Hommages

LE POETE-PRESIDENT ET LE PEN INTERNATIONAL

Ethiopiques numéro 40-41

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

nouvelle série – 1er trimestre 1985 – volume III n°1-2

Une langue s’ouvre à une lumière excessive et son poids d’ombre disparaît comme neige au soleil énergique du matin. La voilà, elle, timide, pudique, réservée, qui accueille l’outrance des sentiments qui lui étaient étrangers. Et c’est ainsi que retentit une voix neuve et que dans l’admirable mais vieillissant orchestre de la poésie française surgit un instrument inouï. Qui l’entend n’écoute plus que lui. Ce son est étrange, si proche, si lointain. Au plus intime de la sensibilité. A l’autre bout du monde. Née des sous-bois, des sources claires, des aubes où le rose gris se confond, de l’ardoise et de la brique et au soleil pâle et rêveur murée. Epanouie « au cœur de l’Eté et de Midi », « à l’ombre verte des vérandas », sous « les Masques aux quatre points d’où souffle l’esprit », visitée par « ma sœur, la Brise ».

Je n’ai pas encore apaisé le Dieu blanc du sommeil.

Le lecteur se réveille, lui, pour saluer le soleil levant d’une poésie, d’un poète : Léopold Sédar Senghor.

Né du mariage de la France et de l’Afrique, fils légitime de cette union violente, il rachète par son existence même le cauchemar de l’origine. Il y eut tout ce mal. Voici venu le bien. Il n’autorise ni le pardon, ni l’oubli. Si tendre, si frêle, en quelques mots contenus, tout entier dans un timbre, une voix, un monde aussi, il autorise seulement l’espoir. Et c’est pourquoi cette voix, ce poète, cet homme sont si chers au cœur des écrivains réunis dans le Pen Club. Par lui, la haine s’est transmuée en tendresse, la rapacité a accouché d’un libre chant et la violence s’est défaite en musique. Il est la preuve du pardon que l’avenir accorde au passé. Il est la manifestation concrète de l’espoir qui réunit et garde ensemble les écrivains de quatre-vingt : pays de l’Est et de l’Ouest, du Sud du Nord, de quatre continents. Puisque le plus grand mal peut produire ce bien pur, notre espoir, notre Charte, nos idées un peu folles de collaboration et de fraternité sont justifiées, leur réalisation promise ou déjà certaine. nUn jour, quelque part dans le temps… Et voici pourquoi nous tenions tellement à compter Léopold Sédar Senghor parmi nous. Et voilà pourquoi nous sommes si heureux et si fiers de l’avoir pour Vice-Président international et que c’est pour moi un Si agréable devoir que de lui rendre hommage.

Mais ce n’est qu’une première raison et la moitié de l’histoire. Au-delà de ce qu’il est, on découvre ce qu’il a fait. Non plus chant pur, maintenant, mais homme d’action et de sagesse, un Juste dans le siècle. Pourquoi séparer ce que, pour notre admiration et amour, la riche nature d’Afrique en un a réuni ? Pourquoi ne pas accepter sans plus :

La lettre, telle une aile claire parmi les mouettes voiliers…

Non pas pour y voir clair, mais seulement pour rendre plus justement hommage et vouloir se reconnaître un peu plus avant dans le modèle proposé. Car, à l’origine de notre organisation mondiale d’écrivains, aux racines du Pen il y a le refus violent de séparer le beau du bien et le chant de la Justice. Non, nous ne comprenons pas, non, nous refuserons toujours de comprendre que l’on puisse chanter et se désintéresser de cela que l’on chante, qu’on aime, qu’on serve la poésie en se détournant de son objet, de ce monde dont elle est la voix et qui souffre. La liberté, mais c’est la poésie même puisque la poésie est liberté. Or, dans des conditions d’une difficulté exactement inouïe, dans des circonstances qu’il appartient à d’autres de décrire et d’analyser, sous le fardeau écrasant d’un pays qui naissant, ployant sous le fardeau de l’histoire, au cœur de la tempête de la violence, Senghor jamais n’accepta de séparer dans son cœur, sa pensée, son action, le poète du Président. Oui c’est au nom de la poésie autant que de la clémence, de la beauté, de la sagesse – mais je n’aurai rien dit si je ne suis pas parvenu à faire entendre qu’en Senghor elles sont indissociables, – forment un tout qui porte fièrement son nom ­ oui, c’est au nom de la poésie que dans les crises les plus violentes, il se refusa toujours à verser le sang, à violenter la liberté. Ne devinait-il pas que si le sang était versé, la liberté bâillonnée, il ne serait plus jamais le même, plus jamais poète ; plus jamais il ne pourrait chanter. C’est bien parce qu’il est l’homme que, par une alliance ô combien légitime, le feu de la poésie a forgé avec le froid métal de la Justice et la féconde argile de la bonté, parce qu’il est le fils, mieux, le verbe, mieux encore la voix ardente d’une Afrique et d’une Europe réunies, que par lui le plus odieux des crimes a enfanté le plus pur des chants, que le Pen International aime à se reconnaître, ou mieux à recon­naître, son idéal dans Léopold Sédar Senghor et l’a adopté comme figure de proue.