Littérature

LE CYCLE DE L’AMOUR DANS L’ENFANT NOIR DE CAMARA LAYE

Ethiopiques numéro 53

revue semestrielle

de culture négro-africaine

1e semestre 1991

Hommage à Senghor

Forum d’Asilah (Maroc)

Constatant que Camara Laye, dans L’enfant noir, s’est attaché à réhabiliter les valeurs de la civilisation africaine, le Dr Michaël Mbabuiké, montre dans une étude dense comment l’auteur de L’enfant noir a « exploité son amour pour la civilisation africaine » dans son roman.

Après avoir étudié, dans un premier temps, le thème de l’amour, « selon une approche structurale », M. Mbabuiké cherche, dans une analyse de l’espace romanesque, le message de l’oeuvre. Enfin, il met en parallèle L’enfant noir et d’autres oeuvres de la littérature africaine. Nous livrons ici la conclusion de cette étude.

CONCLUSION

En guise de conclusion, nous dirons que L’enfant noir est effectivement un livre de l’amour. Notre dessein dans cette étude aura été de montrer comment cet amour se théâtralise dans le roman. A cet effet, nous avons choisi de faire un grand cas du cadre du roman dans son double aspect physique et métaphysique

Au niveau physique, nous nous sommes efforcé de saisir les fondements de la société traditionnelle Malinké à travers une analyse comparée des espaces du village et de la ville. Cette analyse nous aura permis, entre autres, d’apprécier le fonctionnement harmonieux des structures traditionnelles du village fondées sur l’esprit communautaire. Elle nous aura également permis d’établir les différentes conceptions du monde que véhicule chacun des espaces respectifs du village et de la ville.

Il en est ressorti que le village une institution communautaire sur la famille et fonctionnant sur un système de rapports dynamiques qui garantissent l’équilibre psychique et social des membres de la communauté. Alors qu’à l’opposé, la ville est une agglomération cosmopolite un système social individualiste qui a pour principe de livrer les individus eux-mêmes. Cette définition fait de la ville un milieu où règnent l’insécurité et toutes sortes de perversions sur lesquelles débouche la solitude qu’elle génère.

Au niveau métaphysique, nous avons pu remarquer à travers l’analyse des « signifiés » que la société traditionnelle Malinké était profondément croyante. Quatre points fondamentaux peuvent résumer ce spiritualisme :

– La croyance en la nécessité d’entretenir des liens permanents entre les vivants et les morts.

– La vertu sacrée de la parole, du verbe qui sacralise certaines activités quotidiennes les transformant ainsi en des cérémonies d’approche du monde invisible qui est le monde authentique et qui régit la réalité visible.

– La nécessité des rites et des sacrifices en vue d’obtenir les faveurs des esprits qui sont des intercesseurs entre les hommes et le monde invisible.

– La foi en l’immortalité de l’âme qui se manifeste dans la croyance aux divinités, aux génies et/ou forces de la nature.

Une synthèse de ces points nous a permis de déduire l’existence d’un Etre suprême « incréé » présidant à l’ordre du monde. En outre, l’analyse du spiritualisme nous a permis de pénétrer dans l’âme Malinké ou plus exactement dit dans ce que ce peuple a de plus original à savoir la solidarité qui fait des Malinké un peuple fort et uni ; et l’hospitalité qui les rend extraordinairement sympathiques. Et compte tenu de l’importance des manifestations spirituelles dans les activités vitales, nous avons estimé que ces valeurs morales et/ou sociales étaient foncièrement liées à la cosmogonie spiritualiste de ce peuple.

Par ailleurs, la disproportion entre les cycles du village et de la ville nous a paru comme un indice incontestable du désir de Camara Laye de réhabiliter le village. Mais au-delà du village traditionnel Malinké, ne faut-il pas voir plus largement la civilisation négro-africaine ?

En effet ce que Camara Laye réhabilite dans L’enfant noir n’est pas seulement la société traditionnelle Malinké, mais la civilisation africaine. L’engagement de l’écrivain apparaît plus explicite ici, Camara Laye veut aussi prouver que dans ce domaine peut-être plus que dans tout autre, la civilisation africaine n’a rien à envier aux autres.

L’amour que Camara Laye a pour sa civilisation est donc indéniable dans L’enfant noir. Nous avons relevé deux dimensions de cet amour qui correspondent à la définition que nous avons retenue. Il y a d’abord l’amour nostalgique : c’est celui que le narrateur prouve au « contact imaginaire » de l’espace physique topographique et qui appartient à un passé révolu. La mélancolie du narrateur explique à l’idée de ce dernier de voir disparaître un cadre aussi puissant et efficace qui assurait la sécurité de l’homme, lui garantissait le bien-être au sein de la communauté. Situé au centre de tout, l’homme était à la fois l’agent et la finalité de toute action. En un mot, c’est un monde où il faisait bon vivre.

Ensuite nous distinguons l’amour des valeurs, amour que le narrateur éprouve au « contact réel » de la tradition. Contrairement à l’amour de l’espace physique qui est mélancolique, cette dernière dimension de l’amour dans L’enfant noir est porteuse d’espoir.

En effet si l’espace quantitatif a été entamé par l’intrusion brutale structures de la société occidentale, ses attributs par contre demeurent permanents. C’est ainsi que dans le cycle de la ville qui manifeste et représente l’empreinte des valeurs du village notamment au niveau de l’accueil qui est presque toujours spontané et sympathique chez les personnes qui se reconnaissent des affinités parentales.

Cette permanence des valeurs de la civilisation africaine se conçoit par conséquent comme un gage d’espoir dans la mesure où elle dénote l’aptitude de ces valeurs à se perpétuer dans le temps en dépit des fluctuations de l’Histoire.

L’amour de Camara Laye dans L’enfant noir a donc à la base un optimisme pour l’avenir de la civilisation africaine. Une civilisation qui, grâce à son génie culturel original, deviendra de plus en plus indispensable pour l’équilibre et l’épanouissement de l’humanité dont le progrès exige incontestablement une intercommunication et une complémentarité des cultures. Cette vision du monde fait de Camara Laye un écrivain profondément humaniste. Mais un humaniste original car engagé. Et c’est cet humanisme engagé qu’il serait intéressant d’approfondir le champ avec Dramouss qui est la suite logique du récit de L’enfant noir, et Le regard du Roi qui constitue la deuxième oeuvre de cette trilogie romanesque.

 

REFERENCES

CAMARA Laye : L’enfant noir, Paris, Plon, 1953, 221 p.

Fatima MERNESSI : L’amour dans les pays musulmans, Jeune Afrique Plus n° 4, janvier 1984 p. 28.

Jean-Pierre MAKOUTA-MBOUKOU : Introduction à l’étude du roman négro-africain de langue française, N.E.A. /C.L.E., 1980, p. 142.

Lucien AUGER : L’amour de l’exigence à la préférence, Québec, Ed. de L’homme, 1979, p. 16.

Emile BENVENISTE : Problèmes de linguistique générale I, Paris, Ed. Gallimard, 1966, p.237-250.

Paul ERNY : L’enfant dans la pensée traditionnelle de l’Afrique noire, Paris 1968. pensée tradition- Le livre africain,

Thomas MELONE : « L’homme et son Destin » Présence Africaine, numéro 73, 1e trimestre Paris, 1970.

Henri GRAVRAND : « Les religions traditionnelles, source de civilisation spirituelle » Communication in Colloque de Cotonou 1970, Présence Africaine, Paris 1972.

Amadou HAMPATE BA : « Présentation des religions traditionnelles africaines » in Colloque de Cotonou 1970.