Philosophie, sociologie, anthropologie

LE CORPS DE LA FEMME : DU « MASCULINISME » A LA RECHERCHE D’UNE FEMINITE AUTHENTIQUE

Ethiopiques n° 77.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

« Le corps est le symbole dont use une société pour parler de ses fantasmes […]. Le corps que nous vivons n’est donc jamais pleinement nôtre. Nous sommes pénétrés par la société qui nous traverse de part en part, ce corps n’est pas mon corps, c’est une image sociale », Marc-Alain Descamps, L’Invention du corps).

On peut toujours définir la femme, selon l’expression de Oumar Diagne, anthropologue sénégalais, comme « un sous-ensemble biologique et humain ». La « condition humaine » de la femme était d’être, jusqu’à une époque récente, la compagne de l’homme, le « sexe faible », celle qui enfante et qui éduque. Il est vrai que, depuis la fin du XIXe siècle, elle « a initié le progrès de sa propre prise en charge ». Et dans cette perspective, le féminisme est le vocable parfois ironique et péjoratif par lequel on désigne son action. En fait, le féminisme, à l’origine au XIXe siècle, était un néologisme du langage médical utilisé à des « fins nosographiques pour qualifier un arrêt de développement et un défaut de virilité chez des sujets masculins » [2]. Mais ce terme, par un glissement de sens, a fini par désigner dans le langage politique et idéologique le militantisme qui revendique l’égalité entre l’homme et la femme. Autant dire que, dans tous les cas, il désigne l’autre sexe qui n’est pas masculin. Le corps et le sexe de la femme sont presque toujours évalués, caractérisés dans l’altérité, par rapport au corps et au sexe masculins. Comment en est-on arrivé à une telle qualification identitaire de la femme ? La nature de la femme se réduit-elle essentiellement à son corps ? Pourquoi la femme, jusqu’ici, n’a-t-elle été perçue que dans une comparaison péjorative ? Il serait intéressant d’analyser cette définition relationnelle qui se nourrit aux sources multiséculaires de la mythologie, de la religion ou tout simplement des traditions philosophiques ou culturelles ; il serait aussi instructif de parler du corps féminin d’un point de vue esthétique et téléologique pour en arriver à une meilleure compréhension.

  1. LA CONCEPTION RELATIONNELLE DU CORPS FEMININ

L’anthropologie sociale, parce qu’elle prend en compte dans son champ d’investigation les représentations et les faits socioculturels, offre des possibilités intéressantes de comprendre le genre humain. Dans cette optique, l’approche du corps que l’on trouve dans les études doctorales de Oumar Diagne a le mérite d’être générale et universalisable :

« Le corps, en tant que pièce massive, phénoménale et instrumentale, est toujours, d’une manière ou d’une autre, investi de symbolisme [….]. Le corps n’est que vivier de signes ; et d’une culture à une autre, la mise en fonction de ce vivier reste variable selon les préoccupations perceptibles dans le champ des relations homme/homme, homme/nature, homme/Dieu » [3].

Le corps féminin n’a pas échappé à cette règle. Et cela dès les débuts de l’humanité. La force faisant loi, « ce sont les hommes qui, dans les hordes primitives des temps préhistoriques, établirent leur domination par la force physique ; d’où suivent les valeurs, les mœurs, les religions qui règlent les relations humaines » [4]. Et Habermas, partant de travaux anthropologiques, dans son ouvrage intitulé Après Marx, soutient que la première institution sociale apparaît avec la familiarisation du mâle chez les hominidés nécessitée par la division sociale du travail :

« Il y a lieu de supposer que la division du travail a fait apparaître deux sous-systèmes sociaux dans le groupe d’hominidés : d’un côté, les mâles adultes, qui étaient rassemblés en hordes égalitaires de chasseurs et occupaient dans l’ensemble une position dominante ; de l’autre, les femelles, qui pratiquaient la cueillette et vivaient avec leurs petits en veillant sur eux » [5].

Ainsi c’est le mâle qui prend, pour parler comme Hegel, « le risque de la mort », face à la nature externe, tandis que la femme, elle, reste dans les dimensions de sa nature interne : la procréation et la maternité. C’est pourquoi la supériorité est reconnue, semble-t-il, au sexe qui tue (chasse, pêche) et non à celui qui reproduit la vie. A croire que le malheur de la femme a été qu’elle soit biologiquement prédestinée à cette fonction reproductrice. On a constaté qu’au cours des âges, elle est méprisée ou honorée, mais demeure toujours le deuxième sexe (Simone De Beauvoir), celui qui dépend de l’autre.

La réalité est que le corps féminin est pensé systématiquement comme étant moins accompli, défectueux, affecté d’un manque, par comparaison à son analogue masculin. C’est avec raison que Elisabeth Badinter affirme que, depuis l’Antiquité (occidentale), « l’homme se vit comme universel. Il se considère comme le représentant le plus accompli de l’humanité. Le critère de référence » [6]. Le philosophe Aristote lui-même se serait pris à l’idée du sexe fort. Dans sa catégorisation des animaux, la femelle serait, pour lui, moins musclée, avec des articulations moins prononcées ; le poil plus fin, ce dans toutes les espèces animales qui en sont pourvues. Les femelles ont également la chair plus molle que les mâles ; elles ont les genoux plus rapprochés et les jambes plus fines ; les pieds plus menus chez les animaux qui en possèdent. Les femelles ont la voix plus faible et plus aiguë : en dehors des bovins chez lesquels la femelle a la voix plus grave. Les défenses (ergots, cornes…) ou en général les organes qui servent d’auto- conservation se rencontrent chez les mâles, ou sont plus développés chez ces derniers [7]. Appliquant son analyse spécifiquement à la femme, Aristote dit ceci : « Naturellement désarmé et incapable de se défendre, le corps féminin est, en outre, doué d’un cerveau réduit. Il est inaccompli : comme celui d’un enfant et dépourvu de semence comme celui d’un homme stérile [8] ». Il va jusqu’à soutenir que le corps féminin est « malade par nature », vieillit plus rapidement que celui de l’homme. En un mot, selon notre philosophe, « les femelles sont par nature plus faibles, et plus froides, et il faut considérer leur nature comme une défectuosité naturelle » [9].

Elisabeth Badinter, dans son ouvrage déjà cité, montre le cynisme de ce qu’on peut appeler le « masculinisme ». En effet, selon elle, qu’on privilégie la ressemblance ou la différence des sexes, la supériorité est toujours accordée au sexe masculin : « Finalement, quel que soit le modèle envisagé pour penser les sexes – ressemblance ou différence -, l’homme se présente toujours comme l’exemplaire le plus achevé de l’humanité, l’absolu à partir duquel se situe la femme [10] ». C’est ainsi que depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle au moins, il est présupposé que la femelle est un mâle manqué. En effet, qu’on parte de la tradition hippocratique ou de l’aristotélicienne qui sont les deux approches fondamentales, la femme, selon les propos évoqués de Simone de Beauvoir, est le deuxième sexe. Par exemple, c’est à Hippocrate que Galien doit la conception selon laquelle entre le mâle et la femelle il y a une quasi-symétrie : mêmes organes génitaux à la seule différence que ceux de l’homme sont pendants tandis que ceux de la femme sont rentrés (ce que laisse apparaître une coupe des appareils génitaux respectifs).

Mais la tradition aristotélicienne qui, elle, voit une opposition, pousse la comparaison plus loin : par exemple, elle estime que le clitoris est un pénis atrophié – du coup, la femme est marquée du sceau « mâle manqué ».

Dans une certaine mesure, c’est sur cette dernière tradition que se fonde Freud pour montrer les difficultés dans la sexualité de la femme. On sait que, pour le père de la psychanalyse, l’existence de l’individu est déterminée par la libido, force motrice, pulsion sexuelle qui nous meut, nous détermine à notre insu. L’individu passe par des stades ontogénétiques pour maîtriser ou canaliser cette énergie qu’est la libido, pour accomplir son existence : stades oral, sadique-anal, phallique et génital. Or, jusqu’ au stade phallique, la différence entre sexualité féminine et sexualité masculine n’est pas, semble-t-il, prononcée. A ce stade, le garçon éprouve moins de difficulté que la fillette qui constate l’absence ou l’atrophie du pénis ; le clitoris, qui perd du terrain devant le vagin, va focaliser son attention. A ce « complexe de castration » s’ajoute pour elle la difficulté suivante : le changement d’objet d’amour : la fille doit faire un transfert sur le père. Et cette entrée dans le complexe oedipien l’oppose à la mère avant qu’elle n’arrive à affirmer sa féminité. La voie qui y conduit est donc semée d’embûches – plus que celle qui mène le garçon à la masculinité.

Par ailleurs, Freud envisage trois voies possibles pour le destin sexuel de la femme : la première aboutit à l’inhibition sexuelle et à la névrose ; la deuxième à une modification du caractère et à la formation d’un complexe de virilité ; la troisième, enfin, à la féminité normale, accomplie. Même si, dans ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Freud l’entend comme pulsion de vie, Eros, et instinct de destruction, Thanatos, la libido reste pour lui une énergie psychique qui explique la virilité de l’homme et la féminité de la femme. L’idée apparaît curieusement à Freud quand il constate la présence en nous de cet instinct de destruction :

« Ce qui amène à admettre la présence, chez l’homme [le genre humain], d’un instinct d’agression et de destruction, ce ne furent ni les enseignements de l’histoire, ni notre propre expérience de la vie, mais bien certaines considérations générales suggérées par l’observation de deux phénomènes : le sadisme et le masochisme (…) Le sadisme est plus intimement lié à la virilité et le masochisme à la féminité comme s’il y avait quelque affinité secrète [11] ».

L’idée qui fait écho à cette « affinité secrète » que Freud ne veut pas dérouler n’est rien d’autre que cette idée reçue depuis des millénaires et qui est que la femme a besoin d’être dominée – et que l’homme doit exercer sur elle sa « volonté de puissance », comme il le fait du reste sur la nature.

Dans cette même perspective, les religions ont ouvert une brèche dans laquelle se sont engouffrés les hommes. Dans le cadre des religions aussi, le corps féminin est voué à être l’imperfection de celui de l’homme ; il est le « vivier » le plus marqué de symbolisme. Le Christianisme, comme l’Islam, place le sujet masculin au sommet de la pyramide des créatures divines. Ici aussi la femme est le second, sinon une partie de l’homme ; puisque c’est partant d’une côte de ce dernier qu’elle a été « façonnée », « pétrie » par le Créateur.

Le Christianisme redonne une certaine place à la féminité avec la Vierge Marie, mère de Jésus, investie par le Saint-Esprit – la naissance miraculeuse du Christ est signifiée par la grossesse portée par sa mère, une vierge fécondée surnaturellement. L’Islam, quant à lui, considère le corps de la femme comme « une zone délicate » pour l’homme, un objet de tentation auquel ce dernier ne doit pas succomber et dont il doit se préserver. Pour entretenir des rapports, quels qu’ils soient, avec ce corps, un rituel de purification s’impose en amont et en aval – surtout au moment où on doit se tourner vers la Mecque pour la prière. Et l’on est tenté de se demander si la place qu’occupe la femme dans la société musulmane se laisse déterminer par son corps. D’après un hadith du Prophète de l’Islam, rapporté par Ghassan Ascha dans son article intitulé « Le corps dans la tradition islamique : représentation et action », la femme est non seulement « pénalisée » par son cycle menstruel, mais aussi par une certaine infériorité naturelle :

« Les femmes ont moins de raison et de foi. Le manque de raison se traduit en ce que le témoignage de deux femmes vaut le témoignage d’un seul homme, et le manque de foi se traduit en ce que la femme pendant ses règles ne prie et ne jeûne pas » (cité d’après Al Bokhari Sahih : 78) [12].

Les traditions africaines ne réservent pas un destin moins singulier au corps féminin – ce dernier s’intègre également dans le « symbolisme », « le mythique » qui expliquent ces traditions. En effet, contrairement à la tradition occidentale qui consacre la séparation du corps et de l’âme, la culture africaine situe le corps comme l’un des éléments constitutifs de la personne. Il est encastré dans l’univers de l’ancêtre, de la métempsycose ; il est un champ de forces, le domaine de la force vitale. Si, en Occident, le corps individuel est le principe de vie, en Afrique, partout, le corps social, tissu de symbolisme, apparaît comme le moyen de permettre à la société de survivre à l’individu. Et si le corps masculin est considéré comme « le champ de toutes les forces », le corps féminin, lui, est très souvent comparé à la nature, parce qu’il est l’instance de renouvellement de la vie, de cohésion et de socialité : le mariage exogamique par exemple permet de créer des liens de filiation dont la femme est le « foyer », liens qui font que la famille est d’une élasticité complexe. Mais il semble que le corps de la femme ne soit point l’égal du corps masculin, même pas son complément. Pour Oumar Diagne, le corps féminin est autre : « Dans sa spécificité biologique, la femme n’est pas perçue comme partenaire ou complémentaire par rapport à l’homme, mais plutôt comme autre, avec son singulier univers dont la régulation obéit à des cycles, des rythmes, des flux, des sécrétions, des humeurs, toutes « agitations » que l’ordre social doit méticuleusement canaliser pour rester stable » [13]. C’est pourquoi les règles régissant les rapports entre l’homme et la femme ont trait au sacré et aux interdits sexuels. Par exemple, le chasseur maouri de l’Aréwa (Niger), en position de chasse, c’est-à-dire après le rituel approprié (pour rendre les forces favorables à la chasse), se gardera toujours d’approcher le corps de la femme – ne fût-ce que celui de son conjoint – au risque de rompre le charme et la mystique qui feront la réussite de son entreprise. Dans la même optique, le guerrier zarma-songhaï préparé à l’invulnérabilité au fer ne doit au plus grand jamais accueillir sous son toit, au risque de perdre son pouvoir, une femme aux cheveux défaits, détressés. Les rapports intimes avec la femme sont frappés de l’hétérogénéité. Car, comme le dit O. Diagne, dans son article précité, en Afrique, « la sexualité apparaît [….] comme une eau trouble, point de jonction d’un courant pollué avec une onde pure, onde potentiellement soumise aux aléas de l’insalubrité, aux menaces des déchets » [14]. Par ailleurs, le corps de la femme – en dehors de celui arrivé à la ménopause qui est le devenir-homme-de-la-femme – du point de vue de la sexualité, n’est pas seulement un objet d’investissement libidinal ou érotique comme en Occident ; il est l’instrument autour duquel s’organise la vie. Des pratiques telles que l’excision ou autres mutilations sexuelles sont pour décourager la femme d’avoir des relations sexuelles avant mariage : elles la rendent frigide en annihilant en elle tout désir de l’autre. Mais ces pratiques aux fonctions symboliques ont des conséquences parfois dramatiques telles que les fistules et autres infections génitales.

Au regard de ce qui précède, autant dire que le corps féminin perçu par les représentations philosophico-religieuses des sociétés humaines souffre de la comparaison avec son analogue masculin : quand il n’est pas la forme inachevée de ce dernier, il est son autre toujours compris dans l’infériorité et la subordination. Une vision purement esthétique et téléologique permettra peut-être d’arriver à une claire conception et à une saisie de la valeur intrinsèque du corps de la femme.

  1. L’ESTHETIQUE ET LA TELEOLOGIE DU CORPS FEMININ

A travers l’esthétique, Kant a élaboré un paradigme du jugement par lequel une réflexion sur le corps de la femme pourrait être féconde. Cette esthétique permet de situer un objet de façon subjective, sinon intersubjective, et de situer la place, la fonction ou la finalité de cet objet dans la nature en ce qu’elle a de plus caché. Dans l’idée de Kant, la faculté de juger esthétique et téléologique a l’ambition de combler le vide qui se trouve selon lui entre le monde phénoménal et le monde suprasensible ; tâche à remplir par le biais de l’imagination transcendantale.

Dans l’histoire, les peuples présentent la femme, en dehors de toute autre considération idéologique, comme l’incarnation de la beauté. En effet, si Kant considère qu’il n’y a de beau que le beau naturel incarné par le genre humain, celui-ci à son tour, par un consensus tacite, sans communication, ni consultation, s’accorde à voir en la femme cette beauté naturelle. Mais si le beau est l’objet d’une « satisfaction désintéressée », comme quelque chose qui « plaît sans concept », on s’étonne toujours de voir que l’humanité a une conception plus ou moins claire de la beauté ou des critères de beauté. Et on trouve autant de critères qu’il y a de peuples. Les différentes compétitions – concours de « Miss » – pour choisir la femme la plus belle d’une contrée ou même du monde, paraissent de ce fait arbitraires, du moins subjectives. Chacun peut voir en n’importe quelle femme (avec les « yeux de l’amour ») l’idéal de beauté, selon sa sensibilité, son goût ou même selon les valeurs morales qui le déterminent. Malgré ces difficultés, les hommes sont enclins à se représenter cet idéal dans la femme tout aussi bien qu’ils l’opposent à la virilité qu’ils placent en l’homme.

Les griots zarma-songhaï du Niger, s’emparant de l’imaginaire de leur peuple, stipulent, comme pour dire que le beau est ce qui plaît avec concept, qu’il y a douze canons de beauté, remarquables en six sous-ensembles de couplets – ces critères sont mis surtout pour la femme noire.

La femme doit avoir, pour être belle, 1) deux blancheurs : dents blanches et blanc de l’œil ; 2) deux noirceurs : cheveux et prunelles des yeux ; 3) deux finesses : taille et doigts ; 4) deux grosseurs : poitrine et partie postérieure du bassin ; 5) deux minceurs : cou et chevilles ; et enfin 6) deux longueurs : membres supérieurs et inférieurs (qui donnent la sveltesse). La femme chez laquelle on trouve tous ces critères réunis est considérée comme une princesse et mérite qu’on « perde la tête » ou qu’on « verse le sang » en duel loyal pour elle. Celle qui s’en approche peut entretenir une cour de soupirants et exiger d’eux beaucoup de richesse ou de grandeur d’âme. _Mais quand la représentation qu’on se fait de la femme idéale dépasse la calme contemplation pour atteindre le sublime, au sens de Kant, l’émotivité sans borne, aucune poésie au monde ne peut épuiser les ressources de l’imagination. Dans ces vers tirés de « Femme noire », le poète Senghor se perd dans la représentation qu’il se fait de la beauté :

« Femme nue, femme obscure

Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche

Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du vent d’Est

Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur

Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée » [15].

Chacun pourra interpréter ce passage selon sa perception et sa compréhension. Mais on peut soutenir qu’on est en présence d’un discours qui cherche à donner forme à quelque chose d’informe : la femme sublime qui est ici perçue selon le degré d’émotivité comme produit de la nature, aspects de la nature ou quelque chose que l’homme, l’artiste, peut façonner et posséder…

Mais, jusqu’ici, le corps de la femme n’est perçu que comme « objet », n’est vu qu’extérieurement. Et s’il doit dépendre de notre jugement esthétique, il demeurera toujours un « phénomène social », une « vue de l’esprit » ; il n’est point de cette sorte considéré en son être. Or, le corps féminin vu dans sa téléologie naturelle est véritablement un « être organisé », c’est-à-dire un produit organisé de la nature. « Un produit organisé de la nature, dit Kant, est celui en lequel tout est fin et réciproquement aussi moyen » [16]. Le corps de la femme, comme souligné, a été pour les peuples (et les hommes en particulier) un moyen, un instrument au service du sentiment, de la sexualité, des institutions patriarcales justifiant une domination sociale et/ou politique. Or, si on en convient avec Kant, la téléologie naturelle n’implique ni ne justifie la théologie, à plus forte raison l’idéologie politico-religieuse qui essaye de légitimer la condition dans laquelle la femme a été maintenue jusque là. Et le corps de la femme, en tant qu’ « être organisé », c’est-à-dire organisme, dans l’entendement des peuples, n’a jamais pu servir de fin pour la femme. C’est ainsi qu’au-delà de la fonction reproductrice du corps de la femme, la gent masculine l’instrumentalise : sa beauté est quelque chose qu’on se donne par la séduction, par l’amour ou par l’argent ; il est quelque chose qu’on utilise comme moyen d’investissement social ou libidinal. Mais depuis qu’aux alentours du début du XXe siècle la femme a pris le « train de la modernité », on voit apparaître aujourd’hui une autre race de femmes : « La femme concept » ou la femme émancipée ou « évoluée ». Il s’agit désormais que la femme puisse disposer de son corps comme moyen et fin d’existence.

Il s’agit surtout de ne plus la définir par son corps. Elle crie aujourd’hui : « je ne suis pas mon corps, je suis un être humain ». Dans ce sens, elle veut pouvoir organiser sa maternité comme il est permis de planifier sa propre vie, son existence. En outre, comme le monde moderne est avant tout celui des droits socio-économiques et surtout politiques, la femme demande à prendre son destin en main et à se définir dans et par son existence. C’est dans cette optique que Simone de Beauvoir lance : « On ne naît pas femme : on le devient ». Le Deuxième sexe, écrit par elle en 1949, pose cette équation que la femme doit être l’alter ego de l’homme. Et le combat qu’elle a mené avec Jean-Paul Sartre a été une lutte intellectuelle et politique qu’on peut qualifier à certains égards d’asexuelle, sinon d’anti-sexuelle ; plutôt que mené pour l’existence de l’individu, du sujet ; donc un combat pour le genre. Il faut retenir surtout que, pour Simone de Beauvoir, c’est par le travail que la femme a en grande partie franchi la distance qui la séparait du mâle ; c’est le travail qui peut seul lui garantir une liberté concrète.

Cette idée est portée par toutes les femmes qui n’ont pas raté le train de la modernité et qui cherchent à tendre la main pour saisir celles qui risquent d’être laissées. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre le militantisme féminin pour une égalité de droit. Mais pour Simone De Beauvoir, il est très difficile à une femme d’agir en égale de l’homme tant que cette égalité n’est pas universellement reconnue et concrètement réalisée.

Et même celles qui utilisent leur corps dans le monde des arts cherchent à être jugées autrement que par leur enveloppe charnelle. Voici ce que Cindy Crawfort, l’égérie que l’imaginaire populaire et les médias ont portée au rang de la femme idéale, pense du métier de mannequin qu’elle exerce :

« Etre mannequin peut paraître génial, un vrai conte de fées. Mais c’est un métier de chien ! On vit entouré d’excités qui vous demandent de sourire sans faiblir quand on a seulement envie de pleurer […] aujourd’hui, je dis stop ! Je me bats pour qu’on ne considère plus les tops [les femmes qui défilent pour des stylistes] comme des tas de viande juchés sur des escarpins ou comme des portemanteaux ambulants » [17].

Cette réaction montre bien qu’il ne faut pas réduire la femme à son corps ou la considérer comme un simple objet d’investissement de tous genres. Par exemple, ce qui se cache derrière la mort mystérieuse de celle que le septième art adule encore, Marilyn Monroe, comédienne américaine des années 1960, dépasse le doute entre un assassinat ou un suicide : il s’agit du drame d’une femme qui voulait être aimée comme femme et non être utilisée comme un citron qu’on presse et qu’on jette.

De façon générale, on ne peut pas réduire la réalisation de la femme à l’entretien du corps, à l’intérêt qu’on peut lui porter. Elle veut, aujourd’hui, s’appuyer sur son corps, réaliser toutes ses potentialités et par-là même réaliser l’idéal du corps que la femme moderne apporte dans ses revendications. C’est une prise de conscience moderne de la situation actuelle, un idéal du corps qui, selon Oumar Diagne, « fait ainsi créer le mythe et le mythe s’appuie sur le fantasme qui dit ce que le monde doit devenir. En l’occurrence ce fantasme s’explique et se justifie par deux passages, c’est-à-dire deux niveaux de mutation :

– le passage de la communication interindividuelle à la communication médiatique ;

– le passage de la famille élastique traditionnelle à la famille nucléaire moderne » [18].

Ainsi, l’idéal du corps pourra s’épanouir allègrement dans le sport, le modélisme, le cinéma, le théâtre…

Le genre humain est le seul dont la téléologie conduise, comme le dit toujours Kant, à un idéal moral – à réaliser avant tout sur terre – : la culture et la connaissance qui doivent conduire à ce qui se dit être le bonheur. Le corps féminin n’est pas toute la femme. Par cette enveloppe charnelle et par l’intelligence, la femme veut se trouver dans « ce monde ouvert », mais rigoureusement et impitoyablement réglé par l’économie et le jeu politique.

Ainsi que le dit O. Diagne, « c’est le statut moderne de la femme – en tant que facteur de productivité – qui requiert une révision des fondements même de la femme » [19]. Or les fondements de la femme sont avant tout les représentations millénaires qui la comprennent et qui la réduisent à un corps. Ainsi, elle est la compagne à laquelle l’homme est obligé de donner la parole aujourd’hui.

BIBLIOGRAPHIE

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SENGHOR, L. S., Poèmes, Paris, Seuil, 1973

[1] Université Abdou Moumouni, Niamey

[2] Encyclopedia Universalis, Corpus 9, France S.A, 1993, p. 362.

[3] DIAGNE, O., Corps et sociétés : visions modernes du corps vécu corporel en Afrique noire, t.2, Univ. De Paris V René Descartes, Sc. Hum., La Sorbonne, 1992, p.741.

[4] Encyclopédie Universalis, vol. 6, 1980, p.976.

[5] HABERMAS, J., Après Marx, Paris, Fayard, 1985, p.92-93.

[6] BADINTER, E., XY, de l’identité masculine, Paris, Eds Odile Jacob, 1992, p.19.

[7] Encyclopédia Universalis, Corpus 9, p.352.

[8] Encyclopédia Universalis, op.cit., p.352.

[9] Ibid., p.352

[10] BADINTER, E., op.cit., p.22.

[11] FREUD, S., Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1971, p.137.

[12] In Le Corps rassemblé, dirigé par Catherine GARNIER, Québec : Eds Agence d’Arc, 1991, p.295.

[13] DIAGNE, O., « Le Symbolisme dans l’image africaine du corps », in Le corps rassemblé, op. cit., p. 306.

[14] Ibid.,p.306.

[15] SENGHOR, L. S., Poèmes, Paris, Seuil, 1973, p.14. D’aucuns voient dans ce poème un érotisme déguisé qui exprime une métaphore sur l’acte sexuel.

[16] KANT, La Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1968, p.195.

[17] Magazine Voici, n°279, mars, 1993, p.7.

[18] DIAGNE, O., Corps et sociétés…, op. cit., p.758.

[19] Ibid., p.760.