Littérature

LE ROMAN AFRICAIN MODERNE : PRATIQUES DISCURSIVES ET STRATEGIES D’UNE ECRITURE NOVATRICE. L’EXEMPLE DE MAURICE BANDAMAN

Ethiopiques n° 77.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

LE ROMAN AFRICAIN MODERNE :

Pratiques discursives et stratégies d’une écriture novatrice.

L’exemple de Maurice Bandaman

Si, pendant des décennies, les romanciers négro-africains d’expression française ont été plus ou moins influencés par la littérature française, aujourd’hui la nouvelle génération d’écrivains s’efforce de s’affranchir de cette tutelle en recherchant les voies d’une écriture nouvelle, différente, originale. Elle met un point d’honneur à créer des œuvres plus conformes à sa sensibilité, à son inspiration, à son goût et surtout à la culture africaine et à la littérature orale.

Tout en intégrant dans sa création romanesque des matériaux endogènes, c’est-à-dire des éléments du récit traditionnel oral, elle adopte aussi des éléments étrangers, des pratiques discursives modernes, de nouvelles formes d’écriture ; elle adapte même des procédés littéraires importés, dans une sorte de transfert analogique. C’est ce que fait par exemple Maurice Bandaman dont l’écriture protéiforme affiche d’emblée son identité culturelle, sa modernité et son universalité.

Nous nous proposons d’examiner ici quelques cas intéressants où la quête d’une identité africaine et la recherche d’une écriture moderne s’affirment plus nettement dans ses deux romans [2].

  1. LE « CONTE ROMANESQUE »

Dans la discursivisation romanesque, Bandaman s’inspire du récit traditionnel et notamment de la structure de la narration du conte africain. Cela se perçoit très clairement dans son premier roman, Le Fils-de-la-femme-mâle, qui est un récit difficile à classer dans un genre littéraire classique : il apparaît, en effet, comme un long conte (et plus précisément un conte initiatique, avec en son sein d’autres contes mis en abyme), mais aussi comme un roman.

A cause de cette ambiguïté ou de cette double appartenance, il est indiqué sur la page de couverture, juste après le titre : conte romanesque. C’est dire ouvertement les rapports étroits de ce récit romanesque avec le conte. Il constitue ce qu’on peut appeler un hermaphrodisme littéraire, comme le suggèrent d’ailleurs l’expression « femme-mâle », dans le titre du roman, et le nom de l’héroïne, Bla YASSOUA qui signifie, mot à mot, « femme-garçon » ; comme elle, le personnage principal, Awlimba Tankan, est aussi un être hermaphrodite.

Dans ce « conte romanesque », on retrouve plus ou moins tous les éléments caractéristiques de la structure formelle ou apparente du conte traditionnel africain [3]. Par structure apparente, il faut entendre l’ensemble des composantes formelles dont est fait le conte traditionnel et qui sont manifestes, même sans analyse. Ces éléments variés sont par exemple la séance d’ouverture ou préambule, avec des chansons-préludes pour créer une atmosphère de gaieté et une ambiance propice à l’émission des contes ; les formules stéréotypées telles que la formule initiale (il était une fois), les formules de prise de parole, le dialogue entre le conteur et l’assistance, les interventions occasionnelles des membres de l’auditoire, la formule de moralité et la formule finale ou de clôture, etc.

Comme dans le conte traditionnel africain, la narration dans Le fils-de-la-femme-mâle est précédée d’un texte préambulaire, juste avant le début du récit à proprement parler. Voici le texte : « Ecoutez ! Ecoutez !

Gens d’ici et gens d’ailleurs !

Ecoutez ma voix ! Je vais dire une histoire

Cette histoire est un conte

Cette histoire est comme un conte !

Elle dit vrai

Elle dit faux

Le vrai n’est pas forcément vrai

Et le faux n’est pas forcément faux !

Le vrai et le faux sont un couple !

Gens d’ici, gens d’ailleurs !

Ecoutez ma voix !

Il était une fois… » (p. 6)

Dans ce texte qui sert d’introduction au monde de la fiction, de mise en train ou de conditionnement de l’auditoire, l’énonciateur, comme dans la séance de conte au village, s’adresse au public pour obtenir le silence et l’assurance qu’il est prêt à l’écouter ; il sollicite avec insistance toute son attention avant de situer la nature et l’objet de son récit. L’histoire qu’il va raconter, dit-il, est, à l’instar du conte, une fiction, mais une fiction qui, sous les apparences ou sous le couvert du mensonge, dit des vérités et appelle les uns et les autres à la réflexion, ceux d’ici et maintenant et aussi tous ceux qui, de quelque pays et de quelque temps que ce soit, auront accès à cette histoire. Derrière le mensonge de la fiction, énonciateur et auditoire vont ensemble à la découverte de la vérité cachée.

A la fin de ce texte-prélude, l’énonciateur lance la formule initiale du conte traditionnel : « Il était une fois ». Cette formule stéréotypée, universelle, est une formule de situation temporelle : en même temps qu’elle situe l’action dans le passé, elle marque une rupture dans la vie quotidienne et transporte l’assistance dans le surréel, dans un monde imaginaire, merveilleux, où l’on oublie facilement le présent et la réalité ; bref, elle crée un ailleurs où tout devient possible et où rien ne surprend personne.

A la fin du roman, le narrateur donne un texte de conclusion, dans lequel il reprend, de façon redondante, l’idée selon laquelle le vrai et le faux forment un couple solidaire, un couple inséparable, que c’est de la confrontation du vrai et du faux que jaillit la lumière éclatante de la vérité.

« Il y a le vrai. Il y a le faux.

Le vrai et le faux, en littérature, sont un couple

Le vrai et le faux, en littérature, font l’amour comme

Deux êtres hermaphrodites pour accoucher du Jour

Le Jour ! Le Jour !

Le Jour ! » (p.169).

Dans le texte qui clôt le récit, on retrouve aussi une variante des formules finales stéréotypées du conte traditionnel africain : « Voilà le mensonge sorti cette nuit de mon ventre marécageux » (p.169). Cette formule vient confirmer ce qui précède et affirmer encore une fois que le conte est un récit d’apparence mensongère ; en réalité, elle contient une part de vérité qu’il faut savoir décoder avec un peu de réflexion. Dans cet univers de conte, dans ce monde de la fiction et de la poésie, la formule peut se traduire plus simplement par : « Telle est mon inspiration ce soir ». Après cela, le narrateur-conteur donne rendez-vous à l’auditoire (comme cela se fait à la fin d’une soirée de conte au village) pour une autre séance le lendemain, tout en rappelant que, si le conte est un moment de rêve, d’amusement, de divertissement et d’évasion pour les enfants, il est aussi un lieu de réflexion et de méditation pour les adultes : « Aux enfants, des rêves fantastiques, aux adultes, grande méditation » (p.169). Cette phrase rappelle sans nul doute ce que disait le conteur au début du récit de Kaydara :

« Pour les bambins qui s’ébattent au clair de lune, mon conte est une histoire fantastique. Pour les fileuses de coton pendant les longues nuits de la saison froide, mon récit est un passe-temps délectable. Pour les mentons velus et les talons rugueux, c’est une véritable révélation. Je suis donc à la fois futile, utile et instructif » [4].

Après quelques éléments de la structure apparente du conte traditionnel, il faut aussi examiner un autre emprunt à la littérature orale africaine qu’on retrouve également dans les romans de Bandaman ; il s’agit de la présence et de l’intervention fréquente du narrateur-conteur dans le récit ainsi que de sa relation dialogique avec l’auditoire ou le narrataire.

  1. INTERVENTION DU NARRATEUR-CONTEUR ET INTERPELLATION DE L’AUDITOIRE-NARRATAIRE

Chez Maurice Bandaman, le désir d’identité et d’innovation s’exprime aussi dans la manière même de raconter, dans les techniques d’énonciation adoptées. Comme ses devanciers, il conserve dans ses récits la traditionnelle instance narrative, c’est-à-dire le narrateur impersonnel « il », mais le transforme dans son principe : il innove en le doublant d’un narrateur personnel « je » qui se comporte comme le conteur traditionnel ou le griot. Comme ce dernier, il ne se cache plus ; au contraire, il s’exhibe dans son récit, fait sentir sa présence, prend la parole, intervient ouvertement, s’adresse au lecteur. Cette pratique, on le sait, est courante dans le récit traditionnel.

On le voit, Bandaman, dans son écriture, recrée la situation de communication qui existe entre le conteur et son public. Comme dans une séance de conte traditionnel, le narrateur « je » éprouve le besoin de communiquer, de dialoguer avec le lecteur-interlocuteur, en le prenant à témoin ou en faisant des commentaires critiques ou des réflexions provocatrices.

Dans les deux récits, on trouve des énoncés qui portent les marques ou les traces évidentes de la présence du narrateur et du narrataire, ou qui mettent en relief leurs relations particulières. Relevons quelques exemples significatifs. D’abord dans Le fils-de-la-femme-mâle :

« Mon Dieu ! Comme si on pouvait l’approcher ! Dites donc ! Ne sentez-vous pas cette puanteur ténébreuse, merdière et ordurière… » (p.13) ; « Approchez vous-mêmes vos yeux et fixez bien cette plaie… » (p.13) ; « Pour le décrire, il nous faudrait bien des génies au talent inimaginable » (p.15) ; « Hé ! Hé ! Hé ! vous ne les croyez pas capables d’arracher des cocotiers de terre ! Mais regardez-les avec leur passion, leur force qui rend Dieu humble. Voyez comme elles arrachent chacune quatre cocotiers aussi aisément que vous arrachez les mauvaises herbes de votre jardin ! » (p.142).

 

Dans La Bible et le fusil, les interventions du narrateur et l’interpellation du narrataire sont encore plus manifestes et plus abondantes. On peut prendre simplement ces quelques exemples :

« …Personne, pas même moi qui, d’une main tremblante et innocente, écris cette histoire » (p.5) ; « J’étais là, moi… » (p.6) ; « Je vous dis » (p.11) ; « Il faut que je vous dise, hein ! Moi qui, sans avoir le privilège de détenir la vérité, ai tout de même été le témoin involontaire de tout ce qui s’est passé… » (p.9) ; « J’affirme que » (p.39) ; « Je vous assure » (p.46), etc.

A travers ces citations, on reconnaît aisément deux des cinq fonctions assignées au narrateur par G. Genette dans Figures III [5], à la suite des travaux de Roman Jakobson : une fonction de « communication » qui correspond aux fonctions conative et phatique chez le linguiste, une fonction « testimoniale » ou d’attestation qui correspond à la fonction émotive ou expressive chez lui.

Les interventions directes du narrateur, « je » dans le récit, substitué par  » moi  » ou par « nous » ou « jon » (ces deux derniers pronoms rassemblant dans une catégorie commune narrateur et narrataire) ont une fonction expressive ou émotive, selon la terminologie de Jakobson : elles permettent à l’émetteur de communiquer ses sentiments, ses impressions, ses réactions ou ses appréciations sur tel ou tel fait et de s’engager davantage dans le récit. Quant au pronom personnel « vous » et aux nombreux impératifs, ils ont une fonction conative tandis que les éléments tels que « Mon Dieu ! », « dites donc ! », « Hé ! Hé ! Hé ! » ainsi que la redondance des verbes assertifs ont une fonction phatique. Ainsi, la narration use à la fois de la fonction expressive, de la fonction conative et de la fonction phatique puisque le narrateur implique le narrataire/lecteur dans son récit et maintient le contact avec lui. Ce dernier, interpellé sur tel ou tel point, se sent concerné par ce qui se passe ou par ce sur quoi son attention est attirée. Comme l’assistance dans une soirée de conte traditionnel, il se trouve lié à l’énonciateur par une relation de solidarité, de complicité, de partenariat. C’est ce rapport qui explique l’emploi fréquent des expressions et tournures où narrateur et lecteur se trouvent associés, pris ensemble. Cette appartenance conjointe est exprimée dans Le Fils-de-la-femme-mâle par exemple par les pronoms personnels « vous et moi » (p.162) et par les adjectifs possessifs « notre homme » (p.26), « notre héros » (p.129), « nos marcheuses » (p.141), « les femmes, nos mères » (p.148).

Au total, on observe qu’il y a chez cet auteur subversion dans le système conventionnel du narrateur. Si, au XIIIe siècle, des écrivains comme Marivaux, Diderot, Fielding ou Sterne employaient déjà le dialogue narrateur-lecteur comme une technique narrative intéressante, on a fini par considérer les interventions intempestives du narrateur et l’insertion du dialogue dans le récit comme des entorses à la convention romanesque. Maurice Bandaman, à l’instar d’autres écrivains négro-africains, va récupérer et réhabiliter ce dialogue narrateur-narrataire ou lecteur, d’autant plus que l’exemple de la séance de conte traditionnel est très stimulant. Si l’omniprésence, la prééminence et la polyvalence du conteur africain (qui, comme un bon comédien, sait jouer tous les personnes et tous les rôles) sont très perceptibles dans ses romans, on remarque que sa narration n’est pas faite seulement à la 1ère personne comme dans la plupart des récits de vie ou des romans autobiographiques. Le romancier ivoirien, comme indiqué plus haut, a conservé le narrateur extradiégétique, omniscient et impersonnel « il » courant dans les romans ; mais il a ajouté un autre narrateur, un narrateur homodiégétique qui dit « je » et qui livre une narration à la manière du conteur africain ou du griot. Il y a donc au moins deux narrateurs explicites dans ses récits, sans compter d’autres voix qui interviennent de temps en temps. Il est donc loisible de parler de narration polyphonique.

Dans l’acte d’énonciation, la mise en place du « je narratif », la pluralité des voix narratives ainsi que l’éclatement de l’intrigue sont des pratiques inspirées du récit traditionnel mais aussi des nouvelles techniques romanesques, notamment depuis l’avènement du nouveau roman et du postmodernisme.

C’est là sans doute un des traits remarquables de cette modernité dont Maurice Bandaman fait preuve, d’autant plus qu’il n’hésite pas à puiser dans les ressources de la tradition orale et à adopter certains procédés narratifs utilisés par les auteurs contemporains, grands maîtres de l’art romanesque.

Concernant le mariage de la tradition et de la modernité au plan de l’écriture romanesque, on peut dire avec Mohamadou Kane que « les romanciers font jouer leur double héritage traditionnel et moderne ; c’est en cela que réside l’originalité des œuvres africaines » [6]. Pour Kane, il est clair qu’il « s’agit d’une continuité certaine de l’oralité à l’écriture » [7]. Ce qui est dit là s’applique parfaitement à Maurice Bandaman dont l’esthétique romanesque repose essentiellement sur le jumelage harmonieux de l’oralité et de l’écriture, sur le mélange des techniques et des genres.

  1. LE DECLOISONNEMENT GENERIQUE

Une des particularités les plus frappantes aussi chez Maurice Bandaman, c’est l’éclatement des frontières et le croisement ou l’imbrication des genres dans la discursivisation romanesque. Chez cet auteur, on note, en effet, une écriture singulière qui fait fi de l’ordre générique conventionnel, qui ne respecte plus la notion de roman dans laquelle il intègre, sans gène, tous les autres genres. Chez lui, il n’y a plus de limite, de cloison entre les genres à l’exemple du récit traditionnel oral. En effet, dans les sociétés africaines, le conteur ou le griot ne se soucie guère de faire un récit unifié ou uniforme. Bien souvent, son récit est protéiforme, son texte hybride. De fait, au cours de sa narration, il fait appel, sans se poser de questions, aux autres formes littéraires, mélange les genres, passant allègrement de l’un à l’autre, insérant dans le récit principal d’autres récits, des anecdotes, des chansons, des poèmes, des proverbes, des légendes et mythes, des passages épiques, des faits historiques, etc.

A la lecture des deux romans de l’écrivain ivoirien, on remarque qu’ils relèvent à la fois du conte, du roman, de la poésie, de l’épopée, du mythe, de la légende, de l’histoire, qu’ils contiennent des proverbes, des chansons, des textes poétiques, des textes rituels ou sacrificiels, des discours parodiques, des passages oniriques, etc.

On voit bien que ce romancier a été profondément impressionné par les techniques narratives des conteurs ou des griots des villages africains et les a adoptées et adaptées pour ses romans, réalisant ainsi le projet de Gambatista Viko, le héros d’un récit de Ngal : « Je rêve d’un roman sur le modèle du conte (…), cette fécondation du roman par l’oralité » [8].

Si l’écriture romanesque de Bandaman est fortement influencée par la littérature orale, elle est incontestablement marquée aussi par les nouvelles stratégies romanesques. Le romancier allie de façon harmonieuse, selon l’expression de Jacques Chevrier, « la pratique du discours oral africain et l’efficacité de la technique narrative occidentale » [9].

L’intérêt de son écriture réside précisément dans l’adoption hardie et l’intégration des nouveaux procédés romanesques qui caractérisent le nouveau roman et l’écriture postmoderne. Or ces nouvelles écritures se remarquent par le parti pris de la rupture, de la transgression et de la subversion des codes littéraires canoniques ainsi que par des expériences de création et d’écriture inédites. Ces nouvelles formes romanesques remettent en question les notions logocentriques d’autorité, de vérité, d’ordre, d’unité, de canon générique ; elles instaurent au contraire l’ordre de la liberté de création et d’expression, l’ordre de la diversité, de l’originalité, de la fantaisie, bref de l’hétérogénéité. Ecritures plurielles, polymorphes, ces nouvelles écritures dont s’inspire Bandaman lui permettent de subvertir l’impérialisme générique et de créer en toute liberté tout en cherchant à rénover.

A l’instar des écrivains du nouveau roman et du roman postmoderne, il fait éclater la notion même de roman qui devient un genre hybride, protéiforme, pouvant accueillir et absorber d’autres genres littéraires, suivant la conception de Bakhtine qui écrit :

« Le roman permet d’introduire dans son entité toutes espèces de genres, tant littéraires (nouvelles, poésies, poèmes, saynètes) qu’extralittéraires (études de mœurs, textes rhétoriques, scientifiques, religieux, etc.). En principe, n’importe quel genre peut s’introduire dans la structure d’un roman, et il n’est guère facile de découvrir un seul genre qui n’ait pas été, un jour ou l’autre, incorporé par un auteur ou un autre » [10].

C’est la même idée qu’exprime Marguerite Yourcenar en ces termes : « Le roman dévore aujourd’hui toutes les formes ; on est à peu près forcé d’en passer par lui » [11]. Julio Cortazar, pour sa part, va jusqu’à dire que le roman est un genre en définitive sans règle : « Le roman n’a pas de lois, sinon celle que n’agisse la loi de la gravité qui fait tomber le livre des mains du lecteur » [12].

C’est dire la grande liberté que prennent les écrivains à l’égard du genre romanesque. Maurice Bandaman ne s’en prive pas, bien au contraire ! On a l’impression qu’il refuse, ainsi que nous l’avons noté chez Nokan [13], son devancier, d’écrire le roman comme on écrit un roman. On se retrouve donc chez lui en face d’une écriture baroque avec des textes hybrides à l’image de toutes les nouvelles expériences d’écriture moderne, qui sont en flagrante violation de la tradition romanesque.

Les interférences génériques et l’anarchie apparente dans l’écriture répondent à une volonté de rupture et de subversion, à une recherche de nouvelles voies d’une écriture ouverte, libérée, novatrice. En effet, écrire, c’est non seulement créer, mais aussi crier, se dire, s’engager ; c’est un geste de liberté et de libération qui ne peut s’accommoder de règles rigides, figées et frustrantes, de canons sacrés et intangibles, de carcans dogmatiques et étouffants.

Si l’imbrication des genres ou l’intergénéricité est le propre du roman, on doit reconnaître à Bandaman le mérite d’avoir su allier les techniques traditionnelles de l’oralité à celles de l’écriture moderne. Examinons quelques exemples significatifs du croisement des genres dans ses romans.

3.1. Le mélange du conte et du roman

Le Fils-de-la-femme-mâle est un roman qui se présente comme un long conte initiatique contenant en abyme d’autres contes narrés par la plupart des maîtres initiateurs, et qui se terminent par une morale finale, objet de l’enseignement. A titre d’exemple, on peut citer le conte de Maître-Kokoti-le-Porc, avec une formule initiale : « C’était, il y a longtemps » (p.83), suivie du développement qui explique pourquoi le porc, partout et toujours, fouille la boue avec son groin, avant de conclure qu’il faut savoir raison garder et rester indifférent face à la médisance et à la mauvaise foi (p.83-86).

Dans les romans de Bandaman, il est intéressant de souligner aussi l’ambiance de merveilleux dans laquelle tout baigne. Comment ne pas être frappé, par exemple, par la présence des êtres mystérieux et étranges comme la vieille femme multiséculaire des contes, qui se transforme subitement en une jeune femme d’une beauté innommable ? Awlimba, en suivant cette fée, plonge dans l’eau et se retrouve soudain dans un magnifique palais. Il deviendra, de façon mystérieuse, père d’un enfant étrange, qui parle sitôt né…

Ce que dit Gallimore à propos de Silence, on développe de Jean-Marie Adiaffi peut parfaitement s’appliquer au Fils-de-la-femme-mâle : « Non seulement plusieurs contes sont emboîtés dans le récit, mais aussi tout le roman peut se lire comme un conte merveilleux » [14].

L’atmosphère de surréalité, l’extraordinaire et le fantastique maintiennent l’esprit dans l’univers fictif, créent un dépaysement propice à l’évasion et produisent les mêmes effets émotionnels, les mêmes frissons chez les lecteurs que ceux que vivent et apprécient les auditeurs des récits de conteur ou de griot.

3.2. Intégration du mythe, de la légende et de l’épopée dans le roman

Dans ses récits, Bandaman se sert de mythes, de légendes, d’épopées de la tradition orale, sans qu’on puisse déterminer, de façon certaine, les limites entre les genres, corroborant ainsi l’idée de Gilbert Durand selon laquelle « au sein du récit littéraire oral ou écrit, les séparations entre le mythe, la légende, le conte et le roman sont floues » [15]. Ainsi, dans Le fils-de-la-femme-mâle, le romancier exploite, à travers les personnages de Mami-Watta et de Bla Yassoua, un mythe et une légende bien connus. Mami-Watta est, selon la mythologie populaire, un génie de la mer, une sorte de sirène, une femme d’une beauté extraordinaire. Cette « reine des océans » est une des mères d’Awlimba ; elle apparaît aux femmes mobilisées par Bla Yassoua et décidées à traverser coûte que coûte la mer pour aller libérer leurs époux internés sur une île par le dictateur Nanan Aganimo. Après un entretien avec les amazones, Mami-Watta exige le sacrifice d’un nouveau-né pour autoriser la traversée de son empire, la mer en furie. Bla Yassoua, la meneuse du groupe, acceptera de livrer son enfant qui sera jeté dans les flots en tumulte, et le miracle se produira aussitôt : « Et les vagues se turent (…). Les femmes étalèrent leurs cocotiers sur la mer puis, en file, elles traversèrent la bande d’eau qui séparait la terre ferme de l’île carcérale… » (p.144).

Ce récit rappelle, à l’évidence, la célèbre légende baoulé avec la reine Abla Pokou [16]. Chassé du Ghana actuel et en fuite vers l’actuelle Côte d’Ivoire, le peuple baoulé, avec à sa tête la reine Abla Pokou, était bloqué sur la rive du fleuve Comoé en crue. Interrogé, le génie de l’eau réclama le sacrifice d’un enfant pour laisser passer les fugitifs. La reine immola son fils et le peuple put traverser le fleuve pour s’installer en Côte d’Ivoire. La reine Pokou serait morte et enterrée à Sakassou, ville du centre de la Côte d’Ivoire, dont le nom veut dire, mot à mot, « sur-la- tombe » ; c’est dans ce village, devenu ville, que se trouve le trône royal et donc le chef suprême de tous les Baoulés de Côte d’Ivoire. Le peuple baoulé tire son nom de cette légende et précisément de l’épisode de la traversée du fleuve. En effet, baoulé prononcé « baouli » signifie : « l’enfant est mort », phrase qu’aurait dite la reine après avoir jeté son bébé dans l’eau. Selon une autre prononciation « bawoulè », le mot signifie : parturition, enfantement, sous-entendu « mettre au monde et jeter l’enfant de ses propres entrailles !… ».

Dans les romans de Bandaman, on note aussi le recours à des mythes traditionnels. C’est le cas du mythe de la vieille femme du monde étrange, « femme multimillénaire-mais-sans-âge-parce-qu’au-dessus-de-tous-les-âges et de-tous-les-ans » (p.16). Cette vieille femme est présente dans de nombreux mythes et contes africains. Dans les traditions, tout le monde sait que cette créature étrange (le plus souvent une vieille femme, mais parfois un vieillard) n’est autre qu’un génie ou un être surnaturel sous les apparences d’un être humain. Elle est le plus souvent décrite comme une personne d’une laideur repoussante et atteinte, de surcroît, d’une infirmité abominable qui détourne d’elle même les cœurs les plus sensibles. Cette créature monstrueuse soumet à l’épreuve ceux qui la rencontrent : elle récompense les bons, les dévoués, les enfants serviables, polis et obéissants, et punit ou laisse se perdre les méchants, les enfants récalcitrants, irrespectueux. Dans Le Fils-de-la-femme-mâle, le « Beau-chasseur-du-pays-des-vivants », à cause de sa compassion et de son grand dévouement envers la vieille femme, aura non seulement une initiation parfaite, mais, en prime, un bébé mystérieux dont il devient le père.

Médiatrice entre le monde des hommes et le monde invisible des êtres surnaturels, la vieille femme des récits traditionnels joue un rôle de bienfaiteur et d’initiateur ; c’est elle qui introduit l’enfant obéissant et serviable dans l’univers des connaissances ésotériques, l’aide à réaliser sa quête initiatique en lui permettant, à travers les épreuves, d’obtenir l’objet-valeur recherché, d’accéder à la connaissance (des choses secrètes, des choses cachées, des choses sacrées) et d’intégrer, à la fin de son parcours, la classe des hommes accomplis.

On trouve aussi dans les romans des mythes fondateurs avec le personnage de Nanan Yao-Blé, l’ancêtre mythique de tout le peuple. Cela apparaît clairement dans le texte de libation où sont nommés tous les ancêtres, depuis le premier jusqu’au dernier.

On a également le mythe du séjour des morts, le mythe de l’éternel retour, ou le mythe dela réincarnation ou de la métempsycose. Ainsi, aussi bien dans Le Fils-de-la-femme-mâle que dans La Bible et le fusil, il est question du Blôlo ou la Cité de morts. Dans beaucoup de civilisations en effet, on croit que le séjour des morts ou l’au-delà se trouve sous la terre ; on y parvient après avoir traversé un fleuve, tel le Styx dans la mythologie grecque. A propos du Blôlo, le premier roman relate une légende populaire akan selon laquelle les morts, refoulés dans certaines conditions de l’au-delà, vont se réfugier chez les Ashantis, au Ghana, pays d’origine de leurs aïeux. C’est ainsi que Awlimba Tankan, au seuil de la Cité des morts, apprend du passeur du fleuve qu’il doit retourner vivre encore dans le monde des vivants. Refoulé du Blôlo, Awlimba se rappelle « la règle divine et cosmogonique selon laquelle une personne n’ayant pas vécu ses trois cycles de vie, c’est-à-dire trois-fois-vingt-et-un-ans-trois-fois, n’a pas le droit de se rendre à Blôlo » (p.46). Il projette d’aller refaire sa vie au Ghana, y cultiver un grand champ, créer un petit hameau pour y vivre avec les femmes et les enfants qu’il aurait.

Nous voilà en plein dans le mythe de l’éternel retour et dans la croyance en la métempsycose ! C’est le cas aussi dans La Bible et le fusil avec le personnage du patriarche de 250 ans qui refuse de mourir et qui revient à la vie après chaque décès. Tout cela est une bonne illustration de mythes et de légendes sur la vie après la mort.

Tous ces récits mythiques ou légendaires, insérés aux romans, fournissent aussi des informations intéressantes sur les peuples akans et notamment le peuple baoulé ; ils se présentent comme des éléments culturels et ethnologiques très utiles.

3.3. Insertion de l’histoire et de l’épopée dans le roman

L’écriture bandamanienne puise aussi sa matière dans des faits et événements de l’Histoire, mais racontés de façon épique. Ainsi, le récit de la marche des femmes dans Le Fils-de-la-femme-mâle (p.140-146), sous l’instigation et la direction de l’intrépide Bla Yassoua, est tiré de l’histoire de la Côte d’Ivoire. Il s’agit de la marche historique et héroïque des femmes ivoiriennes sur Grand-Bassam (première capitale du pays) pour réclamer la libération de leurs hommes arrêtés et jetés en prison par les colonisateurs.

L’héroïsme de ces femmes s’exprimait par leur détermination, leur courage à toute épreuve et le sacrifice de leur vie qu’elles étaient prêtes à faire, si nécessaire. C’est cela qui apparaît également dans le roman. Le récit de la marche ici est tout à fait épique. On voit les femmes, décidées, arracher énergiquement des cocotiers qu’elles étalent sur la mer et recouvrent de feuilles pour faire un pont ; on voit Bla Yassoua immoler, sans hésiter, le bébé sorti de ses entrailles pour apaiser le génie de la mer. Mami-Watta se fait bienveillante et la complice de ces femmes et de ces mères en lutte pour la libération de leurs époux. Elles traverseront la mer sans pirogue ni navire, comme l’indique expressément le narrateur.

Le combat s’engagea ensuite contre les forces de l’ordre, les terribles soldats du tyran. Il fut rude. Décidées et intrépides, les femmes défoncèrent les portes de la prison, au milieu des coups de canon, et libérèrent « les hommes dont l’échine avait déjà été courbée par l’injustice et l’arbitraire. En quelques minutes, les prisons se vidèrent et les hommes, ébahis, regardaient les maîtresses de l’œuvre » (p.145).

Dans cette bataille entre des femmes et des soldats, il faut relever le rôle particulier joué par Bal Yassoua et la puissance magique dont elle a usé : elle avalait les balles des canons et les militaires s’évertuaient à charger et à appuyer en vain sur les gâchettes : point de feu ! point de détonation ! Elle érigea aussi un mur invisible contre lequel venaient se briser les coups de canon. Bla Yassoua, arrêtée finalement, sera brûlée vive comme Jeanne d’Arc, l’héroïne française du XVe siècle.

La Bible et le fusil frappe également par la dimension épique. Celle-ci se perçoit à travers le grossissement du personnage du président-plus-que patriarche, son hyperbolisation, sa longévité excessive, son invulnérabilité, ses résurrections après la mort. L’aspect épique apparaît aussi dans la lutte acharnée du peuple contre le régime tyrannique de l’inamovible président de la République que rien ni personne ne pouvaient vaincre : il meurt et ressuscite à volonté pour reprendre le pouvoir et continuer sa domination de plus belle.

Il convient de noter que, pour l’héroïsation de ses personnages, Bandaman, dans ses récits, procède souvent par contraste, par opposition ou par affrontement des protagonistes. C’est un procédé littéraire qui caractérise l’époque où le héros épique, pour s’accomplir et réaliser pleinement son destin, a besoin de l’épreuve du combat dont il sortira vainqueur. C’est dans cette perspective qu’il faut voir le soulèvement et la marche des femmes : Bla Yassoua et les amazones réussiront à libérer les maris et à détruire la prison. De même, le combat herculéen du fils de la femme-mâle contre l’invincible dictateur sera pour la libération du peuple, tout comme les tentatives d’assassinat de « l’immortel » patriarche n’avaient d’autre objectif que de mettre fin au cycle infernal.

Au plan idéologique, les récits de Bandaman se présentent comme des épopées au cours desquelles des combats manichéens s’engagent contre les forces du mal, les forces de domination du peuple asservi, avachi, assoiffé de liberté. Ces proses épiques visent à dénoncer la dictature dont souffrent les peuples africains, dans les jeunes Etats « indépendants ». Les pouvoirs, contre toute attente, se sont révélés des régimes totalitaires, pires que les pouvoirs que les maîtres actuels avaient stigmatisés, en leur temps, avec la plus grande énergie. Ces récits de Bandaman ont fondamentalement pour ambition de célébrer la fin du règne des tyrans tout-puissants, d’une part, et la victoire de la liberté et de la démocratie tant désirées pour le bonheur des peuples africains, d’autre part.

A côté de la dimension épique évidente, il faut souligner aussi le recours constant à l’histoire et particulièrement à l’histoire contemporaine. Ainsi, on l’a vu, la marche des femmes dans le roman s’inspire de la marche des femmes ivoiriennes d’Abidjan à Grand-Bassam, en 1949. C’est un fait historique consigné dans plusieurs ouvrages d’historiens de la Côte d’Ivoire. De même, les personnages de Nelson Mandela et de Winnie, son épouse, évoqués dans Le Fils-de-la-femme-mâle, renvoient à des personnages historiques, à des personnes réelles, vivantes encore aujourd’hui. Le célèbre prisonnier de l’Afrique du Sud est devenu le premier président noir de ce pays.

Dans ce même roman, on trouve aussi des noms de personnages illustres de l’histoire africaine, passés dans la légende et le mythe moderne : de grands conquérants de l’Afrique des empires comme Soundjata, roi du Manding, Chaka, roi des Zoulous en Afrique du Sud, Samory Touré qui a soumis le Nord de la Côte d’Ivoire et une partie du Mali. On a aussi de grands leaders politiques africains comme Patrice Lumumba, héros de l’indépendance du Congo belge ; Kwamé N’Krumah, premier président de la Gold Coast qu’il rebaptisera Ghana, Thomas Sankara dont le nom a été orthographié Cent-Carat ; c’est le président qui a changé le nom du pays (anciennement Haute-Volta) en Burkina-Faso.

Il va de soi que le romancier n’a pas choisi au hasard ces figures emblématiques de l’histoire africaine. L’évocation de ces héros lui permet de poser le problème de la lutte révolutionnaire de l’Afrique qui, après les durs combats de libération du joug colonial, doit se battre encore pour échapper à la domination néo-coloniale et à la dictature des nouveaux dirigeants africains. C’est dire tout l’intérêt du mariage de l’histoire et du roman dans la création littéraire.

3.4. Le récit poétique ou la fiction poétique

Dans la stratégie romanesque de Maurice Bandaman, on sera attentif aussi au mélange du récit et des textes poétiques. Son œuvre apparaît comme un récit poétique, au sens où l’entend Yves Tadié, c’est-à-dire « la forme de récit qui reprend en prose les moyens du poème » [17]. Chez le romancier ivoirien, la poésie fuse de partout et traverse tout le récit, le transformant en une fiction poétique dans laquelle le discours romanesque et le discours poétique s’allient et se mêlent agréablement. Comme un long poème épique ou un récit de griot, l’œuvre de Bandaman est, pour ainsi dire, de la prose rythmée : elle est accompagnée de tout un arsenal d’emprunts à la poésie sous toutes ses formes ; elle est entrecoupée de textes poétiques, de chansons, d’incantations ou de prières, de paroles sacrificielles et de chants de pleurs, et même de danses rituelles dont les éléments rythmiques ne manquent pas de frapper la sensibilité du lecteur. Et c’est à bon droit qu’on peut dire que les textes de cet auteur sont des romans-poèmes. Ainsi, dans Le Fils-de-la-femme-mâle, au décès et à la mise en bière d’Awlimba1, Nanan Yablé, « poète au verbe de feu », s’avance près du cercueil, un gobelet en main, et, penché sur sa canne, verse quelques gouttes d’eau sur le sol tout en prononçant des paroles rituelles. Ce texte de libation se présente avant tout comme une prière, une prière adressée au Dieu du ciel, le grand Dieu créateur de l’univers, et à la déesse Terre qu’on invoque avant les ancêtres ; ensuite, il apparaît comme une oraison funèbre disant les vertus, les mérites et la valeur inestimable du défunt, homme d’exception, de la vraie lignée de ses illustres et valeureux pères, les fondateurs du village. L’exaltation du héros, l’accumulation des qualificatifs laudatifs et des métaphores expressives, les déterminants nominaux, les répétitions redondantes, les nombreuses et incessantes apostrophes qui fonctionnent comme un refrain et qui ponctuent le récit, les contrastes appuyés et renouvelés, la force des descriptions significatives, l’invocation poétique de tel fait, de telle prouesse, de la noblesse de ses origines, les interjections onomatopéiques, les sonorités et la musicalité des vers, etc., tout concourt à produire l’effet poétique qui donne à ce panégyrique l’allure d’un poème épique. Par ailleurs, cette prose poétique s’avère un commentaire généalogique ainsi qu’il apparaît dans la longue invocation des aïeux, en remontant la lignée des rois qui se sont succédé, depuis l’ancêtre mythique, le père-fondateur, Nanan Yao-Blé, jusqu’à Nanan Akpolè Akandan dont le fils décédé s’en va rejoindre les ancêtres à Blôlo, au séjour des morts.

Il convient de souligner ici la valeur culturelle et la portée anthropologique de ce poème qui coupe le texte prosaïque et le fil de la narration.

Dans le même roman, on trouve plusieurs textes poétiques. Qu’il suffise d’en examiner un parmi les plus remarquables : le texte de Maître-Kotokoly-la-Pie qui va initier Awlimba à la force de la Poésie (p.97-98). Le poème est très caractéristique : on observe de prime abord la récurrence des onomatopées qui reproduisent le cri de la pie, l’oiseau-poète : « kplé-kplé ! kplé-kplé ! kplé-kplé ! » (p.97) ; on est frappé également par les images métaphoriques de la puissance de la parole du poète : « Ma parole brûle le cœur des rois » (p.97), « Ma parole est feu », « Ma parole est vie », « Ma parole est amour » (p.98). On est sensible aussi aux tournures périphrastiques et à l’auto-représentation significative du poète. Celui-ci parle de lui-même, de son rôle dans la société : il se révèle comme la bouche de ceux qui ne peuvent pas parler, comme le diseur de vérité, la conscience du peuple, le semeur d’espoir, le prophète d’un jour meilleur et l’homme qui enseigne « les a b c de l’amour, de la justice et de la liberté » (p.98), mais il est toujours détesté par les grands qui le considèrent comme un élément dangereux, un trublion, un ennemi à liquider.

Dans La Bible et le fusil également, on observe que les chants ponctuent le récit et apparaissent naturellement dans des situations de crise, de tension, bref dans les moments d’intensité dramatique comme aux obsèques d’Assazan par exemple. Pour honorer sa mémoire, les pleureuses, à la manière des griottes, louent, dans leurs chansons, la valeur inestimable du défunt « l’enfant-unique-qui-coûte-si-cher, l’enfant-précieux-qu’aucune-fortune-ne-peut-acheter » (p.21). Elles chantent aussi son courage, son héroïsme, sa beauté sans nom, ainsi que la grande tristesse dans laquelle elles sont plongées. Ces pleurs et ces chansons à faire fondre les cœurs et à jeter dans l’abattement s’avèrent des poèmes lyriques très mélancoliques ; ce sont en d’autres termes des élégies.

Ainsi, les chansons insérées dans la prose romanesque interviennent, périodiquement, dans les situations de forte intensité dramatique. Ces poèmes chantés rythment la progression de la narration comme le récit traditionnel, ainsi que l’a observé Amadou Koné dans son livre, Du récit oral au roman [18]. Ces chants-poèmes, il faut le souligner, ont trois fonctions essentielles : une fonction phatique, une fonction poétique et une fonction référentielle.

Au plan de la typographie et de la présentation matérielle du texte romanesque, on note que les chants, comme tous les textes poétiques, sont remarquables par leur forme : ils se distinguent généralement du reste du texte prosaïque ; ils sont habituellement décalés, mis en retrait ou écrits en caractère italique, comme c’est le cas souvent dans Le fils-de-la-femme-mâle. Dans ce roman, il y a une différence frappante entre l’écriture romaine du texte prosaïque et l’écriture italique du texte poétique ou de la chanson.

Comme chez certains auteurs français et même africains [19], la présentation formelle du texte, les effets typographiques et la différenciation graphique n’ont pas simplement un rôle décoratif, ils sont très importants, car ils apportent une dimension supplémentaire au texte par leur fonction à la fois phatique et esthétique : ils participent à la lisibilité et à la poéticité du texte romanesque.

L’effet recherché par ce procédé de décalage textuel ou de variation typographique est d’attirer l’attention du lecteur et de concentrer son intérêt sur les textes poétiques mis en relief. Il convient, à ce propos, de rappeler que l’idée de l’influence du texte sur l’œil, de l’écriture graphique sur le lecteur, de l’importance de la page ou de l’espace textuel n’est pas nouvelle ; ce phénomène a été d’ailleurs étudié par des auteurs comme Butor [20], Todorov [21], Genette [22], Peignot [23].

Maurice Bandaman, pour sa part, considère que l’originalité de l’écriture romanesque doit se traduire aussi et se manifester même au niveau superficiel, c’est-à-dire de l’organisation textuelle et de l’écriture graphique. Bref, les éléments phatiques doivent être un facteur de lisibilité du texte et un appoint à la poétique de la prose romanesque.

Dans ces chants et textes poétiques intégrés aux récits, on sera sensible surtout aux procédés rhétoriques, notamment les nombreuses répétitions, les interjections et exclamations fréquentes, l’accumulation de mots redondants, les allusions significatives du genre « Je suis Samory ! Je suis Soundjata ! Je suis Chaka ! Je suis Lumumba ! Je suis Kwamé ! Je suis Cent-carats ! Je suis l’espoir ! Je suis la vie ». [24]

On fera particulièrement attention à l’usage abondant de la métaphore, des images fortes et symboliques, de l’hyperbole, de la périphrase expressive associée tantôt à la fonction émotive comme « Je suis la rose qui brûle de douleur » [25] ; tantôt à la fonction conative comme « Toi-fromager-dont-les-racines-n’ont-de-limite-dans-le-sol » [26] ou « Toi-plus-grand-pieds-balaient-les-tréfonds-des-océans » [27]. Les tirets, qui relient expressément tous les mots de la longue périphrase : Azamlangan-le-genie-dont-la-tête-fend-le-ciel…, constituent une façon particulière de mettre en évidence, d’une part, le caractère indissociable des traits de ce personnage surnaturel et, d’autre part, la « longueur » ou la grande taille de ce géant de la brousse.

Si les chants-poèmes et autres textes poétiques sont des éléments capitaux de la substance poétique de la prose romanesque, il ne faut pas négliger leur fonction référentielle.

Ainsi, ces textes non prosaïques interviennent de façon ponctuelle pour renforcer, entretenir ou couper l’émotion, le dramatique d’une scène qui se vit, pour indiquer l’évolution d’une situation ; de plus, ils contiennent des informations diverses sur des faits, des personnages, des aspects de la société du roman. On a vu par exemple que les pleurs et les chansons des pleureuses célébraient les qualités du défunt et constituaient un document anthropologique intéressant sur les funérailles chez les Baoulés. De même, le texte rituel ou sacrificiel de libation apparaît comme un document riche sur l’organisation sociale, sur la lignée des ancêtres, sur la culture, sur la cosmogonie, sur la vision du monde, de la mort et de l’au-delà, bref sur la philosophie et l’idéologie de ce peuple.

CONCLUSION

Ainsi qu’on l’a vu, Le Fils-de-la-femme-mâle et La Bible et le fusil sont des œuvres qui puisent dans les sources fécondes de la tradition orale et révèlent des aspects très intéressants de la culture africaine, et en particulier de la culture baoulée ; elles révèlent aussi tout le parti que l’auteur a su tirer des nouvelles techniques narratives et tout l’effort qui est fait pour une nouvelle diégèse romanesque et pour une nouvelle forme de récit africain.

L’originalité de sa création romanesque se trouve essentiellement dans la liberté d’organiser l’héritage littéraire comme bon lui semble et dans ce souci de chercher à innover et à remodeler le genre romanesque en détruisant les frontières génériques traditionnelles.

Si Maurice Bandaman, comme nombre d’écrivains africains, s’efforce d’écrire un roman « à l’africaine », on se rend compte cependant que son écriture romanesque a subi consciemment ou non des influences étrangères, et on ne peut qu’être d’accord avec Jacques Chevrier lorsqu’il dit que « l’écrivain, quelle que soit sa nationalité, participe à la vision du monde propre à son époque, et qu’en conséquence, il n’échappe pas à tout un ensemble d’influences qui s’exercent sur lui, souvent à son insu » [28]. Il convient donc de garder à l’esprit que la culture et la littérature s’universalisent de plus en plus, et que, dans leur quête d’une nouvelle esthétique, les romanciers africains s’inspirent des techniques expérimentées ailleurs, après avoir subi directement ou indirectement (étude, lecture, formation littéraire) l’influence des mouvements contemporains de rénovation du roman, mouvements qui ont abouti au roman moderne avec les Joyce, les Virginia Woolf, les Faulkner, les Proust, les Gide, etc., au nouveau roman avec les Nathalie Sarraute, les Michel Butor, les Alain Robbe-Grillet, les Claude Simon, etc., et au roman postmoderne avec les Nabobov, les Marquez, les Julio Cortazar, les Jacques Godbout, les Hubert Aquin, les Réjean Ducharme, les Jacques Poulin, etc. Qu’on le veuille ou non, les romans des grands écrivains de renommée mondiale déteignent imperceptiblement sur l’écriture des romanciers africains qui imitent, sans toujours se l’avouer, les modèles du genre.

L’intérêt majeur de l’écriture romanesque de Bandaman réside aussi, et fort justement, dans la subversion courageuse de l’impérialisme générique, dans l’adaptation des techniques de l’oralité et l’adoption de nouvelles stratégies romanesques. Ce faisant, il donne une dimension nouvelle à l’hybridation typique des nouvelles écritures et apporte sa contribution à la rénovation du roman.

Son écriture participe tout naturellement à cette quête de liberté, à cette entreprise d’émancipation, de libération et de renouvellement de la création romanesque. Dans ce sens, on peut dire que l’écriture de Maurice Bandaman est novatrice, révolutionnaire dans la mesure où elle se présente non seulement comme une expression de la liberté, de la culture africaine et de la culture universelle, mais aussi comme une modalité de libération. Une telle écriture, africaine, moderne, apparaît comme une des meilleures stratégies pour appréhender et affronter les réalités des sociétés modernes de l’Afrique actuelle. Tout l’enjeu est là ; il se situe désormais dans la manière même d’envisager le rapport à la modernité et à une nouvelle stratégie de la discursivisation romanesque en Afrique.

[1] Université de Cocody-Abidjan

[2] BANDAMAN, Maurice, Le Fils-de-la-femme-mâle, Paris, L’Harmattan, 1993 ; La Bible et le fusil, Abidjan, CEDA, 1996.

[3] Voir à ce sujet notre livre, Le Conte africain et l’éducation, Paris, L’Harmattan, 1984. Voir aussi les articles intéressants de ANO N’GUESSAN, Marius, « le conte traditionnel oral », in Notre Librairie n°86, janvier-mars 1987, p.33-45 et « Structure apparente du conte traditionnel Agni de l’Indénié », Séminaire de Méthodologie et d’Enseignement du conte africain, Université d’Abidjan, publié avec le concours de l’AUPELF, Abidjan, 1990, p.79-95.

[4] HAMPATE BA, Amadou, Kaydara, Abidjan-Dakar, 1978, p.17.

[5] GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972.

[6] KANE, Mohamadou, Roman africain et tradition, N.E.A. 1983, p.103.

[7] Ibid., p.340.

[8] NGAL, M. a. M., Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Paris, Hatier, 1984, p.13.

[9] CHEVRIER, Jacques, Littérature nègre, Paris, A. Colin, 1981, p.129.

[10] BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p.11.

[11] YOURCENAR, Marguerite, Mémoires d’Adrien, dans Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, Coll. « Pléiade », 1982, p.535.

[12] CORTAZAR, Julio, Les Armes secrètes, Paris, Gallimard, 1963.

[13] N’DA, Pierre, « La création romanesque chez Nokan ou la politique d’une écriture novatrice », Littérature d’Afrique, CERPANA/Eds Nouvelles du Sud, 1993, p.77-103.

[14] GALLIMORE, Rangira Béatrice, L’œuvre romanesque de Jean Marie Adjaffi, Paris, L’Harmattan, 1996, p.77.

[15] DURAND, Gilbert, Le décor mythique de la Chartreuse de Parme, Paris, José Corti, 1971, p.12.

[16] Cf. DADIE, Bernard B., « Légende baoulé », dans Légendes africaines, Paris, Seghers, [1966] 1973, repris par Press Pocket, 1982, p.35-37 ; cf. aussi Jean-Noël LOUKOU (en collaboration avec F. LIGIER), La reine Pokou, Paris, Eds ABC, 1978

[17] TADIE, Yves, Le récit poétique, Paris, PUF, 1978, p.7.

[18] KONE, Amadou, Du récit oral au roman, Abidjan, CEDA, 1985, p.121.

[19] Cf. par exemple APOLLINAIRE dans Calligrammes, BUTOR dans Intervalle, Henri LOPES dans Le Pleurer-Rire, ADIAFFI dans La carte d’identité.

[20] BUTOR, Michel, Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1972.

[21] TODOROV, Tzvitan dans Poétiques 21, Seuil, 1968.

[22] GENETTE, Gérard, Palimpsestes, 1982 et Seuils, 1987.

[23] PEIGNOT, Jérôme, De l’écriture à la typographie, Paris, Gallimard, Idées, 1967.

[24] Le fils-de-la-femme-mâle, p.154

[25] La Bible et le fusil, p.43.

[26] Ibid., p.21.

[27] La Bible et le fusil, p.21-22.

[28] CHEVRIER, Jacques, « Le roman africain dans tous ses états », in Notre Librairie, n°87, janvier-mars 1985, p.44.

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