L’ART NEGRE ET L’ANTIQUITE
Ethiopiques numéro 11
revue socialiste
de culture négro-africaine
juillet 1977
L’une des pages les plus remarquables d’Hôtes de passage, est celle où André Malraux dialogue avec le Président Senghor à propos de l’art africain. De cette conversation, deux idées principales se dégagent : d’une part, Senghor rappelle à Malraux que l’« art nègre » a aidé les peintres modernes à dépasser le réalisme ou l’esprit académique. D’autre part, évoquant le langage de la tragédie grecque, il met l’accent sur ce que celui-ci apporte d’essentiel au monde d’aujourd’hui, et notamment au monde africain : une forme universelle de la communication. Nous voudrions ici utiliser certains textes littéraires des années 1910 pour confirmer ces propos et en tirer quelques réflexions sur la portée actuelle de la culture antique.
On se rappelle les premiers vers de Zone d’Apollinaire :
« A la fin, tu es las de ce monde ancien.
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de port Aviation… »
Ainsi s’ébauche ce célèbre manifeste à la modernité littéraire. Or, on sait aussi comment il s’achève. Zone est le premier texte qui célèbre l’art nègre, et il le fait précisément dans sa conclusion :
« Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir par tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont les Christs d’une autre forme et d’une autre croyance.
Ce sont les Christs inférieurs des obscures espérances
Adieu Adieu
Soleil cou coupé ».
Ainsi, en 1913, l’art africain fait son entrée dans la littérature française. Cela coïncide avec une révolte du poète contre la civilisation gréco-latine. Il semble qu’on touche ici du doigt la rupture entre cette culture et ce que notre temps a de créateur. Toute se passe comme si l’art nouveau consacrait une brisure dans la tradition européenne et remplaçait l’enseignement issu des Grecs et de Rome par une autre esthétique, à l’échelle de l’espace et non du temps, appuyée sur la connaissance du monde et non sur celle du passé.
Evidemment, les choses ne sont pas si simples et nous allons nous en rendre compte en scrutant les sources d’Apollinaire.
Il s’agit principalement de Cendrars. Zone doit vraisemblablement beaucoup aux Pâques à New York publiées peu de mois avant et, dont le poème d’Apollinaire imite la forme même et l’esprit [1], en transposant sur Auteuil ce que Cendrars disait de Manhattan.
Or, au premier abord, il semble que Cendrars accompagne Apollinaire dans son dégoût de la tradition classique.
Quand il écrit Pâques, il vient de rompre avec l’université. Cependant, on doit écouter de plus près ce qu’il nous dit. Comme Apollinaire, il se passionne à ce moment pour les peintres et pour le cubisme naissant. Certes, il ne nous parle pas encore des noirs. C’est seulement en 1916 qu’il composera Continent noir, les Fétiches, l’Anthologie nègre. Mais, dès 1912-1913, il connaît, il apprécie des hommes comme Vlaminck, Léger, Derain. C’étaient eux, précisément, qui, deux ans plus tôt à peu près, venaient de remettre en honneur la beauté de l’art africain. Il est donc utile d’interroger Cendrars sur le cubisme. C’est une pièce intéressante pour le dossier que nous voulons ouvrir [2].
Les Inédits secrets publiés récemment dans l’édition des Œuvres complètes (Club Français du livre, 1968) nous, ont laissé à ce sujet des réflexions sur la peinture qui contiennent les éléments d’une conférence sur le Cubisme. Nous en tirerons le texte suivant (p. 304) : « L’art grec comportait une conception purement humaine de la beauté : l’homme y était la mesure de la perfection. L’art d’aujourd’hui a pour idéal l’univers infini, et c’est à lui qu’on doit un nouvel étalon de perfection ».
Notons d’abord que Cendrars se trompe : seuls, parmi les anciens, les sophistes, disciples de Protagoras, ramenaient tout à la mesure humaine [3]. Mais revenons à notre auteur : Un peu plus loin (p. 311), nous retrouvons la même idée exprimée avec plus de force et de nuances à la fois : « De toutes les tendances qui existent, la peinture moderne me semble la plus hardie de toutes : elle a posé la question du Beau-en-Soi. Elle veut représenter le Beau indépendamment des voluptés mesquines que l’homme s’offre à lui-même et, depuis le commencement des temps historiques, il n’est pas d’artiste européen qui ait osé le faire. Les artistes nouveaux recherchent une beauté idéale qui ne doit plus reproduire l’expression orgueilleuse de notre espèce, mais celle de l’univers globalement humanisée dans la lumière ».
La fonction historique de l’esthétique africaine
Ce texte magnifique demande à être scruté de très près. On remarquera, par exemple, l’allusion aux « artistes européens ». En dehors d’eux, à qui peut songer Cendrars, sinon à l’art africain ? Ce texte nous semble donc pouvoir être placé dans notre dossier. En tout cas, il mérite aussi l’attention pour les suggestions qu’il apporte et les problèmes qu’il pose. On peut y voir une attaque violente portée par la modernité occidentale contre son propre passé. A cet égard, l’allusion aux « temps historiques » parait bien exagérée. Cendrars, peut-être, l’admettrait. Mais il faut souligner en même temps que, par son allusion au Beau-en-soi, ce texte est parfaitement platonicien. On a tout à fait l’impression que l’auteur, développant la réflexion baudelairienne sur le beau idéal, revient à la tradition antique pour condamner la fausse image qu’en ont donnée l’académisme du XIXe siècle et ce que j’appellerai non pas humanisme mais anthropocentrisme. Pour restaurer l’humanisme authentique – « l’expression de l’univers, globalement humanisée dans la lumière »- Cendrars doit se tourner vers deux traditions. L’une est celle de la science et de la technique modernes qui ont découvert à la fois que l’univers est infini et que le monde peut être saisi globalement. L’autre est celle des véritables artistes grecs, qui peignaient ou sculptaient à la fois d’après la nature et l’idée. Cendrars écrit (à propos de Picasso et de ses amis) : « La plupart de ces peintres font des mathématiques sans le savoir, et sans les connaître, mais ils n’ont pas encore abandonné la nature qu’ils interrogent avec patience pour y découvrir les chemins de la vie » (p. 303). Cela vient juste après le rappel de la célèbre anecdote contée par Pline sur Apelle et Protogène qui rivalisaient par la finesse, la « pureté » de leur trait. Et Cendrars continue, citant encore Picasso : « S’il arrive un jour à libérer complètement sa peinture de l’art ancien, cela ne signifiera pas la disparition immédiate de ce dernier ; de même, le développement de la musique n’a pas entraîné l’éclipse des différents genres littéraires ; de même, l’âpreté du tabac n’efface pas le goût des mets… »
Cela peut nous apporter de nombreux éléments pour une réflexion sur les places respectives du passé et de la modernité dans la culture. Mais il semble que nous ayons laissé l’art africain en chemin. Il nous faut donc y revenir pour conclure.
1°) Nous constatons que dans l’instant même où il médite sur Picasso, Derain ou les Delauney, Cendrars recourt à l’art africain non pour abolir la culture occidentale mais pour l’intégrer dans une vision plus vaste et plus objective qui correspond seule à l’idéal antique et que notre temps rend plus facile en favorisant une contemplation globale de l’univers. L’âge de l’universel concret, en permettant la rencontre du Cubisme et de Pline l’Ancien, de l’art grec et de l’art nègre, favorise à la fois la ruine de l’académisme et l’épanouissement d’un classicisme plus pur. C’est lorsqu’il devient disciple de Cézanne et ami de Braque, lorsque s’affirme aussi en lui la tradition espagnole que Picasso recourt à la médiation de l’art nègre pour découvrir, avec les Demoiselles d’Avignon, un langage universellement concret, nourri de toutes les traditions de la terre.
2°) On trouvera une confirmation de ce que nous avançons ici en examinant les premières remarques de Vlaminck sur les masques africains dont il faisait ses modèles. Il disait qu’il aimait en eux à la fois leur « primitivisme », leur grandeur et leur caractère instinctif. Les commentateurs modernes voient en ces mots l’expression d’un point de vue « sentimental » [4]. Nous ne le croyons pas. Il faut replacer ces vocables dans leur langage. Le terme « instinctif », en particulier, est courant dans le texte de Cendrars que nous avons cité : « Le cubisme instinctif est l’art de peindre de nouveaux ensembles avec des éléments qui ne sont pas empruntés à la réalité visible, mais à celle que l’instinct et l’intuition de l’artiste lui suggèrent.. »
Nous sommes en 1912. Derain entre alors, après le temps du fauvisme, dans ce qu’on a nommé en hésitant sur les termes sa période byzantine ou gothique [5]. C’est l’influence de l’art nègre qui, pour une bonne part, lui suggère comme à Vlaminck cette simplification « grandiose » des formes et ce retour « instinctif » à l’intuition purifiante du sacré. Il accomplit donc exactement la démarche que décrit Cendrars. L’art nègre lui sert de médiateur. Mais ce qu’il découvre, c’est une expression plus profonde et plus rigoureuse de sa propre culture. Grâce à l’art nègre, les artistes européens vont redevenir peu à peu capables de comprendre, de manière profonde, l’art roman.
3°) C’est bien ce qui se passe pour Apollinaire. Il compare à des Christs les masques qu’il va retrouver dans son appartement d’Auteuil. Il suit en cela, selon toute vraisemblance, l’exemple donné par Pâques à New York. Or Cendrars, lorsqu’il composait ce poème, se trouvait sous l’influence du Latin mystique de Rémy de Gourmont. Ce dernier auteur avait essayé (d’une manière trop exclusive parfois) de faire apparaître que la plus pure essence du classicisme antique était passée dans le dépouillement des proses et des séquences médiévales [6]. Cendrars a voulu transposer ce langage dans l’expression de la modernité universelle.
Et il a tout naturellement abouti à l’Anthologie nègre, dont la préface s’achève ainsi (Œuvres complètes, 3, p. 4) : « L’étude des langues et de la littérature des races primitives est une des connaissances les plus indispensables à l’histoire de l’esprit humain et l’illustration la plus sûre à la loi de constance intellectuelle entrevue par Rémy de Gourmont ».
L’ Anthologie nègre vaut ce qu’elle vaut. Cendrars n’a pas toujours su ou pu se dégager des limites que lui imposaient sa personnalité, son temps [7].
Mais on doit retenir la fécondité de sa démarche. En somme, il s’agit d’une réflexion sur le mot « primitif », dans tous ses sens. Si on choisit le sens ethnologique, ce terme peut paraître désobligeant et faux aujourd’hui où l’on reconnaît la spécificité des diverses civilisations. Mais précisément Cendrars récuse ici cet emploi du mot. Il prend « primitif » au sens des peintres et tend alors comme Derain ou Vlaminck à rejoindre une certaine pureté sacrée qu’il trouve aussi bien dans les chants chrétiens que dans les légendes africaines. En s’ouvrant davantage pour lui, dans l’espace comme dans le temps, le monde qu’il découvre le rend capable à la fois de plus de compréhension et de plus de rigueur [8]. Telle a pu être la fonction historique de l’esthétique africaine : aider la modernité d’Occident à se saisir mais aussi à se ressaisir [9] . Il ne s’agit ni de récuser le passé ni de se replier sur lui, mais de le penser à la mesure des grands espaces que nous ouvre notre temps.
[1] Nous suivons ici les conclusions de l’édition des Œuvres complètes, t.I (commentaire à l’op. cit.). Les Pâques ont paru en 1912 avant Zone. Il est à peu près établi que Cendrars avait envoyé son texte à Apollinaire et que celui-ci en avait été très frappé. Les ressemblances entre les deux œuvres semblent trop grandes pour être forfuites. Cendrars ne connaissait pas Apollinaire avant d’écrire les Pâques.
[2] Pour toutes les indications historiques relatives au cubisme, nous nous bornerons à renvoyer à Jean Laude, La peinture française (190.5-1914) et’ l’« Art nègre » (Contribution à l’étude des sources du fauvisme et du cubisme), Thèse Sorbonne, Paris, 1968. Nous renvoyons à cet ouvrage pour l’ensemble de la bibliographie (Cassou, Leiris, Caillois, Reverdy, les sociologues…) que nous ne pouvons aborder ici.
[3] Ainsi procède, assez souvent, l’histoire de la littérature. Tel croit s’opposer à l’Antiquité, qui la connaît mal, qui en a reçu une fausse image, Responsabilité des professeurs !
[4] J. Laude, op. cit., p. 105 : ce qui frappe le peintre est, d’une part, l’expression d’un art instinctif et ,d’autre part, le primitivisme allié à la grandeur. Cet auteur cite des propos de Vlaminck dans Opinions sur l’art nègre. Action, 3 avril 1920, p. 26 : « Le seul art que l’on puisse regarder sans être accablé par les explications, les admirations, les louanges d’une littérature qui explique l’art du présent, du passé, de l’avenir. L’art encore assez vierge pour créer de l’admiration chez les uns et un sentiment de l’horrible chez les autres. Une humanité évidente, un sentiment d’animalité qui fait rire, qui, parfois, transporte, par le sentiment de la grandeur décorative, comme les piliers des cathédrales, le cintre d’une ogive gothique. Par des moyens simples, l’art nègre parvient à donner l’impression de la grandeur et de l’immobilité ». Il faudrait, de manière générale, étudier la terminologie de la critique chez les amis des cubistes (notamment Apollinaire) : on serait frappé par son caractère traditionnel. Ce ne sont pas les concepts qui changent, mais leur utilisation.
[5] J. Laude, op. cit., p. 196 sqq. On parle de gothique, ou de « byzantin ». La découverte véritable de l’art roman se fera beaucoup plus tard, après la première guerre mondiale, avec un Focillon.
[6] Nous avons essayé de le montrer dans notre ouvrage : ln hymnis et canticis. Culture et beauté dans l’hymnique chrétienne Latine, Louvain-Paris, 1976.
[7] Cendrars cite une abondante bibliographie, qu’il a compilée. Mais il ne possède pas encore les éléments apportés par la recherche moderne. Ici comme dans Continent noir ou dans les Fétiches, il cherche à accorder deux visions de la négritude : il la voit d’une part comme une maîtresse de grandeur et de simplicité : cela s’exprime dans le dépouillement du style. Il insiste d’autre part sur le caractère « instinctif » de la sagesse des noirs et mécontent, de ce fait, la civilisation traditionnelle qui donne très souvent leur sens aux textes dont il s’inspire.
[8] Ici encore, il faut mesurer à la fois tout ce que promet une telle méthode et les limites qu’elle rencontre en pratique. Des ethnologues modernes ont violemment reproché aux peintres européens leur ignorance à l’égard de la culture noire. Ce qu’ils prenaient pour symbole de l’esprit novateur était en réalité profondément traditionnel (d. J. Laude, P. 521, citant W. Fagg ; mais Laude a raison de souligner que l’information de W. Fagg sur les peintres était incomplète et d’insister notamment, p. 536, sur l’influence initiale de Segalen).
[9] V. l’excellent commentaire de ce terme par M. Laude, qui le rapproche, p. 539, de certaines formules de Char et Rimbaud (« il faut être absolument moderne »). Nous citerons aussi, avec le même auteur (P. 107) la réponse de Derain à une enquête d’André Salmon dans Le Matin : « Raphaël ! c’est le plus grand incompris », et le texte tout à fait fondamental de C. Morice que le peintre aimait à rappeler : « Cet art, c’est le vrai, celui qui apparente le Mexique à l’Egypte, les Cambodgiens aux Gothiques, les Grecs archaïques aux primitifs italiens, flamands, aux Français, aux Japonais et aux Chinois, et Giotto à Puvis de Chavannes. C’est l’art qui fait l’unité variée et constante des races et des siècles, l’art qui est l’expression humaine de la nature. C’est l’art ancien ». Ce texte date de 1910. Il éclaire les écrits de Cendrars ou son « simultanéisme ». On voit aussi tout ce qu’il annonce, jusqu’à Malraux, jusqu’à la sociologie moderne.