Littérature

LE RETARD DE L’AFRIQUE

« LE RETARD DE L’AFRIQUE », MIROIR CORRECTEUR D’UNE MONDIALISATION UNILATERALE ET DESTRUCTRICE DE L’HUMAIN

 

Ethiopiques n°87.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2011

 

Moussa HAMIDOU TALIBI [1]

 

L’émancipation tous azimuts de l’Afrique attend toujours d’être réalisée. Après cinquante ans d’indépendance formelle- acquise dans les années 1960 -, l’écrasante majorité des pays indépendants est toujours dans des politiques économiques de tâtonnement, d’incessantes rectifications des processus démocratiques, et, conséquemment, d’interminables conflits sociopolitiques. C’est à se demander si l’Afrique n’est pas vouée irrémédiablement à la stagnation. Car, on a du mal à imaginer la possibilité d’« une voie africaine de développement », ainsi que le NEPAD (Nouveau partenariat pour le Développement de l’Afrique) tente de camper le chantier. Pour tout dire, y a-t-il une possibilité pour l’Afrique de s’émanciper de la tutelle du monde, de passer de sa position de wagon à la remorque d’une mondialisation – avant tout économique – pour devenir à son tour une des locomotives du monde ? Dans l’absurde, préfigurant déjà ce qui se présente aujourd’hui comme une mondialisation économique instrumentale destructrice des valeurs et de l’humain, Boubou Hama, homme politique et historien Nigérien et « essayiste philosophe », présentait dans les années 1970, « le retard de l’Afrique » comme « une avancée pour le monde ». Considérations paradoxales. Comment conçoit-il que ce retard puisse constituer une voie possible pour le monde ? Comment l’Afrique, avec « son retard technique […] son énorme et lourd humanisme dont s’éloigne de plus en plus l’Occident industriel » [2], pourrait-elle déterminer ce processus de mondialisation pluridirectionnelle, si on tient compte des pôles asiatiques de la Chine ou du Japon ? Serait-ce comme un regard dans le rétroviseur qui instruit sur l’abandon de dimensions essentielles de la vie au profit d’une cristallisation sur des entreprises de réification dont les contemporains se rendent coupables ? Ou bien serait-ce un lieu de ressourcement pour une réhabilitation des valeurs humaines en perdition ? Finalement, comment appréhender « l’Afrique au cœur de la mondialisation » en évaluant sa capacité d’intégration et les possibilités qu’elle aurait de jouer sa partition dans un processus avant tout ambivalent ?

En se fondant sur Le retard de l’Afrique de Boubou Hama, notre démarche consistera à effectuer une critique de la rationalité instrumentale telle qu’elle s’incarne dans le choix de l’Occident de maitriser la nature – maitrise qui coïncide avec la perte de valeurs et de sens de la vie. Démarche comparative d’abord, mais constructive, après tout, en ce que cette entreprise propose, en arrière-plan, la pertinence de la rationalité communication – pendant de celle instrumentale -inhérentes aux dimensions existentielles de l’humanité, mais rendue explicite par la théorisation du philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas3.

 

  1. HISTOIRE ET STAGNATION

Par le passé, le retard de l’Afrique par rapport aux autres continents était présenté sur le plan des pensées religieuses et philosophiques et sur le plan de l’histoire universelle. A ce propos, Zué-Nguéma, philosophe Gabonais, qui effectue une relecture de la position de Hegel sur l’Afrique, montre la récurrence de ce constat en des formes changeantes :

 

Au XIXe siècle et bien avant, le discours sur la marginalisation de l’Afrique portait sur l’Histoire, le Christianisme, la Culture, les Institutions politiques et sociales ; aujourd’hui il a trait à l’Economie libérale et à la Démocratie, deux phénomènes qui se mondialisent à partir de l’Occident chrétien [3].

 

La contribution de l’Afrique à l’humanité serait dérisoire sinon inexistante [4]. Selon le schéma occidental de l’évolution du monde, incarné par celui hégélien [5], la grande Histoire qui se serait déroulée dans le bassin de la Méditerranée selon l’axe Orient-Occident – ainsi que le Soleil qui se lève à l’Est pour se coucher à l’Ouest – n’aurait pas vu la participation de l’Afrique « proprement dite », l’Afrique subsaharienne, dans l’établissement et le brassage des principes qui concourent à la réalisation de l’essence véritable de l’Esprit du monde : la Liberté que tente de réaliser la démocratie, de par le monde. Hegel présentait, en effet, la Méditerranée – point de jonction entre l’Orient, l’Afrique et l’Europe – comme « le théâtre de l’histoire universelle », du fait de son climat tempéré et de la navigabilité de ses eaux [6]. Ce qui aurait favorisé le brassage des civilisations, le déploiement et le partage d’un certain nombre de principes et de valeurs qui structurent l’existence historique des hommes : l’art, la religion, la philosophie.

De ce fait, il se serait joué, de l’Antiquité aux Temps modernes, une des premières formes de mondialisation qui aurait vu successivement l’émergence et l’épanouissement du monde [7] oriental, du monde grec, du monde romain et du monde germanique ; mondes qui auraient tour à tour véhiculé des éléments civilisateurs qui sont devenus le patrimoine de l’humanité : le monothéisme, la pensée discursive et critique, le droit, la science moderne… L’Egypte, qui aurait dû permettre à l’Afrique de se prévaloir d’un rôle démiurgique dans ce premier processus de mondialisation, avait une situation ambiguë d’hybridité selon toujours cette lecture hégélienne de l’histoire : bien qu’appartenant physiquement à l’Afrique, le principe de l’esprit égyptien serait oriental ; c’est-à-dire celui qui fait que la multitude est soumise à la volonté d’un être incarnant le pouvoir temporel et intemporel. Le pharaon ne serait pas, de ce fait, très différent de l’empereur japonais ou chinois.

Mais nous savons qu’à l’encontre de la catégorisation occidentale, Cheikh Anta Diop, par ses recherches pluridisciplinaires, a fait la démonstration que la civilisation pharaonique est la parente des traditions africaines, avec lesquelles elle partage la zoogonie et la zoolâtrie, la hiérarchie des forces divines et célestes, celle des forces terrestres et humaines, l’organisation segmentaire de la société, la transmission initiatique et ésotérique des compétences et des expertises dans les domaines du savoir et des métiers manuels, l’obéissance ou la vénérable fidélité à l’Autorité de la tradition… Mais dans tous les cas, ce qui tombe sous les sens, c’est que ni l’Egypte, ni les empires africains consécutifs à la chute de l’Egypte [8], n’ont pu imprimer leur marque à la marche du monde. D’ailleurs, à en croire Cheik Anta Diop, lui-même, depuis 525 ans avant Jésus Christ, après la conquête de l’Egypte par Cambyse II – qui correspond à « la période de déclin et d’abrutissement du monde noir ; [de] désintégration sociale et [de] migrations » [9]–, l’Afrique est à genoux en face du monde. Et « l’apport de l’Afrique à l’humanité » en science et en philosophie dont parle l’égyptologue Sénégalais dans Civilisation ou barbarie ne découle pas d’une politique de conquête des Africains : les Grecs anciens étaient venus, certes, à l’école des prêtres égyptiens, mais ils ont emprunté les idées élémentaires qui les intéressaient et qu’ils ont transformées et développées dans un esprit d’échange et d’innovation permanents. Tandis que l’héritage égyptien s’est « momifié » sur le sol africain dans des pratiques ésotériques et selon un système fondé sur l’Autorité incontestable de l’ancêtre tutélaire.

Dans le contexte de la traite négrière, qui a duré trois siècles, c’est en tant que « continent-esclave » que l’Afrique a participé à cette autre forme de mondialisation qu’a constitué le commerce transatlantique [10]. En effet, dans le cadre de la traite négrière, on ne reconnaissait aucune humanité aux Africains puisqu’ils étaient considérés comme « bêtes de somme » : une simple visite de l’Ile de Gorée au Sénégal ou de la maison des esclaves au Benin, renseignera sur « le crime contre l’humanité » qu’a pu être le commerce des esclaves noirs, dans lequel la responsabilité de certains Africains mérite d’être soulignée ; en ce qu’ils ont pu être comme négociants, chasseurs de primes ou autre. Il est vrai qu’en termes de forces de travail – à bon marché – la contribution de l’Afrique au capitalisme mercantile de l’époque a été considérable. Mais, selon l’expression de Joseph Ki-Zerbo, les Africains étaient dans la partie comme « mondialisés » et non pas comme « mondialisateurs » [11] ; car il aurait fallu qu’ils y participent en tant qu’acteurs actifs et non sujets passifs.

 

Dans le cadre de la colonisation occidentale, les Africains devaient bénéficier de « la mission civilisatrice » pour quitter, selon le colonisateur, l’état de sauvagerie. On ne sait quel esprit providentiel ou charitable a assigné à l’Occident une telle mission. Mais là aussi nous savons que les colonies africaines devaient servir de prolongement sinon d’« espace vital » aux puissances colonialistes en lice pour la conquête du monde à tous égards et à tous points de vue. Si l’esclavage des Noirs a été la perte de la dignité humaine pour les Africains, parce que transformés en « bêtes de somme », la colonisation, quant à elle, fut la destruction sinon la déstructuration de leur personnalité, de leur culture et des fondements de leur vécu ancestral. En réaction légitime, il est méritoire que l’intelligentsia africaine de la première génération ait été amenée à revendiquer sa dignité humaine à travers des mouvements estudiantins ou politiques qui ont conduit aux indépendances [12], qu’elle ait initié des mouvements littéraires comme la négritude, même si, par ailleurs, elle s’est fourvoyée en cultivant des complexes de toutes sortes en matière de philosophie et de science. Cela l’a distraite quant à sa participation active à une mondialisation qui, déjà au moment de la colonisation, a fini de manifester ses prémices économistes qui ont dû éclore dans le contexte des années 1980 et qui connaissent leur expansion depuis les années 1990, lorsque le vent de démocratisation – qui a balayé le bloc de l’Est communiste – a été conjugué avec « la bonne gouvernance » ; et quand la croissance économique a trouvé un terrain fertile avec les Technologies de l’Information et de la Communication(TIC).

Cela fait qu’aujourd’hui, dans le cadre de l’économie de marché et des avancées technologiques, l’Afrique semble être arrimée à une mondialisation dont les exigences et les défis ne sont pas encore maitrisés par elle : d’où, on parle de fracture sociale, de fracture numérique et/ou économique pour caractériser la marginalisation des Africains dans le monde qui se fait sous leurs yeux. La permanence de la stagnation historique ne semble donc jamais finir : c’est comme esclaves et « sauvages barbares » que les Africains ont été intégrés à « l’Histoire universelle » au sein de laquelle se jouait déjà le processus de mondialisation ; aujourd’hui, c’est comme « mondialisés » (J. Ki-Zerbo), ou « sujets extravertis » (Paulin Hountondji) qui consomment les productions matérielles et idéelles du monde qui leur fait payer, par ailleurs, un lourd tribut – pour ne pas dire une lourde facture. Car ce ne sont pas seulement les matières premières qui sont extorquées, c’est aussi un surendettement continu mais sans rendement, des programmes d’ajustement structurel sans fécondité, la mal gouvernance endémique, l’esclavage moderne de jeunes africains qui défient le désert et les océans au péril de leur vie, fuyant la misère structurelle de leurs pays pour une société de consommation parfois illusoire ; mais c’est également la pollution environnementale, le changement climatique dont l’Afrique est « la victime expiatoire » sans être pour autant responsable, dans ce cas, de la surexploitation industrielle dont notre commune planète est l’objet. Est-il seulement envisageable dans ces conditions une déconnexion de l’Afrique comme préconisée par un Samir Amin, pour que, de façon autonome, disons autarcique, elle puisse conduire son destin ? Ou, le retard de l’Afrique, comme le présentait Boubou Hama, n’est-il pas une chance pour le monde de sortir du positivisme et de l’historisme, qui semblent être, selon Habermas, la logique infernale de la modernité occidentale ?

 

  1. MALGRE TOUT, « FAUT-IL DE NOUVEAU REVENIR A L’AFRIQUE ? » [13]

Pour son hypothèse, Boubou Hama s’est laissé convaincre par l’idée suivante :

 

Les barbares qui brisaient les civilisations étaient souvent vaincus par la civilisation de ces vaincus. L’histoire relève de tels phénomènes déterminés :

 

  1. l’homme boréal et l’Egée ;
  2. la Grèce et l’Egypte antique ;
  3. Rome et la Grèce antique :
  4. L’Occident et, peut-être le Tiers-monde » [14]

 

En s’exprimant ainsi dans les années 1970, Boubou Hama avait une certaine vision d’une mondialisation – « à visage humain » – que nous recherchons à mettre en évidence ici, avec la possibilité de voir l’Afrique émerger. Car, dit-il,

 

L’Afrique noire, si elle est aidée, dans un développement libre, doit produire l’humain qui manque à la civilisation industrielle de notre époque.

Cette affaire, planétaire, regarde tous les peuples du monde, tous les hommes, chaque « humain » de la terre, car elle concerne notre destin.

Celui-ci est global. Tout le monde est maintenant conscient que sa vie dépend de notre atmosphère unique dont la santé, un bien commun, nous concerne tous. C’est le même phénomène qui domine, sur le plan international, la santé publique, la faim dans le monde et la guerre sur le globe qui, quand elle éclate, s’étend toujours à toute la planète.

L’unité du monde est réelle. […] De plus en plus, tout simplement, l’homme devient un citoyen du monde [15].

 

Cette conception de la mondialisation qui se dégage ici va au-delà de la logique « production-et-consommation-mondiales » sous la houlette de l’économie de marché qui imprime sa marque aux choses et enferme, dans un circuit infernal ; cette conception nous rappelle notre communauté de destin dans ce que le monde a de bien ou de mal. C’est dire que la mondialisation doit pouvoir être la rencontre des rationalités dans une interaction féconde [16].

Boubou Hama a distingué trois parties dans le monde, différentes dans leurs visions ou philosophies de la vie et dans les valeurs et principes qui régissent leur présence au monde :

1) l’Orient dont la figure de proue était pour lui l’Inde,

2) l’Occident industriel et

3) l’Afrique. Chacune de ces parties, selon Boubou Hama, aurait effectué un parcours singulier sans parvenir à couvrir la totalité de l’Etre.

 

– L’Orient a développé la spiritualité jusqu’à la négation de soi ou à la mortification du corps, sans la maîtrise de la matière. Ce monde aurait permis tout de même l’émergence et l’épanouissement d’arts de vie comme l’indouisme, le confucianisme, le bouddhisme…

– L’Occident a développé la maitrise de la matière jusqu’à l’épuisement à travers ce que Habermas appelle « la philosophie du sujet », c’est-à-dire le sujet pensant qui prend le monde comme objet à maitriser et à manipuler, mais qui détruit corrélativement « sens » et « valeurs » humains. Ce, depuis l’idée cartésienne de faire de l’homme « le maitre et le possesseur de la nature ». La Théorie Critique de l’Ecole de Francfort (notamment avec Horkheimer, Adorno et Marcuse [17]) réduit tout cela à la « la raison instrumentale » – qu’elle fustige – en œuvre dans l’économie, dans la bureaucratie, dans la marchandisation de la culture (culture de masse), dans le capitalisme avancé et dans le capitalisme d’Etat (socialisme, communisme). Marcuse a pu parler du capitalisme avancé comme d’une « société close », c’est-à-dire d’une société qui condamne à la réification [18].

– L’Afrique, qui est restée, pour emprunter à Heidegger des expressions, « le berger » sinon « le voisin de l’Etre », avec « la lourdeur de ses traditions » et « qui n’a inventé ni la poudre ni le canon » selon Aimé Césaire, conserverait dans les gisements des traditions l’homme total : « L’homme est esprit et matière. Il est tout entier potentiel dans la conception cosmique de la vie et du monde des Noirs » [19], souligne Boubou Hama. Cette conception cosmique est fort bien caractérisée par Senghor dans Liberté 1 :

 

Ce qui frappe, c’est la valeur humaine de l’ontologie négro-africaine, sa valeur culturelle. Car qu’est-ce que la Culture, sinon l’effort de l’Homme pour s’adapter à son milieu par les médiations sociales et pour adapter ce milieu à ses activités génériques.

C’est le lieu de noter les deux traits fondamentaux de l’ontologie négro-africaine. Le premier est que la hiérarchie des forces vitales ne fait qu’exprimer l’intégration de l’Univers à la famille ou, peut-être plus exactement, la dilatation de la famille aux dimensions de l’Univers.

Le second trait de cette ontologie est la place éminente qu’occupe l’homme vivant, l’Existant, dans la hiérarchie des forces. L’Homme est le centre de l’Univers, qui n’a d’autre but que de renforcer sa force, de le rendre plus vivant et plus existant, de le réaliser en personne [20].

 

Ainsi, « l’humain » qui doit être « produit » par l’Afrique pour notre commune humanité doit être la pièce manquante à la civilisation industrielle qui n’est que le développement unilatéral de la rationalité instrumentale. Il faudra produire un homme qui ne prétendra plus se présenter comme maitre du monde [21] mais comme un élément respectueux de l’Etre [22]. Car, ainsi que le dit Boubou Hama,

 

sur l’arbre de la vie, le retard africain est symbolique. Il est une position de l’homme. Il peut à la fois s’animer de l’esprit de l’Inde ancienne et de la merveilleuse technique de l’Occident industriel, car il a en lui, potentielle, toute la puissance de l’esprit et de la matière [23].

 

Cela signifie que l’humain qui pourrait émerger ici serait autant celui qui se placerait au centre de l’univers comme élément parmi tant d’autres et qui cultiverait une intersubjectivité féconde entre les hommes, dans le cadre d’une reconnaissance réciproque entre humains.

C’est à la révolte des jeunes de mai 1968 [24] – qui cherchaient déjà une alternative au capitalisme libéral et qui fondaient cette révolte sur l’unité du monde –, que Boubou Hama en était arrivé à envisager une solution alternative à la mondialisation économique en marche. Il s’agissait d’une sorte d’« alter mondialisme » avant la lettre :

 

C’est parce que cette unité est en train d’exister en marge de nos systèmes que les jeunes du monde entier les remettent en question globalement, que personne ne veut plus s’enfermer dans leurs dogmes dépassés.

Cette unité est celle d’un monde nouveau dont personne ne songe à analyser le contenu. Nous nous contentons d’en subir les réactions dans la révolte des jeunes [25].

 

Et pour Boubou Hama ce qui se présentait comme mondialisation ne devait pas être appréhendé comme un phénomène conjecturel, mais l’avènement d’une réalité nouvelle et complexe :

 

Si nous considérons ce monde nouveau éclos, à notre insu, comme une mutation intervenue, nous comprendrons alors qu’elle porte en elle-même ses propres exigences, ses propres lois qui ne s’insèrent pas forcement dans nos vieilles habitudes du passé [26].

 

Face à cet advenir du monde, Boubou Hama propose une approche qui s’apparente à la critique heideggérienne du cartésianisme qui déplore que le sol métaphysique sur lequel le cogito a érigé ses racines n’ait pas été suffisamment labouré pour voir les liens entre le sujet pensant conquérant et la nature à conquérir :

 

Quand le Do du Niger [pécheur sacerdotal] se joue de l’eau de ce fleuve, c’est qu’il en est l’essence. Quand le forgeron perçoit l’esprit du fer, c’est que son esprit traverse la matière brute du fer […] Là où l’Occident industriel éclate la matière pour en extraire les forces brutes essentiellement matérielles, l’animiste noir, lui, la décompose en atomes vivants, qui n’explose pas, et qui retournent à la nature après avoir été utilisés [27].

 

Dans ce sens, l’ontologie négro-africaine – telle que définie avec Senghor – renseigne sur le fait que l’homme ne peut être ni maitre, ni possesseur de la nature, qu’il n’est qu’un élément génétiquement lié à l’animal, au végétal et au minéral et qu’il n’est, tout au plus, qu’« un empire dans un empire » qui doit tempérer ses ardeurs agressives vis-à-vis du monde et de lui-même. Avec le dérèglement climatique consécutif aux lourdes agressions faites à la nature, les hommes sont revenus de leur illusion de domination. Engels ne dit-il pas que la nature se venge de chacune de nos victoires sur elle ? Aujourd’hui n’est-il pas plus vrai de vivre en étant attentif aux pulsations de la nature plutôt que de lui imposer un rythme infernal ? Car le développement durable est à ce prix, si tant il est vrai qu’il faut préserver l’environnement pour les générations futures.

Mais cet apport de la vision « animiste » – à l’homme et au monde – que Boubou Hama propose comme alternative au capitalisme industriel suppose que l’Afrique assume son histoire et croit en ses potentialités. Sur cette question, le philosophe gabonais Zué-Nguéma a avancé un argument qui tranche avec la rhétorique anticoloniale qui veut que les Africains ne soient pas responsables de ce qui est arrivé dans leur destin et soient dédommagés par rapport à la traite négrière et à la colonisation occidentale. Selon le philosophe Gabonais, les Africains ont un choix historique à opérer :

 

L’essentiel est de savoir si ces derniers peuvent prendre l’engagement d’assumer leur part de responsabilité dans leur propre histoire sans distinction d’époque ni de circonstances. Il est temps de lever l’équivoque et l’escroquerie intellectuelle qui lui est attachée, lesquelles consistent à revendiquer une culture africaine spécifique et millénaire tout en refusant de reconnaitre la part de responsabilité des Africains eux-mêmes dans ce qu’ils ont été dans le passé ou dans ce qu’ils sont dans le présent. Si la spécificité culturelle de l’Afrique peut être présentée comme un rempart pour résister à tout ou une potion pour remédier à tout, il faut la situer dans le temps : si elle est présente depuis toujours, alors les Africains sont conscients et responsables, non peut-être pas dans ce qu’ils vivent depuis toujours ; mais si elle est récente, alors ils n’ont droit à aucune part dans une histoire de l’humanité plus ancienne et c’est bien indûment qu’ils la réclament [28].

 

Il s’agira alors de s’assumer et de s’engager dans les voix de l’émancipation qui passent par une participation conséquente au monde qui se fait.

En définitive, le chemin à parcourir dans le cadre de la mondialisation pourrait être une prospective anthropologique qui ouvre les possibles de/et pour chaque peuple. Une Afrique réconciliée avec son histoire qu’elle assume, qui réalise toutes ses potentialités d’être pourrait influencer positivement la marche de la mondialisation. En outre, pour que l’Afrique sorte de la stagnation historique pour jouer un rôle moteur, ses filles et fils doivent prendre conscience des gisements culturels à exploiter dans le cadre d’un pragmatisme sur le plan du savoir, des actions volontaristes non assujetties à un mimétisme aveugle et d’une consommation des flux d’informations venant du monde ; mais des actions innovantes aussi sur le plan de la pratique sociale et politique. Car comme le dit Boubou Hama, en guise de conclusion à son essai philosophique, « la tache essentielle de l’Afrique fut de créer l’homme. Son devoir ne consiste-il pas à le remodeler pour qu’il coïncide avec la mutation qui secoue notre globe en ce moment ? » [29].

 

BIBLIOGRAPHIE

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ZUE-NGUEMA, G., Les Africanités hégéliennes, Paris, L’Harmattan, 2006.

 

 

[1] Université Abdou Moumouni, Niger

 

[2] Ce texte reprend la problématique de la communication que nous avions présentée dans le cadre du Colloque Francophone des Doctorants en philosophie et Sciences sociales en hommage au Regretté Professeur Sémou Pathé Guèye ; Colloque qui avait pour thème générique « L’Afrique au cœur de la mondialisation » (Dakar du 05 au 07 janvier 2010).

 

[3] ZUE-NGUEMA, G., Les Africanités hégéliennes, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 36.

 

[4] Cf. ENONGOUE, Guy Rossatanga-Flavien, L’Afrique existe-telle ? (A propos d’un malentendu persistant sur l’identité), Paris, Editions Dianoïa, Chennevières-sur-Marne& Editions Raponda-Walker, 2006.

 

[5] ZUE-NGUEMA demande désormais à nuancer les propos prêtés à Hegel sur l’Afrique qui seraient tous tirés de La raison dans l’histoire et La philosophie de l’esprit qui ne sont pas de la main de Hegel : « Dans aucune œuvre dite « canonique » n’apparait une réflexion sur l’Afrique ni même une simple allusion de sa présence dans l’histoire mondiale […] on chercherait en vain dans Les Principes de la philosophie du droit, en raison de leur lien étroit – qui, soutient Eric WEIL, « les constitue en unité » (« La philosophie du droit et la philosophie de l’histoire hégélienne », in Hegel et la philosophie du droit, Paris, PUF, 1979, p.5-33.) – avec Les Leçons sur la philosophie de l’histoire, une version écrite par Hegel lui-même de son analyse de la situation africaine : elle y est introuvable » (Les Africanités hégéliennes p. 62).

 

[6] HEGEL, G.W.F., La raison dans l’Histoire, Paris, Editions 10/18, 1979, p.242-244.

 

[7] Ici par monde, il faut entendre, selon la théorisation hégélienne, un empire historique qui émerge et qui porte pour un temps le principe civilisateur de l’Esprit du monde.

 

[8] Cf. KAKE, B. I., La dislocation des grands empires, Paris, Présence Africaine, 1988.

 

[9] Cf. DIOP, C. A., Civilisation ou barbarie (Anthropologie sans complaisance), Paris, Présence Africaine, 1981, p.37.

 

[10] KAKE, B.I., La traite négrière (L’Afrique brisée), Paris, ABC, 1977.

 

[11] Cf. KI-ZERBO, J., A quand l’Afrique ?, Entretien avec René Holenstein, Suisse, Editions d’en bas, 2003.

 

[12] Cf. DIENG, A. A., Les premiers pas de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France (FEANF) (1950-1955) (de l’Union Française à Bandoung), Paris, L’Harmattan, 2003.

 

[13] C’est du moins l’intitulé de la conclusion du livre Le retard de l’Afrique de BOUBOU Hama.

 

[14] Le retard de l’Afrique, op. cit., p.91.

 

[15] Ibidem., p.92. En effet, la société civile mondiale montre que chaque homme est « citoyen du monde ».

 

[16] Cf. notre article « La mondialisation comme convergence des rationalités », in La philosophie et les interprétations de la mondialisation en Afrique (Actes des Premières rencontres philosophiques internationales francophones) sous la direction d’Ebénézer NJOH MOUELLE (Yaoundé, Cameroun), L’harmattan, 2009.

 

[17] Cf. JAY, Marlin, L’imagination dialectique de l’Ecole de Francfort, Paris, Payot, 1977, ATTALLAH, P. Théories de la communication, Québec, Presse de l’Université du Québec, 1991 ; ASSOUN, P.L. et RAULET, G., Marxisme et Théorie critique, Paris, Payot, 1978.

 

[18] MARCUSE, H., L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, M68 p. 281, p.10.

 

[19] Le retard de l’Afrique, op. cit., p.87.

 

[20] SENGHOR, L. S., Liberté 1 : négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1984, p. 266.

 

[21] Cf. DREWERMANN, E., Le progrès meurtrier, Paris, Stock, 1993.

 

[22] Cf. ELUNGU, P.E.A., Tradition africaine et rationalité moderne, Paris, L’Harmattan, 1987 ; N’DAW, Alassane, La pensée africaine, Dakar, NEA, 1983.

 

[23] Le retard de l’Afrique, op. cit., p.95.

 

[24] La récurrence des manifestations des jeunes en Europe et dans le monde, même aujourd’hui, signifie que le mal vivre du système capitaliste n’est pas conjecturel mais structurel. Les manifestations de Mai 1968 s’apparentent, dans cette optique, à celles de la société civile mondiale à Seattle et partout dans le monde.

 

[25] Le retard de l’Afrique, op.cit., p.93.

 

[26] Ibidem., p.93.

 

[27] Le retard de l’Afrique, op.cit., p.96.

 

[28] ZUE-NGUEMA, G. Africanités hégéliennes, op. cit., p.30.

 

[29] Le retard de l’Afrique, op.cit., p.97.