sait ce que les autres attendent de lui et ce qu’il peut attendre d’eux.

  1. Valeurs et anti-valeurs de l’éducation traditionnelle

A la lumière de la description faite de ses caractéristiques, de ses techniques et de sa structure, il est possible d’identifier un certain nombre de valeurs et d’anti-valeurs que renferme l’éducation traditionnelle.

5.1. Les valeurs

Elles sont essentiellement de deux ordres : celles liées à la nature de l’éducation traditionnelle (c’est-à-dire, aux principes, aux méthodes et aux techniques de l’éducation traditionnelle) et celles relatives au contenu transmis par l’éducation.

  1. a) Parmi les valeurs liées à la nature de l’éducation, nous pouvons citer sa liaison très intime avec la vie, son caractère complet et polyvalent, ses méthodes pragmatiques et naturelles, sa cohérence interne, sa progression graduelle et sa continuité, son enseignement attrayant et amusant et, enfin, son caractère démocratique. Ces principes éducatifs aujourd’hui vantés par la littérature pédagogique occidentale ne sont pas nouveaux ni étrangers à l’éducation traditionnelle. A ce titre, nos ancêtres (africains) ont été de grands pédagogues car ils ont su trouver les méthodes et les techniques les plus amusantes, mais les plus efficaces aussi, pour transmettre les connaissances diverses aux jeunes et faciliter ainsi leur apprentissage. Des techniques telles que les contes, les légendes, les devinettes, les proverbes, les maximes et les jeux devraient être exploitées à fond par nos psycho-pédagogues (africains) pour ériger la base d’une pédagogie authentiquement africaine, pédagogie qui serait une contribution de l’Afrique à la vaste expérience provoquée actuellement dans le monde par les méthodes dites « nouvelles ».
  2. b) Quant aux valeurs transmises par l’éducation traditionnelle, nous avons distingué :
  3. I) – la suprématie de la collectivité sur l’individu : La communauté prime sur l’individu et ne lui reconnaît pas le droit à la propriété privée. L’individu ne peut donc prétendre disposer de ses biens comme bon lui semble, mais doit par solidarité, partager entre les membres de la famille, du clan. On peut dès lors partir du présupposé que si le bien individuel était considéré comme collectif, le bien collectif l’était encore davantage. Ceci peut être considéré comme valeur dans la mesure où non seulement l’individu respectait le bien collectif, mais veillait au bien-être social et à la promotion collective de sa communauté.

Actuellement cette valeur tend à disparaître dans nos sociétés et la situation est même inversée : le bien collectif se confond avec le bien individuel, la caisse de l’Etat se confond avec les poches des individus, le véhicule de service est employé pour des courses personnelles, le sens de la promotion collective est remplacé par celui de la promotion individuelle.

Une telle valeur devrait donc être récupérée et l’école devrait l’enseigner en inculquant aux enfants le respect du bien commun et le sens de la promotion collective. Elle pourrait aussi inspirer l’établissement d’un ordre économique international nouveau basé sur la promotion collectivede toute l’humanité grâce à la résorption de l’écart existant entre pays développés et pays sous-développés.

  1. II) – La solidarité responsable. La solidarité doit être prise ici en tant que notion comportant des devoirs réciproques entre les membres et qui donnait droit par exemple à la nourriture gratuite, à un gîte, à une aide désintéressée, à une protection spontanée ou qui obligeait au travail en commun, au partage des peines ou de la joie par la communauté, etc. Le voyageur ou l’étranger n’avait pas besoin de s’encombrer de charges inutiles : à chaque village où il se présentait il était l’hôte du chef et recevait ainsi gracieusement l’aide des autres (nourriture, gîte, protection, etc.). Les vieillards, les malades (y compris les malades mentaux), les handicapés physiques, les aveugles, les veuves et les orphelins n’étaient jamais abandonnés à eux-mêmes ni réduits à la mendicité comme aujourd’hui.

Vue sous cet angle, la solidarité africaine se présente comme une valeur hautement humaine et cela, dans la mesure où la communauté s’occupait de tout le monde et apportait à chacun l’aide nécessaire. Mais aujourd’hui cette valeur comporte un danger lorsque les devoirs qu’elle implique perdent leur caractère réciproque pour se transformer en obligation pour les uns et en parasitisme familial pour les autres. Elle devient alors une anti-valeur que la société devra combattre par une rééducation des mentalités.

L’école devra inculquer aux enfants le sens de l’entraide et l’esprit de rendre service. La solidarité responsable se porterait donc en rectification aux effets néfastes du monde moderne qui est le nôtre et où le système économique, le capitalisme avec tout ce qu’il a de sauvage et d’oppressif, a désagrégé les valeurs sociales et perverti les rapports d’homme à homme dans les mécanismes de production et de reproduction, d’échange et de consommation. Ce serait là une contribution de l’Afrique à l’édification d’un monde nouveau, plus humain et dont les règles de la vie ne seront plus fondées sur l’appât du gain, le négoce spoliateur et les égoïsmes frileux.

III) – Le respect dû aux aînés, aux vieillards et aux invalides. Ce respect est basé sur la hiérarchie des âges qui définit en paliers la place que chacun, en fonction de son âge, doit occuper dans le groupe. Chacun se tenait à son rang et devait du respect à l’endroit de tous ceux qui se situaient à un palier supérieur au sien. On ne pouvait pas concevoir par exemple que, lors d’une manifestation ou d’une cérémonie, un jeune soit assis sur un siège pendant que le vieux se tient debout ou qu’un jeune regarde passivement un vieillard transporter un gros morceau de bois ou une charge trop lourde sans qu’il lui vienne en aide. De même, il était pratiquement impossible de voir les jeunes se moquer des vieillards ou des invalides, phénomènes pourtant aussi courants que familiers dans le monde d’aujourd’hui. Le respect des autres est donc une valeur que l’école devra avec insistance enseigner aux enfants.

  1. IV) – L’esprit de lois. L’Africain se conformait aux traditions, aux mœurs, à la réglementation sociale de son groupe. Il n’y avait pas de prison ni tout l’appareil judiciaire mis en place par les colonisateurs pourtant il régnait dans le groupe un climat d’ordre et de justice estimable. Le vol était presqu’inexistant : une simple écorce d’arbre ou un assemblage de feuillage servait de porte dans le but d’empêcher les animaux domestiques de pénétrer dans la maison ; il n’y avait pas de cadenas, pas de serrures, pas de portes en fer, pas d’antivols ni tous les autres dispositifs ingénieux que nous voyons aujourd’hui et qui ne réussissent pas à contenir les voleurs ni à endiguer le mal devenu un véritable fléau social.

L’esprit de lois qui était dans l’âme de l’Africain est une valeur dans la mesure où l’individu connaissait les limites de nos droits et devoirs, il avait de sa vie et de sa société une idée claire et précise : chacun avait sa foi pour surveiller sa conscience.

Une telle valeur devra être récupérée et l’école pourrait la renforcer en inculquant à chacun la conscience de ses devoirs et de ses droits de manière à favoriser l’acquisition d’une autonomie de la conscience personnelle et donc de la dimension de l’intériorité.

  1. v) – Le travail collectif ou communautaire. L’Africain avait l’habitude de travailler à son rythme et à son gré sans que quelqu’un l’y oblige comme dans les entreprises modernes. Seul le groupe exerçait sur lui une sorte de pression collective, très diffuse d’ailleurs, qui le mobilisait à une activité productive. Cette pression collective faisait prévaloir en lui le sentiment d’honneur et l’habitude au travail collectif. Elle agissait ainsi sur les mentalités de telle manière que la solidarité ne pouvait dégénérer en parasitisme social que nous connaissons aujourd’hui. En fait, le paresseux n’avait pas de place dans nos sociétés traditionnelles ; il était la risée de tous et avait des difficultés pour avoir un conjoint. En effet, le travail était l’un des critères les plus déterminants dans le choix d’un conjoint. Personnellement, je ne pense pas que l’Africain de base soit par nature paresseux comme le prétend la littérature occidentale. Les Africains avaient plutôt la joie de travailler ensemble et une telle valeur pourrait être exploitée essentiellement dans la perspective du développement agricole à travers les coopératives agricoles. L’école pourra la développer notamment dans les activités de coopérative scolaire ou par l’introduction du travail productif dans les activités scolaires.
  2. VI) – A toutes ces valeurs précitées il convient d’ajouter évidemment celles qui ont trait aux qualités morales : le courage, l’honnêteté, l’obéissance, la politesse, le sens de la responsabilité, l’intégrité, etc.

5.2. Les anti-valeurs

L’éducation traditionnelle ne comporte pas que des valeurs, mais aussi des éléments négatifs que nous appelons ici anti-valeurs. Nous nous placerons donc ici dans un courant positiviste qui voit certainement des imperfections dans nos systèmes de valeurs, mais trouve que ces valeurs offrent la possibilité d’être développées, réorientées, réajustées et parfaites. De là leur caractère ouvert et dynamique.

Ainsi certains éléments positifs de l’éducation dite « moderne » pourraient être intégrés dans nos systèmes de valeurs soit pour les parfaire et ainsi les développer, soit pour se porter en rectification à certains de leurs effets néfastes.

Nous distinguerons aussi deux catégories d’anti-valeurs : celles qui sont liées à la nature de l’éducation traditionnelle et celles qui sont transmises par elle.

  1. a) Parmi les anti-valeurs liées à la nature de l’éducation traditionnelle, nous avons identifié : l’absence de l’écriture, l’éducation par la peur, la grande permissivité lors de la petite enfance et la brutalité du sevrage.
  2. I) – L’absence de l’écriture dans le système d’éducation traditionnelle a rendu difficile, et même impossible, la systématisation et la conservation des connaissances. D’où la disparition d’une bonne partie du patrimoine culturel africain.

L’écriture est donc une valeur positive dont la pratique devra s’étendre et se généraliser à toutes les couches sociales des populations africaines grâce à la démocratisation de l’enseignement et aux actions d’alphabétisation.

  1. II) – L’éducation par la peur ne conduit pas à une véritable formation de la volonté, du caractère et de la personnalité par le jeu d’identification, d’encouragement et de stimulation c’est-à-dire par une véritable structuration de l’intériorité, mais pousse l’individu à accepter passivement le rythme de son milieu et à s ’y harmoniser. Ceci débouche sur l’impuissance que l’individu a vis-à-vis de la nature, impuissance qui se révèle dans l’attitude passive et contemplative que l’Africain a du monde.

L’attitude prométhéenne qu’a l’Européen d’interroger la nature en l’affrontant, en la défiant même et de lui tirer ainsi ses secrets est une valeur qui pourrait se porter en rectification à la vision contemplative que l’Africain a de la nature, vision qui n’est pas constructive pour le progrès scientifique, mais qui, sur les plans éthique et philosophique, pourrait être d’une très grande utilité pour rétablir l’équilibre écologique et humain que l’industrialisation et les réalités actuelles du développement économique ont rompu.

III) – La grande permissivité qui résulte de l’indulgence et de la soumission inconditionnelle de la mère aux exigences de l’enfant lors de la petite enfance, favorise le parasitisme et la passivité du nourrisson. La facilité avec laquelle celui-ci trouve satisfaction de ses désirs limite son initiative et lui fait chercher la sécurité dans la dépendance.

  1. IV) – Le sevrage intervient généralement très tardivement, mais de manière brusque, brutale. Cette brutalité se répercute sur l’état psychologique et somatique de l’enfant : le développement psycho-moteur se ralentit, divers troubles du nutrition et du caractère apparaissent, le moi se dévalorise en même temps qui se développe le sentiment d’insécurité. Ce dernier inhibe l’évolution et la structuration du moi, favorisant par contre une socialisation intense qui développe l’esprit de dépendance et de besoin de groupe.

Aussi la famille devra-t-elle remplir sa double fonction : stabilisatrice et formatrice.

Stabilisatrice, la famille apaise les inquiétudes, les souffrances et les échecs qui assaillent l’individu et le place ainsi dans un climat de sécurité, de quiétude.

Formatrice, la famille permet l’épanouissement de l’intelligence, des sentiments et de la volonté. Elle instaure ainsi de saines relations et donne à l’individu les bases de sa formation.

Ces deux fonctions doivent s’équilibrer l’une et l’autre pour ne pas donner des instables ou engendrer des caractériels.

  1. b) Quant aux anti-valeurs transmises par l’éducation traditionnelle, nous avons identifié :
  2. I) – Le complexe de dépendance qui fait que l’individu s’attache foncièrement au groupe et s’y soumet totalement. Il en résulte une personnalité caractérisée par le conformisme, l’insuffisance d’initiative personnelle, l’absence d’esprit de compétition, etc. Ce complexe dégénère en un sentiment d’impuissance vis-à-vis du groupe et dont les manifestations sont la confiance que l’on place au groupe, la tendance à s’attendre à recevoir raide des autres, la fuite de responsabilité personnelle que remplace la tendance à rechercher la co-responsabilité, etc. Cet état d’esprit renforce et confirme la situation de dépendance culturelle et économique. L’école devra combattre ce complexe de dépendance en formant les enfants àl’autonomie, à compter d’abord sur leurs propres forces et en même temps en leur inculquant l’esprit d’entraide de manière à éviter le développement des égoïsmes.
  3. II) – Le mysticisme est la principale pratique à laquelle recourt l’Africain pour saisir et pénétrer les secrets de la vie et de la nature. D’où sa tendance à consulter les médiums, à recourir aux forces occultes pour expliquer ou comprendre certains phénomènes naturels que l’Européen appréhende grâce à la science, à la technique. Ainsi par exemple les phénomènes tels que la mort, la foudre et les maladies ne peuvent trouver d’explication que dans la pensée mystique. Ce ne sont pas les microbes qui causent les maladies, mais bien les hommes, et plus précisément les sorciers. Ces derniers sont considérés comme étant à la base de tous les maux dont souffre la communauté humaine : ce sont eux qui causent la mort, les accidents, la famine, les épidémies, la sécheresse, les inondations, les mauvaises récoltes… Ce sont encore eux qui envoient des bandes de criquets pour ravager les champs ou des quantités de mouches et de moustiques pour piquer les hommes, etc.

De ce point de vue le mysticisme se présente comme une anti-valeur dans la mesure où il est incompatible avec la mentalité scientifique. Celle-ci offre la base à l’objectivité scientifique, à la rationalisation et à la systématisation des connaissances. Elle pourrait ainsi aider à passer du domaine de la subjectivité, de l’imprécision et de l’empirisme à celui de l’objectivité, de la précision et de l’action rationnelle.

III) – L’égalité entre les membres semble être soutenue par deux principes. Le premier principe est celui de l’égalité mentale restrictive qui, tout en reconnaissant à l’aîné plus de force vitale et la possession de plus de connaissances que le puîné, repose sur la croyance que tous les individus sont semblables et possèdent les mêmes capacités mentales et que celles-ci se développent au fur et à mesure que l’individu avance en âge. Ce principe semble vouloir rechercher l’équilibre entre les moins doués et les plus doués en préconisant en quelque sorte la modération à ces derniers. Aussi, l’individu se résigne-t-il à vouloir dépasser en sagesse ses semblables, à prendre des initiatives, à se lancer en aventure dans un domaine encore inexploré ou à s’engager dans des activités compétitives avec les autres.

Le second principe est celui de la possession égale qui fait voir à l’individu qu’il n’est pas bon de vouloir dépasser en biens ou en richesses ses semblables. Ceci expliquerait l’absence de la concurrence dans la recherche des richesses et justifie la nécessité de distribuer, de partager pour ne pas attirer sur soi les influences maléfiques des autres.

L’égalité qu’on reconnaît entre les membres du groupe peut, dans ce cas, être considérée comme une anti-valeur et cela, dans la mesure où elle ne favorise pas des améliorations et empêche l’individu à se distinguer, à se singulariser et donc à s’épanouir. La considération individuelle, prise ici non pas dans le sens de la valorisation de l’individu par rapport à la collectivité, mais en tant que valeur permettant à l’individu d’apprécier ses capacités et de reconnaître ses limites et donc de savoir apprécier aussi celles des autres, serait d’un secours appréciable à une meilleure structuration du moi, de l’intériorité. Ceci favoriserait l’interdépendance entre les membres de la communauté et permettrait l’établissement d’un équilibre social qui pousse ceux-ci à la modération et au respect mutuel.

Conclusion

Comme on peut s’en rendre compte, l’éducation traditionnelle en Afrique renferme plusieurs valeurs très séduisantes qu’il importe non seulement d’identifier, mais aussi de sauvegarder et de préserver de la destruction, de la fragilité et du caractère mouvant des sociétés contemporaines. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les valeurs se dégradent et se désagrègent continuellement, ce qui entraîne comme conséquence la dépravation des mœurs, la crise de l’autorité, la perte de l’unité familiale, le développement des tendances égoïstes et de l’esprit calculateur. Il n’existe plus un code moral pour nos jeunes ; nos valeurs se transforment en anti-valeurs, d’où le développement de l’immoralité, la méconnaissance de la valeur de l’homme au profit de l’argent, la primauté de la promotion de l’individu sur celle de la collectivité, etc. La crise morale des jeunes, aujourd’hui, serait donc essentiellement liée à la crise des valeurs que connaissent nos sociétés. Cette crise qui s’accompagne de la perte des valeurs morales et des troubles de caractère aurait pour origine l’anthropie culturelle, le degré de la crise socio-économique, l’importance des mass-médias, etc. Les solutions à cette crise de la valeur devront être essentiellement d’ordre politique, économique, moral et éducationnel.

Les instances politiques devront être fidèles à leur tâche de réorganisation des structures socio-économiques appropriées de manière à placer les individus dans les conditions d’existence décentes. Les responsables politiques devront se rendre compte que c’est leur idéologie (l’idéologie des classes dominantes) qui influe sur les masses populaires et oriente les conduites sociales. La réglementation sociale relève sans équivoque de la responsabilité politique qui devra se porter garant des valeurs confirmées.

Du point de vue socio-économique, et surtout en ce qui concerne les pays sous-développés, il est indispensable de placer les enfants (et leurs parents aussi) dans les conditions d’existence indispensables à leur développement harmonieux avant de les éduquer aux valeurs. Il leur faut une bonne santé mentale et physique, des conditions matérielles adéquates, une nourriture équilibrée, etc.

Mais c’est surtout aux éducateurs (la société, la famille, l’école) qu’incombe la tâche la plus difficile d’éduquer aux valeurs et de travailler à la formation et à la consolidation des valeurs en ces moments de crise que traversent nos sociétés de l’Afrique Noire sollicitées contradictoirement par les valeurs de la modernité et celles de la tradition.

L’éducation aux valeurs doit porter non seulement sur de nouveaux contenus de connaissances ou d’enseignement, mais aussi et surtout sur des comportements et des attitudes souhaitables relevant d’une prise de conscience nette des valeurs confirmées. Parents, enseignants, adultes, etc. devront prendre conscience que les enfants les imitent et s’inspirent de leurs attitudes pour fonder leur manière d’être, de sentir et d’agir.

En conséquence, ils doivent enseigner non seulement par la parole, mais aussi par l’exemple. Car c’est l’exemple qui, en tant qu’élément dynamique et moteur du système éducatif, lie l’idéal théorique à la réalité concrète. L’action des adultes, leurs bons exemples et leur conviction morale devront constituer la base d’un apprentissage des comportements sociaux pour notre jeunesse.

L’éducation aux valeurs devrait aussi se faire à travers des mouvements parascolaires (Jeunesse du Parti, scoutisme, etc.) de manière à assurer un encadrement moral et civique des jeunes.

Il faudra aussi instaurer un système efficient de collaboration harmonieuse entre la famille, l’école et la société de façon à harmoniser les actions éducatives pour en faire un système cohérent et ordonné.

La cohérence interne du système éducatif devra reposer sur l’uniformité des principes éducatifs qui régissent la société pour que tous les enfants soient soumis à un même type d’éducation poursuivant un même idéal, les mêmes objectifs. Aujourd’hui, le système éducatif n’a plus cette cohérence : ce qui est condamnable pour l’école est parfois applaudi par la famille ou par la société et vice versa. En dehors de l’école par exemple, personne n’intervient dans l’éducation d’un enfant qui se méconduit en l’absence de ses parents. Ceci révèle l’absence d’une vision nette et claire du type d’homme que la société veut former et fait que les enfants n’ont pas une perception claire du rôle qu’ils sont appelés à jouer dans la société.

En définitive, bien qu’élaborées en des temps anciens, les valeurs de l’éducation traditionnelle au sens défini plus haut portent en elles des éléments susceptibles non seulement d’affronter les surgissements nouveaux de l’histoire, mais aussi de raviser les valeurs les plus sacrées d’un monde humaniste et par là même sauver cet univers qui s’en va à la dérive politiquement, économiquement, moralement, socialement et matériellement.

L’éducation aux valeurs devra conduire à la prise en compte de l’identité culturelle du fait que la culture est intimement liée à toutes les manifestations de la vie. Elle incarne l’expression des valeurs humaines les plus nobles, le sens de la vie. L’évolution scientifique et technologique de l’Afrique n’entraîne aucune contradiction avec l’affirmation de l’identité culturelle. Mais l’éducation aux valeurs traditionnelles reste encore en marge des valeurs véhiculées dans les programmes scolaires, les journaux et revues, illustrant par là la supériorité technologique des valeurs occidentales. L’effort pour la mise en valeur de nos coutumes et traditions et pour leur adaptation au contexte d’un monde en évolution devenant indispensable, il y a lieu d’aider les institutions coopératives, telles que le Bureau Africain des Sciences de l’Education (B.A.S.E.), l’Association des Universités Africaines (A.U.A.) et tant d’autres pour qu’elles s’attèlent plus à revalorise les valeurs essentielles de nos sociétés.

 

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