Développement et sociétés

LE DROIT AU DEVELOPPEMENT

Ethiopiques numéro 21

revue socialiste

de culture négro-africaine

janvier 1980

C’est sur l’invitation de mon ami Karel Vasak que j’avais hasardé en 1972, à l’occasion d’une leçon inaugurale que je faisais à l’Institut international des droits de l’homme, le mot « droit au développement ». Seule notre profonde conviction, Karel et moi, soutenait cet apport nouveau à l’univers déjà surpeuplé des droits de l’homme, dont les jaloux gardiens nous jetaient des regards de défi espérant que le temps aurait raison de notre témérité. En effet, le temps a eu raison. Mais pas de nous.

L’adhésion des sceptiques des premières heures, due à leur conviction ou davantage à leur lassitude devant notre tenacité, est aujourd’hui chose acquise. J’en veux pour témoin, le paragraphe 4 de la résolution 4 (XXXIII) de la Commission des droits de l’homme, où il est recommandé « au Conseil économique et social d’inviter le Secrétaire général des Nations-Unies, en coopération avec l’Organisation des Nations-Unies pour l’Education, la Science et la Culture, et les autres institutions spécialisées compétentes, à faire procéder à une étude sur les dimensions internationales du droit au développement comme droit de l’homme… ». Pour la première fois, une résolution de l’ONU consacrait la notion de « droit au développement » qui a été depuis reprise par plusieurs textes officiels et qui est entrée dans le vocabulaire des spécialistes.

Définition

Un nouveau droit s’élabore sous nos yeux : le droit au développement.

Après l’adoption de la Charte des Nations-Unies, mais surtout depuis 1964, les juristes ont trouvé dans leurs ateliers un nouvel ouvrage à accomplir.

Ils emboîtent ainsi le pas aux spécialistes des autres disciplines qui ont vainement cherché à cerner la notion de développement. Ne risquent-ils pas de mêler leur voix au chorus de la confusion ?

Trois remarques s’imposent dès l’abord :

– En premier lieu, il faut se garder de confondre « droit au développement » et « droit du développement ». Le droit du développement est aussi une discipline nouvelle, ou plus exactement, c’est une technique juridique, et un ensemble de méthodes de législation propres à sous-tendre le développement économique et social.

Comme le dit René David, un droit doit « viser à dire les solutions qui, à une époque et dans un milieu donnés, sont les meilleures pour une société. Si cette société est dans un état satisfaisant, le droit sera naturellement fondé sur les coutumes et les mœurs. Si la société, en revanche, est telle qu’une révolution s’impose pour qu’elle parvienne à un état de développement satisfaisant, il faut alors résolument combattre certaines pratiques, certaines coutumes et mœurs pour les faire disparaître, car elles font obstacle à la transformation profonde nécessaire de la société ».

Ce « droit de promotion », selon l’expression du Professeur Gendarme, est un droit qui « tire et qui pousse » vers le développement économique et social en combattant les routines ancestrales, lesquelles figent les sociétés traditionnelles. Il crée un homme nouveau par la révolution des mentalités.

Il s’éloigne du libéralisme classique, pour construire un système socio-politique, où les droits des individus sont provisoirement limités au profit de l’intérêt général, où, la légalité est élargie pour des raisons d’« état de nécessité ». Dans cette fonction, le « droit du développement » touche le « droit au développement » parce qu’il concerne le droit sur les moyens de développement (qu’il s’agisse des biens ou des personnes), mais ne se confond pas avec lui.

Le droit au développement intègre les droits et libertés publiques. Il est un droit de l’homme. Alors que dans le cadre d’un droit du développement, l’équilibre classique « liberté-ordre social » se rompt, car le besoin d’ordre l’emporte et de beaucoup, sur la nécessité d’accorder des libertés. Alors il devient commode pour les gouvernants de s’installer sur la formule : « on ne peut pas faire une omelette sans casser des œufs ». Malheureusement il arrive bien souvent que l’on casse des œufs et que l’on ne fasse pas d’omelette du tout.

Paul Sighart a émis une hypothèse qu’il serait fort intéressant d’exploiter. Il s’agit de rechercher la corrélation nécessaire entre « développement » et « respect des droits de l’homme ». Certains auteurs se sont déjà engagés sur la voie. On peut citer Adelman et Morris (Society, Politics and Economic Development…), James C. Strouse et Richard P. Claude et surtout un article de Marcel Niedergand dans Le Monde des 22 au 28 février 1977 (Croissance et contrainte). Niedergand a montré que le décollage économique s’accompagne en fait presque toujours de restrictions et de répression.

Robert H. Kapp, quant à lui, dit fort justement, que l’incompatibilité entre développement et respect des droits et libertés n’est concevable que quand le développement s’analyse comme la seule croissance. En effet, la conception d’un développement véritable doit rejoindre la définition de Malcom Adiseshia pour qui « le développement est une forme d’humanisme. C’est un fait moral et spirituel autant que matériel et pratique. C’est une expression de l’intégralité de l’homme répondant à ses besoins matériels : (nourriture, vêtement, logement), en même temps qu’à ses exigences morales : (paix, compassion et charité). C’est l’expression de l’homme dans sa grandeur et dans sa faiblesse, le poussant toujours plus avant et plus loin, sans jamais pourtant assurer définitivement le rachat de ses erreurs et de sa folie ». Ainsi compris, le développement implique l’absence de répression et de graves violations des droits des individus.

Si l’on dégageait des paramètres mesurant le développement d’une part et le respect des droits civils et politiques d’autre part, en partant d’exemples connus, quelle pourrait être l’allure de la courbe représentative de la combinaison des deux données ?

– En second lieu, il apparaît, de prime abord, que le développement se réfère au groupe. La réaction contre le « laisser faire, laisser passer » avait donné naissance au XIXe siècle à la conception de droits économiques et sociaux, et avait nécessairement contrarié les tendances individualistes de l’époque précédente. Le respect de ces droits, la réalisation des conditions d’une vie meilleure dans la justice, et, d’une façon générale, l’entreprise d’un développement économique et social harmonieux, ont toujours un caractère collectif ; il s’agit de mobiliser les ressources matérielles et humaines, régionales, nationales ou internationales, en vue d’assurer le relèvement du niveau de vie des populations dans un environnement socio-culturel satisfaisant. Le développement est donc un droit collectif, un droit des peuples.

Mais il reste que pour déterminer l’état de développement, les indicateurs utilisés se réfèrent nécessairement à l’individu. Il sera question de « produit intérieur brut par tête d’habitant », de « rythme de scolarisation », de « taux de natalité » ou de « mortalité », de « moyenne d’âge de la population », etc…, autant de notions qui font appel nécessairement à la situation de chaque homme, et de chaque femme.

Dans son discours à la IIIe Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement à Santiago du Chili, Robert McNamara avait attiré l’attention sur la nécessité, dans l’évaluation des résultats des programmes de développement, de se méfier des globalisations qui risquent de donner de fausses joies sur le recul de la pauvreté.

Il ne viendrait à l’idée de personne, de dire que Samba est un homme développé. Mais pour apprécier l’état de développement du Sénégal, la situation personnelle de Samba ne peut pas être indifférente. La productivité, la consommation et l’épargne, pour chaque citoyen, se combinent différemment et déterminent la croissance qui est la matière première du développement.

Déformant une expression de François Perroux, nous dirons que le développement intéresse « tous les hommes », « tout homme », et « tout l’homme ». Il devient dès lors indifférent de s’embarrasser d’élucubrations tendant à préciser si réellement le droit au développement est un droit collectif ou individuel.

– En troisième lieu, on pourrait être tenté d’envisager le développement sous plusieurs facettes. En effet, rien ne nous empêche de parler du développement physiologique, du développement économique, du développement intellectuel, du développement institutionnel, du développement moral et que sais-je encore ? La liste pourrait être longue et on peut alors se poser la question de savoir s’il est possible et s’il est même souhaitable de regrouper tout cela sous le vocable plus ou moins incertain de droit au développement. Nous pensons que le véritable développement s’analyse comme une tout. Toutefois, sur le plan juridique, il faut bien reconnaître que presque tous les éléments qui composent le développement font l’objet à l’heure actuelle de déclarations, de résolutions, de conventions ou de pactes.

Dans ces conditions, si tous ces instruments étaient efficients et si leurs prescriptions étaient respectées, le droit au développement serait sans objet, ou plus exactement le droit au développement s’analyserait comme l’ensemble des moyens destinés à parvenir à la réalisation des différents droits et particulièrement des droits économiques, sociaux et culturels.

Il faut soigneusement éviter de s’engager dans cette voie. D’abord parce qu’elle mène à ce que je considère comme un véritable danger : la confusion entre développement et « besoins fondamentaux » de l’homme. Cette nouvelle catégorie, récemment dégagée, risque d’être pour certains un refuge commode leur permettant de justifier que seul le minimum suffisant pour l’existence est le vrai problème des pays en voie de développement. Cette position, qui commence à se faire jour dans les milieux internationaux, n’est pas sans rappeler les thèses racistes et colonialistes soutenues dans le passé, et selon lesquelles, pour certains peuples, manger à sa faim doit être le seul objectif à poursuivre.

Mais il y a un second danger. Les différents instruments juridiques qui se réfèrent à des droits spécifiques, envisagent l’homme dans les différents aspects de son être et les diverses phases de son existence ; ce qui a pour conséquence de suggérer une certaine hiérarchie dans la satisfaction des besoins. C’est cette hiérarchisation que refuse le droit au développement. Celui-ci met plutôt l’accent sur la notion d’harmonie dans la croissance et la satisfaction de l’ensemble des besoins et sur la coaction nécessaire des différents éléments du développement.

En somme, le droit au développement envisage la qualité de vie de chaque homme dans sa globalité, pour une promotion tenant compte des choix et des moyens de chaque nation, soutenue par la solidarité universelle.

Créanciers et débiteurs du droit au développement

Tout droit a un créancier et un débiteur. Le droit au développement n’échappe pas à cette règle.

– Les créanciers du droit au développement sont à la fois les individus, les peuples et les Etats.

C’est ce qui a été souligné avec force par les juristes africains au Colloque tenu à Dakar, au mois de septembre 1978, sur « le Développement et les droits de l’homme ».

Au niveau de l’individu, il ne faut pas que le développement contraigne l’homme à abdiquer ce qui est essentiel à son épanouissement et à sa capacité d’être heureux, car ce serait la violation d’un droit fondamental et pour le moins un abus de droit.

Pour les peuples, le droit au développement c’est d’abord leur droit à disposer d’eux-mêmes, à choisir leur propre société et leur style de vie. Malheureusement, l’Etat moderne confisque les droits des peuples, et en définitive, il est le véritable créancier du droit au développement. Il s’agit bien sûr des Etats sous-développés.

– Chaque élément du corps social international a l’obligation de participer au développement du monde, qu’il s’agisse de l’Etat en cause, des autres Etats ou de la Communauté internationale. Ce sont là autant de débiteurs du droit au développement.

Assurer le développement économique et social des populations est une obligation qui pèse à la fois sur chaque Etat et sur la Communauté internationale toute entière. Et c’est pourquoi après avoir souligné que la création des conditions adéquates…. pour la promotion et la protection des droits de l’homme dans les pays en voie de développement est d’abord une préoccupation des politiques nationales, Th. C. Van Boven (Revue des droits de l’homme, vol. III-3-1970 page 384) se dépêche d’ajouter : « The international community should also exercise its collective responsibility to realize economic and social justice ».

Le droit au développement a donc deux facettes : l’une nationale, l’autre internationale. C’est un pouvoir ou une prérogative que les peuples peuvent exiger de leurs Etats ou de la Communauté internationale organisée. Mais, dans le cadre de cette étude, nous avons délibérément choisi de mettre davantage l’accent sur les aspects internationaux.

Nous voulons ici envisager le droit au développement dans le cadre de ces droits de solidarité que l’UNESCO, sous la plume de Karel Vasak, tente de cerner. Dans sa résolution 4 (XXXIII) précitée, la Commission des droits de l’homme insiste sur les dimensions internationales du droit au développement.

La Communauté internationale est en définitive, de par les responsabilités qu’elle assume en application de la Charte, le principal débiteur du droit au développement. Elle s’acquitte d’ailleurs de ses obligations avec la difficulté qui tient à son statut et à sa nature.

Les pays sous-développés, usant de leur majorité, dans les organismes internationaux, tentent d’élaborer leur droit à se développer en colorant ses fondements de quelques touches juridiques, transformant en droit ce qui apparemment n’est qu’une obligation morale.

 

Fondements du droit au développement

Il s’agit de trouver les justifications et les sources du droit au développement.

Justifications

Nous retiendrons quelques justifications du droit au développement en nous plaçant sur plusieurs plans.

Au plan économique

L’aventure coloniale des Européens les avait conduits à établir avec eux des rapports de domination dont on a cherché la justification dans la différence de race, de mœurs et de religion, et que l’intérêt économique a maintenus jusqu’à nos jours.

Ces pays ont été et sont encore considérés aujourd’hui comme des réservoirs de matières premières et de main-d’œuvre à bon marché. De surcroît, ils constituent, pour les produits finis ou semi-finis d’Europe, une clientèle dont il convient de ménager le pouvoir d’achat mais juste pour ce qu’il faut, pour qu’ils restent des clients d’un commerce qui change de visage mais reste toujours le même. Dans le point IV de son discours de 1949, Truman disait : « l’expérience montre que notre commerce avec les autres nations prend plus d’importance à mesure que celles-ci se développent ». Ainsi le financement en vue du développement n’est dans plusieurs cas, qu’une subvention déguisée aux exportateurs nationaux.

Ces pays ont été et sont encore considérés aujourd’hui comme des réservoirs de matières premières et de main-d’œuvre à bon marché. De surcroît, ils constituent, pour les produits finis ou semi-finis d’Europe, une clientèle dont il convient de ménager le pouvoir d’achat mais juste pour ce qu’ils restent des clients d’un commerce qui change de visage mais reste toujours le même. Dans le point IV de son discours de 1949, Truman disait : « l’expérience montre que notre commerce avec les autres nations prend plus d’importance à mesure que celles-ci se développent ». Ainsi le financement en vue du développement n’est, dans plusieurs cas, qu’une subvention déguisée aux exportateurs nationaux.

C’est ainsi que s’était établi dans le passé le système du pacte colonial, dont les effets sont encore sensibles de nos jours. Le schéma est fort simple et n’a pas beaucoup varié : les Etats de l’hémisphère sud sont chargés de fournir les matières premières et la main-d’œuvre non qualifiée.

Et si la IVe Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement avait fait naître des espoirs ils ont vite été dissipés par CNUCED (V). Quant au « dialogue » Nord-Sud, il s’instaure pour l’instant entre sourds.

Dans un article publié dans « Le Monde », Christian Jelen avait fait des remarques qui m’avaient particulièrement frappé. S’adressant à ses compatriotes il leur disait : « Quand nous mettons de l’huile dans notre salade, nous participons, sans même le savoir, à une injustice flagrante… ». Il voulait souligner par là le fait que Senghor dénonçait récemment : à savoir que la prospérité des pays d’Europe est bâtie sur la misère du Tiers-Monde.

Senghor a souligné que si de 1974 à 1978 les exportations du Sénégal ont augmenté de 57 %, pendant la même période, les prix des produits manufacturés ont accusé un accroissement de 200 %.

Ce mal caractéristique des rapports Nord-Sud, cet échange inégal, est chaque jour dénoncé par des avocats talentueux du Tiers-Monde, mais peu écoutés de leurs interlocuteurs.

« Quand nous achetons une bouteille d’huile dite supérieure, disait encore Christian Jelen, (huile supérieure qui n’est qu’à moitié de l’arachide), nous payons 10 fois le prix de la matière première achetée au Sénégalais. Nous subventionnons donc, de façon clandestine, les pays riches qui ne savent plus quoi faire de leurs excédents en matières grasses : soja, et tourteaux pour les Etats-Unis, colza pour le Canada et l’Europe occidentale, tournesol pour l’U.R.S.S. Du même coup, nous condamnons à la ruine le Sénégal dont les arachides constituent 75 % des exportations. Et ce qui est vrai pour l’arachide l’étant aussi pour le plomb, le cacao, le caoutchouc, le pétrole, le coton…, nous aidons les pays riches à se passer des pauvres. De sorte que le Tiers-Monde n’est plus en voie de développement, mais de sous-développement accéléré ».

Le Tiers-Monde est en sursis

Tibor Mende n’hésite pas à dire que si quelque catastrophe cosmique devait séparer les moitiés nord (où il place les pays développés) et sud (où il localise les pays sous-développés) de notre planète, la technologie moderne permettrait sans conteste à la ceinture tempérée de s’adapter à long terme sans grand dommage à cette situation nouvelle. Il suffit pour s’en convaincre de considérer les efforts considérables qui sont aujourd’hui consentis pour remplacer les produits pétroliers.

Les conditions du commerce international se trouvent aggravées par le fait que les pays sous-développés n’ont pas voix au chapitre s’agissant de la situation monétaire. Certes, on commence à admettre dans le club des forts, pour démontrer une certaine bonne volonté, quelques privilégiés. Mais, il reste que, lorsque les Etats-Unis dévaluent le dollar, ils ne consultent personne. De même, quand les Dix ont été amenés à réajuster leur monnaie pour des questions qui concernent le commerce mondial, ils l’ont fait sans avoir pris au préalable l’avis de leurs partenaires.

Les Etats satellites sont informés, après coup, des décisions prises, alors que dans la plupart du temps, ils sont les premiers à en supporter les conséquences néfastes. Pays d’importation de produits fabriqués, et pays d’exportation de matières premières, ce sont eux que les dévaluations touchent au premier chef.

L’obligation de participer au développement des pays dominés devient ainsi la modeste contrepartie des profits économiques que les pays riches tirent des rapports de domination.

Au plan stratégique

Les pays développés constituent, les uns vis-à-vis des autres, de redoutables adversaires. Ils ont alors besoin, en de hors de l’hémisphère nord, d’alliés pour servir leurs desseins stratégiques. Ces alliés, ils les trouvent, tout naturellement, dans les pays sous-développés. Ainsi ils créent à travers le monde sous-développé, des bases stratégiques classiques ou adaptées à l’armement moderne, qui pourront leur servir en cas d’agression dirigée contre eux ou menée par eux. Par ailleurs, ces pays sous-développés constituent des alliés éventuels qui pourraient prendre les armes à leur côté en cas de conflit international.

Mais ce n’est pas tout. Les pays développés, disposant d’un arsenal à la puissance de destruction inimaginable, ne veulent évidemment pas entrer directement en conflit les uns contre les autres. C’est alors que chaque pays développé se ménage son ou ses pays sous-développés à travers lequel, ou lesquels, il exprime certaines idées qu’il répugne à émettre directement lui-même ou mène la guerre contre ses adversaires. Ce fait a été plus d’une fois dénoncé par Senghor.

Ainsi, dans tous les conflits qui ont éclaté depuis la fin de la 2e guerre mondiale, vous pourrez identifier à travers les pays sous-développés directement en cause, telle puissance qui, dans le conflit, n’engage que ses finances, les pertes en vies humaines étant exclusivement du côté des pays sous-développés. C’est ce que Senghor appelle en Afrique : « la guerre par nègres interposés ».

Les événements récents de l’Afrique ne laissent aucun doute dans ce domaine. C’est la guerre des autres qui se mène dans le continent. La guerre par procuration, pour des idées et des mœurs qui sont totalement étrangères aux Africains.

Cela explique la générosité avec laquelle les armes et tout le matériel de guerre sont fournis aux pays sous-développés, générosité qui contraste tant avec la parcimonie qui est de mise en matière d’aide au développement. Espérons que l’idée d’un impôt pour le développement et frappant les budgets de guerre, récemment lancée par Senghor, fasse son chemin.

Dans de telles circonstances, les pays riches se sentent tenus de soutenir tant soit peu sur le plan économique, ceux qui combattent pour eux. C’est le système du mercenariat élevé au rang des Etats.

Au plan politique

Une troisième justification du droit au développement nous est fournie par les préoccupations politiques des Etats développés.

L’irruption sur la scène politique internationale de plusieurs Etats devenus indépendants, a modifié les rapports de force entre idéologies. Ainsi ces pays sous-développés, souvent bruyants, constituent pour les grandes puissances, une sorte de clientèle électorale. L’idée s’est répandue que le fait d’assurer le progrès économique et social d’un Etat dans le besoin, engendrait à l’égard du bienfaiteur, de la part de l’obligé, un sentiment et des réactions de reconnaissance qui se traduisent par la satellisation du pays aidé.

Telle est la philosophie de l’aide liée.

Cette conception est une vision quelque peu simpliste des choses. Elle assimile des relations d’Etats aux relations d’hommes, et prête à des entrées politiques des sentiments humains, alors qu’elles en sont dépourvues.

Cependant, elle a orienté toute la politique d’aide au développement dans les premières années qui ont suivi la 2e guerre mondiale. Elle est à la base de l’aide bilatérale dont les mille et une combinaisons tendent à domestiquer l’opinion des pays sous-développés. Chaque Etat bienfaiteur établit avec un ou plusieurs pays sous-développés, des relations économiques, dites « privilégiées », espérant en retour une certaine fidélité politique. Ces relations tirent leur origine de la colonisation ou ont été créées depuis la période partant de 1955, la fin de la reconstruction en Europe et l’expansion de la guerre froide. Par cette voie, il serait ainsi possible d’assurer la prorogation des idéologies qui ont survécu à la mort des dieux, et que se partagent les pays d’Occident dont l’ambition est de se prolonger vers le sud.

Il s’agissait, en gros, de lutter contre le communisme ou de le propager.

Cette aide, derrière laquelle se profile une arrière-pensée d’asservissement idéologique, est aujourd’hui dénoncée. On tend à lui substituer l’aide multilatérale ; mais cette dernière ne représente encore que moins de 20 % de l’aide globale et recèle de son côté de graves inconvénients.

L’ingérence de plus en plus grande dans les affaires intérieures qu’une telle politique engendre à la longue rend de plus en plus suspects, aux yeux de l’opinion, les dirigeants des pays sous-développés qui l’acceptent, et leur salut réside alors dans une réaction vers la rupture ou la « rébellion ».

Les pays sous-développés, conscients du problème, rusent en multipliant l’appel aux aides bilatérales, créant ainsi une sorte de chantage à l’idéologie qui, quoi qu’on en pense, réussit souvent. D’ailleurs, ils commencent à être las d’adhérer aux idéologies des autres. L’un de leurs dirigeants ne s’exprimait-il pas récemment : « Lénine a refusé le modèle allemand pour créer le modèle russe. Mao Tsé-Toung a refusé le modèle russe pour créer le modèle chinois. L’Afrique va-t-elle s’abstenir de créer ? »

Du côté des pays développés, les données du problème se modifient. Le clivage des idéologies devient de moins de mains en moins absolu. Il serait hâtif de dire que le clivage racial est en train de lui être substitué, mais il serait trop optimiste de croire que personne n’y pense. Tant que le jeu des alliances idéologiques aboutit à des sacrifices minimes ou qui ne concernent que des pays sous-développés, il reste divertissant : mais dès que l’excitation des pays miséreux commence à devenir excessive et dangereuse au point de faire entrevoir un face à face direct entre géants, les querelles conventionnelles s’effacent et on sacrifie les alliances idéologiques aux accords de la force et aux harmonies de la prospérité. Cette politique n’empêche d’ailleurs pas de continuer à entretenir comme des « barouds d’honneur », de petites querelles de principe.

Tout se passe comme si on se mettait d’accord pour assurer éventuellement l’autodestruction des pays sous-développés par la politique que l’on a baptisée : maintien de l’équilibre des forces ou détente. Il est quand même curieux que la seule aide que les Etats soient toujours prompts à apporter soit celle qui consiste à fournir aux pays sous-développés les moyens de s’entretuer.

– Le souci de sauvegarder la paix est une autre justification du droit au développement. Nul n’a su mieux que le Pape Paul VI, exprimer cette idée. Rappelons-nous son mot devenu fameux : « Le développement est le nom nouveau de la paix ». La paix qu’il s’agit de sauvegarder n’est pas seulement l’absence de guerre à caractère international ; elle concerne aussi la stabilité dans la situation intérieure des Etats et la tranquillité publique internationale.

La pauvreté risque finalement de diviser le monde en deux blocs : celui de la minorité puissante et celui de la majorité miséreuse qui prétend tirer sa force de sa pauvreté. Le sentiment d’injustice qu’elle crée et qu’elle entretient étant de plus en plus vivace, il est pour le moins sage de redouter une explosion. Cette situation durera tant que le face à face, résultat de la disparité, ne sera pas supprimé par la réduction de la trop grande différence qui sépare les pays riches des pays pauvres. Certes, une guerre dans le sens classique du terme, est peut-être exclue entre ces deux groupes. Mais les conséquences du conflit n’en seraient pas moins graves et doivent être dès maintenant redoutées.

Récemment, une personnalité française du monde littéraire avait utilisé une image choquante, mais qui traduit parfaitement l’état d’âme de l’Europe : il comparait les populations de plus en plus miséreuses du Tiers-Monde à des insectes qui ne manqueront pas d’envahir l’Occident sous la poussée de la faim.

Le processus de la 3e guerre mondiale est d’ores et déjà engagé, selon Senghor.

La misère provoque aussi à l’intérieur des Etats qui en sont victimes, un climat d’agitation perpétuelle, conséquence du sentiment d’insatisfaction et de frustration qu’éprouvent les masses dont les élites ont confisqué les droits. Les coups d’Etat se multiplient en Afrique, en Asie et en Amérique latine, empêchant la stabilité, sans laquelle il n’y a pas de politique de développement efficace. En Afrique, il y a en moyenne 2 coups d’Etat par an. En Asie, plus de la moitié des gouvernements ont été renversés. En Amérique latine, le problème est semblable. Et pourtant, rares sont les mini-révolutions qui ont pour conséquence des bouleversements fondamentaux dans la vie des masses. La nouvelle équipe qui vient occuper l’Olympe, dans bien des cas, se dépêche de proclamer que rien n’est changé, apportant ainsi la démonstration que le but poursuivi n’était point de changer les choses, mais simplement les hommes.

On a pensé que le relèvement des niveaux de vie dans les pays sous-développés pourrait avoir pour conséquence de leur assurer en même temps une certaine stabilité internationale et régionale. Et l’on trouve là une raison valable pour justifier l’aide.

Ainsi, qu’il s’agisse du maintien du statut quo dans les rapports économiques nord-sud, de l’absence de guerre, de la sécurité intérieure ou internationale, le développement économique et social des pays attardés apparaît, aux yeux des pays riches, comme une assurance sur la vie. Il s’agit pour eux, en quelque sorte, de souscrire une police d’assurance en payant des primes sous forme de prêts, de dons ou d’assistance : mais ils veulent les payer au moindre taux, ce qui fait que le risque est à peine couvert.

Voilà brièvement décrites, quelques justifications du droit au développement. Toutes ces justifications, qu’elles concernent l’économie, la stratégie ou la politique, ont fini par être ruinées par les faits ou niées par les hommes. Aucune d’entre elles n’est véritablement tout à fait satisfaisante. Elles sont les vraies raisons de l’aide. Mais on les habille pudiquement d’autres motifs. Les pays du Tiers-Monde, eux, ne sont pas dupes. Ainsi, jusqu’à maintenant, l’essentiel des rapports entre Etats a été traité sur la base de fondements purement matériels. N’y aurait-il pas une autre façon d’aborder la coexistence des nations ? N’est-il pas temps d’avoir recours à autre chose ?

Au plan moral

– Il y a d’abord la responsabilité qui pèse sur les pays riches. Ils sont responsables parce qu’auteurs des événements internationaux et de leurs conséquences. Puisque ces événements ils les déclenchent avec la seule considération de leurs intérêts, il leur appartient, étant donné qu’ils profitent des avantages, de partager au moins les inconvénients. Ils décident de la paix ou de la guerre, du régime monétaire international, des conditions des relations d’affaires, imposent des idéologies, etc, etc. Ils font et défont les nœuds de la politique et de l’économie mondiale. Quoi de plus naturel, alors, qu’ils assument la responsabilité des conséquences d’événements et d’états de faits dont ils sont les auteurs ? Comment justifier autrement le droit de veto que détiennent cinq Etats seulement dans la grande famille des Nations Unies ?

Certains de ces événements qu’ils commandent à leur guise remontent assez loin dans le passé ; mais leurs conséquences se font encore sentir aujourd’hui avec une dramatique actualité. Le préjudice qu’ils causent doit être endossé par ceux qui l’ont provoqué ; c’est un principe élémentaire de justice.

Il y a eu dans le passé des peuples coloniaux, des actes d’une portée morale aussi lourde que l’hitlérisme : il y a eu l’esclavage, les travaux forcés et le colonialisme avec son cortège de malheurs. Dans la conscience des ex-colonisés, ces peuples responsables doivent non seulement rendre compte de ces événements, mais réparer les dommages qu’ils ont causés. Qui pourra jamais évaluer le tort que les razzias de dizaines de millions d’hommes et de femmes jeunes et de bonne santé ont pu causer au Mali et au Dahomey ?

Antoine Letembet Ambily, un jeune Congolais, a écrit une pièce qu’il a intitulée « l’Europe inculpée ». Si l’on fait abstraction d’une certaine naïveté des dialogues et de quelques maladresses inévitables pour un jeune auteur, il reste que cette pièce traduit bien la mentalité de la jeunesse d’Afrique.

Certes, il y a aussi la responsabilité des Etats sous-développés eux-mêmes. Elle est considérable. Même dans les événements du passé, les « élites » de ces pays ont pu apporter une contribution coupable. Quant à leur part dans la situation actuelle, elle est d’une importance capitale : ils se laissent facilement conquérir par les leurres du développement que certains aventuriers internationaux inventent à profusion à leur intention ; ils refusent de s’unir, s’obstinant à donner continuellement prise à la politique de balkanisation géographique ou idéologique ; ils se disputent les pouvoirs politiques, se livrant à des rivalités puériles et à des luttes stériles de personnes. Suivant des conseils malveillants, ils se tournent vers des investissements improductifs ou purement somptuaires, facilement critiquables, et servant de prétextes à une politique de régression de l’aide et de l’assistance. Tout cela est un faisceau de faits concordants et auquel il serait aisé d’ajouter bien d’autres pour aboutir à une condamnation sans appel. Mais ce sont précisément les avatars du sous-développement, et il ne servirait à rien de s’y attarder outre mesure. Ce ne sont pas des causes mais des effets. C’est pourquoi nous n’estimons pas utile, pour l’instant, de les développer plus avant, nous réservant toutefois de les analyser ultérieurement.

– S’il y a la responsabilité pour justifier le droit au développement, il y a surtout la solidarité. Il ne s’agit plus alors de supputer des gains ou des pertes éventuels, d’espérer des avantages ou de craindre des inconvénients. Il s’agit tout simplement de revenir à ce qui doit être au centre de toute conduite, de toute politique humaine : l’homme lui-même, « jeté là », « à ses risques et périls » ; il est proposé pour se faire, et pour cela, il doit être libre. Or être libre, c’est s’aimer dans autrui ; c’est agir pour l’homme et vers l’homme ; ne pas nier l’existence d’autrui, car ce serait nier la sienne propre. On est libre parce qu’on est…, un être pensant, doué du pouvoir de choisir, de « devenir ce que l’on est », comme disait Nietzsche. Cette faculté de « libre arbitre », dont parle Descartes, est le dénominateur commun et la raison d’être de la condition humaine. Elle nous délivre de l’animalité. C’est là une « vérité » morale et non plus matérielle comme dit Senghor.

C’est tout naturellement vers Kant que nous nous tournons. Il nous dit : « Agis comme si tu étais en même temps législateur et sujet », et il ajoute : « N’agis que selon une maxime dont tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Nul mieux que lui ne peut venir à notre secours dans la recherche d’une éthique du développement, car elle doit être un impératif catégorique.

Etre un homme, c’est être libre et admettre la liberté d’autrui.

« Or, un affamé est théoriquement un homme libre ; pratiquement, il reste un esclave », dit Jean-Marie Domenach. Que signifie en effet la liberté pour celui qui va mourir de faim ? Les droits de l’homme, tels qu’ils sont proclamés par la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen n’ont aucun sens pour les hommes qui végètent dans la famine, la maladie et l’ignorance.

Les religions de l’écriture se sont évertuées à élever l’homme vers Dieu, le détachant des contingences de son clan. Mais l’entreprise s’est laïcisée. L’homme de la « cité » et de la « gens » est devenu l’Homme tout court.

Participant à cette humanité, il faut qu’alors nous fassions l’effort de vaincre d’abord l’égoïsme des hommes qui, comme le dit Karel Vasak, « a un contenu agressif et constitue à cet égard une maladie qui menace le corps encore fragile des droits de l’homme ».

Puis il faut vaincre l’égoïsme des peuples par une aspiration vers l’universel. Le premier mouvement nous porte toujours vers nous-mêmes, ou vers ce qui nous est proche (famille, concitoyens ), ce qui est lointain nous paraissant par essence hostile, attire notre propre hostilité. « On n’aime que ce l’on connaît », n’est-ce pas ? Le sentiment de charité nous envahit seulement quand la misère s’approche de nous, et nous allons jusqu’à l’ériger en obligation naturelle.

« Ce n’est pas de ton bien que tu fais largesse au pauvre, tu lui rends ce qui lui appartient » affirmait Saint-Ambroise. Dieu en a fait un des cinq piliers de l’Islam. Cette façon de comprendre l’obligation de charité n’est pas le monopole des hommes de religion. En effet, pour Pearson, à la question : « Pourquoi aider les pays sous-développés ? », la réponse est : « Ce n’est que justice que ceux qui sont riches partagent avec ceux qui sont pauvres ». Ce précepte s’impose à notre cœur et à notre esprit à l’intérieur du cercle familier dans lequel nous vivons.

Mais, petit à petit, il faut faire l’effort d’agrandir le cercle familier de la personne à la famille, à la cité, au pays. Chaque stade exige une renonciation à une parcelle de liberté ou de souveraineté au profit de l’entité collective. Celle-ci par ce fait, acquiert une responsabilité.

Aujourd’hui, la dimension est l’universel. Il faut s’engager résolument dans la seule voie du salut : un mondialisme rationalisé. C’est ce que certains appellent maintenant le contrat de solidarité qui est aux Etats ce que le contrat social était aux individus.

Ce processus hommes vers la solidarité peut être ralenti considérablement par des barrières soit de races, de religion, d’intérêt ou de quelque autre nature.

Mais, il faut que les égoïsmes finissent par succomber au fur et à mesure que la conception de la société s’élargit.

L’existence d’une société a pour condition la solidarité. Et puisque nous avons décidé d’édifier la société internationale, écoutons ces belles paroles de Jacques Leclerck :

« La société n’a pas seulement pour but de garantir la liberté dans l’égalité et d’empêcher les hommes de se nuire les uns aux autres, mais d’organiser la vie collective de façon à l’amener au progrès, d’organiser le travail en commun de façon à faire de l’ensemble des hommes un tout collaborant à une œuvre commune, l’œuvre de la civilisation qui se continue de génération en génération, et surtout que les conditions de vie s’améliorant et l’humanité se libérant de la vie primitive soient soumises aux exigences primordiales de la subsistance physique, que les hommes se consacrent à des formes d’activités librement choisies selon les exigences de l’esprit.

Le but de la société est d’assurer une vie plus belle, plus humaine, plus libre, grâce aux moyens d’actions accrus que donne la civilisation mise à la disposition de tous, selon une règle d’égalité ».

Cette page a été écrite par son auteur sous le choc émotionnel du mouvement de générosité éveillé par les atrocités de la deuxième guerre mondiale et de l’enthousiasme qu’avait engendré la Charte de San Francisco. Mais la vérité qu’elle exprime est éternelle. Puissions-nous le comprendre tout de suite.

Rappelons-nous que l’Europe du XXe siècle, par réaction à l’âge d’or du droit naturel que constituait la période précédente, s’était enfermée dans un positivisme philosophique et juridique étroit. Il a fallu les horreurs de la guerre de 1939-1945 pour la réveiller, et pour la rendre sensible au fait que l’égoïsme des hommes et des Etats est certainement la ruine la plus sûre de la sécurité et de la dignité de chacun.

Le droit naturel s’est réveillé en même temps que naissait l’élan de solidarité né des suites de la guerre. Certes, il s’agit d’un droit naturel nouvelle manière, différent, dans sa conception, de celui du XVIIIe siècle. Il est encore constitué de lois immortelles, mais qui ne sont plus que des « principes directeurs » et « un idéal de justice », selon l’expression de Capitant.

La société des hommes est encore en crise, parce qu’elle aspire à l’universel, mais se trouve toujours en proie aux égoïsmes. Vaincus au niveau des régions (ou sur le point de l’être), ces égoïsmes apparaissent au niveau de la Communauté internationale. La flamme de solidarité qui s’était allumée après la guerre, n’a pas été entretenue. Elle avait pourtant été la cause d’actes de générosité qui n’ont pas seulement une valeur morale, mais juridique.

Sources du droit au développement

Il a été préconisé, par la « Commission justice et paix » d’Algérie, de compléter la Déclaration universelle des droits de l’homme par la proclamation d’un « Droit au développement ». Et on se demande s’il n’est pas opportun de préparer à la Commission des droits de l’homme, une convention sur les droits de la 3e génération : Droit à la paix, droit à l’environnement et droit au développement.

– A notre avis il n’est guère utile de s’encombrer d’un nouvel instrument, comme s’il s’agissait de créer des droits nouveaux.

Le droit au développement est déjà inscrit dans le droit international. Il figure en toutes lettres dans la Charte des Nations Unies comme une conséquence des renonciations aux attributs normaux de la souveraineté classique et comme le prolongement du devoir de coopération.

En se déclarant résolus « à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l’intérêt commun », les Etats signataires renonçaient ainsi à l’attribut de souveraineté le plus ancien : le droit de faire la guerre.

En décidant de créer une société internationale responsable, il était naturel de lui donner des attributions dans le domaine de l’ordre public économique international. C’est ce qu’exprime Pearson en ces termes : « le concept de communauté mondiale constitue par lui-même une raison majeure de la coopération internationale pour le développement ». Les Etats signataires s’étaient déclarés résolus « à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande », « à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples ».

Les articles 55 et 56 de la Charte elle-même sont encore beaucoup plus explicites. Partant du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, les Nations Unies se sont engagées à « favoriser le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et les conditions de progrès et de développement dans l’ordre économique et social ; la solution des problèmes internationaux dans les domaines économique, social, de la santé publique, et autres problèmes connexes ; et la coopération internationale dans les domaines de la culture intellectuelle et de l’éducation ».

Les membres des Nations Unies s’engagent par ailleurs, à agir en coopération avec l’Organisation, séparément ou conjointement, en vue d’atteindre les buts ainsi précisés.

L’obligation de coopération et sa conséquence, le droit au développement, nous apparaissent encore plus nettement dans la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats, conformément à la Charte des Nations Unies approuvée par l’Assemblée générale dans sa résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970. Le paragraphe intitulé « le devoir des Etats de coopérer les uns avec les autres », conformément à la Charte, se termine par les mots : « Les Etats doivent conjuguer leurs efforts pour promouvoir la croissance économique dans le monde entier, particulièrement dans les pays en voie de développement ».

La Déclaration universelle des droits de l’homme, sous l’influence plus particulièrement de la délégation de l’U.R.S.S., a proclamé de son côté les droits économiques et sociaux dans ses articles 22 à 27.

Dès janvier 1952, sur la demande de la Commission des Droits de l’homme, le Secrétaire général des Nations Unies élaborait un rapport sur « les activités de l’Organisation des Nations Unies et des institutions spécialisées dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels », rapport qui devait constituer un des premiers pas vers la réalisation du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui ne devait être signé qu’en décembre 1966, et qui vient d’entrer en vigueur depuis le 23 mars 1976. Dans son préambule, le pacte énonce que « …l’idéal de l’être humain libre, libéré de la crainte et de la misère, ne peut être réalisé que si les conditions permettant à chacun de jouir de ses droits économiques, sociaux et culturels, aussi bien que de ses droits civils et politiques, sont créées ».

Dans beaucoup de domaines, les institutions du développement se sont multipliées. On n’en dénombre pas moins de 20, auxquelles il faut ajouter celles qui ont un caractère national ou régional.

Toutes les institutions spécialisées de l’ONU dans leur acte constitutif, proclament une profession de foi relative à la « prospérité commune de l’humanité » et à la nécessité d’établir, de maintenir et de renforcer, une coopération internationale des nations du monde entier, en raison du principe de solidarité universelle. Il est inutile de rentrer dans le détail de ces prescriptions qui concernent l’UNESCO, la FAO, l’OIT, l’OMS notamment.

Les différentes organisations internationales ont élaboré sous des formes diverses des instruments multiples qui consacrent avec plus ou moins de coercition, le droit au développement. Ces instruments sont de portée juridique inégale. Sous la pression considérable des pays sous-développés et de leurs alliés, les résolutions succèdent aux résolutions empruntant aux conventions et aux pactes, leur terminologie, – se parant d’une force obligatoire qu’elles n’ont pas en réalité. Cette technique qu’Alain Pellet appelle la « contamination de valeur contraignante » est un procédé habile pour lier les pays développés qui de proche en proche ont reconnu le pouvoir du « droit recommandatoire ». Dans ce droit on peut trouver des déclarations, des programmes d’action, des résolutions de diverses natures.

Le 1er mai 1974, à l’occasion de sa sixième session extraordinaire, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait par sa résolution 3201 (S-VI) une déclaration historique relative à l’instauration d’un nouvel ordre économique international. Cette déclaration récuse l’ordre économique international actuel, souligne la nécessité de ne pas dissocier les intérêts des pays développés et ceux des pays en voie de développement, et énonce les principes qui doivent guider vers l’instauration d’un nouvel ordre économique international.

Le 12 décembre 1974, un autre événement important se produisit aux Nations Unies. L’Assemblée générale en effet, adoptait par sa résolution 3281 (XXIX) la Charte des droits et devoirs économiques des Etats. Ce document de 34 articles consacre le droit au développement. Ce droit s’analyse notamment en droit de choisir son système économique, en souveraineté permanente sur les richesses, les ressources et les activités, et en devoir de solidarité. L’article 22 de la Charte précise : « Tous les Etats devraient répondre aux besoins et objectifs de développement… »

Et l’article 7 du chapitre II : « Chaque Etat a l’obligation primordiale de promouvoir le développement économique, social et culturel de son peuple ».

Mais déjà en 1969, l’Assemblée générale avait adopté la Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social. Cette importante déclaration proclame : « Tous les peuples, tous les êtres humains, sans distinction de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, de nationalité, d’origine ethnique, de condition familiale ou sociale ou de convictions politiques ou autres ont le droit de vivre dignement et de jouir librement des fruits du progrès social et doivent, pour leur part, contribuer à ce progrès ».

Nous pouvons véritablement nous risquer à affirmer que le droit au développement n’est pas seulement un droit au sens philosophique du terme. Il répond aussi à la définition des juristes, plus particulièrement à celle d’Edmond Picard pour qui « le Droit est une force… réalisée sous forme de jouissance, s’exerçant par un sujet sur un objet et protégée par la contrainte sociale… ».

Son fondement véritable, c’est l’obligation de solidarité dont l’absence peut porter des coups mortels à la survie de l’humanité.

Le Droit au développement implique donc le droit sur les moyens de développement. Il s’agit des hommes et des biens. C’est tout le problème du patrimoine commun de l’humanité. Les espaces internationaux sont passés de la situation de res nullius à celle de res communis, qu’il s’agisse de l’espace, de la mer, et des fonds marins.

C’est aussi le problème de la propriété des ressources naturelles nationales. La Déclaration de 1962 a proclamé le droit les peuples à la souveraineté permanente sur leurs richesses et leurs ressources naturelles.

Cette souveraineté fonde le droit à nationaliser ou à exproprier. Certains pays ont puisé dans ce droit, un moyen de rétorsion ou de contrainte en face de leurs puissants partenaires. C’est le cas des pays producteurs de pétrole, notamment. « Le combat du pétrole » a révélé aux pays sous-développés qu’ils n’étaient pas totalement impuissants devant les grandes puissances, et que dans certaines circonstances, ils peuvent parfaitement imposer leur volonté.

Helmut Roesler analysait ainsi cette situation : « L’Ouest a besoin de matières de base, les pays d’outre-mer les possèdent ». La situation était dominée jusqu’à présent par le principe du libéralisme des échanges. Mais dans les pays du Tiers-Monde, on commence à prendre conscience de la puissance que confère la possession d’une mine de cuivre ou d’un gisement d’étain. Ils veulent changer le système, et tout de suite. Ils le veulent dans le cadre d’un nouvel ordre économique plus juste qui tient compte de leur droit à se développer. Voilà ce qui les a amenés à exiger des garanties contre les fluctuations des cours de leurs produits et à préconiser entre autres solutions à la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement IV, la création d’un fond commun et l’indexation des prix des produits industriels.

La libre disposition des richesses et des ressources naturelles, n’est ni plus ni moins, que le corollaire du principe de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Etre maître de son destin, implique qu’on soit maître du sol et de ce qu’il recèle.

L’existence de tels droits et la nécessité de les promouvoir, n’ont pas fait l’objet de la moindre contestation sérieuse. Ils sont aujourd’hui consacrés par les articles premier 1 et premier 2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. La polémique, au moment de l’élaboration des pactes en 1966, avait seulement porté sur la nécessité d’élaborer, en ce qui concerne le domaine économique, social et culturel, un instrument distinct de celui relatif aux droits civils et politiques. D’ailleurs, en définitive, le Pacte relatif aux droits civils et politiques, contient beaucoup de dispositions concernant les droits économiques, sociaux et culturels. Il en est ainsi notamment de l’interdiction de l’esclavage, de la servitude, du travail forcé ou obligatoire (article 8) des normes de traitement des jeunes prévenus et du régime pénitentiaire (article 10), des dispositions relatives à la protection de la famille par la société et l’Etat, et au mariage (article 23) et de celles régissant les droits des enfants (article 24).

En réalité, il en est ainsi de tous les autres droits fondamentaux de l’homme et des libertés de la personne humaine. Ils sont nécessairement liés au droit d’exister, de vivre bien et toujours mieux, donc de se développer.

Il serait aisé de les reprendre un à un et de vérifier cette affirmation.

Cela explique les progrès tant sur le plan national qu’international, des droits économiques, sociaux et culturels.

La notion de droit au développement a fait son chemin.

La conception de droits appartenant à l’homme et de nature économique, sociale ou culturelle, est relativement récent. Ce sont les idées réformistes puis révolutionnaires de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, qui ont fini par imposer à la conscience, de tels droits.

Si l’on excepte la création de l’O.I.T. la Communauté internationale antérieure à la 2e guerre mondiale n’a eu que subsidiairement à s’intéresser aux droits de l’homme, la Société des Nations s’empêtrant dans ce domaine dans des lenteurs qui ont rendu son action inefficace. Quant au problème du développement conçu dans un cadre d’interdépendance économique, il n’est pas entré du tout dans la préoccupation des fondateurs de la Société des Nations.

C’est avec la Charte des Nations Unies qu’apparaît, au niveau de la Communauté internationale, une systématisation globale des droits de l’homme qui ne se limitent plus aux droits classiques civils et politiques, ni même aux droits économiques, sociaux et culturels, érigés en « but » au même titre que la paix et la sécurité, mais qui s’étendent au souverain bien de l’homo faber : le développement.

Le développement nous apparaît bien comme un droit, dans la mesure où nous empruntons la définition du droit à un philosophe et non à un juriste ; à Saint-Thomas par exemple, pour qui « le droit est ce que la vertu de justice tend à réaliser ».

Le développement est un droit de tout homme. Il est directement lié au plus fondamental des droits : le droit à la vie. Chaque homme a le droit de vivre et le droit de vivre mieux, ce qui, pour J. M. Domenach, implique des conditions « qui assurent sa sécurité et sa dignité, qui donnent un contenu à son pouvoir d’être libre et à sa capacité d’être heureux ».

Ce droit se justifie par des raisons politico-économiques, et repose sur des impératifs moraux et des normes juridiques.

Les pays développés, ceux de l’hémisphère nord, tirent de leurs rapports avec les pays sous-développés, un certain nombre d’avantages qui exigent, de la part des premiers, des obligations. Ces obligations qui se traduisent chez leurs partenaires de l’hémisphère sud par le sentiment « de pouvoir exiger » donc par le droit, ne sont que la contrepartie légitime des profits exorbitants que leur procurent les rapports internationaux.