Critique nigériane et littérature africaine

LE REGARD ET LE DRAME DE TOUNDI DANS UNE VIE DE BOY

Ethiopiques n°48-49

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

Hommage à Léopold Sédar Senghor

Spécial les métiers du livres

1e et 2e trimestre 1988

– volume 5 n°1-2

« L’enfer c’est les autres » (Sartre)

Bien souvent, si le thème du regard, ou de l’œil réapparaît en littérature, parfois avec une insistance quasi obsessionnelle, c’est parce que cet organe de la vue et symbole du surmoi moral, lié à la psychologie humaine intéresse beaucoup la critique littéraire et les amateurs de la psychocritique. Et à l’aide de la psychologie des profondeurs, des analystes se passionnent à y trouver les explications de certains états psychiques observés chez des personnes qui se sentent regardées, et qui éprouvent le saisissement d’être vues. Dans Huis Clos [1] de Sartre, la dialectique du regard prend une pente tout à fait hallucinante, car l’auteur existentialiste en effet, met l’accent sur les retentissements psychologiques du regard lorsqu’il affirme que l’enfer en ce monde consiste à vivre sous le regard d’autrui. Il s’agit bien de ce regard moite, froid, et collant qui s’empare de vous ; ce regard qui vous paralyse, vous juge et vous mange ; ce regard qui vous « vole » l’être, tout en vous laissant lâche ; en morceaux ! Le regard se prête à une diversité d’interprétations. Ainsi existe-t-il toute une poétique variée du regard dans toutes littératures.

D’une ambivalence affective, le regard peut attirer ou rebuter. Il peut se faire coercition ou tendresse ; langage ou signe, gratification ou punition selon la façon dont il s’emploie. Il peut y avoir toute une gamme de motifs derrière un regard, car en effet, le regard est avant tout une communication ; l’expression d’un désir, ou d’une pulsion. Elément dynamique, un regard parfois fouille, sonde, ou interroge sa cible rien que pour savoir mieux et comprendre plus. L’œil qui regarde apprend à la fois, non seulement à juger mais aussi à critiquer son point de mire. Et quelquefois, à force d’avoir longtemps regardé, il finit par déceler, là où naguère il ne les attendait pas, des défauts qui déprécient la valeur de la chose ou personne longtemps admirée. Ainsi, lui arrive-t-il de voir par curiosité téméraire, par indiscrétion grossière, ou par familiarité impertinente ce qui ne lui est pas destiné. Or, voir l’interdit, c’est déjà un acte d’effraction, un viol de secret, une profanation du sacré, voire un acte d’agression envers celui qui se sent surpris sur le fait. Un regard rusé, indiscret qui ne sait pas se tenir à la limite a toujours de quoi irriter ; quelque chose qui blesse et humilie sa victime. Un « mauvais œil » s’attire toujours des châtiments. Le malheureux Actéon reçut le plein fouet du courroux de la déesse Diane pour avoir porté son regard sur sa nudité. Le regard indiscret est donc un péché.

Si certains regards se veulent doux, d’autres, sadiques et moqueurs, ou hautains se font punitifs, timbrés d’autorité. D’autres encore bien avisés n’inspirent à leur victime qu’un sentiment de culpabilité. C’est Victor Hugo, qui dans son poème, La Conscience, [2] évoque l’effroi du coupable qui se sait regardé par un œil informe. En présentant l’image pathétique de Cain s’efforçant de s’enfuir devant Jehovah, (mais en vain puisque le fratricide est implacablement poursuivi à travers tous les abris par l’Œil fixe et puissant) le poète associe la conscience, le péché, l’œil et la culpabilité dans un jeu complexe d’échanges psychologiques entre le regard-qui-sait et celui qui se sent vu ; le coupable. En fait, au-delà des gestes et des paroles, l’œil sous forme de regard peut troubler la conscience ; dire ce que la bouche n’oserait prononcer, et servir de déclic ; à l’intérieur de celui qui se sent regardé, des non-dits des pulsions inconscientes. A cet égard, il n’y a point de regard qui inquiète plus que celui qui sait le secret, ou le péché chez autrui et que ce dernier ne veut pas avouer. C’est bien là, la cause majeure de l’atmosphère psychologique tendue dans Une Vie de Boy [3]. Si Madame Decazy, Monsieur Moreau et plus tard, le Commandant croient avoir maille à partir avec Toundi, c’est parce que ce dernier semble trop savoir, et son regard en semble dire autant. Dès le moment où le domestique découvre, par hasard, les aventures amoureuses entre sa patronne et M. Moreau, son regard, bien qu’il n’y soit pour rien, devient la menace de l’épée de Democlès pour la dame infidèle. Du jour au lendemain la bonne ambiance familiale à la Résidence s’aigrit, se dégrade, devenant un enfer où vivre sous le regard de Toundi s’avère le pire des calvaires. Mais on n’en est pas encore là, car le début du roman ne laisse pas prévoir le dénouement tragique où le regard naïf du Boy se trouva fermé pour jamais !

Oyono lance son roman sur un ton banal où le regard amusé et hautain des colonisateurs croise celui des indigènes noirs, un peu nigauds mais émerveillés par la tenue et l’apparence physique du révérend Gilbert, et surtout par les « bons petits cubes sucrés ». Passé au service du prêtre, Toundi devient, après quelques semaines de formation comme domestique, un « chef-d’œuvre » du révérend Gilbert, qui ne le voit, et ne l’admire qu’en objet d’art. Quant au père Vendermayer, Toundi n’est qu’un petit monstre qu’il faut tenir sous les yeux ! Et si les Noirs jusque-là, par leur regard béat s’informent et s’émerveillent de tout ce qui entoure le colonisateur, celui-ci, par le sien, s’impose, et fait peur aux Noirs, qui ne croyaient avoir affaire que à des sur-hommes, détenteurs de toutes connaissances et de la civilisation. Ces hommes « mystérieux » sont-ils donc susceptibles des tares et des faiblesses du reste des mortels ?

C’est encore Sartre qui a prévu la réponse lorsqu’il prévenait ses compatriotes européens contre le retentissement possible de se laisser « Voir » (et par conséquent démythifier) par les Noirs :

« Voici les hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vu. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie… [4] ».

Le « saisissement d’être vu », voilà tout ce dont il s’agit dans Une Vie de Boy. Dès le moment où Toundi surprend le secret de Madame Decazy, une brèche irrémédiable se fit à la cuirasse entourant la personne du Blanc. Avant cela, le Boy était en faveur à la Résidence tant qu’il n’avait rien vu, et rien entendu. Madame la patronne le trouvait comme il fallait ; irréprochable, toujours à l’heure, accomplissant son travail avec conscience. Aucune ombre que ce soit ne se laissa deviner à ce tableau. Mais ce garçon n’a pas les yeux dans la poche.

Le Noir, dès le début du roman, constitue l’unique cible du regard scrutateur du colonisateur à Dangan. L’indigène est « vu » jusque la moindre intimité de sa « menue » personne. Son regard est celui qui se baisse, ou s’écarte devant le regard volontaire du maître. Venu chercher son fils qui s’est réfugié à la Mission Catholique pour le faire rentrer au bercail, le père de Toundi se heurta au père Gilbert, et fasciné, il « baissa la tête et s’éloigna tout pénaud ». Presque tous les Blancs à Dangan affichent ce regard de supériorité inconditionnée qu’un colonisateur s’octroie exclusivement devant un colonisé ; un regard maîtrisant, hautain parfois timbré de mépris ou de préjugés. Toundi à son tour, en fit son expérience lorsque, à la mort de son bienfaiteur, le révérend Gilbert, il devait passer aux services du Commandant du Cercle.

Pour la première fois, il se trouva en pleine puissance de ce regard d’acier qui semblait le radiographier, fouiller son âme et sa conscience à la fois :

« je sentais son regard sur mon front (…) (et) quand je fus à la véranda, il me sembla que je venais de livrer une rude bataille. Le bout de mon nez transpirait… » [5].

Si Toundi avait vu de gros yeux auparavant, surtout lorsque son père se chargeait de lui « apprendre à vivre, » il n’avait pas encore vu le pareil de ce qui sortait du regard du Commandant. C’est comme un terrible moment aux prises avec une pieuvre. La transpiration apparue sur le bout de son nez n’est qu’une preuve de leur peur dont il a été frappée. Plus tard, dans le roman, Madame Decazy a rejoué la même scène à Kalisia lorsqu’elle voulait l’embaucher comme femme de chambre. Devant l’attitude calme et le front serein de Kalisia qui la regardait sans intérêt, et avec cette expression atone de brebis qui rumine… », Madame Decazy n’a pas pu garder plus longtemps sa posture de femme commandante. Ainsi rougissant, changeant de couleur, et transpirant sur le bras et sur le front, elle manqua, pendant qu’elle examinait sa candidate en tournant autour d’elle, de démontrer cette force du regard impérieux liée à sa classe sociale. Comme elle, et comme Madame Salvain, femme du directeur de l’école, la plupart des Blancs n’ont de regard que pour « perquisitionner » la personne du Noir afin de savoir s’il est « voleur », s’il est « propre », s’il n’a pas de « gales » ou de « chiques ».

Parfois, le regard dans ce monde formé du maître et du serviteur se fait loi, ou sanction capable de rappeler le Noir à l’ordre. Il suffit que le Maître fasse les gros yeux pour que le serviteur cesse de rire, de parler ou substituer un visage contrit à son visage riant. Par moments, le regard perquisiteur se mue en regard de chantage. Monsieur Moreau sait bien quand et comment en user. Au lendemain de sa visite fort suspect à la Résidence, toutes conjectures se sont permises sur le véritable mobile de sa présence dans la maison, en l’absence du Commandant. Et Toundi a beau faire de s’empêcher de penser si peut-être « le lion avait attendu le départ du berger pour venir dévorer la brebis ». Lorsqu’il fut chargé par sa patronne de remettre une lettre à Monsieur Moreau, il commença à y voir clair. Mais le régisseur n’en était pas à penser que ce domestique avait des arrières-pensées malvaillantes. Surpris donc à ses œuvres sadiques, au moment où il s’occupait à apprendre « une leçon » à deux noirs simplement soupçonnés d’avoir volé un Blanc, et craignant que Toundi fut devenu non seulement témoin de sa liaison illégale avec Madame Decazy, mais encore témoin oculaire de sa cruauté envers les Noirs, M. Moreau recourut à l’intimidation par le regard. Il empoigna la nuque au garçon et le foudroya du regard « en roulant de grands yeux », terminant délicatement par une menace bien administrée et trempée de quelques boniments :

Fais pas le malin avec moi (…) Compris ? (…) Les lascars, ça me connaît (…) Tu as vu (la scène de la bastonnade) (…) Quand on est gentil avec moi je fais des cadeaux. Toi, tu es mon ami n’est-ce pas ? [6].

On ne s’y est pas trompé. Les convulsions de ce visage de Méduse qui crispait, ce regard qui pétrifiait, ce langage, ce rudoiement édulcoré de sourires ironiques, suivis d’un cadeau d’un billet de cinq francs et d’un paquet de cigarettes jeté par terre à l’intention du garçon ont très bien véhiculé leur message. Un peu plus tard, ils se retrouvèrent. Cette fois, à l’occasion où Madame Decazy reprochait à son domestique son esprit chimérique et sa folie des grandeurs. M. Moreau est intervenu de la part de son amante. Après avoir « roulé, écarquillé, fermé et rouvert ses yeux avec de grands mouvements de sourcils », il s’en prit à Toundi, en le réprimandant de ses conduites fantaisistes ; l’accusant d’avoir un regard aussi fuyard que celui d’un pygmée qui n’osait plus regarder les gens bien en face. Peut-être est-ce Monsieur Moreau et son amante qui n’osaient plus supporter le regard de Toundi ? Ce reproche est-il un faux mécanisme de défense de soi auquel les amoureux coupables recourent vis-à-vis du garçon ? Celui qui connaît le secret d’autrui est en position de force supérieure sur cet autrui. Mais M. Moreau ne laisserait pas à Toundi cet avantage psychologique.

L’ingénieur agricole trouvant insupportable l’idée que Toundi allait coucher dans la même case que sa maîtresse, exprima sa désapprobation, jalouse et son « droit de propriétaire » sur Sophie dans son regard de taureau enragé tout en ajoutant qu’il enverrait la fille à l’hôpital aussitôt arrivé à Dangan. Gosier-d’Oiseau, le commissaire de police et ses hommes se servaient du regard pour terroriser les quartiers indigènes dans leurs nombreuses rafles. En fait, le regard « musclé » fait partie du système d’autorité coloniale. Entre eux, les Blancs se regardent avec douceur pour leurs Femmes, avec admiration mutuelle l’un pour l’autre, avec satisfaction pour leur classe sociale, exclusive, mais lorsque le regard se lève, et se porte sur un noir, il met en œuvre tous les protocoles régissant les rapports entre Maître et serviteur.

Mais les événements auxquels les Noirs se heurtaient sans cesse, et qui leur permirent d’observer de plus près leurs maîtres, ont fini par initier leur regard aux choses dont ils ignoraient. Petit à petit le regard du Noir se précise, explore, enregistre des faits et des gestes. Avec Toundi ce regard pusillanime et jobard, une fois averti, apprend à oser, à être curieux, jusqu’à se faire prométhéen. Toundi devient « espion » malgré lui et son regard apeuré au début, se transforme en celui qui inquiète et sème le malaise. Aussi son poste privilégié de Boy chez le Commandant lui permet-il de voir le Blanc autant dans toutes ses vertus, que dans ses vices, surtout quand il lui arrive de s’affairer autour du frigidaire. Or, voir de près c’est comprendre, s’informer, interroger, et juger. Du jour au lendemain les Blancs de Dangan, inaccessible, se virent emparés à leur tour, par l’angoisse et le saisissement d’être vus. A partir du moment où Toundi fit la première découverte de choc, que son patron, le Commandant était incirconcis, tout son comportement psychologique vis-à-vis de ses maîtres changea :

« cette découverte », dit-il, m’a beaucoup soulagé. Cela a tué quelque chose en moi… je sens que le Commandement ne me fait plus peur [7].

Et à travers le Commandant tous les Blancs ne lui font plus peur ! Toundi a surpris un secret terrible auquel il ne devait accéder. Et voici que le Noir amorce la démystification du Blanc.

Mais si la constatation de l’état d’incirconcis du Commandant a sorti le domestique du respect mêlé de crainte qu’il avait à l’égard de la personne de son maître, le coup de balai malheureux qui est allé repêcher du dessous du lit, le petit sac en caoutchouc, dégoulinant d’un liquide visqueux, marqua le comble de l’exercice inattendu et involontaire de démystification du colonisateur. La crise psychologique provoquée chez Madame Decazy par cet incident fut profonde non seulement pour elle seule, mais aussi pour ses compatriotes. Bien que Toundi ignorât de bonne foi à quoi servait le caoutchouc, la conscience coupable de la femme adultère lui attribuait une intelligence dont il n’était pas capable. D’ailleurs ne se sentait-elle pas « prise » sur le fait ? Quel supplice est plus dur que celui d’être surpris en flagrant délit par un regard non agréé, ou par une personne qui n’en mérite pas l’honneur ? Madame Decazy se croit en devoir de réagir. Toute intimité [8] se défend, mais celle de la femme se défend encore plus farouchement. Actéon l’apprit à ses dépens. Toundi, comme lui, ne serait pas impuni. L’épisode du caoutchouc à contribuer largement au règlement malheureux de son sort.

Pour la femme qui vient de pécher, le regard ingénu et ignorant de Toundi interrogeant le sac, afin de s’informer de quoi il s’agit, équivaut à un acte d’humiliation, à une tentative indirecte de la soumettre à un interrogatoire. Aussi un voleur qui a quelque chose à se reprocher saurait-il jamais se sentir tranquille devant un regard qui sait [9] ? Les circonstances dans lesquelles il se trouva devant elle, ont fait de Toundi un symbole de surmoi moral, qui observe et juge. Madame Decazy en a peur. Comme Boy, ce petit nègre du village n’avait, qu’un regard sans arrière-pensées, qui ne fait que s’étonner de petites merveilles dans son « nouveau monde » de la Résidence. C’était donc une surprise révélatrice de voir un Blanc qui souffrait de paludisme ; un autre tué dans un accident de route ; enfin il apprend plus tard, que les Blancs peuvent faire des bâtards et courir le jupon. Il n’a jamais pensé que ses maîtres sont, eux aussi, comme le reste des êtres humains.

Dans l’église catholique de Saint-Pierre de Dangan, où le prêtre prêchait, chaque dimanche « l’amour du voisin », Toundi voyait non seulement la discrimination raciale qui se pratiquait dans cette maison de Dieu mais aussi les comportements peu édifiants des amoureux au cours même de la messe ! Peu à peu, Toundi, par la force des choses devient un regard inquisiteur, l’incarnation symbolique de l’injustice du Blanc contre le Noir à Dagan, et ses maîtres voient en lui, ce « miroir de la conscience » où leurs vices et leurs faiblesses se reflètent.

Quant à Monsieur Decazy, le secret que le domestique a surpris chez sa femme, l’a beaucoup traumatisé. Trompé par elle, et incapable de la corriger, le Commandant n’a recours qu’à la soûlerie et à la pleurnicherie, se montrant ainsi veule et « cocu ». Le regard de Toundi ne fait que trop lui rappeler cette impuissance qu’il se reproche et qu’il voudrait bien oublier en buvant. Ce sentiment de castration [10] ne fait que s’empirer devant M. Moreau, l’amant connu de sa femme, et devant Toundi le « voleur du secret » de la famille. Il se sent diminué, infériorisé par des regards qui lui soustraient son prestige de Commandant. Et lorsqu’il voulait, au cours d’une scène de ménage, trancher cette affaire avec sa femme, M. le Commandant, tiraillé et ivre, manqua le divan en voulant s’asseoir, et tomba par terre sous le regard de Toundi !, comme un albatros déplumé, rampant pathétiquement à même le sol ! Il ne se voit plus à la hauteur du Commandant, et il l’avoue à sa femme.

« Tu ne peux pas savoir à quel point je me dégoûte » [11].

Peut-être cette « chute », cet état physique, est-il une manifestation d’un état psychologique en désarroi ? Si le Commandant rumine sa déchéance, sa femme au contraire, comme toutes les femmes offensées, cherche une prompte vengeance. La femme ange, « souple et gracieuse comme une gazelle », se mue du jour au lendemain, en mère terrible, femme-tigresse. Le domestique est de trop, et comme une motion pulsionnelle en conflit de force avec le prestige, et l’honneur des Decazy d’une part et les Blancs [12] de l’autre. Le Boy doit subir un « refoulement » définitif afin d’être empêché d’éclabousser ses maîtres de scandales. Seule la prison ou la mort saura le faire taire.

Plus tard lorsque Toundi surprend le couple en train de s’embrasser, le Commandant rougit, éprouvant une gêne qui se traduit dans son air d’un petit enfant qu’on surprend en train de voler ce qu’il a ostensiblement dédaigné. Sa femme voit en Toundi un bourreau non plus une victime. C’est grâce à son regard pécheur que le petit nègre a pu réussir ce renversement des rôles. Et puisque le domestique se prête à un rôle si gênant il sera châtié par la colère du maître.

Le « mauvais œil », ne manque jamais de s’attirer des ennuis. Toundi semble être cet œil. A l’arrivée de Madame Decazy à Dangan, Toundi n’a pas su s’empêcher d’avoir les yeux plus grands que son ventre. Quand elle lui tendit la main, Toundi la lui a serrée, bouleversé de joie délirante tout en engloutissant, comme un joyau, la petite main douce et énervante dans sa grosse paume. Cette façon de témoigner un sentiment fit rougir la dame même, mais ce n’est pas sans avoir trahi un désir inconscient d’« avaler » cette femme dont la clarté de peu et la chaleur irritante de regard l’embrasaient de la nuque à la plante de pieds ». Ce geste laisse deviner une envie. Or, l’envie personnifie avant tout la fascination du « mauvais œil » qui regarde avec désir ceux ou celles dont il ne peut s’assurer la disposition. Peut-être est-ce cet instinct libidineux sous-jacent dans son regard, ses actes et ses paroles en face de Madame Decazy, qui le pousse à jouer l’espion auprès de sa patronne ? Lorsque les Moreau, viennent dîner à la Résidence en l’absence du Commandant, Toundi profitant du moment où il laissa Madame Moreau aux toilettes ne revient-il pas furtivement sur ses pas, pour regarder par la fente de la fenêtre, M. Moreau en train d’embrasser la femme du Commandant sur la bouche ? Un voyeurisme intéressé est une envie qui demande à être assouvie. Et l’œil qui regarde avidement n’est-il pas un œil qui désire silencieusement ? Peut-être Toundi aurait-il voulu se mettre à la place du fortuné M. Moreau. S’il tient à surprendre sa patronne c’est peut-être qu’il ne demeure pas insensible aux charmes de la Dame. Le péché du regard est donc une des principales causes de son drame.

A la lumière de tout ce qui précède, il est évident que le thème du regard dans Une Vie de Boy relève d’une importance psychologique. Si, au début les motifs du regard varient selon qu’il est exercé par le Blanc ou le Noir, à la fin il en résulte une névrose d’où tout le monde cherche à s’échapper. Alors que les Maîtres à Dangan se voient d’un bon œil, ils réservent un regard politique, un regard méprisant pour les indigènes qui, à force des choses, apprennent à bien voir, et à juger. Peu à peu Toundi apprend à oser, et ce faisant il se fait prométhéen du regard : l’agneau de domestique se transforme malgré lui en lion. Comme l’œil du sorcier auquel Kalisia l’assimila, Toundi a su pénétrer le secret du Blanc en lui dérobant ce qu’il ne devrait pas savoir. Ainsi, lorsqu’il est arrêté ni le Commandement, ni sa femme n’ont rien fait pour le sauver. Leur silence complice régla son sort, car seule la mort ou la prison leur assurera la mutilation définitive, absolue du serviteur qui a voulu honnir ses maîtres. Et n’étant ni véritablement sorcier, ni lion, et trahissant un manque de réflexe inattendu d’un prométhéen, Toundi n’a pas su jouer jusqu’à la fin le « diable-au-corps » comme des enfants terribles de regard. Sa foi imprudente, et niaise en ses maîtres même quand il prévoit le malheur l’empêcha de s’en aller alors que la rivière ne l’avait pas encore entièrement englouti.

[1] Jean-Paul Sartre, Editions Gallimard. 1947 Se V.P. 75.

[2] « La Légende des siècles, II »

[3] Oyono F. Editions Julliard, Paris, 1956.

[4] Orphée Noir Préface de J.P. Sartre à L’Anthologie de L. S. Senghor, Paris, 1948.

[5] Oyono op. cit., p. 33-35.

[6] Ibid., p. 117.

[7] Ibid., p. 45.

[8] G. Bâchelard : La Terre et les Rêveries du repos, Jose Corti, Paris, 1929. p. 8. Cette volonté de regarder à l’intérieur des choses, d’inspecter les intimités afin de déceler une rupture, ou violer leur secret, fait de la vision une Violence.

[9] Jacques Chazaud : Les 50 Mots-clé de la Psychanalyse. Eds Privat, Toulouse, 1973, p. 148. C’est en fonction de ce rôle inquiétant que l’œil est symbole du sourmoi moral, symbole de l’œil du père. qui condamne le mal et lutte pour les valeurs et les idéaux traditionnels de la société.

  1. F. Calvin S. Hall : L’A.B.C. de la Psychologie Freudienne : Aubier Montaigne, Paris, 1954 pp. 33-40.

[10] P. Daco : Les Prodigieuses Victoires de la Psychologie : Gérard & Co, Vervier, 1960. p. 179. J. Chazaud. p. 36. La castration pour Daco ne serait qu’un état d’esprit, un sentiment psychologique qui fait penser à une perte de la supériorité, un sentiment de l’incomplétude.

[11] Oyono : op. cit., p. 150.

 

[12] Le Mythe du Blanc, lui réserve toutes les bonnes vertus, les connaissances. Un scandale tel que celui commis par Madame Decazy risque de faire basculer le bon vieux mythe. Et Sophie d’interroger déjà à Toundi (« Comment pourraient-ils (Les Blancs) encore faire le gros dos et parler, la cigarette à la bouche (signe de la supériorité) devant toi qui sait ? » Oyono p. 152.

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