Littérature

LE JEU DE LA RAISON ET DE L’IMAGINAIRE DANS JEANNOT ET COLIN DE VOLTAIRE

Ethiopiques n° 64-65 revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er et 2e semestres 2000

Après une interruption de quelques années dans la série des contes, paraît en 1764, un court récit : Jeannot et Colin. Là, comme ailleurs, l’exercice de la raison philosophique ne prend son sens que dans la manière dont Voltaire manie le romanesque, tout en gardant ses distances par rapport à lui.

Dès l’ouverture du récit, les limites indécises entre la fiction et la réalité aboutissent à une quasi neutralisation de l’imaginaire ; l’effet induit permet à l’exercice libre de la raison, dans un texte qui ne fait aucune concession au romanesque par sa sobriété étonnante.

« Plusieurs personnages dignes de foi ont vu Jeannot et Colin l’école dans la ville d’Issoire en Auvergne, ville fameuse dans tout l’univers par son collège et par ses chaudrons » [2].

L’indication de ces références à la réalité la plus quotidienne n’est ordinairement, pour Voltaire, que l’un des moyens rhétoriques de son art de mystifier. Il ne s’agit pas de mieux asseoir la vérité, mais simplement d’amener le lecteur à saisir le caractère fantastique et purement artificiel de la fiction. Véritable manœuvre rhétorique dont le destinataire reste l’objet et l’enjeu. L’installation du récit dans le vraisemblable et le familier relègue les fantaisies de l’imagination dans l’arsenal périmé de la Romancie.

Tout se passe comme si les obsessions d’une âme singulièrement fixée depuis 1959, auxquelles la brièveté du récit donne une nudité frappante, empêchaient de pousser plus loin la fiction. Equilibre instable et fragilité du mythe qui ne supporte ni très peu, ni trop d’obscurité ; il y a un seuil au-delà duquel l’univers n’apporte rien au mythe, n’est susceptible de lui être intégré. L’esprit philosophique prend alors un libre essor, à mesure que la raison récuse l’invraisemblable et essaie sa puissance sur le récit.

Dans les contes précédents, le va-et-vient du romanesque à sa dénégation, qui participait à leur ton inimitable, s’opérait de façon indirecte par l’humour et l’ironie. Cette fois, le narrateur intervient directement dans le récit, suspend l’aventure, le reprend de l’intérieur, sur le mode d’un dialogue ininterrompu avec le lecteur.

« Les lecteurs qui aiment à s’instruire, dit le narrateur, doivent savoir que (…) Vous demandez comment on fait de grandes fortunes ?(…) » [3].

 

Ces interventions du conteur dans le récit sont continuelles, soit pour souffler aux personnages des réflexions incongrues, soit sous forme de remarques générales et impersonnelles, incorporées à la narration, et glissées si adroitement que le lecteur ne s’interroge pas sur leur provenance. Naturellement, cette multiplication des signes au destinataire de l’œuvre procède d’une distanciation pour rire, dont les contemporains n’étaient pas dupes. Elle montre néanmoins l’ambivalence de la position de l’auteur qui ne met en scène le fictif que pour le ruiner de l’intérieur, en superposant sa voix nue à celle qui narre. Les effets de rupture résultant de cette dualité incitent le lecteur à se regarder lire, à saisir le cheminement des dénonciations qui lui sont immédiatement destinées par la représentation même du monde.

Dans Jeannot et Colin, la satire ne s’exprime pas au niveau second du personnage qui jugerait l’univers fictif dont il est le constituant principal. La dénonciation est plus directe, immédiatement provoquée par le ridicule du spectacle représenté. Les personnages ont une pureté, une naïveté, en fait, une étrangèreté d’origine sociale qui interdit la vision sélective et conquérante, et permet une saisie uniforme des choses : celles-ci apparaissent, soudain, hors de leur justification première, comme détournés de leur sens :

« Le blason (…), dit le gouverneur, est à la vérité une science très profonde ; mais elle n’est plus à la mode depuis qu’on a perdu l’habitude de faire peindre ses armes aux portières de son carrosse : c’était la chose du monde la plus utile dans un état policé » [4].

C’est cette façon même de percevoir les choses, où des faits extravagants sont donnés comme naturels et acquis, qui se révèle ironique. Le narrateur feint toujours de prendre un discours au sérieux pour en faire ressortir le ridicule. Or celui-ci est à l’argumentation ce que l’absurde est à la démonstration ; il ne repose pas sur une contradiction logique, mais sur la discordance entre une condition ou une affirmation avec l’opinion publique. L’ironie mobilise cette dernière contre l’attitude déviante. C’est par cette méthode de bonne guerre que le narrateur installe, dans la fiction, le jeu de la satire dont la noblesse fait l’objet.

Cette catégorie sociale apparaît hors de l’évolution moderne par sa négation du savoir et son culte exclusif de l’art de plaire. Elle incarne, au siècle des premières lumières de la raison, le règne de l’extérieur et des apparences. De ce point de vue, la fiction n’a plus qu’un rôle de représentation, simple support d’une entreprise de remise en cause d’une classe sociale vidée de sa substance. Jamais Jeannot ne devient noble ; le « miroir » à travers lequel il semble percevoir le reflet du monde de ses rêves ne lui renvoie que sa propre image. Comme ses illusions n’ont aucune prise sur la réalité, le personnage est condamné à miner la noblesse dont il caricature le jeu et en dévoile ainsi le sens. Le moment du récit où Jeannot fait l’apprentissage gestuel de cette classe sociale est, à ce propos, très révélateur.

« La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se développa bientôt avec un succès prodigieux : c’était de chanter agréablement des vaudevilles (…) Il pillait Baccus et l’Amour dans un vaudeville, la nuit et le jour dans un autre (…) » [5].

Voltaire insiste sur l’élément flatteur pour mieux mettre en évidence, à l’instant final, la discordance entre le « succès prodigieux » [6] du personnage, et l’état d’oisiveté où le réduit en fait sa nouvelle vie. C’est dans l’espace compris entre les illusions du héros et ce caractère ridicule de sa propre réalité, que va s’exercer la raison philosophique. L’apparence sera ainsi démasquée à mesure que les rêves heurtent la réalité et se révèlent dans leur propre inanité. Ce mouvement structure le trajet narratif de l’œuvre : au terme de son destin fictif qui s’organise en un balancement caractéristique de l’obscurité à la lumière, le héros du conte voltairien découvre la nature véritable des choses et le sens du bonheur.

Jeannot et Colin répond par sa fin à une ancienne tentation : celle du repli sur soi comme condition de la sagesse. Zadig l’avait éprouvée et jugulée en insérant sa liberté dans le déterminisme du monde ; Memnon y céda ; Candide lui avait finalement accordé une manière de justification en élargissant la retraite au domaine du jardin. C’est cette dernière solution que reprend Jeannot et Colin sous la forme bien particulière d’un retour du héros à ses limites initiales.

« Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur première

Entretenue jusqu’à ce niveau du récit, la projection fictive de l’idéal se trouve brutalement désamorcée par la dissolution des rêves qui l’entretenaient. La raison lumineuse reprend ainsi tous ses droits. Le dévoilement de l’apparence se double d’une quête lucide des vraies valeurs, au terme de laquelle, le paradis se referme sur lui-même. Tout est donc modifié, arrangé en fonction d’une fin dans laquelle les évènements viennent s’intégrer ; c’est dans ce travail de montage que s’introduit la fiction.

Toutefois, le héros ne découvrira pas seul le sens de sa destinée par un acte ultime de la conscience réconciliée avec elle-même. Colin, son double référent, reste en marge du récit et indique l’erreur. Telle est la nouveauté de Jeannot et Colin : la recherche du sens de la destinée s’opère désormais par le biais d’un couple de personnages, dont chaque composante n’a de sens que par rapport à l’autre. Le héros, dans son existence romanesque, n’est pas seul. Il est inséparable de Colin. Celui-ci constitue la référence qui permet à Jeannot de retrouver inchangée sa situation originelle.

« La bonté d’âme de Colin développe dans le cœur de Jeannot, dit le narrateur, le germe du bon naturel que le monde n’avait pas encore étouffé » [7].

A partir du moment où les deux amis se retrouvent, la vision du spectacle change. De fragmentaire, elle devient subitement globale, permettant ainsi une appréciation plus unifiée du monde. La scène, montrée à partir de Jeannot, puis de Colin, heurte, l’une contre l’autre, l’apparence et la réalité. L’effet de lecture ainsi produit est de nature à creuser l’écart qui sépare le héros de son double référent. En retrouvant Colin, Jeannot mesure la vanité d’une situation qu’il a volontairement provoquée.

Dans ce court récit, ce n’est pas en effet un personnage plein d’innocence qui s’affronte au monde, mais un héros qui en est déjà séduit, à distance. Le « naïf » Colin reste hors du jeu, sorte de témoin amusé et immobile du spectacle. Jeannot se lance à la conquête d’un monde qu’il accepte d’emblée, et auquel il tente de s’identifier par une modification considérable de son comportement.

« Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours (…) Colin admira l’habit et ne fut point jaloux, mais Jeannot prit un air de supériorité qui affligea Colin. Dès ce moment Jeannot n’étudia plus, se regarda dans le miroir et méprisa tout le monde » [8].

Le récit progresse au rythme des transformations rapides de jeannot que Colin, demeuré inchangé, permet d’accentuer. L’illusion de la noblesse, qui vient en quelque sorte remplir le vide d’une éducation manquée, acquiert une importance démesurée par rapport à la réalité restée telle qu’elle, et prise en charge par Colin. Jeannot devient ainsi le lieu d’une confrontation ironique entre l’apparence qui gagne en puissance et la réalité de plus en plus évincée par les illusions du héros. La masse textuelle, qu’occupe Jeannot au détriment de Colin, montre que c’est sur lui que le récit focalise. Le second personnage n’intervient que pour mettre en valeur le ridicule et les contradictions de son double référent.

Les modifications de comportement constituent ainsi les temps forts de l’action ; moments uniques à travers lesquels la raison s’exerce par le jeu des rapports comiques entre le vide des gestes de Jeannot, et la complexité d’un système social sur lequel ils n’ont aucune prise. Et cela jusqu’au moment où, par ces revirements caractéristiques de l’instabilité de la fiction, l’illusion elle-même éclatera, interférera avec la réalité, le héros devenant alors le spectateur désabusé de son propre destin.

« Il était un matin, aux genoux de la charmante épouse que l’amour, l’estime, l’amitié allaient lui donner ; ils goûtaient (…) les prémices de leur bonheur ; ils s’arrangeaient pour mener une vie délicieuse, lorsqu’un valet de chambre de madame la mère, arrive tout effaré » [9].

Le même procédé, qui repose sur une rupture brusque des rapports illusoires que le héros entretient avec le monde, se trouve déjà utilisé dans Zadig. A ce titre, « il convient d’admirer la virtuosité avec laquelle Voltaire se renouvelle dans des scènes toujours identiques » [10]. Le revirement, qui consacre l’irruption de la réalité dans le monde clos des rêves, semblait moins violent dans zadig ; il était marqué, stylistiquement, par une phrase unique et brève qui présentait une inégalité métrique frappante dans les deux propositions qui la composaient.

« Ils touchaient au moment fortuné qui allait les unir, lorsque se promenant ensemble (…) ils voient venir à eux des hommes armés de sabres et de flèches » [11].

Le passage de l’apparence à la réalité est brusque certes, mais le renversement s’opère si vite que son effet brutal s’en trouve amorti.

Dans Jeannot et Colin par contre, l’illusion est maintenue aussi longtemps que possible par une série de projections dans le futur avant que le revirement ne se produise : « … allaient lui donner », « ils goûtaient… », « ils s’arrangaient ». Aussi, le rebondissement de la phrase fait-il figure ici d’un véritable retournement de situation propre au déroulement capricieux de la destinée. La brisure rythmique de la narration, qui mime la dissolution violente des rêves, est rendue par le système des temps verbaux : jeu entre la série d’imparfaits qui marquent un ralentissement de l’action, une illusion de durée, et le présent qui correspond à une accélération temporelle du récit. L’imagination voltairienne est coutumière de ces rebondissements inattendus où, subitement, le récit échappe à la neutralité apparente de l’histoire, et s’oriente imperceptiblement vers sa conclusion philosophique.

Lorsqu’il se voit errant et sans attaches, Jeannot se révèle dans la complexité de son caractère. Oscillant de la douleur à la joie, partagé entre la tendresse et la bonté, il s’interroge et fait le bilan de sa vie. Les mésaventures de sa destinée se transforment en expérience productrice de « vérités ».

« Le marquis fut prêt à s’évanouir ; il fut traité à peu près de même par ses amis, et apprit à connaître le monde dans une demi-journée que dans tout le reste de sa vie » [12]

Le heurt existentiel entre l’apparence et la réalité, porté à ses limites extrêmes, se traduit dans ce passage par l’obscurcissement considérable de la destinée du personnage. Situation paroxystique où le héros semble emporté par la nécessité pure, et touché par le désespoir. Mais l’émergence soudaine de la raison lumineuse, provoquée par cet épanouissement de l’univers fictif, permet à Jeannot de juguler la tentation de l’absurde. Le héros s’empare du monde et de lui-même.

Le récit, régi jusqu’alors par la logique invraisemblable d’une fiction dont les fragiles constructions sont aisément inversables, retrouve sa cohérence sur le plan philosophique, et prend tout son sens dans ce « réveil » du héros à la vie. Jeannot, engagé désormais dans un mouvement de reconquête de sa destinée après le désespoir de sa réalité, découvre la vérité : l’impossible fusion des classes sociales et la vanité de tout essai d’intégration. L’arrivée inopinée de Colin, ce double de lui-même, permet à Jeannot de prendre conscience de sa situation originelle que le temps, à l’opposé de Candide, n’a pas dégradée.

« Tous mes amis du bel air m’ont trahi, se disait tous bas Jeannot, et Colin, que j’ai méprisé, vient seul à mon secours » [13].

Cette victoire de la raison sur le monde de l’illusion se trouve manifestée par ce début de réintégration du paradis de l’enfance. Le lieu initial, que les rêves jamais réalisés n’ont pas perverti, se reconstruit immédiatement.

« Jeannot (…) épousa une sœur de Colin, laquelle étant de même humeur que le frère, le rendit heureux. Et Jeannot le père, et Jeannette la mère, et Jeannot le fils, virent que le bonheur n’est pas dans la « vanité » [14]

La recherche du sens de la destinée, ce support fictif au service de la signification philosophique, trouve son sens dans ce mouvement de réintégration du monde déjà rejeté par le héros.

En somme, la trajectoire du roman serait un cercle, et le héros n’aurait fait que revenir à son point de départ, après l’expérience édifiante d’une vie de cour, un instant, mimée. Une problématique morale se trouve ainsi chargée d’exprimer, à travers des signes romanesques, donc ambigus et de surcroît mystifiés, une philosophie de la nature qui trouvera son plein épanouissement dans le dernier grand conte de Voltaire : L’Ingénu.

[1] Assistant au département de Lettres modernes à l’Université Cheikh Anta Diop de DAKAR

[2] Jeannot et Colin. Paris : Nouveaux Classiques Larousse. 1973. p. 31.

[3] Ibid. ,p. 32.

[4] Ibid., p. 36.

[5] Ibid., p. 37

[6] Ibid., p. 41.

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 38

[9] Ibid., p, 38.

[10] Jean SAREIL. « Le comique par non sens et le sens dans les contes de Voltaire », in Studies in Eighteenth Century Culture n° 9. p. 485.

[11] Voltaire,Zadig. éd. cit, p. 64.

[12] Jeannot et Colin, éd. cit.. p. 40.

[13] lbid., p. 41.

[14] Ibid