André Fontaine
Développement et société

LE TIERS-MONDE ET LA RIVALITE SINO-SOVIETIQUE

Ethiopiques numéro 04

Revue socialiste

de culture négro-africaine

octobre 1975

 

Le temps est loin où un Dean Rusk, secrétaire d’Etat des Présidents Kennedy et Johnson, soutenait avec une assurance qui soulignait son manque d’information et de flair qu’il n’existait pas de gouvernement de Pékin, mais une Chine communiste gouvernée de Moscou. Plus personne ne doute que la rivalité sino-soviétique soit l’une des données principales de l’actuel rapport de forces international.

Le premier signe visible de cette rivalité est apparu, à des yeux pour la plupart mal dessillés, à l’occasion de la crise qui a secoué le Proche-Orient à l’été de 1958. Pour une fois, la tension dans cette région n’opposait pas Israël et les Arabes, mais des Arabes, « féodaux » d’un côté, « progressistes » de l’autre, entre eux, les grandes puissances soutenant naturellement chacune ses protégés. Le 14 juillet de cette année-là, le régime pro-occidental de Bagdad était renversé par l’émeute ; son chef véritable, Noury Said, et le jeune roi d’lrak étaient abattus. Les Anglo-Saxons tremblèrent pour leurs positions dans la région. Londres dépêcha des parachutistes en Jordanie pour sauver le trône du roi Hussein, et Washington, à la demande du Président Camille Chamoun, fit débarquer des marines au Liban, déchiré depuis des semaines – déjà – par une guerre civile larvée entre nassériens et pro-occidentaux.

Krouchtchev tonna comme il en avait l’habitude en pareille circonstance, une grande agitation s’empara des Nations Unies, et toute l’affaire finit par retomber, au mois d’août, sur un vote, fort rare à l’époque, en assemblée générale, d’unanimité arabe. Entre temps, la Chine populaire avait fait échouer un projet, accepté par le Kremlin, de réunion au « sommet » du Conseil de sécurité – ou aurait dû siéger le représentant de Chiang Kai-chek, et non celui de Mao, puisqu’elle n’était pas encore admise à l’ONU. Elle avait également préconisé l’envoi au Proche-Orient de « volontaires » des pays socialistes, « sans se laisser arrêter par la menace d’une nouvelle guerre mondiale » alors que Krouchtchev avait précisément déclaré qu’une telle mesure « accroîtrait le risque d’une véritable guerre ». Le ton avait assez monté pour que « M. K. » décide de se rendre en personne à Pékin.

Le « vent d’Est » et le « tigre de papier »

On sait maintenant que cette controverse avait pour toile de fond la discussion que Krouchtchev et Mao avait eue l’année précédente au Kremlin en présence des délégués des douze partis communistes alors au pouvoir, réunis pour fêter le quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre.

Les Soviétiques venaient tout juste de lancer leur premier « Spoutnik » et leur première fusée internationale. Le territoire américain n’était, plus désormais à l’abri des bombes atomiques. Mao en avait tiré la conclusion radicale que « le vent d’Est l’avait définitivement emporté sur le vent d’Ouest », que le « tigre de papier » américain ne ferait pas la guerre pour empêcher la progression du socialisme dans le monde, et que, de toute façon, même si la guerre éclatait et si elle causait quelques dizaines de millions de morts, elle assurerait le triomphe définitif du socialisme. La modestie n’était pas le fort de Krouchtchev et il a donné à plusieurs reprises les signes d’un tempérament « aventuriste, » dénoncé d’ailleurs comme tel par Pékin. Il s’opposa cependant avec beaucoup d’énergie à Mao, rappelant que le tigre de papier avait « des dents atomiques ». C’est à cette époque que Moscou tenta de faire passer les troupes chinoises sous commandement soviétique et, faute d’y être arrive, supprima l’assistance nucléaire aux Chinois.

Ainsi le premier différend entre Chinois et Soviétiques, qui devait bientôt prendre les dimensions d’une nouvelle guerre froide, plus acharnée que l’autre, et toucher l’ensemble de leurs relations, portait-il sur une appréciation différente du rapport des forces mondiales. Krouchtchev, de retour des Etats-Unis, devait dire publiquement à Mao en 1959 : « le temps n’est pas encore venu d’éprouver par la force la solidarité du régime capitaliste  ». Rien d’étonnant à ce que l’évolution du Tiers-Monde ait, dans ces conditions, fait l’objet d’appréciations différentes dans les deux Mecques du socialisme, et que le conflit du Proche-Orient de 1958 ait été, comme on l’a vu, la première occasion pour ce désaccord de se manifester de manière tangible pour tout observateur un peu averti – ce qui veut dire non prisonnier de vérités toutes faites.

L’espoir de Lénine

Le Tiers-Monde a été, bien avant que le mot apparaisse, le sujet de l’attention des communistes. Marx avait dénoncé l’oppression coloniale et Lénine vu, dans l’impérialisme, le « stade suprême du capitalisme  ». Le premier congrès de l’Internationale communiste, en mars 1919, avait promis « aux esclaves coloniaux que l’heure de la dictature prolétarienne en Europe sonnerait leur délivrance ». Mais Marx avait écrit que « jamais une société n’expire avant que soient développées toutes les forces productrices qu’elle est assez large pour contenir ». Les marxistes des pays coloniaux devaient donc soutenir, en vue de favoriser la révolution bourgeoise, étape indispensable de la révolution prolétarienne, les mouvements de libération animés par la « bourgeoisie nationale ».

Le second congrès, en juillet 1920, adopte des thèses fort différentes. C’est qu’entre temps les mouvements communistes d’Allemagne, de Hongrie, de Bavière, de Pologne, sur lesquels Lénine avait fondé tant d’espoirs, ont échoué l’un après l’autre. La révolution n’est pas mûre en Europe ! Qu’à cela ne tienne, on se retournera vers l’Asie. « Quand l’Orient bougera vraiment, déclare le président de l’Internationale, Zinoviev, en septembre de la même année devant le Congrès des peuples opprimés réuni à Bakou, la Russie et toute l’Europe avec elle ne représenteront qu’un petit coin de ce grand tableau  ».

Et comme Lénine s’est laissé convaincre par le communiste indien Manabendranat Roy que la «  bourgeoisie nationale » est en réalité solidaire de l’ordre féodal, le congrès invite les communistes des « pays arrièrés, des colonies », à « faire de la propagande en faveur des Soviets paysans, des soviets de travailleurs, toujours et partout ». Zinoviev ira jusqu’à dire que la constitution des Soviets est possible même « là où il n’y a pas d’ouvriers ». Cette thèse prévaudra jusqu’à la mort de Lénine, qui avait écrit, peu de temps auparavant dans la « Pravda » : « l’issue finale de la lutte dépendra en fin de compte du simple fait que la Russie, l’Inde, la Chine, etc, constituent la grande majorité de la terre ; cette majorité depuis ces dernières années se laisse entraîner à la lutte pour sa libération avec une rapidité extraordinaire et nulle ombre de doute ne peut exister sur l’issue finale de cette lutte mondiale ».

L’ironie de l’histoire veut que si l’Inde et la Chine se sont effectivement libérées, comme Lénine l’avait prédit, de la domination étrangère, c’est la première, demeurée une « démocratie bourgeoise », qui se trouve l’amie et presque l’alliée de l’U.R.S.S., alors que la seconde qui a bâti chez elle une société intégralement socialisée, se dresse de toutes ses forces contre ce qu’elle appelle le « social impérialisme » du Kremlin.

Idéologie et raison d’Etat

Pour qu’il en aille autrement, il aurait fallu que les communistes, une fois au pouvoir, n’aient pas donné si souvent la priorité à la raison d’Etat sur l’idéologie. Mais il est rare qu’un gouvernement, quel qu’il soit, hésite bien longtemps entre ses convictions et son intérêt, lorsque celui-ci paraît lui commander d’ignorer celles-là. Staline s’est engagé dans cette direction avec un parfait cynisme, se comportant en disciple de Machiavel au moins autant que de Marx, allant jusqu’à sacrifier ses amis aussi allègrement que ses principes.

Pour étouffer ses scrupules et ceux de ses fidèles, il disposait d’une justification suprême : ce qui mettait en péril la patrie du socialisme, en l’espèce l’U.R.S.S., ne mettait-il pas automatiquement en péril le socialisme lui-même ? Tout ce qui renforçait l’Union soviétique était donc bon, tout ce qui risquait de l’affaiblir mauvais. Des communistes à travers le monde, il n’attendait en conséquence que ce soutien « inconditionnel » dont ils apprirent à se faire gloire et que des centaines de milliers poussèrent jusqu’au martyre. Mais ce qui pouvait aller lorsque le communisme ne tenait l’Etat, selon la formule célèbre, que « dans un seul pays  » ou, comme au lendemain de la guerre, dans une série de pays soumis à l’hégémonie stalinienne, devait être fatalement remis en question dès lors que d’autres dirigeants communistes que ceux de l’U.R.S.S. auraient la possibilité de s’interroger sur l’intérêt de leur pays.

Ce qu’on a pu appeler, entre les deux guerres mondiales, la stratégie de la Révolution chinoise, avait déjà fait apparaître la contradiction qui pouvait exister entre les aspirations d’un parti communiste dont la création avait répondu essentiellement à des particularités nationales et la stratégie globale d’une Troisième Internationale asservie aux intérêts d’Etat de l’Union soviétique. Celle-ci avait décidé très tôt de collaborer avec le Kouomintang de Sun Yat-sen contre l’impérialisme occidental et japonais. Elle était allée jusqu’à déclarer publiquement que « faute de conditions favorables, le communisme ne pouvait être introduit en Chine ». Les communistes chinois avaient été invités à entrer dans le Kouomintang.

Lorsque Chiang Kaï-chek, qui avait pris la succession de Sun Yat-sen avec la bénédiction de Moscou, entreprit de les éliminer progressivement, Staline négligea les avertissements de Trotski à ce propos. Il ne s’aperçut de son aveuglement qu’une fois que Chiang eût massacré les communistes de Shanghai. Ignorant totalement les conditions qui prévalaient à l’époque en Chine, il ordonna un soulèvement à Canton qui finit par un bain de sang.

C’est contre ses consignes que Mao rassembla ce qui restait de communistes, créa des « Républiques soviétiques » à base agraire tout à fait différentes du modèle russe basé sur le prolétariat des villes, et écrivit pour l’histoire l’épopée de la « longue marche ».

Les nécessités de la lutte contre le Japon amenèrent à plusieurs reprises, sous la pression du Kremlin, un rapprochement entre les communistes chinois et Chiang Kaï-Chek, qu’ils avaient pourtant condamné par contumace comme criminel de guerre. Et l’éloignement contribuait à l’époque à empêcher les observateurs extérieurs de percevoir le divorce profond entre Mao et Staline, bien que celui-ci ne dissimulât pas son dédain pour ceux qu’il appelait curieusement des « communistes de margarine ». Aujourd’hui il est établi que le généralissime n’a rien fait pour faciliter la conquête du pouvoir par son disciple chinois et l’on a pu même se demander si la guerre de Corée de 1950 n’avait pas été avant tout destinée à empêcher la consolidation du régime à Pékin. Le dictateur soviétique aurait de beaucoup préféré pour la Chine un gouvernement faible qui lui aurait laissé transformer la Mandchourie et le Sin-Kiang en protectorat et lui aurait permis de conserver les bases aéronavales qu’il avait obtenues à Yalta en territoire chinois, plutôt que de laisser s’établir dans l’un des plus grands pays du monde un type original de socialisme, ouvrant à tous les communistes du monde la possibilité de choisir un autre « modèle » que le russe.

On l’a vu en Europe orientale : même les régimes purement et simplement imposés par l’armée rouge, comme celui de la Roumanie, ont eu tendance, au bout d’un certain temps, à prendre leurs distances vis-à-vis du Kremlin. Dès 1948 la Yougoslavie titiste est sortie du « camp » socialiste. L’armée soviétique a dû intervenir en Hongrie et menacer de le faire en Pologne pour maintenir ces deux pays au sein du pacte de Varsovie. L’Albanie a dû u fait qu’elle n’a pas de frontière commune avec les membres du pacte de pouvoir s’en retirer. En 1968, la voie autogestionnaire suivie par la Tchécoslovaquie a paru suffisamment menacer l’intégrité de l’empire soviétique pour que M. Brejnev se croie obligé de recourir à l’intervention armée.

La rupture

Ce qui était relativement facile à mettre en oeuvre contre de petites nations européennes, déjà fortement intégrées dans le système soviétique, était impensable vis-à-vis de la Chine, pays immense, fantastiquement peuplé, et dont l’appareil d’Etat et de parti était entièrement contrôlé par des Chinois. Bien sûr les Soviétiques avaient des partisans dans les sphères dirigeantes, mais ils furent impuissants à empêcher la rupture entre Mao et Krouchtchev, accusé de « révisionnisme » idéologique et de « capitulationnisme » à l’égard du monde occidental. Les Soviétiques répondront sur le même ton, et chacune des deux grandes puissances communistes cherchera à persuader les masses prolétarisées de l’univers capitaliste, comme du Tiers-Monde, qu’elle est seule détentrice du flambeau de la révolution bolchevik.

Les partis communistes au pouvoir prennent rapidement position : Bulgares, Hongrois, Allemands de l’Est, Tchécoslovaques et, après un instant d’hésitation, Polonais, se liguent derrière Moscou. Roumains, Vietnamiens et Coréens se refusent à choisir. L’Albanie, qui redoute d’être sacrifiée à la réconciliation soviéto-yougoslave, fait front commun avec Pékin. Dans la diaspora, le monolithisme tant vanté à l’époque stalinienne n’est plus qu’un souvenir : tandis que les P.C. français, anglais, scandinave, portugais, japonais, américain, demeurent inconditionnellement du côté de Moscou, Togliatti engage le parti italien sur la voie du « polycentrisme », les Espagnols prennent leurs distances, et les partis indonésien et australien se prononcent pour Pékin. Les tentatives de Moscou pour faire condamner la dissidence chinoise par les réunions mondiales communistes sont vouées à l’échec.

Vis-à-vis du Tiers-Monde, les dissonances se manifestent entre Moscou et Pékin avant même que la rupture soit consommée. C’est à l’été 1963 seulement en effet que les deux capitales cesseront de s’invectiver par personnes interposées, yougoslaves, albanaises, italiennes ou françaises, pour appeler un chat un chat. Le détonateur aura été fourni, quelques jours auparavant, par la signature, par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Union soviétique, du traité sur l’interdiction partielle des essais nucléaires : pour la première fois depuis le début de la guerre froide, les deux leaders ont passé outre, pour conclure un accord, à l’opposition formelle de l’un de leurs principaux alliés : la France du général de Gaulle dans le camp occidental, la Chine populaire dans le camp socialiste.

L’affaire du Tibet

Dès 1958, on l’a vu, la crise du Proche-Orient avait donné l’occasion aux Russes et aux Chinois de laisser transparaître leurs désaccords sur l’opportunité de l’envoi de volontaires en Irak.

L’année suivante, c’est l’intervention chinoise au Tibet qui va provoquer de nouvelles frictions. Pékin ayant accusé Nehru, alors premier ministre de l’Inde, d’avoir encouragé la rébellion du Dalaï Lama, New Delhi réagit avec vivacité. Le 6 septembre, le gouvernement chinois demande confidentiellement au chargé d’affaires soviétiques de « ne pas tomber dans le piège de Nehru qui s’efforce d’exercer une pression sur la Chine en se servant de l’U.R.S.S. » Trois jours plus tard, l’agence Tass n’en publie pas moins une déclaration des dirigeants soviétiques qui « expriment la certitude que la Chine et l’Inde régleront leur malentendu en tenant compte des intérêts mutuels ». Le 12, Moscou accorde à l’Inde un crédit de 1.500 millions de roubles, bien supérieur à ce que la Chine, pays socialiste, n’avait jamais obtenu de son puissant « allié ».

Ce ne sont que de premières escarmouches, bientôt aggravées par un désaccord sur Formose. Pékin était tout disposé à employer la force pour faire rentrer sous sa souveraineté l’île où s’était réfugié Chiang Kaï-Chek. Mais Krouchtchev estimait que les Chinois «  avaient bien tort de placer Formose au centre de leurs préoccupations  » et qu’il existait « de toute façon pour régler ce problème plusieurs solutions ». C’était assez pour que de Gaulle, dans sa conférence de presse du 10 novembre de cette même année 1969, constate que « sans doute la Russie admet-elle qu’un conflit de quelque côté qu’il vienne aboutirait à l’anéantissement général et que faute de faire la guerre il faut en venir à faire la paix… et que rien ne peut faire qu’elle-même ne soit la Russie, nation blanche d’une partie de l’Asie et en somme fort bien dotée en terres, usines et richesses en face de la multitude jaune qu’est la Chine, innombrable et misérable, bâtissant à force d’épreuves, une puissance qu’on ne peut mesurer et regardant autour d’elle les étendues sur lesquelles il lui faudra se répandre un jour… »

Ainsi l’U.R.S.S., qui avait renoncé avec Krouchtchev à la thèse classique du léninisme sur le caractère fatal de la guerre avec le capitalisme, glissait- elle insensiblement dans le camp des défenseurs du statu quo, et donc des possédants, des «  have », par opposition aux «  have not ». La Chine, dans les années qui suivent, développe avec insistance ce thème, comme celui de la « collusion » entre l’impérialisme américain et les « nouveaux tsars  ». Moscou réplique en accusant Pékin à son tour de complicité objective avec les Etats-Unis. Ces accusations font sourire à une époque ou l’évocation du « péril jaune  » affole en commun Moscovites et New Yorkais, et où paraissent aux Etats-Unis des romans de politique-fiction célébrant la nouvelle alliance soviéto-américain contre les ambitions expansionnistes prêtées à Mao. On est alors bien loin d’imaginer que l’hostilité à Moscou conduirait un jour Mao à inviter Nixon et Kissinger à Pékin, et à soutenir des régimes aussi peu « progressistes » que celui du Chah d’Iran.

Les atouts de Pékin

Dans sa rivalité avec Moscou, Pékin avait, vis-à-vis du Tiers-Monde, d’importants atouts. D’abord l’appartenance de la Chine au monde des pauvres. Malgré les épreuves terribles que lui ont fait subir une guerre civile, le stalinisme, deux invasions et la collectivisation des terres, malgré aussi des conditions de vie le plus souvent modestes, qu’il s’agisse du prolétariat des villes ou des kolkhosiens, l’Union soviétique donne d’elle-même à l’extérieur l’image de la puissance et donc de la richesse. Ses armements fantastiques égalent dans tous les domaines, quand ils ne les dépassent pas, ceux des Etats-Unis. Sa production d’électricité, d’acier, de pétrole, fait d’elle un géant du monde moderne. Elle est la première à explorer l’espace.

Ceux qui disposent de cette puissance ont beau être des marxistes, des communistes, ils ne sont pas toujours à l’abri des tentations qu’elle confère et qui ont nom arrogance, condescendance, esprit de domination. La déstalinisation n’a pas non plus complètement effacé, chez les successeurs de Staline, les traces des cyniques leçons qu’il leur avait enseignées. Il y a aussi, et peut-être surtout, ce trait plutôt décourageant mais constant de la nature humaine, qui fait qu’on a facilement tendance à imiter peu ou prou un rival auquel on ne s’oppose bien souvent que parce qu’on le jalouse.

A s’opposer au totalitarisme nazi, puis au totalitarisme soviétique, la démocratie américaine a ouvert la porte à l’influence du totalitarisme : d’où le Watergate, et la facilité avec laquelle la C.I.A. se croit autorisée à comploter contre les gouvernements établis, pour peu qu’ils soient de gauche, voire à monter des attentats contre leurs leaders. De son côté, la « technostructure » qui s’est formée en U.R.S.S. n’a pas toujours résisté à la contagion des moeurs capitalistes au contact desquelles elle est exposée plus que les autres couches de la population.

Nulle part on ne le constate davantage que dans les pays du Tiers-Monde qui font appel à l’assistance technique de Moscou. Les experts russes, surtout dans le passé, se comportaient facilement comme en terrain conquis, exigeant voitures et maisons à air conditionné, domesticité nombreuse, salaires confortables, et l’on a même pu ici ou là les taxer d’un certain racisme. L’extrême frugalité des experts chinois, leur constante modestie, ont été, en comparaison, universellement remarquées et appréciées.

Mais il y a bien davantage. Il y a que le modèle de développement chinois, basé sur la campagne, et non comme le soviétique sur la ville, paraît beaucoup mieux correspondre aux besoins des nations du Tiers-Monde, dont les populations, dans la quasi-totalité des cas, sont essentiellement rurales. Il y a que les Russes ne prêtent pour ainsi dire jamais sans intérêt et qu’ils aiment bien se faire payer cash, de préférence en devises fortes, alors que les Chinois n’hésitent pas à ouvrir des prêts sans intérêt. Il y a enfin la politique de détente que mène le gouvernement soviétique et par souci de préserver la paix mondiale, et parce qu’il a besoin, pour mettre en valeur un potentiel fabuleux mais encore très largement inexploité, des capitaux et de la technologie de l’Occident : les Chinois ont beau jeu, de ce fait, de dénoncer ses compromissions avec l’impérialisme, avec le capitalisme international, de relever les mille et un signes de la « trahison » des idées léninistes au profit d’une politique qui reproduit, à l’échelle internationale, la tactique de « collaboration de classe » si souvent reprochée par les communistes aux sociaux-démocrates.

Pierre Moussa, le directeur général de Paribas, a pu parler un jour des Etats-Unis comme d’un « fragment du Tiers-Monde qui a réussi ». Ce jugement s’applique mieux encore à la Chine. Au prix d’une discipline de fer et d’une extraordinaire économie de moyens, elle a pu arracher six ou sept cent millions d’êtres humains aux calamités qui n’avaient cessé de s’abattre, au cours des âges, sur leurs pères : épidémies, famines, banditisme, inondations, etc. Rien d’étonnant à ce que, bien souvent, les dirigeants du Tiers-Monde, parmi les moins révolutionnaires comme les plus radicaux, confient au visiteur étranger qu’ils admirent le modèle chinois bien davantage que le soviétique. Aussi bien Chou En-Laï, lorsqu’il a rendu à plusieurs reprises visite à diverses nations d’Afrique ou d’Asie, a-t-il toujours été reçu avec les égards particuliers que suscite l’admiration véritable. Il est vrai qu’il arrivait armé de la réputation exceptionnelle que lui valaient son sang-froid, sa maîtrise des données et des chiffres, sa perspicacité et en même temps son extrême modestie. Mais le même homme n’aurait pas eu la même autorité s’il n’avait pas parlé au nom de la Chine réveillée d’un sommeil de plusieurs siècles.

Le « triangle » est isocèle

Dans le monde où nous sommes, il n’est pas cependant de substitut à la puissance économique. Certes toute l’histoire de la décolonisation, celle de l’Indochine et de l’Algérie en particulier, montre que de petits peuples résolus, bien encadrés, bénéficiant d’un large courant de sympathie dans l’opinion internationale et du soutien actif d’un certain nombre de pays, peuvent venir à bout d’armées modernes et supérieurement équipées pour autant qu’elles combattent loin de la métropole et que celle-ci ne se sente pas véritablement engagée. Mais à l’échelle mondiale, pour mettre en échec les desseins d’un des « supergrands », il faut engager des moyens considérables, tant financiers qu’industriels et militaires.

La force des idées, le prestige d’un homme peuvent les remplacer en partie, elles ne peuvent pas en tenir tout à fait lieu. On l’a bien vu avec le général de Gaulle. Son action a intéressé, séduit les uns, agace les autres. Elle n’a pas enfin de compte changé grand chose aux relations Est-Ouest, qui, à partir du moment ou l’énormité même des armements en présence interdisait la guerre, devaient fatalement évoluer vers la détente. Che Guevara a échoué dans sa tentative de créer « d’autres Vietnam ». La Chine, de son côté, par sa diplomatie et sa propagande, parvient à accroître ici ou là la méfiance à l’égard de l’U.R.S.S. Mais elle ne peut empêcher, malgré son armement nucléaire, que face au géant russe elle ne paraisse bien faible.

Le fameux « triangle » mondial est décidément isocèle : le côté chinois est beaucoup plus petit que les deux autres, russe et américain. Ce n’est pas la Chine, par exemple, qui peut fournir les armes dont les Arabes ont besoin pour tenir tête à Israël, ni les énormes crédits que supposeraient le développement des pays pauvres et simplement l’alimentation de leurs populations. Elle est de surcroît amenée à donner la priorité à sa protection contre une Union soviétique avec laquelle elle a 7.000 kilomètres de frontières communes, et, pour cette raison, à s’appuyer de plus en plus sur des courants qui, vus du Tiers-Monde, et même d’Europe, ne peuvent pas ne pas paraître réactionnaires. Il est tout de même extraordinaire de songer que Pékin n’a pas reconnu le régime militaire portugais, soupçonné de penchants pro-soviétiques, mais continue, à la différence de l’U.R.S.S. et de ses alliés, d’entretenir des relations diplomatiques avec le gouvernement du général Pinochet au Chili. De même y a-t-il apparemment quelque contradiction à conseiller au Japon et à l’Europe de continuer de s’abriter sous le « parapluie » nucléaire des Etats-Unis au moment où l’on célèbre à Pékin la défaite de l’impérialisme américain en Indochine.

Il est vrai que pour un léniniste conséquent, qui a appris à « faire l’analyse concrète d’une situation concrète », le problème de la fin et des moyens relève des scrupules de conscience d’une bourgeoisie réformiste, hypocrite et impuissante. A partir du moment où l’on pose en principe que le danger principal pour un Etat qui a conscience, comme jadis l’U.R.S.S., de pratiquer le socialisme dans un seul pays, provient du « social impérialisme » soviétique, c’est l’analyse « objective » du rapport des forces qui conduit à s’appuyer contre lui sur l’impérialisme, jugé celui-là déclinant, des Etats-Unis. Moyennant quoi, lorsqu’on a, pendant des années, dénoncé la « collusion » soviéto-américaine, il ne faut pas s’étonner si l’on suscite, ce faisant, des réactions qui vont de l’étonnement à l’hostilité déclarée.

Il est vrai aussi que la référence aux cinq principes de la coexistence pacifique, énoncés par Chou En-Laï à l’époque de la conférence de Bandung dont il fut, en 1955, l’une des principales vedettes, fournit réponse à tout, dans la mesure où ils mettent l’accent sur la non-ingérence dans les affaires des autres. La bonne doctrine marxiste-léniniste aussi, qui se refuse à distinguer un bon et un mauvais capitalismes, et ne juge les gouvernements qu’à l’aune de leur politique étrangère. Pour Mao qui a toujours professé qu’un peuple ne doit compter que sur lui-même, ne peut s’émanciper que lui-même, un régime réactionnaire nationaliste vaut cent fois mieux qu’un régime progressiste mais trop soumis à l’influence étrangère, qu’il s’agisse de celle des Etats-Unis ou, a fortiori, de l’Union soviétique. En ce sens la direction chinoise n’est pas moins gaulliste que socialiste, et on la verrait bien à la limite remplacer la célèbre devise « prolétaires de tous les pays, unissez-vous  », par un « nationalistes de tous les pays, unissez-vous !  ».

Un tel langage a toujours quelque chance d’être entendu par des peuples qui ont appris avant et après la décolonisation que le désintéressement est en politique la chose du monde la moins répandue : les protections, à l’Est comme à l’Ouest, vont rarement sans contrepartie. Combien de fois les Etats-Unis n’ont-ils pas coupé, ou menacé de couper l’aide alimentaire à des pays qui prenaient une direction contraire à leurs intérêts ? Combien de fois l’Union soviétique n’a-t-elle pas arrêté, du jour au lendemain, l’aide économique à des gouvernements récalcitrants ? Aussi bien la tendance dominante aujourd’hui, pour les pays du Tiers-Monde, est-elle de refuser l’alignement, fut-ce sur une puissance progressiste, voire de jouer en sourdine de la rivalité sino-américaine, comme ils le faisaient plus ouvertement, il y a vingt ans, de la rivalité soviéto-américaine.

Socialisme et non-alignement

Ce n’est pas toujours facile. Il y a un pays au moins qui s’y est essayé et a échoué, à savoir Cuba. L’histoire de ses relations avec l’U.R.S.S. et avec la Chine est compliquée et fluctuante, et le dernier mot n’a peut-être pas été dit, mais c’est un fait que Fidel Castro à un moment flirté avec Mao, et que finalement Moscou l’a contraint à choisir son leadership s’il voulait continuer de compter sur un soutien économique et militaire qui, au point de la carte où se trouve Cuba, lui est indispensable. Et c’est ainsi qu’après avoir fait approuver publiquement par M. Raul Castro, frère du chef du gouvernement, en 1960, la conception maoïste du « tigre de papier » américain, après avoir expulsé, en mars 1962, l’ambassadeur de l’U.R.S.S. Koudriatsev, coupable d’avoir encouragé le courant « sectariste » – en fait pro-soviétique – d’Annibal Escalante, après avoir fait apparaître sa mauvaise humeur au lendemain de la reculade, vivement dénoncée par Pékin, de Krouchtchev dans l’affaire des fusées d’Octobre 1962, Fidel en est venu à s’aligner pour l’essentiel sur les positions du Kremlin.

L’ascension de Carlos Rafael Rodriguez, vétéran du parti communiste orthodoxe, l’adhésion de Cuba au Comecon, en sont la preuve irréfutable. L’île qui avait ambitionné d’être le point de départ de la révolution à l’échelle continentale, est rentrée dans le rang et ne s’écarte en rien de la stratégie de coexistence arrêtée par le Kremlin. On sent bien, cependant, au ton des articles de Granma, où à certains discours, que cette sagesse pèse à Castro et qu’il aimerait que sa grande alliée soviétique pratique à travers le monde une politique plus militante, plus révolutionnaire.

Il faut dire qu’objectivement les situations ne sont pas les mêmes : l’UR.S.S. est une grande puissance reconnue comme telle, traitée d’égale à égale par les Etats-Unis. Cuba demeure un pays pauvre, l’Amérique a installé dans un de ses ports, Guantanamo, une base qu’elle ne manifeste pas la moindre intention de restituer et soumet l’île à un embargo commercial dont plus personne n’est aujourd’hui en mesure de comprendre la justification. Cuba se voit invité par son lointain protecteur à prendre son mal en patience et à miser sur la seule détente pour arriver, un jour, à une « normalisation » qui n’est sans doute pas prêt d’affecter le sort de Guantanamo.

Peut-on vraiment, dans ces conditions, parler de Cuba comme d’un pays « non-aligné » ? Comme l’île n’adhère pas au pacte de Varsovie, les apparences sont sauves qui lui permettent de continuer de participer au mouvement constitué dans la foulée de Bandung. Et c’est ainsi que, quitte à s’opposer dans un face à face mémorable au cours d’une séance, au colonel Kadhafi, Fidel Castro a été à l’été 1973, l’une des vedettes du sommet des non-alignés d’Alger et s’apprête à assister à celui qui se tiendra, en 1976, au Sri Lanka, ex-Ceylan.

D’autres pays à régime socialiste, au sens léniniste du terme, c’est-à-dire ayant réalisé l’appropriation collective des moyens de production et d’échange, manifestent eux aussi à présent leur intérêt pour le non-alignement. C’est ainsi que la Roumanie, pourtant membre à part entière, encore qu’un peu contestataire, du pacte de Varsovie, enverra un observateur à la conférence de Sri Lanka. Le leader nord-coréen, Kim Il-sung, au cours d’un voyage qui l’a amené en Chine, en Roumanie, en Algérie, en Mauritanie, en Bulgarie et en Yougoslavie, a fait un grand éloge du non-alignement. Enfin, les gouvernements qui se sont emparés du pouvoir à Phnom- Penh et à Saïgon, après la chute des régimes pro-américains, ont affirmé avec force, l’un et l’autre, leur volonté de poursuivre une politique de neutralité et de non-alignement.

Bien qu’il subsiste sur leur avenir, même immédiat, de grands points d’interrogation, il est manifeste que ces deux régimes ont pris une orientation passablement différente. Les « Khmers rouges » se sont complètement repliés sur eux-mêmes, ils interdisent l’usage des langues étrangères, et semblent surtout vouloir rendre à ses souches paysannes une population passablement déracinée par la guerre. Les communistes vietnamiens, amenés à prendre en charge plus tôt peut-être qu’ils ne l’avaient escompté des millions d’enfants de la société de consommation, agissent en souplesse et laissent prévoir une longue période de transition vers le socialisme et la réunification. Mais il est significatif que ces deux régimes s’abstiennent de toute allégeance à l’une des deux « Mecques » du communisme en général, et qu’à Phnom-Penh on soit allé jusqu’à expulser les membres de l’ambassade soviétique et à débaptiser le palais de l’amitié soviéto-khmère, sans pour autant célébrer avec une insistance particulière les mérites de la Chine populaire.

L’histoire de l’influence de la rivalité sino-soviétique sur l’Indochine reste à écrire et beaucoup d’aspects en sont encore sans doute inconnus. Il est bien évident toutefois que, sans le matériel et l’aide économique de l’U.R.S.S. et de ses alliés européens, le « tigre » communiste vietnamien ne serait jamais venu à bout de l’ « éléphant » français puis américain. Or ce matériel, il fallait l’acheminer : partie par pont aérien, partie par le territoire chinois, à partir de l’année 1950 qui a vu les troupes de Ho Chi Minh faire leur jonction sur la frontière du Tonkin avec celles de Mao Tsé-toung, partie enfin par les ports nord-vietnamiens, et notamment par Haiphong, après la signature des accords de Genève qui instituaient, en 1954, un partage en principe provisoire du Vietnam. A partir de 1972, les raids américains sur Haïphong et le minage des eaux nord-vietnamiennes imposèrent d’utiliser surtout le chemin de fer du Yunan ; ce qui donnait aux Chinois un moyen de peser, s’ils le souhaitaient, sur le cours de la négociation. Il semble, à en juger par les accusations soviétiques, qu’ils ne s’en soient pas privés.

Après avoir en effet prôné, en Indochine, la ligne la plus dure, au point d’ignorer complètement, en 1968, l’ouverture des pré-négociations de paix, Pékin, constatant les meilleures dispositions des Etats-Unis à son endroit, et souhaitant les mettre à profit dans son conflit avec l’U.R.S.S., a mis une nette sourdine à ses encouragements publics auxrévolutionnaires indochinois et accepte de signer les accords de Paris. Il est vrai que les Soviétiques eux aussi poussaient leurs amis vietnamiens à la conciliation : le premier signe de l’évolution de Hanoï dans un sens favorable au maintien provisoire au pouvoir au Sud du président Thieu n’est-il pas apparu, en octobre 1972, peu après une visite des dirigeants nord-vietnamiens à Moscou ou M. Kissinger s’était rendu lui-même peu auparavant ? M. Brejnev, persuadé que la victoire des révolutionnaires était inéluctable des lors que les Américains seraient partis du Vietnam, aurait alors fait pression sur les Nord-Vietnamiens pour qu’ils facilitent, en se montrant modérés, le départ des Américains. Et il aurait obtenu de Washington, en contrepartie de ses bons offices, des assurances sur les crédits et l’assistance technologique dont il avait le plus grand besoin.

Le cas du Cambodge est plus révélateur des rivalités entre les deux grands du communisme. Lorsque le prince Sihanouk fut renversé, en mars 1970, par un coup d’Etat plus ou moins patronné par la C.I.A., il se trouvait à Paris. Il chercha d’abord asile et protection à Moscou. Mais les Soviétiques n’avaient pas envie de compromettre, pour ses beaux yeux, la difficile entreprise de la détente avec Washington. Il alla donc à Pékin où l’on fut bien aisé de l’accueillir malgré son titre de prince et ses démêlés avec les Khmers rouges, dès lors qu’il avait des ennuis avec l’U.R.S.S. Il se réconcilia avec les Khmers rouges tandis que l’U.R.S.S. maintenait presque jusqu’à la fin son ambassade à Phnom-Penh. Aujourd’hui la Chine populaire semble le seul pays, avec le Vietnam du Nord, avec lequel le régime cambodgien entretient quelques relations. Mais, à voir la peine que Sihanouk éprouve à rentrer dans son pays, on peut se demander qui, hors les Khmers rouges eux-mêmes, exerce une influence véritable à l’intérieur du Cambodge.

A propos de la Corée aussi on peut se poser quelques questions. Culte du leader « aimé et vénéré », industrialisation rapide, discipline de fer, le régime de Kim Il-sung est de type stalinien plutôt que maoïste. La guerre de 1950 paraît bien avoir été déclenchée avec l’approbation du Kremlin et sans que Pékin ait été mis au courant. Le journaliste américain Harrison Salisbury a même émis l’hypothèse que le machiavélique Staline avait eu pour but principal, en l’occurrence, d’affaiblir la Chine communiste beaucoup plus que de porter un coup aux Etats-Unis. Mais les années passant, le même Kim Il-sung a tenu la balance égale entre ses deux puissants voisins, s’abstenant délibérément de tout ce qui pourrait accroître la division du monde socialiste qu’avec beaucoup de militants révolutionnaires du Tiers-Monde il croît très défavorable aux intérêts de ce dernier.

Cette division se fait sentir en effet un peu partout. L’Inde de Mme Gandhi est devenue un allié de fait de Moscou contre Pékin qui lui-même s’appuie sur un Pakistan autoritaire.

En Erythrée ou au Dhofar les Chinois ont abandonné presque du jour au lendemain des mouvements insurrectionnels parce qu’il leur a paru plus intéressant de s’entendre avec les régimes en place, que ce soit celui de Haïlé Sélassié en Ethiopie, aujourd’hui renverse par des hommes qui ne cachent pas leur admiration pour le modèle chinois, ou celui du Chah d’Iran, partenaire affirmé d’une Chine qui, depuis la signature du traité d’amitié soviéto-indien, la naissance du Bangladesh et le coup d’Etat afghan, cherche à rompre l’ « encerclement » dont elle se sent menacée. Le Kremlin ne relance-t-il pas périodiquement son projet de pacte de sécurité collective en Asie ? N’a-t-il pas été jusqu’à adresser des sourires à Formose ?

Cette crainte contribue sans doute à expliquer la très nette priorité donnée par la Chine populaire, dans ses rapports avec le continent noir à l’Afrique orientale. Elle surveille avec vigilance ce que l’Agence Chine Nouvelle appelait, en avril 1972, avant une visite à Pékin du premier ministre de l’île Maurice : « les ambitieuses activités expansionnistes de la clique dirigeante des révisionnistes soviétiques dans l’océan Indien ». La construction du chemin de fer de Tanzanie, dont le coût représente 40% du montant de l’aide chinoise à l’Afrique, celle d’une route entre ce pays et le Rwanda, le soutien donné au président Nemeiry lorsqu’il a repris manu militari le pouvoir aux communistes du Soudan, sont évidemment destinés à faire pièce à la pénétration soviétique dans la région, sensible notamment en Somalie et au Yémen du Sud. Mais il n’y a pas que l’Afrique orientale. Le président Mobutu, jadis dénoncé comme un agent de la C.I.A. est allé déjà plusieurs fois à Pékin où Mao a reconnu « avoir perdu beaucoup d’argent et d’armes à essayer de le renverser ». En Angola, Pékin et Moscou soutiennent chacun un mouvement nationaliste et ces mouvements se sont opposés les armes à la main une fois que les Portugais ont admis le droit du pays à l’indépendance. L’un après l’autre, la plupart des pays d’Afrique ont reconnu la Chine populaire, et leur vote a joué un rôle déterminant dans son admission aux Nations Unies.

Compte tenu de son intérêt stratégique essentiel, le Proche-Orient où la rivalité sino-soviétique s’est pour la première fois manifestée n’est pas la dernière région où elle se fait sentir. Pékin ne cesse de répéter que Moscou s’apprête à trahir la cause arabe en favorisant un règlement avec Israël. Les leaders les plus intransigeants de la résistance palestinienne sont toujours sûrs de bénéficier des encouragements chinois. La Chine ne s’est jamais servi de son droit de véto au Conseil de sécurité pour bloquer l’adoption de résolutions sur le cessez-le-feu ou la recherche d’un règlement au Proche-Orient.

Il est difficile en le constatant de se défendre de l’impression que la Chine, très militante contre les Etats-Unis dans les années 1960, et contre l’U.R.S.S. ensuite, s’est maintenant un peu repliée sur elle-même. Certes elle n’a en rien relâché son action de propagande, notamment radiophonique, et les visiteurs du Tiers-monde se succèdent à Pékin, y compris ceux qui, comme les dirigeants philippins ou thaïlandais ont longtemps soutenu la cause américaine. Elle encourage toujours les révolutionnaires du Tiers-Monde à liquider les séquelles de l’impérialisme, tout en s’opposant aux noirs desseins de l’autre impérialisme. Mais l’âge des leaders est à lui seul le signe que la Chine est entrée dans le temps de la succession. Il en va de même d’ailleurs de l’U.R.S.S.

La nomination de Teng Hsiao-ping, d’un côté, l’élimination de Cheliepine, de l’autre, marquent sans doute les premiers pas de la relève. Aussi longtemps que celle-ci ne sera pas, de part et d’autre, menée à son terme – et l’expérience prouve que dans les régimes socialistes cela peut prendre beaucoup de temps – il faut sans doute s’attendre, de part et d’autre, en politique étrangère, à une attitude de réserve plutôt que d’engagement. Le Tiers-Monde, de même qu’il a petit à petit échappé à la guerre froide, pourrait donc, dans les mois, sinon les années qui viennent, se sentir un peu moins l’enjeu de la rivalité sino-soviétique. L’évolution générale du rapport des forces y pousse au demeurant, dans la mesure où la bataille du pétrole et des autres matières premières aidant, le poids des non-alignés ne cesse de s’accroître. Ayant moins besoin de l’appui des autres, les nations du Tiers-Monde se trouvent plus libres d’agir par elles-mêmes dans le sens qui leur paraît conforme à leurs intérêts.

L’Italia farà da sè : l’Italie se fera seule, disait-on à l’époque du Risorgimento. N’est-ce pas le meilleur souhait que l’on puisse adresser au Tiers-Monde ? Que de simple instrument de la politique des grands, devenu ensuite l’enjeu de leurs rivalités, il puisse enfin agir et se développer sans avoir à rendre des comptes à qui que ce soit !