Développement et sociétés

LE NOUVEAU DROIT AFRICAIN DE LA FAMILLE

Ethiopiques numéro 14

revue socialiste

de culture négro-africaine

avril 1978

LE NOUVEAU DROIT AFRICAIN DE LA FAMILLE  [1]

En Afrique, sitôt l’indépendance proclamée, on assista à une « tourmente » législative selon certains acteurs et pour d’autres à une véritable explosion législative.

L’explication de ce « phénomène » réside dans la constatation faite par les gouvernements africains que le pays vivait depuis des millénaires sous l’empire du droit traditionnel jugé lacunaire et retardataire. Pétri de religiosité et de croyances mythiques, le droit traditionnel était cristallisé et incapable d’évoluer et constituait, par conséquent, un « frein au développement ».

Or, à l’aube de l’accession des pays africains à la souveraineté internationale, les problèmes qui surgissaient dans tous les domaines étaient immenses. Il fallait très vite rattraper le retard accumulé dans les domaines économique, politique, social. Il fallait également bouleverser les mentalités, ce qui était encore plus ardu.

Pour parvenir à ces fins, les Etats africains ont jugé’ que le droit moderne issu de la colonisation européenne était plus apte à répondre aux problèmes posés par la Société du XXe siècle que le droit traditionnel définitivement figé.

C’est ainsi que les dirigeants sénégalais ont pu affirmer que « l’oralité d’un système juridique et l’hétérogénéité des coutumes étant incompatibles avec l’accession à la vie internationale et les obligations du développement économique, l’élaboration d’un code civil sénégalais est devenue absolument nécessaire ».

Les dirigeants sénégalais, par cette prise de position, repoussent la fonction classique de la règle de droit qui est de suivre la réalité et non de la précéder. « La nature des règles juridiques, gardiennes de l’ordre économique et social, est de durer et non de changer » selon le doyen Ripert.

Pour les dirigeants guinéens, le droit étant un instrument du développement, doit avoir une fonction simplement révolutionnaire : « Elles (les institutions) doivent être appréciées dialectiquement en tant qu’instrument mis à la disposition de notre peuple pour sauver ses intérêts, accroître son pouvoir d’action et élever constamment ses capacités de création ». En vertu de ces prises de position nettes et définitives, l’inflation législative commença.

La famille africaine qui est le domaine de prédilection du droit traditionnel n’est pas épargnée, bien qu’une longue évolution s’étendant sur plusieurs décennies l’ait profondément marquée. Cela n’empêche que « le dernier carré de la résistance du droit africain », selon l’expression de Kéba Mbaye, c’est-à-dire la structure familiale où triomphait la coutume et où la tradition était particulièrement vivace, devait à son tour être attaquée.

Les dirigeants africains ont estimé que les structures familiales, telles qu’elles sont organisées et régies par les coutumes sont inconciliables avec les nécessités du développement économique et justifient donc l’avènement de nouveaux droits.

Kéba Mbaye, juge que : « c’est dans ce domaine qu’il y a le plus à faire », parce que « certains aspects du droit africain sont un frein au développement ». On estime en effet que la notion de famille étendue, la condition de la femme, le système de la dot sont autant de facteurs qui freinent le développement.

C’est ainsi que le législateur malien, estimant que les populations maliennes « sont régies par un droit privé rétrograde dominé par le problème du mariage et ses conséquences sur la vie sociale » et que la famille africaine traditionnelle était comme un cadavre pourrissant, a dressé « un mausolée de 168 article dont certains ont par leur dépouillement l’allure d’inscriptions funéraires ».

Le législateur malien a fait école. Les législateurs guinéens, gabonais et ivoiriens ont suivi la voie ouverte.

Ainsi certains auteurs ont pu dire que la sentence de condamnation à mort, rapide et radicale, était définitive. Ce qui autorise Decottignies à écrire dans « Requiem pour la famille africaine » : « l’indépendance avait 2 ans à peine lorsque sonna le glas de la famille africaine ».

Cependant, malgré cette condamnation de mort qui semble irréversible, il est remarquable de constater avec Michel Alliot « la grande force de résistance du droit traditionnel ».

Tout d’abord une place éminente est reconnue au droit traditionnel dans le contenu des nouvelles règles codifiées puisque la codification a pour but de reconnaître les règles du droit commun coutumier. Elle tendra à constater et à promouvoir l’évolution ébauchée, mais en aucun cas, à opérer une brutale révolution dans les mœurs.

Ensuite il faut reconnaître que la tradition est singulièrement vivace en matière familiale. Cela s’explique par le fait que la conception africaine de la parenté est particulière, dans ses fondements comme dans ses structures internes. Dès lors, tout législateur africain est bien obligé de tenir compte de cette réalité et d’autres qui lui sont comparables.

Cette force de résistance a permis au droit traditionnel de subir avec bonheur les assauts de l’islamisation d’abord et de la colonisation ensuite. Dans certains domaines, la résistance opposée a même obligé le législateur colonial à s’inspirer de lui. Plus tard, ce sera au tour du législateur de l’indépendance de s’incliner.

Enfin il faut reconnaître que dans la nouvelle Afrique, tous les législateurs n’ont pas eu la même attitude à l’égard du droit traditionnel.

L’on s’est aperçu en effet assez tôt que le nouveau droit bâti sur les cendres du droit traditionnel pouvait se révéler inadapté au milieu juridique auquel il est destiné.

Ainsi Dumetz écrit à propos de l’efficacité de la réforme réalisée en 1964 en Côte d’Ivoire : « Celle-ci a bouleversé les institutions familiales traditionnelles, mais est-elle parvenue à transformer les mentalités de la population au point que celle-ci s’apprête à vivre sous les nouvelles formes politiques ? A cette interrogation, il répond de manière très nette : « l’honnêteté la plus élémentaire nous oblige à répondre négativement à cette question : la majorité des individus n’accepte pas les pratiques nouvelles et les institutions coutumières sont encore très vivantes ».

Cette opinion de Dumetz est loin d’être isolée. D’autres voix se sont élevées pour affirmer avec force que « les questions de relations familiales, de mariage de divorce, de testaments et de successions sont si essentiellement personnelles qu’elles doivent pour une grande part continuer d’être régies par le droit coutumier de la communauté à laquelle l’intéressé appartient » (conférence de Londres, décembre 1959 janvier 1960, sur l’avenir du droit en Afrique).

Ainsi donc certains législateurs africains préfèrent, au lieu d’innovations trop brutales et de soubresauts violents procéder par retouches et par modifications successives de telle ou telle institution. Ce faisant, ils font cette vérité éternelle rappelée par le doyen Ripert : « Pour qu’une loi vive, il faut qu’elle soit reine dans le milieu juridique ».

Dans ce double mouvement, quel a été le choix opéré par le législateur sénégalais ?

« Très tôt, reconnaît Kéba Mbaye, l’unification des deux catégories de règles juridiques s’était amorcée » En effet au lieu de mettre en parallèle les deux systèmes juridiques, chacun suivant sa voie propre indépendamment de l’autre, l’on a plutôt cherché à les mettre en convergence, à multiplier les points de contact entre le droit coutumier et le droit moderne.

Ainsi, dès l’époque coloniale, le droit public, puis le droit pénal et le droit des obligations cédèrent progressivement à l’assimilation juridique. Le droit de la famille lui, a résisté et a même continué de le faire après la codification de 1972. Il faut reconnaître cependant que la méthode législative utilisée après l’indépendance a facilité singulièrement cette résistance. Le législateur s’est en effet efforcé de rapprocher le droit traditionnel et le droit moderne évitant toute révolution. Il espère ainsi qu’un jour viendra où les deux systèmes se seront fondus d’eux-mêmes dans le même creuset.

Nous nous proposons d’examiner dans une première partie comment s’est manifestée la résistance du droit traditionnel depuis l’époque coloniale jusqu’au temps des indépendances. Puis de l’analyse de certaines institutions du Code de la Famille de 1972, nous tenterons de montrer que le législateur sénégalais, dans la voie médiane qu’il a empruntée, a fait un très large appel au droit coutumier.

La résistance du droit traditionnel avant le Code de la Famille

Avant le temps des indépendances, la famille africaine a subi plusieurs assauts. Si l’Islam ne l’a pas sérieusement menacé, la colonisation en revanche a été pour elle une étape difficile à franchir. Puis est venu le temps des indépendances pendant lequel le droit traditionnel fut tellement secoué que l’on a pu dire que son glas avait sonné. Mais même pendant cette période difficile, sa résistance a été remarquable.

  1. – LES TEMPS ANCIENS

1°) L’islamisation

Le droit traditionnel est lié à des mythes authentiquement africains. Mais, il est également pétri de la religion l’Islam s’est implanté en Afrique au premier millénaire.

Mais son apparition n’a pas bouleversé les institutions juridiques et les structures sociales et politiques traditionnelles. Decottignies reconnaît que l’islamisation de l’Afrique noire « ne fut pas une véritable tornade pour la famille africaine ». Au contraire « l’ancienne coutume a pu résister sans avarie majeure aux coups de la marée montante ».

Mieux, du fait de la concordance entre certains principes du Coran et les prescriptions des droits traditionnels, ceux-ci ont renforcé leur autorité et leur fondement. De là est né ce que Vincent Monteil a appelé l’« Islam Noir ».

Cet Islam Noir trouve des défenseurs ardents et puissants en la personne des chefs religieux qui ont à leur disposition une armée de fidèles, qui leur permet de peser « sur les décisions modificatives de l’ordre social existant ».

Pour Kouassi, ce fait permet de comprendre « l’extrême prudence du Sénégal à s’engager dans la voie d’une réforme des structures familiales où il ne manquera pas de rencontrer une résistance de la part des chefs religieux, résistance d’autant plus redoutable que l’initiative en revient à ces hommes avec qui il faut nécessairement compter pour la stabilité des institutions de l’Etat et qui tirent leur force moins de ce qu’ils sont en réalité que des valeurs qui leur sont attribuées par les fidèles dans le cadre de leurs fonctions religieuses ».

Nous vérifierons que cette attitude de prudence du Sénégal se manifestera lorsqu’il s’agira de codifier le statut personnel après l’indépendance.

Dans l’ensemble, cette première épreuve de la famille africaine lui avait permis de s’organiser et de se renforcer sur certains points, grâce aux apports non négligeables de l’Islam lui-même.

2° La colonisation

Le législateur colonial français, conscient du fait que le droit traditionnel et le droit moderne étaient profondément opposés, a posé le principe du maintien des institutions privées traditionnelles en Afrique.

Cependant malgré cette affirmation, la frontière entre les deux systèmes juridiques n’a cessé de se déplacer au bénéfice du droit moderne. D’abord l’Etat a légiféré pour étendre les institutions modernes au détriment de celles de la tradition (décret Mandel du 15 juin 1939 et décret Jacquinot du 14 septembre 1951) tandis qu’au même moment le juge étendait progressivement les conceptions du droit moderne.

Les magistrats des Tribunaux coloniaux français, persuadés que le droit, pour vivre, devait être roi dans le milieu juridique, considérèrent que la loi du 24 avril 1833 ne pouvait s’appliquer aux populations qui conservaient ainsi leur statut personnel. Le législateur a été contraint de les suivre et le décret du 20 mai 1957 qui reconnaissait un statut musulman, régi par la loi coranique fut étendu à toute l’Afrique noire française. D’autre part, un statut indigène, régi par les coutumes locales, fut reconnu aux autochtones non musulmans dans toute l’Afrique et à Madagascar.

Cette évolution qui a permis au droit traditionnel de résister avec succès, s’est faite en trois-quarts de siècle.

La conciliation, terrain de choix de la tradition africaine a singulièrement inspiré le législateur colonial qui non seulement l’a maintenue mais l’a renforcée, en créant, en dehors des Tribunaux destinés à rendre la justice entre les parties de statut coutumier, des procédures de conciliation confiées à des chefs traditionnels. La loi reconnaissait même au Président du Tribunal assisté de deux assesseurs, le pouvoir de concilier les parties, c’est-à-dire de rapprocher les esprits, de réconcilier les hommes, selon les règles du droit coutumier.

Le succès de cette procédure typiquement coutumière fut considérable. Ainsi se vérifie cette vérité éternelle rappelée par Solus : « … le mérite de toute législation est essentiellement relatif. La meilleure loi est celle qui convient le mieux à l’état politique et social, aux besoins économiques, à la religion, aux mœurs du peuple dont elle doit régir les rapports juridiques ».

  1. – LE TEMPS DES INDEPENDANCES

L’époque coloniale a vu une résistance victorieuse du droit traditionnel. Ce succès aurait dû normalement se consolider avec l’accession à l’indépendance des nouveaux Etats africains qui devrait s’accompagner d’un retour nationaliste au droit traditionnel.

L’analyse de leur comportement a permis de constater que c’est le contraire qui s’est produit et les premiers temps de l’indépendance ont consacré une véritable « déroute » du droit traditionnel.

Mais la condamnation à mort n’a pas été unanime. Parce que d’abord certains législateurs continuent encore à s’interroger, ne sachant quelle voie emprunter. « Continuité et changement, telle est la difficile entreprise à laquelle les Africains sont affrontés », constate Genidec.

Ensuite, s’agissant du Sénégal, force est de reconnaître qu’il y existe un droit coutumier irréductible qui résiste encore victorieusement depuis l’indépendance aux efforts du législateur cherchant à unifier l’ordre juridique interne.

L’article 10 de l’ordonnance N° 5056 du 14 novembre 1960 qui délimite les domaines respectifs de la loi et de la coutume, reconnaît l’évidence et accepte que deux catégories de Sénégalais persistent, que ne distinguent plus leurs droits et leurs obligations, mais leurs façons d’être. « En ce qui concerne leur capacité de contracter et agir en justice, l’état des personnes, la famille, le mariage, le divorce, la filiation, les successions, les donations et testaments, les citoyens ayant conservé leur statut traditionnel sont régis par la coutume. »

Ainsi en matière de mariage, la loi du 23 juin 1961 tendant à la création d’un état civil unique et à sa réglementation conserve au mariage son caractère familial et religieux et évite par conséquent de le laïciser. Elle maintient l’option entre le mariage célébré par l’Officier de l’Etat Civil et le mariage constaté par lui qui est le mariage coutumier. Le recours à ce dernier mode de célébration du mariage n’est possible que si les époux observent une coutume matrimoniale en usage au Sénégal. Faute de pouvoir triompher de la résistance des coutumes, le législateur sénégalais établit une liste limitative des coutumes applicables au Sénégal dans l’arrêté du 28 février 1961.

Ce qui est remarquable, c’est que toute cette législation qui fait une place de choix à la coutume, est intervenue à une époque où les pouvoirs publics rejetaient l’idée du principe de la conservation des coutumes locales et entreprenaient la réforme du droit sénégalais dans le sens de l’unification conformément aux prescriptions de la conférence de Dakar du 31 janvier 1961.

Bel exemple de résistance ! L’institution de la dot coutumière a offert une grande force de résistance. Certes, les législations gabonaises et ivoiriennes l’ont abolie complètement et immédiatement. Le législateur guinéen cependant, n’a pas osé le faire et l’a retenue parmi les conditions de validité du mariage. Le Mali l’a conservée, même si c’est à regret.

Au Sénégal, l’institution de la dot a eu une histoire fort tourmentée pendant toute la colonisation. Au moment de l’indépendance, le législateur a senti l’urgence de la réglementer de manière rigoureuse. C’est ainsi que la loi du 24 février 1967 a été prise pour réprimer les dépenses excessives à l’occasion des cérémonies familiales. Cependant, le législateur prend soin de reconnaître dans l’article premier de la loi que « toute personne est libre de célébrer par des cérémonies, conformément aux rites de son culte ou de sa coutume, les événements familiaux… » pourvu que les prescriptions de la loi soient respectées.

Le législateur sénégalais consacre ainsi l’existence de la dot, se contentant simplement de la réglementer. Nous verrons que le législateur sénégalais de 1972 est allé encore plus loin dans la voie de la consécration. Ce qui mérite surtout d’être souligné dans cette loi de 1967, c’est le fait que le législateur a été contraint de se plier à la tradition, ce qui est également remarquable, c’est que cette loi, à l’instar des décrets Mandel et Jacquinot, a complètement échoué parce que le milieu a résisté à cette innovation trop brutale.

Dans cette période que l’on peut qualifier de transitoire, le droit sénégalais de la famille se cherche. Il tente de concilier le passé et l’avenir par la synthèse du vieux droit traditionnel et des règles issues des synthèses juridiques modernes. Nous avons remarqué que dans cette recherche, l’apport du passé n’a pas été négligé, même si les concessions faites ne sont que provisoires. Il nous reste à vérifier si le législateur du Code de la Famille s’est lui aussi inspiré de la tradition africaine. Kéba Mbaye donne la réponse à cette interrogation en constatant que le code sénégalais, s’il devait être dansé, serait un chassé-croisé : deux par en avant vers le droit moderne, un pas en arrière vers le droit coutumier.

La résistance du droit traditionnel dans le Code de la Famille

Dès la proclamation de l’indépendance, le Sénégal a entrepris une œuvre législative de portée considérable. Mais malgré la position de tête qu’il occupe parmi les Etats africains en matière d’élaboration de codes, la démarche du Sénégal, dans ce domaine du droit de la famille, a toujours été caractérisée par la prudence et la modération.

C’est ce qui explique qu’il ait cherché à rapprocher le droit moderne et le droit traditionnel, en multipliant les points de contacts et de convergence. Cette méthode permet de sortir le droit traditionnel de son immobilisme, et réalise « l’évolution du système coutumier en utilisant le droit européen comme une sorte de levier pour soulever la masse pesante d’un système écrasé par la tradition d’usages immémoriaux ».

Cependant, cette évolution n’est en rien brutale. Elle se fait par retouches et par modifications successives. Ceci apparaît très nettement aussi bien dans la méthode d’élaboration du nouveau droit de la famille que dans le contenu de ce droit. C’est pourquoi, le Code de la Famille est considéré non sans raison, comme un « compromis entre la tradition et la modernité ». Cela n’a rien d’étonnant que, dans ce pays du dialogue « où naîtra », la « civilisation de l’universel », on voit apparaître une famille de tradition.

  1. A) METHODE D’ELABORATION DU CODE DE LA FAMILLE

La mise en œuvre d’un code de statut personnel permettant l’institution d’un droit de famille unique, a commencé par le recensement en 1961, de toutes les coutumes. Pour ce faire, un questionnaire juridique de 400 rubriques fut diffusé auprès des magistrats des chefs de circonscriptions territoriales, des présidents des Tribunaux coutumiers et de leurs assesseurs. Puis un arrêté du 28 février 1961 du Ministre de la Justice dressa une liste limitative des coutumes applicables au Sénégal. Il y en avait exactement 68.

La diversité des coutumes, la particularité des ethnies et la multiplicité des règles qui régissent une situation donnée exigeaient de réaliser la synthèse des coutumes, ce que le législateur colonial n’avait pas tenté de faire, se contentant pour sa part de conserver le vieux fonds coutumier africain.

C’est ainsi qu’une commission de codification du droit des personnes et du droit des obligations fut instituée par le décret 61-145 du 12 avril 1961. Le dépouillement des réponses posait de délicats problèmes d’options dont les choix furent confiés à un comité ad hoc. Celui-ci devait recevoir des directives du gouvernement dont le rappel de quelques-unes montre à quel point le Code de la Famille réalise un compromis entre la tradition et la modernité.

Il était indiqué en effet au comité des options :

– qu’en cas d’identité de toutes les coutumes, le Code de la Famille devra s’en inspirer, tout en adaptant leurs dispositions communes aux conditions de la vie moderne ;

– qu’en cas d’opposition entre le statut traditionnel et le statut moderne, il fallait dégager une solution de compromis, voire une solution originale, en distinguant ce qui est proprement religieux de ce qui est réputé comme tel par erreur, déformation ou extension abusive.

Ces deux directives montrent que le droit traditionnel occupe une place de choix dans le Code de la Famille.

L’adoption de certaines conceptions traditionnelles est expressément envisagée par le législateur sénégalais. A cela, il faut ajouter l’esprit de l’élaboration, la composition de la commission de codification, du comité des options pour se convaincre que le législateur sénégalais n’a pas fait, bien au contraire, table rase du passé.

En passant en revue certaines instructions du Code de la Famille, nous prendrons la mesure de la résistance du droit traditionnel.

  1. B) L’ADOPTION DE CONCEPTIONS TRADITIONNELLES

1°) De la naissance au mariage

  1. a) L’attribution du nom en minuscules

S’agissant de l’attribution du nom, une grande identité existait entre les coutumes, qui considéraient que l’individu porte un nom immuable qui est, en principe, celui du père. Ce nom désigne parfois le clan.

Sur ce point, le Code de la Famille a suivi la tradition en dégageant une règle uniforme : l’enfant légitime porte le nom de son père. Comme dans le Code de la Famille, cette attribution se faisait « jure sanguinis » dans la majorité des coutumes.

Lorsque l’enfant naturel a été reconnu par son père, il prend le nom de celui-ci. Cette règle a été également dégagée par les coutumes.

Une pratique fort répandue en Afrique était celle de l’enfant recueilli, qui s’intégrait dans la famille d’accueil en prenant le nom du chef de famille.

Cette pratique qui n’est pas ignorée du droit musulman est assez comparable à celle de l’adoption du droit moderne. Le Code de la Famille a consacré cette pratique générale en décidant que l’adoption plénière confère à l’enfant le nom de l’adoptant.

Une dernière remarque mérite d’être signalée. Le code de la famille prévoit que l’enfant trouvé porte le nom que lui attribue l’officier d’Etat civil. Les coutumes sérères de Kaolack n’ignoraient pas ce mode d’attribution du nom puisque l’enfant trouvé portait le nom du chef du lieu où il a été recueilli.

  1. b) La condition de l’enfant naturel

Dans la société traditionnelle, l’enfant trouve toujours un foyer. Il a une place de choix dans la famille. Certes, bien des coutumes rejettent l’enfant naturel dont la naissance est considérée comme une grande honte et qui devenu grand, ne peut diriger une prière.

Mais en règle générale, l’enfant naturel n’est jamais abandonné et il bénéficie au sein de la famille des mêmes droits que l’enfant légitime. Le Code de la Famille, à la suite de certaines législations africaines protectrices des enfants naturels, a réalisé une véritable assimilation de l’enfant naturel à l’enfant légitime, consacrant de ce fait l’état des mœurs dans les milieux non islamisés et même islamisés du Sénégal.

Cette assimilation est d’abord perceptible dans le plan même des dispositions du Code de la Famille qui traite la filiation en deux parties : d’abord la filiation d’origine où la distinction traditionnelle entre filiation légitime et filiation naturelle est à peine ébauchée et ensuite la filiation adoptive.

En ce qui concerne la preuve de la filiation, l’enfant naturel comme l’enfant légitime peut recourir aux actes de l’état civil ou, à défaut à la possession d’état.

S’agissant de la filiation maternelle, le Code de la Famille fait découler celle de l’enfant naturel de l’accouchement, reprenant ainsi l’adage fixé dans les Coutumes : l’enfant naturel appartient à sa mère.

Le Code de la Famille pose le principe de l’interdiction de la recherche de paternité naturelle. Cependant, le législateur sénégalais consacrant une très vieille tradition, contourne, allègrement cette prohibition en disposant que l’enfant peut toujours établir sa filiation paternelle lorsque le père prétendu a procédé, ou fait procéder à son baptême, ou lui a donné un prénom.

L’enfant peut être reconnu par son père s’il n’est pas présumé issu, du mari de sa mère. Ainsi lorsque la présomption n’opère pas, l’enfant adultérin peut être reconnu par un tiers, son père naturel. La légitimation de l’enfant né ou conçu antérieurement au mariage de son père et mère est obtenue de plein droit. Elle est également admise pour l’enfant sans filiation paternelle reconnu par le mari de sa mère après la célébration du mariage.

Il apparaît ainsi à l’analyse que le droit sénégalais de la famille a opéré une véritable assimilation de l’enfant naturel, même adultérin, à l’enfant légitime. Celle-ci procède d’une générosité évidente du législateur à l’égard de l’enfant naturel à qui, une action alimentaire appelée action en indication de paternité est ouverte lorsque la filiation ne peut être établie régulièrement. Cette action indique bien qu’en Afrique, l’enfant n’est jamais abandonné.

L’assimilation de l’enfant naturel à l’enfant légitime est également perçue à travers les effets de la filiation.

S’agissant d’abord des effets non successoraux de la filiation, l’enfant naturel dont la filiation a tété régulièrement établie, a, vis-à-vis de son auteur, les mêmes droits et les mêmes obligations alimentaires que l’enfant légitime. Pour ce qui concerne l’attribution de la puissance paternelle, l’enfant naturel, dont la filiation est établie dés la naissance, à l’égard de ses deux parents, est assimilé également à un enfant légitime.

Le droit coutumier, à l’inverse du droit musuJp1an, a toujours fait une place à l’enfant naturel en matière successorale. « Les individus ne peuvent être victimes des fautes de leur père, dans un gouvernement fondé sur la liberté. » Cette pensée de Cambacérès n’a pas été perdue de vue par le législateur sénégalais.

Ainsi dans tous les systèmes successoraux institués par le Code de la Famille l’enfant naturel reconnu prend part à la succession, soit comme successible lorsque la dévolution successorale est soumise au régime de la succession « ab intestat » du droit commun dans laquelle il hérite pleinement ou n’a droit qu’à la moitié de la part successorale d’un enfant légitime selon qu’il est ou non accepté par le conjoint du décujus, soit comme légataire à titre universel lorsqu’il s’agit de la dévolution successorale de droit musulman. Quant à l’enfant naturel simple reconnu, il est assimilé à l’enfant légitime dans la succession « ab intestat » de droit commun. L’enfant incestueux dont la filiation est juridiquement établie a les mêmes droits que les enfants naturels simples.

En conclusion, le droit sénégalais de la filiation est fortement marqué par la tradition communautaire et l’ordre social traditionnel qui rattache tout enfant à une grande famille par l’intermédiaire de ses parents.

 

2° La parenté

La solidarité familiale a toujours triomphé au Sénégal. Ainsi le législateur, considérant qu’elle était un puissant facteur de stabilité, a cherché à renforcer les liens familiaux.

Ainsi le législateur sénégalais, contrairement au codificateur français, a opté pour une conception très large du domaine de l’obligation alimentaire. Celle-ci est étendue à tous les collatéraux sans distinction, ce qui correspond à la consécration de la grande famille africaine. Le législateur a poussé cette conceptionplusloinencore,en instituant, entre les débiteurs alimentaires une très large solidarité. On retrouve ainsi dans le Code de la Famille, une valeur morale et une des manifestations de la solidarité familiale qui font la force de la cellule familiale africaine.

3° Le mariage

C’est certainement dans ce domaine que les institutions coutumières ont le mieux résisté. Pour certaines d’entre elles, le triomphe est même total.

Tout d’abord le législateur, malgré ses faveurs marquées pour le droit moderne, a maintenu l’option entre deux formes de mariage. Celui-ci peut être célébré par l’Officier de l’Etat civil ou constaté par lui. La deuxième forme concerne le mariage coutumier auquel peuvent recourir les futurs époux qui observent une coutume matrimoniale en usage au Sénégal.

Ce qui est surtout remarquable, c’est que le législateur n’a établi aucune prééminence de l’une des formes sur l’autre et la Cour suprême du Sénégal l’a affirmé avec force. Ainsi l’option qui est ouverte par le législateur n’exclut pas les étrangers qui, dès lors qu’ils observent une coutume applicable au Sénégal, peuvent y contracter mariage.

Allant encore plus loin dans la voie qu’il a ouverte à la coutume, le législateur considère que le mariage coutumier qui n’a pas été constaté par l’Officier de l’Etat civil demeure valable. La non-constatation du mariage n’est sanctionné que par l’inopposabilité à l’Etat.

La même résistance s’est manifestée en ce qui concerne la polygamie. Alors que les législateurs africains lui ont manifesté une grande hostilité, le législateur sénégalais l’a reconnue tout en essayant de favoriser sa disparition.

Ainsi l’homme peut opter entre trois régimes : le régime de la monogamie, de la polygamie limitée ou de la polygamie ne dépassant pas 4 épouses, ceci étant la consécration d’une règle propre aux coutumes islamisées. Cette option est irrévocable, sauf si l’homme s’engage à réduire le nombre de ses épouses.

Une autre institution coutumière qui n’a pas eu également les faveurs des législateurs africains est la dot. Certains l’ont purement et simplement supprimée tandis que d’autres qui l’ont maintenue, ont tenté de la réglementer.

C’est le cas du législateur sénégalais qui décide que les époux peuvent en faire une condition de fond du mariage. Cette solution du Code de la Famille est originale. La dot est facultative. Elle n’est une condition de fond du mariage que par la volonté des époux, et non par l’effet de la loi.

Le régime de la séparation des biens marque une autre résistance du droit traditionnel. Dans celui-ci, le régime matrimonial ne peut être logiquement que la séparation de biens. En effet la femme mariée continue d’être rattachée à sa famille d’origine. Ensuite le mariage polygamique paraît inconciliable avec un régime communautaire. Ainsi c’est tout naturellement que le législateur sénégalais a adopté le régime de la séparation de biens et en a fait le régime de droit commun.

Le droit traditionnel retient de nombreuses causes de divorce. Celles-ci sont d’ailleurs souvent des nullités du mariage, plutôt que des causes de divorce.

Le Code de la Famille a retenu deux cas de nullité relative du mariage qui avaient une grande place dans lé droit traditionnel : l’impuissance du mari et la maladie grave et incurable rendant la cohabitation préjudiciable lorsque le conjoint l’a sciemment dissimulé au moment du mariage. La procréation qui est la finalité du mariage africain et le rôle primordial de l’enfant dans la perpétuation du culte des ancêtres ont guidé le législateur dans l’adoption de ces cas de nullité du mariage.

L’énumération des causes du divorce montre également que le législateur sénégalais a cherché son inspiration dans la tradition. Certaines d’entre elles sont tirées directement de la coutume. Il en est ainsi du divorce par consentement mutuel, du défaut d’entretien de la femme par le mari, du refus de l’un des époux d’exécuter les engagements pris en vue de la conclusion du mariage, de l’absence déclarée de l’un des époux, de la stérilité définitive médicalement constatée et, de la maladie grave et incurable découverte pendant le mariage.

Les dispositions finales

4° Il nous reste à mentionner certaines dispositions spécifiques du droit international privé africain directement reliées à la tradition des pays de statut personnel. Ce sont les dispositions finales transitoires du Code de la Famille.

Tout d’abord, celui-ci range dans le statut personnel le droit patrimonial de la famille. Ceci est conforme à la plus ancienne tradition des pays africains. Le groupe familial est en effet la source essentielle des relations de droit privé, d’ordre patrimonial ou extra- patrimonial.

C’est aussi la tradition qui dicte la compétence de la loi nationale dans ce domaine élargi du statut personnel.

Enfin le rattachement de la filiation naturelle à la loi nationale de la mère, et en cas de reconnaissance, à celle du père, traduit en droit international privé l’idée coutumière consacrée par le Code de la Famille dans ses dispositions internes à savoir la prédominance de la mère sur l’éducation de l’enfant naturel qui se trouve directement rattaché à elle lors de sa naissance.

En conclusion, nous dirons avec Michel Alliot que le droit traditionnel nous paraît doué d’une vitalité surprenante. Decottignies le constate lui-même après avoir chanté le Requiem de la famille africaine. En vérité, dit-il, elle n’est point morte. Mais il est certain que la famille africaine sortie de la tourmente législative de l’indépendance est une famille de transition où ni le droit de la colonisation ni le droit coutumier ne peuvent se reconnaître tout à fait.

Le législateur sénégalais prudent et réaliste a emprunté une voie médiane pour modeler cette nouvelle famille de transition. Que sera la famille de demain ? Nul ne peut le dire. Ce qu’il faut seulement espérer, c’est que le législateur de demain ait en pensée que « la richesse de l’humanité n’est pas tout entière contenue dans une seule expérience, mais qu’au contraire l’homme est d’abord riche de sa diversité ».

[1] Rapport au Colloque de l’Association Internationale des Science juridiques (Dakar, juillet 1977)