LE MYTHE DE CHAKA
Ethiopiques numéro 14
revue socialiste
de culture négro-africaine
avril 1978
En épigraphe à cette étude, je citerai un texte de Donald Burness, extrait de son essai : Chaka in African Literature
« La figure de Chaka dans notre littérature est l’expression d’un rêve constant chez nos écrivains qui cherchent à forger une communauté unie sur le plan national ou continental – – – – – – – – Chaka apparaît alors comme le symbole de la protestation contre l’exploitation et l’acculturation, mais il devient aussi plus qu’un symbole : il est avant tout fine figure mythique ».
Dans un article récent [1], je plaidais en faveur des recherches systématiques dans le domaine des mythes négro-africains. Je préconisais alors la nécessité d’une telle entreprise, non seulement parce qu’elle est riche de promesses pour le critique de notre littérature, mais aussi parce qu’elle favorisera le développement d’une littérature universelle. Car ayant reconnu l’importance du mythe comme élément revalorisant de toute littérature, écrite et orale, il m’a semblé que nos écrivains ont créé suffisamment de mythes dans leurs œuvres pour que nous puissions maintenant réclamer notre propre identité mythologique. Pour moi donc, le problème se conçoit en premier lieu comme celui de recensement, de classement et d’analyse de toutes ces « sources spirituelles » qui déterminent et caractérisent la vie de nos peuples.
Elles sont nombreuses, ces sources, et c’est pourquoi je m’étais permis de réclamer pour notre littérature ses mythologues et mythocritiques.
L’étude qui suit tentera de saisir, à travers l’une des plus importantes figures mythiques africaines, un certain nombre d’aspects significatifs qui définissent l’homme noir et expliquent le monde nègre. On verra que l’analyse du mythe de Chaka permet non seulement de définir un certain concept du héros noir mais aussi qu’elle nous fournit des éléments indispensables à la compréhension de la situation socio-politique actuelle du monde noir. Car il est bien connu que tout mythe, même en littérature, a besoin, pour jouir d’un plus grand retentissement, de se placer dans une perspective historique.
Quel riche et étonnant sujet de méditation que l’aventure de Chaka ! Comment ne pas se laisser tour à tour impressionner et bouleverser par ce destin extraordinaire qui conduit un enfant naturel, déshérité et méprisé au pinacle de la puissance militaire et politique pour le précipiter ensuite dans une fin humiliante, et le proposer à la stupeur des hommes, tel un nouveau César, écroulé sous les coups de sagaies des assassins ?
Il est notable en effet, qu’à la suite du fameux récit de Thomas Mofolo en 1925, la figure de Chaka a connu à elle seule, au cours des vingt dernières années, au moins huit interprétations Littéraires. Celles-ci ont évidemment eu comme résultat d’enrichir en l’approfondissant le système qui entoure le grand conquérant zoulou. Tout d’abord, il faut mentionner le poème sublime et dramatique de Léopold Senghor qui a paru en 1956 sous le titre Chaka ; ensuite l’écrivain malien, Seydou Badian Kouyaté a publié en 1962 une pièce dramatique intitulée La Mort de Chaka, où l’auteur se sert de l’histoire de la mort du chef zoulou comme prétexte pour faire un traité politique. De la Zambie a paru en 1967 une autre œuvre dramatique intitulée Shaka Zulu et dans laquelle Fwanyanga Mulikita tente avec quelque succès de refaire l’image ternie de Chaka. En Guinée, deux pièces dramatiques -Amazoulou de Condetto Nenekhaly Camara (1970) et Chaka de Djibril Tamsir Niane (1971- envisagent la question chakienne sous l’optique de la révolution guinéenne et dans le contexte général de la lutte du continent noir contre l’humiliation, infligée par l’Occident. Du Nigérian Wole Soyinka, paraît en 1976 un poème « Shaka » où le personnage zoulou se voit assimilé au mythe yoruba d’Ogun, considéré par le poète comme le héros révolutionnaire par excellence.
Il est également important de ne pas oublier deux ouvrages écrits par des blancs de l’Afrique du Sud, bien qu’il faille les mettre à part. Le premier est un long poème qui s’intitule Chaka et qui a été écrit par F.T. Prince en 1934. Dans ce poème, F.T. Prince attribue la tragédie personnelle de Chaka à une certaine crise d’adolescence. Le second est un roman de Nickie McMenemy qui a comme titre Assegai (1970), et dans lequel la romancière plaide pour la valeur et l’existence d’une civilisation proprement zoulou.
On s’aperçoit qu’à l’exception de Prince et de McMenemy dont les ouvrages sont modérés et pour cause, tous les autres auteurs que j’ai mentionné ont donné au personnage de Chaka un trait de caractère particulièrement militant. Ce point me semble très significatif dans la mesure où il permet de voir avec quel succès il est possible d’utiliser le grand personnage zoulou, mort en 1828, pour expliquer les changements politiques et sociaux intervenus dans, le continent africain depuis les années cinquante. En effet, on peut dire qu’à partir du moment où la conscience nationaliste s’est fortement manifestée en Afrique, c’est-à-dire à l’alentour de 1950, l’évolution socio-politique du continent s’est déroulée en trois phases bien distinctes. Ces trois phases me paraissent discernables à travers le développement du mythe littéraire de Chaka.
Mon étude comprendra donc trois parties. La première partie montrera la figure de Chaka telle qu’elle se présentait, entre 1956 et 1960, à la veille de l’indépendance de la plupart des pays africains. A cette époque, le personnage de Chaka se voyait comme un outil utilisé par l’écrivain nationaliste africain pour justifier le droit, le désir et la capacité de l’homme noir de gérer ses affaires. Chaka était donc le symbole de la lutte nationaliste africaine contre l’Occident. La deuxième partie s’étend des années d’indépendance à 1972, époque qui a vu les luttes nationalistes se transformer en lutte économique, conduisant les Africains à rechercher une identité commune, et notamment, à s’interroger sur les qualités que devaient posséder leurs dirigeants politiques.
Pendant cette période, les écrivains noirs ont considéré Chaka comme l’homme providentiel, héritier des grands empires noirs et unificateur du continent. Dans la troisième partie, la conscience nègre a fait un pas en avant pour devenir un concept, voire une idéologie révolutionnaire et universelle. Tandis que les dernières colonies d’Afrique se libéraient, soutenues par d’autres pays progressistes ; alors que le FESTAC réunissait à Lagos tous les peuples noirs du monde dans une manifestation culturelle, Wole Soyinka a parachevé la figure de Chaka en présentant le personnage zoulou, non plus comme le symbole, mais bien plutôt comme le dieu de la révolution.
Cette petite genèse suffit, non seulement à montrer la naissance d’un mythe mais aussi à expliquer la nature forcément politique de la littérature africaine depuis les premiers jours de la Négritude, et à justifier ainsi la posture de nos écrivains qui n’ont d’autre choix que d’être engagés dans leur lutte en se faisant les porte-parole de leur peuple.
On verra que les trois groupes de documents littéraires dont je parle sont complémentaires dans la mesure où les procédés employés par chaque auteur constituent une contribution positive au développement systématique de Chaka en héros mythique. En d’autres termes, il me semble que le Shaka de Soyinka est la fin logique d’un processus annonce par le Chaka de Senghor.
Chaka de Senghor
Il faut mettre au crédit de Senghor qu’il a été le premier à employer de façon systématique des procédés destinés à marquer le destin extraordinaire du personnage de Chaka. Contrairement à ce qu’avait fait Mofolo qui présentait un fou tyrannique et un génie militaire, le poème de Senghor constitue non seulement un hommage rendu à un homme providentiel, rédempteur d’une race opprimée, mais il est aussi une solide défense d’un héros qui s’est sacrifié pour une cause sacrée et juste. De même il est une mise en accusation des auteurs possibles de la réaction qui chercheraient, d’une manière ou d’une autre, à dénigrer le rédempteur en l’accusant d’excès. On ne doit pas oublier que pour le poète sénégalais, chef du file du mouvement de la Négritude, homme politique et défenseur de son peuple, la figure de Chaka prenait une signification beaucoup plus étendue que pour Mofolo. Senghor lui-même dit à propos de l’éventuelle influence du romancier sur son poème :
« C’est la lecture du livre de Mofolo qui m’a inspiré ce poème ; mais il n’y a pas eu d’influence littéraire à proprement dire. C’est ma situation que j’ai exprimée sous la figure de Chaka, qui devient, pour moi, le poète homme politique déchiré entre les devoirs de sa fonction de poète et ceux de sa fonction politique » [2].
Et en effet, la première réaction du poète-politicien envers ce déchirement c’est de chanter le pays dévasté et le caractère humaniste de son peuple, victime d’une ségrégation inhumaine :
« Je voyais dans un songe tous les pays aux quatre coins de l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas. Les forêts fauchées les collines anéanties, vallons et fleuves dans les fers.
Je voyais les pays aux quatre coins de l’horizon sous la grille tracée par les doubles routes de fer.
Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de silence. Au travail. Le Travail est sain, mais le travail n’est pas le geste.
Le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons.
Peuples du Sud dans les chantiers, les ports les mines les manufactures. Et le soir ségrégés dans les Kraals de la misère.
Et les peuples entassent des montagnes d’or noir d’or rouge -et ils crèvent de faim…
Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? » [3].
Non seulement il faut chanter l’esprit humaniste de son peuple et prêter l’oreille à ses souffrances, mais aussi le héros senghorien doit devenir un soldat et constituer, par la force de sa personnalité, une armée disciplinée et capable de forger un nouveau destin pour un peuple opprimé. Une entreprise aussi sacrée demande à la fois la fermeté et l’esprit de sacrifice, et ce n’est pas pour rien que Senghor s’empresse de donner sa bénédiction aux « crimes » politiques d’un homme qui a
« porté la cogné dans ce bois mort, allumé l’incendie dans la brousse stérile. En propriétaire prudent » [4]
et qui a sacrifié son amour pour un être sublime au profit de son amour pour son peuple :
« A mon amour à Nolivé
Pour l’amour de mon Peuple noir » [5].
Cette image d’un être dévoué, prêt à sacrifier ce qu’il a de plus cher pour le bien-être de son peuple, se trouvera renforcée au début du premier Chant où Chaka deviendra tout bonnement le Christ de la race noire. En effet, si Senghor a choisi de montrer dans son poème la souffrance et la mort de Chaka, on peut dire que c’est pour mieux le comparer à la passion et à la mort du Christ. Aussi trois références subtiles suffisent-elles pour établir la similitude entre les deux personnages. La première référence évoque d’une façon nette la crucifixion du Christ tandis que la deuxième nous rappelle les deux voleurs qui furent exécutés sur la montagne du Calvaire avec le sauveur :
« Une Voix Blanche
Chaka, te voilà comme la panthère ou
[l’hyène à-la-mauvaise gueule.
A la terre cloué par trois sagaies, promis
[au néant vagissant.
Te voilà donc à ta passion. Ce fleuve
[de sang qui te baigne, qu’il te soit
[pénitence.
Chaka
Oui me voilà entre deux frères, deux
[traîtres deux larrons.
Deux imbéciles ha ! non certes comme
[l’hyène, mais comme le Lion d’Ethio
[pie tête debout.
Me voilà rendu à la terre. Qu’il est
[radieux le Royaume d’enfance !
Et c’est la fin de ma passion ». [6].
La troisième référence est faite par le Coryphée au début du Chant II.
Lorsqu’il parle de la splendeur et de la « re-naissance » de Chaka après son assassinat et sa passion :
Cette image nous rappelle celle de la résurrection du Christ et de son triomphe trois jours après sa crucifixion.
On peut donc dire que le mérite du Chaka de Senghor a été d’introduire l’élément de sacralisation dans le personnage zoulou. En présentant l’abnégation d’un personnage voué à un destin extraordinaire, le poète politicien sénégalais conférait un caractère mythique à celui qu’il considérait comme le modèle de l’homme politique africain indispensable à la lutte nationaliste des années cinquante.
Chaka de 1962-1972
« Tout héros est au moins fils de roi, sinon fils de Dieu ».
(G. Durand, le décor mythique de la Chartreuse de Parme).
« Sache que tu es le fils aîné du roi, Senza Ngakona. Tu es fils de Roi ». (Niane, Chaka)
Senghor ne nous dit rien sur la naissance de Chaka, mais d’autres écrivains africains, Mulikita, Badian Kouyaté, Camara et surtout Niane, verront après lui combien l’élément de la naissance est important pour le développement d’un mythe.
En effet, un des procédés qui est normalement employé par des écrivains pour marquer le destin extraordinaire d’un héros, c’est celui de la naissance prodigieuse. Baudouin a montré que dans la littérature occidentale tout héros digne de son nom doit bénéficier d’une naissance éclatante qui lui confère un statut particulier en le destinant à accomplir des actes peu ordinaires. Cette tendance, nous révèle Gilbert Durand, est bien plus prononcée lorsqu’il s’agit de créer un héros mythique. C’est la raison pour laquelle le héros type de la mythologie occidentale est non seulement fils de roi mais il est aussi souvent investi d’une double paternité, humaine et divine. On sait que ce procédé de double naissance que Gilbert Durant appelle la « redondance merveilleuse » a été employé pour de nombreux héros mythiques et notamment pour Héraclès, à qui on connaît un père humain, Amphitryon et un père divin, Zeus. L’intention est de créer pour le héros une atmosphère qui soit propice à la réalisation de son destin héroïque.
Or il semble que, de Mulikita à Badian Kouyaté et de Camara à Niane ce procédé soit intentionnellement utilisé par les différents auteurs comme un moyen de sacraliser le personnage de Chaka. La première scène de la pièce de Mulikita présente rétrospectivement la naissance et la jeunesse malheureuses du héros. Le dramaturge nous dit que Chaka est un bâtard qui adore sa mère et que son père avait chassé mère et fils d’Esi-Klebeni. De plus, l’enfant trouve la vie intolérable parce que les autres enfants n’arrêtent pas de lui rappeler les faits humiliants de sa naissance [7]. Mais c’est paradoxalement pour justifier ces liens de parenté à un roi que le Jeune Chaka se décidera à accomplir des exploits surhumains si ce n’est, pour surpasser un père qui l’avait rejeté, c est du moins pour faire honneur à l’amour extraordinaire qui le lie à sa mère, Nandi. Et la tragédie du Chaka de Mulikita est une merveilleuse illustration du complexe d’oedipe.
Il en est de même de la pièce de Badian Kouyaté. En effet, bien que la pièce soit construite autour de la mort de Chaka, le dramaturge ne peut pas s’empêcher, dans le troisième tableau, de trouver au héros un père divin et une mission sacrée, afin d’expliquer le destin peu ordinaire de notre personnage :
« Un peuple nouveau est né, de ta foi, de ton génie. Amazoulou, les enfants du ciel !
C’est pour cela, Chaka, que N’Kouloun-Kouloun, le Tout-Puissant, t’avait envoyé. L’œuvre est accomplie et ton destin aussi » [8].
Chez Niane, le héros est appelé par les circonstances mêmes de sa naissance à faire preuve d’une conduite exemplaire :
« Chaka, tu seras puissant, tu seras grand parmi les grands. Mais il te faut avoir dans la poitrine un cœur, un cœur d’homme. Sache que tu es le fils aîné du roi Senza Ngokoma.
Tu es fils de Roi » [9].
Cet appel à la puissance est prononcé bien que Chaka ne soit pas en possession de ses droits au moment où commence la pièce. Chez Niane comme chez Mulikita Chaka est un bâtard et connaît auprès de ses compagnons de jeux le mépris le plus total. Traité tour à tour de « maudit », « d’ordure » et d’« enfant de malheur », le héros se voit, en dépit du sang royal qui coule dans ses veines, écarté inéluctablement du patrimoine paternel. On assiste donc une fois de plus à la réactualisation d’une variante de l’hostilité oedipienne. Dans la mesure où Gilbert Durand a raison de dire que le fils à papa ne peut jamais devenir un héros mythique, mais restera l’éternel médiocre, condamné à l’état de banalité, le thème d’oedipe me semble un important ingrédient dans la création d’un personnage mythique. Car le vrai héros mythique est celui qui, se voyant comme l’ennemi ou tout au moins le rival de son père, ressent l’obligation de se surpasser pour valoir ce père. On ne doit donc pas croire que le procédé de renforcement de la naissance du héros est un hasard chez nos trois écrivains. Au contraire c’est une technique voulue et ayant pour but de souligner le caractère mythique du héros.
Une autre technique employée par les écrivains pour marquer le destin du héros, c’est de le doter d’une force physique extraordinaire. Chez Camara et Niane, nous apprenons que le jeune Chaka « n’avait pas son pareil au tir à l’arc » et qu’« il attrapait des antilopes à la course » [10], si bien que ses camarades d’âge lui composèrent un chant de louange. Quant aux demi frères du héros, Niane nous montre dans la troisième scène du premier tableau avec quelle brutalité ils ont subi à leur dépend l’ascendance de celui qu’ils traitaient d’« ordure » et de « lâche ». Chaka est appelé à prouver sa supériorité par sa force physique. Car tout destin mythique a besoin de se « forger », et qui dit forge dit enclume frappée par un marteau. De même que les héros de la mythologie occidentale doivent, pour s’imposer, détruire Hydres et Cerbère ainsi que tout autre monstre mythique qu’ils rencontreraient sur leur chemin, de même notre jeune héros est présenté chez Badian Kouyaté comme étant capable de tuer une hyène pour sauver la vie d’une jeune fille malheureuse. Il n’est pas difficile de discerner de l’admiration dans la voix de Notibé lorsqu’elle dit à propos de Chaka :
« Il a également affronté, seul, un lion, et l’a tué » [11].
Le même personnage nous apprend un peu plus loin qu’avant Chaka, la vie était pleine de dangers pour les femmes et les enfants de la tribu mais que grâce à Chaka, les fauves se sont enfuis et la tribu a pu enfin trouver du repos.
Il faut ranger dans la même case de l’exemplarité physique de notre héros ses exploits éclatants sur le champ de bataille. En vérité, Chaka est avant tout un génie militaire. Les pièces de Mulikita, de Badian Kouyaté, de Camara et de Niane font cas des grandes qualités du héros comme stratège militaire. Badian Kouyaté présente un soldat redoutable dont le courage est reconnu même par ses ennemis. N’est-ce pas Dingana, le demi frère jaloux de Chaka qui dit :
« C’est l’enfant de la guerre ; du sang, des incendies, de la gloire, voilà à quoi se résume sa vie. Souvenez-vous. Jetez un coup d’œil en arrière et étudiez Chaka enfant. Voyez comment, avec un bâton, il mettait à lui seul en déroute une bande de guerriers armés de lances meurtrières. Voyez comment son visage, sur le champ de bataille, rayonnait de bonheur à l’approche de t’ennemi, alors que les autres étaient transis de peur et pris à la gorge par l’angoisse » [12]. Chez Niane, le thème de Chaka, sauveur d’un peuple affaibli et bâtisseur d’une nation puissante, se trouve mêlé à celui de Chaka, l’humaniste :
« Qu’étions-nous avant Chaka ? Une poussière de peuplades affaiblies, dominées par les autres tribus. L’une d’elles voulait-elle se dégourdir les jambes, elle fonçait sur nous, enlevait nos femmes, nos enfants, notre bétail, brûlait nos cases et s’en allait laissant derrière elle les larmes, les villages fumants, la terreur et la désolation…
Aujourd’hui, nous sommes craints de tout le monde. On nous paye tribut. Les villages sont protégés par les guerriers. Les enfants, les mères n’ont plus peur la nuit des pillards et des fauves. Chaka a donné un nom nouveau à notre peuple afin qu’il ait éternellement confiance en sa destinée… Quelqu’un a-t-il la fièvre ? Chaka est là. Un enfant ne va pas bien, Chaka l’envoie chercher et le fait soigner » [13].
Il n’est pas de meilleure expression d’un désir chez l’auteur de voir les dirigeants des pays indépendants africains se conduire à la manière courageuse et humaniste du chef zoulou. Tout personnage mythique doit servir à l’émulation des hommes et provoquer chez eux l’admiration. Chaka est un mythe politique que proposent nos écrivains à nos dirigeants politiques.
Il existe un autre élément mythique qui est étroitement lié au thème de la naissance prodigieuse : l’intervention des forces surnaturelles. Grandi par sa naissance et valorisé par sa force physique et ses exploits militaires, le héros voit la trame de son destin annoncée par le procédé de la prédiction, des prophéties et de l’oracle. On remarque chez Niane par exemple, que chaque événement important de la vie du héros fait l’objet d’une annonce prophétique, d’un présage ou d’une intervention directe d’une force oraculaire. Si bien que le lecteur a l’impression que les grandes étapes du destin du héros sont rigoureusement contrôlées par les dieux. Gilbert Durand rappelle avec nostalgie l’important rôle des sibylles gréco-latines et prophètes juifs dans la mythologie occidentale et remarque que
« l’oracle fait partie intégrante de tout mythe, la prophétie de toute mythologie » [14].
Plus loin, le mythologue regrettera la disparition de la technique oraculaire qui, dans ses propres mots, constitue
« le lien de l’envoûtement du lecteur par la magie des incantations de l’auteur » [15].
Or, Mulikita ne se sert guère de cet élément de l’envoûtement, mais en revanche, on trouve que cette technique est extrêmement exploitée chez Badian Kouyaté, Camara et surtout chez Niane. Ce dernier a eu le mérite de s’apercevoir que si les présages des griots n’ont aucune valeur scientifique quant au de venir naturel, ils n’en ont pas moins une profonde valeur littéraire et, par là, humaine. L’intervention du surnaturel se manifeste dans la pièce de Niane par divers moyens. Premièrement, il y a le présage rétrospectif lorsque la mère du héros, en lui révélant qu’il est le fils aîné du roi, l’informe de la prophétie du Seigneur des Eaux profondes et l’exhorte à s’imposer sur ses compagnons, car l’oracle avait prévu que « rien ne pourra résister à Chaka ». On sait l’effet magique que cette révélation a eu sur Chaka puisque, dans la scène trois, il s’accomplit en lui une métamorphose si complète que ses camarades n’en croient pas leurs yeux.
Si la tentation d’une mère conduit notre héros à faire le premier pas dans la voie de l’ascendance, c’est un autre tentateur qui guidera ses pas dans le chemin de la puissance. Ce guide, qui est aussi un grand sorcier et un initiateur, s’appelle Issanoussi. En effet, la scène IV du premier tableau commence par un épisode où le héros éprouve une sorte de répulsion et de terreur au premier contact avec Issanoussi. Ce dernier est-il un bon ou un mauvais génie ? Qu’importe, puisque le héros, revenu de sa première terreur, va éprouver une animation considérable correspondant à l’élargissement de son ambition. Car désormais, Chaka n’aspirera plus seulement à devenir le roi de Koubé, mais à s’imposer sur toutes les tribus de l’Afrique australe. Il est passionnant de voir comment l’auteur utilise ce procédé mythique bien connu d’ésotérisme. La voix d’Issanoussi s’intériorise pour devenir la voix de la conscience de Chaka et la scène qui suit revêt une signification hautement symbolique. Car la vraie initiation consiste à découvrir, grâce à une quête systématique et honnête, la vérité que chacun porte en soi-même. La démarche de Chaka se voit dès lors comme une démarche individuelle tandis que le contrat signé avec Issanoussi est en vérité les conclusions auxquelles arrive le héros après son examen de soi. Il me semble important de citer longuement les termes de ce contrat :
« Issanoussi : Pourras-tu ; quand la gloire le veut, faire taire ton cœur ?
Chaka : Oui.
Issanoussi : Pourras-tu, quand ta grandeur l’exige, être plus qu’un homme, devenir l’égal des Dieux, fouler au pied les sentiments d’amour et le pitié ?
Chaka : Oui, je le peux.
Issanoussi : Pourras-tu, ô Chaka, aspirer à la gloire les plus haute et apaiser la soif d’une lance qui réclame le sang le plus précieux ?
Chaka : Oui, je le peux.
Issanoussi : Eh bien, Chaka, je vais commencer ton initiation… Ton corps, Chaka, sera dur parmi les corps et le fer le respectera. Ton bras sera en bras parmi les bras et il ne frappera jamais en vain, et ton visage sèmera terreur… D’entre les hommes je te choisis Roi, je te proclame fils du ciel, favori de Oum Koulou Koulou. LA Pitié, l’amour, tout ce qui fait de l’homme l’instrument des caprices de la femme, tous ces vains plaisirs qui enchaînent les hommes et ramollissent leur cœur te seront désormais étrangers.
Fils du Ciel Chaka, te voilà Dieu » [16]. Tout est dans le passage que je viens de citer. Et il me semble que la dernière phrase, d’ailleurs soulignée par Niane lui-même, représente la vraie intention du dramaturge en écrivant sa pièce. Ce point est confirmé par la dernière scène de la pièce où Issanoussi réapparaît pour prévenir le héros de sa mort imminente et nécessaire. La mort est la seule fin qui convienne au héros mythique. Elle est l’apothéose qui confère au héros et à ses actions la qualité d’immortalité.
On voit donc qu’entre 1962 et 1972, les écrivains africains ont utilisé divers moyens pour transformer le personnage de Chaka en mythe littéraire et politique. Dans cette entreprise, c’est Niane qui arrive le plus près à faire de Chaka un dieu.
Chaka de Soyinka
Mais c’est Wole Soyinka, un des très grands écrivains nigérians, qui finira par donner au personnage tous les caractères et résonances mythiques, achevant ainsi la tâche commencée par Senghor en 1956. Dans son poème Shaka publié en 1976, le poète nigérian semble avoir trouvé la réponse, dans la figure de Chaka, au désir permanent chez les écrivains africains de chercher dans le passé de l’Afrique une source qui conviendrait aux réalités contemporaines.
L’inspiration du poème de Soyinka est aussi profonde et révolutionnaire que l’est l’homme. Dans une référence évidente à la situation socio-politique de l’Afrique australe suivant l’horreur de Sowéto et la déclaration prononcée par Samora Machel selon laquelle le Mozambique se plaçait en état de guerre contre le régime illégal de Rhodésie, [17] le poète se chargeait de proposer pour l’émulation du leader africain un personnage mythique et exemplaire. On comprend donc que Shaka devient un poème révolutionnaire destiné à exhorter les peuples de l’Afrique australe, voire de toute l’Afrique, à prendre leur destinée en main comme le faisaient Chaka et les Amazoulous.
Dès lors, nous assistons aux efforts du poète d’assimiler, de façon systématique, le personnage de Chaka dans la figure d’Ogun, dieu de la guerre et de la créativité dans la mythologie yorouba.
« …Shaka debout, définit de nouveau son être dans l’étreinte d’Ogun » [18]. Ce procédé d’assimilation se renforce par la suite lorsque le poète attribue à Chaka toutes les qualités que l’on connaît à Ogun. Chaka se révèle comme un héros puissant et qui mérite notre adoration :
« … .Moi Shaka Terreur qui prend les mâleséléphantsd’assaut. _Voix qui met fin à leur fuite précipitée.
Et les rend soumis et tremblants à genoux,
Trompettes dressées en adoration » [19].
Et le héros va désormais faire un appel pathétique à tout le continent noir à prendre les armes dans une hostilité irrévocable contre « ceux qui ont plus deviné que les divinités »), et qui « usurpent la volonté d’un peuple ». Et cette volonté de puissance, le poète la chante et la justifie dans une belle image qui rappelle un passage du poème de Senghor :
« Le termite n’est point l’égal
De la fourmi noire militante, pourtant les termites ont rongé
Les bois de nos Kraals même quand
Nous accueillions l’étranger » [20].
On voit donc que le poète nigérian emprunte à Senghor l’idée de présenter l’Afrique comme victime de la civilisation occidentale. Mais Soyinka va plus loin que Senghor lorsqu’il peint un Chaka qui n’est plus vulnérable à la puissance occidentale parce qu’il n’est plus humain. De même, son Chaka se présente comme un justicier divin, celui qui le premier a tracé le chemin pour l’établissement de la vraie nation africaine Abibiman [21]. Le poème de Soyinka ressemble à un chant de marche militaire exécuté en hommage à un être mythique, que le poète confond à plusieurs reprises avec Ogun :
« Tumulte sur tumulte
O gun marche sur la terre de Shaka.
Tumulte libéré !
Ogun serre la main de Shaka
Tout est tumultueux » [22].
Ce dernier est à la fois un acte de sublimation pour Chaka et un appel à la guerre.
J’ai essayé de montrer le développement, avec ses diverses articulations, du mythe de Chaka, du poème de Senghor au poème de Soyinka. Le procédé de la création d’un mythe littéraire est toujours plus ou moins lent mais c’est cette lenteur même qui confère au mythe de Chaka son application universelle.
Contrairement à ce que prétend Burness lorsqu’il dit que le mythe de Chaka dans la littérature africaine n’est pas homogène [23], je suis certain que le nom de Chaka provoque, chez le lecteur africain comme chez le lecteur non-africain, tout un monde d’images et de connotations cohérentes qui font partie intégrante de « l’être-dans-le-monde-du-nègre ».
[1] « Mythes négro-africains et pensée imaginaires », in Ethiopiques, N° 9, janvier 1977, Dakar.
[2] Cité par Donald Burness, Shaka King 0f the Zufus in African Literature (Three Continent Press), New York, 1976, p. 30.
[3] Léopold Sédar Senghor, Ethiopiques, Ed. du Seuil, Paris, 1956, p. 39.
[4] Ibid. p. 34.
[5] Ibid, p. 36.
[6] Ibid, p. 31.
[7] Fwanyanga Mulikita, Shaka Zulu, lu saka Longmans of Zambia, 1967, p. 3.
[8] Seydou Badian Kouyaté, La Mort de Chaka, livre de Poche, Paris, p. 226.
[9] Djibril Tamsir Niane, Chaka, Ed. Pierre Jean Oswald, Honfleur, 1971, p. 73.
[10] Ibid, p. 74.
[11] S. Badian Kouyaté, op. cit., p. 99.
[12] Ibid, p. 191.
[13] D. T. Niane, op. cit., p. 69.
[14] Gilbert Durand, Le décor mythique de la Chartreuse de Parme, José Corti, Paris, p. 46.
[15] Ibid, p. 47.
[16] D. T. Niane, op. cit., p. 78
[17] Le 3 mai 1976, Samora Machel, président de la République du Mozambique, prononçait un discours très important qui mettait son pays en état de guerre contre le régime d’Ian Smith.
[18] Wole Soyinka, Shaka, in Ogun Abibiman, Ed. Rex Collings London, 1976, p. 9.
« …Saka, roused,
Defines his being anew in Ogun’s embrace »
[19] Ibid, p. 9.
« …I, Shaka
Dread that takes bull elephants by storm
That breaks upon
Voice their mad stampede
And brings them low on trembling knee,
Trumpets, raised in worship… »
[20] Ibid. p. 12.
« The termite is no match
For the black soldier ant, yet termites gnawed
The houseposts of our kraals even while
We made the stranger welcome… »
[21] Abibiman, mot Akan, est le symbole, dans tous ses sens mythiques, de la NATION NOIRE, puissante et respectée.
[22] Traduction en français du refrain yoruba dont le poète lui-même nous fournit la traduction anglaise.
[23] Donald Burness, op. cit., p. 13.