Djibril Tamsir NIANE
Notes

LE LANGAGE PERDU par Jean DUVIGNAUD, Paris PUF 1973

Ethiopiques numéro 03

Revue socialiste de culture négro-africaine

Juillet 1975

 

L’Afrique, on le sait, depuis les indépendances (1960), ne cesse de susciter de l’intérêt chez les intellectuels européens, qu’ils soient économistes, historiens ou sociologues.

L’ouvrage de Jean Duvignaud, sociologue bien connu pour ses études critiques et ses travaux sur l’œuvre de Durkheim, est passionnant à plus d’un titre.

Il se présente avant tout comme la réflexion d’un anthropologue doublé d’un sociologue sur une expérience tentée à Chebika, village tunisien. Expérience dont le but était de dynamiser la vie au ralenti d’une petite communauté arabe accrochée à une oasis que rongent les sables. Tout était plongé dans une profonde léthargie dans ce bled qui semblait vivre en dehors du temps dans un « immobilisme » séculaire.

L’ouvrage, qui se subdivise en sept chapitres, comprend en fait trois parties :

– une étude comparative entre la situation des prolétaires d’Europe et des peuples sous-développés ;

– une étude critique de l’œuvre des anthropologues et sociologues (à l’exclusion de Marx) qui ont bâti des théories sur les peuples non européens ;

– une analyse de la situation ambiguë dans laquelle se trouvent aujourd’hui les sciences de l’homme en Europe, singulièrement l’Anthropologie.

Dans les premières pages, l’auteur rend compte de l’expérience de modernisation entreprise à Chebika. D’emblée, l’anthropologue nous introduit dans le petit village qu’il a quitté cinq ans plus tôt, après un premier contact qui a permis de dégager les lignes générales à suivre pour débloquer le village perdu dans les sables.

C’était au lendemain de l’indépendance de la Tunisie : sous les auspices du gouvernement, un groupe de chercheurs sociologues et anthropologues étudièrent sur le terrain les conditions et moyen à mettre en œuvre pour redonner vie aux campagnes. Chebika avait été choisi comme champ d’études des experts. Cinq ans après, Jean Duvignaud revient à Chebika où rien ne semble avoir changé et il constate avec amertume que l’expérience a échouée. Le village est demeuré figé « dans l’immobilité du temps ». La vie s’y écoule, banale et quotidienne, la monotonie n’est rompue que par l’arrivée d’un car rempli de touristes, avides de voir du nouveau, avides d’émotions fortes, de sensations nouvelles. Le guide des anthropologues est devenu le guide des touristes et porte une livrée de circonstance. Comme tout guide, il fait son numéro. L’artisan villageois ne travaille plus pour les besoins de la communauté : il doit produire en série « des objets d’art », des « curiosités » pour les touristes : le charmeur de serpent, avec ses vipères édentées, fait pousser de petits cris aux dames descendues du car. Troublante est la vision de l’Anthropologue qui constate que les hommes et les enfants qu’il a vus et connus il y a cinq ans « jouent » la vie et ne la vivent plus avec l’intensité dramatique de naguère.

L’auteur aborde le vrai problème en s’écriant : « Pourquoi taire le débat ? ». Et il s’en explique : en effet, cette volonté de transformation radicale et immédiate de la vie des campagnes des villes et des campagnes. Ne sait-on pas situé au moment où le groupe Ben Salah croyait pouvoir implanter des coopératives et, par une politique de planification, faire déboucher la Tunisie sur le grand boulevard du socialisme.

Des schémas, conçus en cabinet par des Européens et des Africains formés en Europe, furent plaqués sur les réalités tunisiennes, dirait-on avec un peu trop de hâte. Les populations avaient été mal préparées pour assimiler la nouvelle législation ; elles étaient restées dans une réserve polie devant le cortège des experts, des techniciens blancs et noirs.

 

Ethiopiques numéro 03

Revue socialiste de culture négro-africaine

Juillet 1975

 

LE LANGAGE PERDU

Par Jean DUVIGNAUD

Paris PUF 1973

 

L’Afrique, on le sait, depuis les indépendances (1960), ne cesse de susciter de l’intérêt chez les intellectuels européens, qu’ils soient économistes, historiens ou sociologues.

L’ouvrage de Jean Duvignaud, sociologue bien connu pour ses études critiques et ses travaux sur l’œuvre de Durkheim, est passionnant à plus d’un titre.

Il se présente avant tout comme la réflexion d’un anthropologue doublé d’un sociologue sur une expérience tentée à Chebika, village tunisien. Expérience dont le but était de dynamiser la vie au ralenti d’une petite communauté arabe accrochée à une oasis que rongent les sables. Tout était plongé dans une profonde léthargie dans ce bled qui semblait vivre en dehors du temps dans un « immobilisme » séculaire.

L’ouvrage, qui se subdivise en sept chapitres, comprend en fait trois parties :

– une étude comparative entre la situation des prolétaires d’Europe et des peuples sous-développés ;

– une étude critique de l’œuvre des anthropologues et sociologues (à l’exclusion de Marx) qui ont bâti des théories sur les peuples non européens ;

– une analyse de la situation ambiguë dans laquelle se trouvent aujourd’hui les sciences de l’homme en Europe, singulièrement l’Anthropologie.

Dans les premières pages, l’auteur rend compte de l’expérience de modernisation entreprise à Chebika. D’emblée, l’anthropologue nous introduit dans le petit village qu’il a quitté cinq ans plus tôt, après un premier contact qui a permis de dégager les lignes générales à suivre pour débloquer le village perdu dans les sables.

C’était au lendemain de l’indépendance de la Tunisie : sous les auspices du gouvernement, un groupe de chercheurs sociologues et anthropologues étudièrent sur le terrain les conditions et moyen à mettre en œuvre pour redonner vie aux campagnes. Chebika avait été choisi comme champ d’études des experts. Cinq ans après, Jean Duvignaud revient à Chebika où rien ne semble avoir changé et il constate avec amertume que l’expérience a échouée. Le village est demeuré figé « dans l’immobilité du temps ». La vie s’y écoule, banale et quotidienne, la monotonie n’est rompue que par l’arrivée d’un car rempli de touristes, avides de voir du nouveau, avides d’émotions fortes, de sensations nouvelles. Le guide des anthropologues est devenu le guide des touristes et porte une livrée de circonstance. Comme tout guide, il fait son numéro. L’artisan villageois ne travaille plus pour les besoins de la communauté : il doit produire en série « des objets d’art », des « curiosités » pour les touristes : le charmeur de serpent, avec ses vipères édentées, fait pousser de petits cris aux dames descendues du car. Troublante est la vision de l’Anthropologue qui constate que les hommes et les enfants qu’il a vus et connus il y a cinq ans « jouent » la vie et ne la vivent plus avec l’intensité dramatique de naguère.

L’auteur aborde le vrai problème en s’écriant : « Pourquoi taire le débat ? ». Et il s’en explique : en effet, cette volonté de transformation radicale et immédiate de la vie des campagnes des villes et des campagnes. Ne sait-on pas situé au moment où le groupe Ben Salah croyait pouvoir implanter des coopératives et, par une politique de planification, faire déboucher la Tunisie sur le grand boulevard du socialisme.

Des schémas, conçus en cabinet par des Européens et des Africains formés en Europe, furent plaqués sur les réalités tunisiennes, dirait-on avec un peu trop de hâte. Les populations avaient été mal préparées pour assimiler la nouvelle législation ; elles étaient restées dans une réserve polie devant le cortège des experts, des techniciens blancs et noirs.

Ainsi donc, les études préliminaires avaient été insuffisantes. L’échec n’en fut que plus retentissant.

L’auteur a participé aux recherches sur le terrain à Chebika et a même publié le fruit de ces recherches sous le titre de Chebika, Panthéon book Gallimard 1968. Dans le livre Langage perdu, il écrit : « Or a Chebika, nous affirmons que, loin de constituer un « frein au développement » (terme confus et alibi idéologique propres aux appareils bureaucratiques) les cellules traditionnelles constituaient des matrices de transformation, que les ressources latentes de dynamisme éveillées par l’intervention sociologique devaient pouvoir animer, à partir de toutes les autres cellules, un désirable mouvement de transformation.

On connaît la suite de l’expérience de Ben Salah, mais suivons l’auteur : « La Tunisie découvre alors que le système coopératif, comme le socialisme, est un luxe pour pays pauvre, que l’implantation d’un système de production et de distribution conçu à partir de schémas occidentaux, dans les bureaux de recherche, n’est pas compatible avec la réalité pluraliste de la vie sociale » et Jean Duvignaud d’ajouter : « Cela n’infirme en rien la vocation socialiste du pays mais simplement, l’inspiration occidentale du socialisme ».

L’auteur reconnaît que le socialisme, ou si l’on préfère une révolution, n’est pas une marchandise d’exportation. Surtout, Jean Duvignaud proclame que les structures historiques de la société tunisienne à vocation communautaire portent en elles les germes du socialisme. Or, n’appartient-il pas à l’anthropologue culturel, au sociologue, d’établir la différence et de découvrir le génie propre du peuple, du village, objet de son étude. Et cette différence ressortit à deux conceptions du monde : l’Européen (en l’occurrence ici) monsieur Duvignaud découvre que sa conception du monde n’est pas plus valable que celle d’autres peuples.

En lisant cet ouvrage qui a pour sous-titre Essai sur la différence anthropologique, on est amené à s’étonner que ce soit seulement après la malheureuse expérience de Chebika que Jean Duvignaud s’avise de se pencher sur l’histoire de l’expansion européenne et de tirer de cette histoire des leçons.

Dès la page 8, on lit « il n’existe pas de plus dure frontière à franchir que celle-ci (le passage de la campagne à la ville) pas de rupture plus violente, ni plus riche en traumatismes de toutes sortes ».

Fallait-il attendre l’expérience malheureuse des planificateurs et des anthropologues de Chebika pour écrire ces lignes ? Les paysans des campagnes d’Angleterre, de France, de Belgique, etc…, n’ont-ils pas subi cette violente rupture, singulièrement au XIXe siècle, quand les cheminées géantes des nouvelles fabriques s’élevaient ici et là, dominatrices au-dessus des toits depuis longtemps déjà en Europe que c’est la perte, la « mine de l’âme » « pour celui qui s’arrache à la chaude et solide compassion des communautés familiales, des villages, des « maisons »… pour entrer dans l’enclos bouillonnant des villes ramassées dans leurs murs ou dans leurs limites administratives, lieu clos, où se dissolvent les appartenances coutumières où la conscience se fige en individualité nominale, juridique, où la classe remplace l’échange réciproque des émotions et des signes dans la communauté ». Page 8.

Ainsi, en dépit de l’expérience de l’Europe, il aura fallu au moins dix ans après les indépendances pour que les doctrinaires, les théoriciens de l’Europe technicienne s’aperçoivent que la différence anthropologique, elle, réside surtout dans l’éthique qui donne une âme à la société et fonde l’action de celle-ci dans un cadre écologique, géographique bien détermine.

L’ouvrage de Jean Duvignaud a le grand mérite de poser avec honnêteté le problème de la différence. Nous disons de la complémentarité.

Toutefois, nous ne suivrons pas l’auteur quand il affirme qu’il existe entre le « prolétaire » et le « sauvage » « une identité perçue confusément et qui apparaît aujourd’hui clairement… ici et là en Europe et hors d’Europe le sauvage et le prolétaire, sans le savoir, revendiquent une existence différente de celle que prétend imposer une société industrielle impérialiste et ravageuse ».

S’il est vrai que le capitaliste-impérialiste, ce Roi de l’argent-Roi court toujours après le profit en écrasant sous sa botte l’ouvrier, le paysan d’Europe, le paysan et l’éleveur d’Afrique, il n’en demeure pas moins vrai que le « prolétaire » et le « sauvage » n’ont nullement les mêmes préoccupations. Ils vivent dans deux mondes différents.

Le procès du mot sauvage est fait depuis longtemps, nous n’y reviendrons pas, quelle que soit la charge que l’auteur veut donner à ce mot.

Le « prolétaire » vit dans une société industrialisée, déshumanisée depuis que la machine s’est substituée au bras du travailleur. Dans ce monde, le Patron est le maître ; les églises tendent à devenir des musées où des riches touristes viennent admirer l’architecture des « Maîtres d’autrefois », les vitraux d’anonymes et talentueux moines dont le pinceau fut soutenu par la Foi et une ardente Piété.

Ce monde est une jungle « civilisée », mais jungle tout de même ; la lutte pour la vie où la survie y est âpre, car il faut manger l’autre ou être mangé. De là, le désarroi du « prolétaire » du XIXe siècle. D’Angleterre, de France, d’Italie, de Pologne, de Russie, ils sont partis, des milliers, ces prolétaires, peupler l’Amérique.

En s’y installant, ils ont chassé et anéanti les « sauvages », les Indiens, au nom d’une civilisation qui les avaient bannis. Ils ont détruit les « sauvages » et leur civilisation.

Celui que Jean Duvignaud appelle le « sauvage », qu’il soit d’Afrique ou d’Amérique, a sa conception du monde ; le « sauvage » est l’homme d’une civilisation autre dont on apprend à apprécier les valeurs. Le monde du sauvage a créé une société équilibrée dans la double symbiose Homme-Société, Homme-Nature. Tout l’effort de la société a tendu ici vers la recherche d’un équilibre social, d’une éthique qui garantit l’individu et l’insère harmonieusement dans la communauté. Ici le maître, c’est le Roi qui est en fait un Patriarche, il est le père de tous. Ce maître est à l’opposé du Patron. Le « sauvage » (usons du mot de Jean Duvignaud) travaille pour vivre tout en étant profondément pénétré de l’idée que « la chaude et solide compassion villageoise » est indispensable à son épanouissement.

Le « prolétaire » et le « sauvage », on le voit, ne sauraient parler le même langage, évoluant chacun dans un monde différent.

Je dirai plus même, le « prolétaire » d’Afrique ne parle pas le même langage que le prolétaire d’Europe et il ne conçoit pas non plus la vie comme lui.

Il faut se pénétrer de l’idée que si les « sauvages » d’Amérique, exterminés, dispersés et… regroupés ont presque tout perdu, il n’en va pas de même chez les « sauvages » d’Afrique. Ceux-là ont recouvre l’indépendance, ont échappé, pour des raisons historiques, à l’ethnocide. Ils n’ont point perdu le langage parce que les villes implantées par la colonisation n’ont pas pu être, comme en Europe, le « lieu clos où se dissolvent les appartenances coutumières ». Surtout, les théoriciens africains tentent, et avec succès, de réconcilier la ville et la campagne afin que tous parlent le même langage, le langage qui a cours dans les communautés villageoises où la solidarité n’est pas un vain mot.

Le « sauvage » a la Foi. Il croit et vit selon un code, une coutume bien adaptée aux exigences du milieu physique et social. Celui que monsieur Duvignaud appelle « sauvage » ne vit pas dans un univers fige, mais id les mutations sont lentes et n’entraînent aucun traumatisme chez l’individu. Enfin le « prolétaire » détribalisé, girouettant dans le ghetto qu’est la ville, ne croit plus à rien : le luxe insultant du riche l’accable et s’il lève les yeux vers le ciel c’est avec l’angoisse dans l’âme. Le « prolétaire » est une chose, le « sauvage » … même urbanisé, est autre chose

Nous n’insisterons pas sur la deuxième partie de l’ouvrage de Jean Duvignaud, qui est une étude critique de l’œuvre des anthropologues ou sociologues tels que Morgan, Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss, Malinowski, etc…

Mais nous dirons un mot du destin de l’Anthropologie.

L’ouvrage de Jean Duvignaud en passant en revue les théories des sociologues ou anthropologues, fait à chacun son procès : il reconnaît l’intuition géniale de Frobenius, le travail de pionnier de Morgan.

Mais son ouvrage même est significatif d’une certaine Anthropologie qui, jusque-là, ne voyait dans le monde extra- européen qu’un monde arriéré dont il faut hâter l’insertion dans la vie moderne.

Pour être efficace, l’Anthropologie culturelle attaque son objet de l’intérieur et l’on a pu écrire que sa méthode doit être « l’observation-participation ». Si cette méthode est utilisée, l’Anthropologue partage la vie du groupe et finit par acquérir une connaissance intime de la structure mentale, des schémas culturels et se pénètre du sens profond des mythes et légendes.

Se placer au centre de l’objet d’étude entraîne une « participation », c’est-à-dire qu’on observe en même temps qu’on vit la réalité ambiante. Sans vouloir condamner à mort l’Anthropologie, on peut, après la lecture du livre de Jean Duvignaud, affirmer qu’une certaine « Anthropologie » est morte. Aujourd’hui, l’Anthropologie doit être la compréhension de l’autre, en sachant au départ que l’autre nous apporte toujours quelque chose. La différence, selon nous, c’est la découverte de la complémentarité.

Nous avons dit les mérites du livre de Jean Duvignaud ; l’auteur invite à donner un sens nouveau, une orientation nouvelle à la recherche anthropologique. Mais le « sauvage » parle, il écrit à présent. Il faut bien l’écouter.

Le progrès technique viendra de l’extérieur certes, la modernité s’installera, mais anthropologues et politiciens, après dix ans, savent maintenant que le « social » est d’une complexité qui défie les rêts de toutes les idéologies. C’est pourquoi, aujourd’hui plus qu’hier, nous parlons de voie africaine du socialisme : ce qui est tout un programme. L’instauration du socialisme passera par la connaissance par nous-mêmes de nos structures historiques, par la découverte du génie du peuple. Alors, alors seulement, tout comme la Russie, la Chine, nous inventerons et nous apporterons à l’universel le « complément » que d’aucuns appellent la différence.

L’ouvrage de monsieur Duvignaud nous amène à cette constatation qui sera notre conclusion. Ce n’est pas seulement de la mort d’une certaine Anthropologie qu’il s’agit. C’est l’occasion, une fois de plus, de mettre l’accent sur la contribution de l’Afrique dans le domaine des sciences sociales par la remise en question de toutes les théories qui prétendaient expliquer le fait humain en partant uniquement de l’histoire et de la civilisation de l’Europe.

Ainsi donc, les études préliminaires avaient été insuffisantes. L’échec n’en fut que plus retentissant.

 

L’auteur a participé aux recherches sur le terrain à Chebika et a même publié le fruit de ces recherches sous le titre de Chebika, Panthéon book Gallimard 1968. Dans le livre Langage perdu, il écrit : « Or a Chebika, nous affirmons que, loin de constituer un « frein au développement » (terme confus et alibi idéologique propres aux appareils bureaucratiques) les cellules traditionnelles constituaient des matrices de transformation, que les ressources latentes de dynamisme éveillées par l’intervention sociologique devaient pouvoir animer, à partir de toutes les autres cellules, un désirable mouvement de transformation.

On connaît la suite de l’expérience de Ben Salah, mais suivons l’auteur : « La Tunisie découvre alors que le système coopératif, comme le socialisme, est un luxe pour pays pauvre, que l’implantation d’un système de production et de distribution conçu à partir de schémas occidentaux, dans les bureaux de recherche, n’est pas compatible avec la réalité pluraliste de la vie sociale » et Jean Duvignaud d’ajouter : « Cela n’infirme en rien la vocation socialiste du pays mais simplement, l’inspiration occidentale du socialisme ».

L’auteur reconnaît que le socialisme, ou si l’on préfère une révolution, n’est pas une marchandise d’exportation. Surtout, Jean Duvignaud proclame que les structures historiques de la société tunisienne à vocation communautaire portent en elles les germes du socialisme. Or, n’appartient-il pas à l’anthropologue culturel, au sociologue, d’établir la différence et de découvrir le génie propre du peuple, du village, objet de son étude. Et cette différence ressortit à deux conceptions du monde : l’Européen (en l’occurrence ici) monsieur Duvignaud découvre que sa conception du monde n’est pas plus valable que celle d’autres peuples.

En lisant cet ouvrage qui a pour sous-titre Essai sur la différence anthropologique, on est amené à s’étonner que ce soit seulement après la malheureuse expérience de Chebika que Jean Duvignaud s’avise de se pencher sur l’histoire de l’expansion européenne et de tirer de cette histoire des leçons.

Dès la page 8, on lit « il n’existe pas de plus dure frontière à franchir que celle-ci (le passage de la campagne à la ville) pas de rupture plus violente, ni plus riche en traumatismes de toutes sortes ».

Fallait-il attendre l’expérience malheureuse des planificateurs et des anthropologues de Chebika pour écrire ces lignes ? Les paysans des campagnes d’Angleterre, de France, de Belgique, etc…, n’ont-ils pas subi cette violente rupture, singulièrement au XIXe siècle, quand les cheminées géantes des nouvelles fabriques s’élevaient ici et là, dominatrices au-dessus des toits depuis longtemps déjà en Europe que c’est la perte, la « mine de l’âme » « pour celui qui s’arrache à la chaude et solide compassion des communautés familiales, des villages, des « maisons »… pour entrer dans l’enclos bouillonnant des villes ramassées dans leurs murs ou dans leurs limites administratives, lieu clos, où se dissolvent les appartenances coutumières où la conscience se fige en individualité nominale, juridique, où la classe remplace l’échange réciproque des émotions et des signes dans la communauté ». Page 8.

Ainsi, en dépit de l’expérience de l’Europe, il aura fallu au moins dix ans après les indépendances pour que les doctrinaires, les théoriciens de l’Europe technicienne s’aperçoivent que la différence anthropologique, elle, réside surtout dans l’éthique qui donne une âme à la société et fonde l’action de celle-ci dans un cadre écologique, géographique bien détermine.

L’ouvrage de Jean Duvignaud a le grand mérite de poser avec honnêteté le problème de la différence. Nous disons de la complémentarité.

Toutefois, nous ne suivrons pas l’auteur quand il affirme qu’il existe entre le « prolétaire » et le « sauvage » « une identité perçue confusément et qui apparaît aujourd’hui clairement… ici et là en Europe et hors d’Europe le sauvage et le prolétaire, sans le savoir, revendiquent une existence différente de celle que prétend imposer une société industrielle impérialiste et ravageuse ».

S’il est vrai que le capitaliste-impérialiste, ce Roi de l’argent-Roi court toujours après le profit en écrasant sous sa botte l’ouvrier, le paysan d’Europe, le paysan et l’éleveur d’Afrique, il n’en demeure pas moins vrai que le « prolétaire » et le « sauvage » n’ont nullement les mêmes préoccupations. Ils vivent dans deux mondes différents.

Le procès du mot sauvage est fait depuis longtemps, nous n’y reviendrons pas, quelle que soit la charge que l’auteur veut donner à ce mot.

Le « prolétaire » vit dans une société industrialisée, déshumanisée depuis que la machine s’est substituée au bras du travailleur. Dans ce monde, le Patron est le maître ; les églises tendent à devenir des musées où des riches touristes viennent admirer l’architecture des « Maîtres d’autrefois », les vitraux d’anonymes et talentueux moines dont le pinceau fut soutenu par la Foi et une ardente Piété.

Ce monde est une jungle « civilisée », mais jungle tout de même ; la lutte pour la vie où la survie y est âpre, car il faut manger l’autre ou être mangé. De là, le désarroi du « prolétaire » du XIXe siècle. D’Angleterre, de France, d’Italie, de Pologne, de Russie, ils sont partis, des milliers, ces prolétaires, peupler l’Amérique.

En s’y installant, ils ont chassé et anéanti les « sauvages », les Indiens, au nom d’une civilisation qui les avaient bannis. Ils ont détruit les « sauvages » et leur civilisation.

Celui que Jean Duvignaud appelle le « sauvage », qu’il soit d’Afrique ou d’Amérique, a sa conception du monde ; le « sauvage » est l’homme d’une civilisation autre dont on apprend à apprécier les valeurs. Le monde du sauvage a créé une société équilibrée dans la double symbiose Homme-Société, Homme-Nature. Tout l’effort de la société a tendu ici vers la recherche d’un équilibre social, d’une éthique qui garantit l’individu et l’insère harmonieusement dans la communauté. Ici le maître, c’est le Roi qui est en fait un Patriarche, il est le père de tous. Ce maître est à l’opposé du Patron. Le « sauvage » (usons du mot de Jean Duvignaud) travaille pour vivre tout en étant profondément pénétré de l’idée que « la chaude et solide compassion villageoise » est indispensable à son épanouissement.

Le « prolétaire » et le « sauvage », on le voit, ne sauraient parler le même langage, évoluant chacun dans un monde différent.

Je dirai plus même, le « prolétaire » d’Afrique ne parle pas le même langage que le prolétaire d’Europe et il ne conçoit pas non plus la vie comme lui.

Il faut se pénétrer de l’idée que si les « sauvages » d’Amérique, exterminés, dispersés et… regroupés ont presque tout perdu, il n’en va pas de même chez les « sauvages » d’Afrique. Ceux-là ont recouvre l’indépendance, ont échappé, pour des raisons historiques, à l’ethnocide. Ils n’ont point perdu le langage parce que les villes implantées par la colonisation n’ont pas pu être, comme en Europe, le « lieu clos où se dissolvent les appartenances coutumières ». Surtout, les théoriciens africains tentent, et avec succès, de réconcilier la ville et la campagne afin que tous parlent le même langage, le langage qui a cours dans les communautés villageoises où la solidarité n’est pas un vain mot.

Le « sauvage » a la Foi. Il croit et vit selon un code, une coutume bien adaptée aux exigences du milieu physique et social. Celui que monsieur Duvignaud appelle « sauvage » ne vit pas dans un univers fige, mais id les mutations sont lentes et n’entraînent aucun traumatisme chez l’individu. Enfin le « prolétaire » détribalisé, girouettant dans le ghetto qu’est la ville, ne croit plus à rien : le luxe insultant du riche l’accable et s’il lève les yeux vers le ciel c’est avec l’angoisse dans l’âme. Le « prolétaire » est une chose, le « sauvage » … même urbanisé, est autre chose

Nous n’insisterons pas sur la deuxième partie de l’ouvrage de Jean Duvignaud, qui est une étude critique de l’œuvre des anthropologues ou sociologues tels que Morgan, Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss, Malinowski, etc…

Mais nous dirons un mot du destin de l’Anthropologie.

L’ouvrage de Jean Duvignaud en passant en revue les théories des sociologues ou anthropologues, fait à chacun son procès : il reconnaît l’intuition géniale de Frobenius, le travail de pionnier de Morgan.

Mais son ouvrage même est significatif d’une certaine Anthropologie qui, jusque-là, ne voyait dans le monde extra- européen qu’un monde arriéré dont il faut hâter l’insertion dans la vie moderne.

Pour être efficace, l’Anthropologie culturelle attaque son objet de l’intérieur et l’on a pu écrire que sa méthode doit être « l’observation-participation ». Si cette méthode est utilisée, l’Anthropologue partage la vie du groupe et finit par acquérir une connaissance intime de la structure mentale, des schémas culturels et se pénètre du sens profond des mythes et légendes.

Se placer au centre de l’objet d’étude entraîne une « participation », c’est-à-dire qu’on observe en même temps qu’on vit la réalité ambiante. Sans vouloir condamner à mort l’Anthropologie, on peut, après la lecture du livre de Jean Duvignaud, affirmer qu’une certaine « Anthropologie » est morte. Aujourd’hui, l’Anthropologie doit être la compréhension de l’autre, en sachant au départ que l’autre nous apporte toujours quelque chose. La différence, selon nous, c’est la découverte de la complémentarité.

Nous avons dit les mérites du livre de Jean Duvignaud ; l’auteur invite à donner un sens nouveau, une orientation nouvelle à la recherche anthropologique. Mais le « sauvage » parle, il écrit à présent. Il faut bien l’écouter.

Le progrès technique viendra de l’extérieur certes, la modernité s’installera, mais anthropologues et politiciens, après dix ans, savent maintenant que le « social » est d’une complexité qui défie les rêts de toutes les idéologies. C’est pourquoi, aujourd’hui plus qu’hier, nous parlons de voie africaine du socialisme : ce qui est tout un programme. L’instauration du socialisme passera par la connaissance par nous-mêmes de nos structures historiques, par la découverte du génie du peuple. Alors, alors seulement, tout comme la Russie, la Chine, nous inventerons et nous apporterons à l’universel le « complément » que d’aucuns appellent la différence.

L’ouvrage de monsieur Duvignaud nous amène à cette constatation qui sera notre conclusion. Ce n’est pas seulement de la mort d’une certaine Anthropologie qu’il s’agit. C’est l’occasion, une fois de plus, de mettre l’accent sur la contribution de l’Afrique dans le domaine des sciences sociales par la remise en question de toutes les théories qui prétendaient expliquer le fait humain en partant uniquement de l’histoire et de la civilisation de l’Europe.