Témoignages

L’APPORT DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR A LA FRANCOPHONIE

Ethiopiques n°70.

Hommage à L. S. Senghor

1er semestre 2003

J’ai passé une année scolaire au Sénégal sans rencontrer Senghor sinon le voir de très loin. C’était en avril 1966, lors du Festival des Arts nègres, organisé avec l’appui d’Aimé Césaire et une pléiade d’écrivains du monde noir. En 1970, à une fête nationale, j’ai eu un bref échange avec ce poète dont j’apprécie l’œuvre [2] ainsi que ses préoccupations d’ordre culturel. La guerre nigéro biafraise étant terminée, le Général Yakubu Gowon a voulu avoir autour de lui, à la fête nationale d’octobre 1970, de hautes personnalités africaines dont l’Empereur Hailé Sélassié de l’Ethiopie et le Président Léopold Sédar Senghor du Sénégal. Le jeune chef militaire nigérian a chargé de grands philatélistes d’organiser une exposition de timbres commémoratifs qui soulignent la culture riche et diverse du Nigeria. Cette exposition, où je me suis trouvée à titre de guide, a naturellement attiré le poète sénégalais, qui était bien impressionné non seulement par ce qui pourrait se dévoiler à travers les timbres, mais aussi par le fait que la paix s’était finalement rétablie au Nigeria.

Tout le monde savait à cette époque-là que Senghor était fort attaché aux valeurs du monde noir, malgré sa formation à l’école française, malgré des liens professionnels et conjugaux noués avec la France et d’autres pays du monde [3]. Mais je ne savais ni que le lancement de la Francophonie institutionnelle se préparait, ni que Senghor en était un des artisans les plus résolus. Or sept mois avant sa visite au Nigeria, une importante rencontre de vingt-et-un chefs d’Etat africains à Niamey avait déjà abouti à la création de L’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), qui est aujourd’hui le principal opérateur direct de la Francophonie. L’Organisation commune africaine et malgache (OCAM) [4], à la fin d’une conférence tenue à Tananarive du 25 au 27 juin, adopta un communiqué selon lequel « la conférence a entendu une communication du Président Léopold Sédar Senghor sur la Francophonie, et a chargé le Président en exercice de l’OCAM (Hamani Diori du Niger) et le Président Senghor de prendre les contacts utiles en vue de la réalisation de cette Francophonie dans les domaines culturel et économique. D’après Cyrille Sagbo [5] (membre béninois du Haut Conseil de la Francophonie : 1992), l’initiative conjointe de Senghor et Diori a mené à deux conférences, notamment : Niamey I (du 17 au 20 février 1969) et Niamey II (du 16 au 20 mars 1970). A la suite des deux conférences, 21 chefs d’Etat et de gouvernement ont créé l’ACCT ayant pour devise « égalité, complémentarité et solidarité ». Dans une lettre que Senghor adressa à un vice-chancelier en Afrique occidentale, le poète souligne la solidarité qui subsiste au niveau des intellectuels, qu’ils soient anglophones ou francophones, et la nécessité de sauvegarder cette solidarité à tout prix, afin d’éviter ce qu’il appelle « l’esprit de Fachoda », qui nuit le plus souvent aux rapports des chefs politiques des blocs linguistiques différents de l’Afrique [6].

L’Afrique francophone est donc, à juste titre, considérée comme co-fondatrice de la Francophonie [7]. Il est important de noter qu’au premier sommet des chefs d’Etat et de gouvernement ayant en commun l’usage de la langue française (Paris : 1986), l’Afrique francophone subsaharienne est représentée par 24 des 47 pays qui ont participé au sommet.

La Francophonie est un rassemblement de pays et de communautés dans lesquels le français est l’outil principal de communication. Senghor est un porte-parole important de ce rassemblement. Dans Le français dans le monde (numéro spécial de L’Esprit : 1962), Senghor décrit la Francophonie comme « cet humanisme intégral qui se tisse autour de la terre, cette symbiose des énergies dormantes de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire » [8].

La Francophonie a cependant dépassé cette définition de Senghor, à cause de certaines réalités nouvelles. Elle n’est plus un domaine d’études portant sur les pays de langue française, puisque nombre de pays anglophones y compris le Nigeria ont cherché à s’intégrer dans une organisation pour des raisons diverses. Le Général Sani Abacha (à un moment très difficile, lorsque le Nigeria s’est trouvé isolé par une grande partie de la communauté internationale) a déclaré que le français serait une deuxième langue officielle du Nigeria. C’était en décembre 1996. Et, un an après, il a assisté à titre d’observateur au sommet d’Hanoi. Mais aucun décret n’a scellé sa déclaration. Aucune demande n’a été faite auprès du Haut Conseil de la Francophonie jusqu’à sa mort en juin 1998. Selon Johnson [9], la Francophonie, association plurinationale ayant plus de 50 pays membres, constitue un espace géographique assez important, dans lequel existe une solidarité reposant fortement sur l’emploi de la même langue.

La symbiose [10] qui caractérise l’unicité de la perception de Senghor quant à la Négritude (revendication d’une personnalité africaine et des valeurs des cultures nègres, dont il est le champion africain), marque également la définition de la Francophonie par cet homme de lettres. La Francophonie est pour lui un dialogue de cultures, un mariage voulu des pays pauvres avec des pays riches, une collaboration des pays du Nord avec les pays du Sud. Et c’est parce que les pays membres ont les mêmes opportunités, que des sommets ont eu lieu au Sénégal, au Bénin à L’Ile Maurice, comme ils ont été tenus en France et au Québec. L’ACCT, qui siège à Paris, dispose de bureaux régionaux à Lomé au Togo, à Libreville au Gabon et à Hanoi au Viêt-Nam.

Dans Nation et voie africaine du socialisme [11], Senghor décrit le socialisme comme un concert des nations, et plus précisément comme un type de rapport humain dans lequel règnent la coopération et les échanges de ressources matérielles et humaines. Senghor avait dans l’esprit une France rénovée qui, tout comme le Commonwealth, épousera les idéaux d’entraide et d’assistance technique. Lors d’une séance du Haut Conseil de la Francophonie (décembre 1985), Senghor contemplait encore une civilisation de symbiose « où tous les continents, races et nations apportent chacun ses valeurs de civilisation irremplaçables ». Cette vision suppose, bien entendu, la nécessité de préserver les racines utiles pouvant renforcer la complémentarité des êtres humains. C’était à cette même occasion que Senghor a bien souligné l’importance de savoir s’ouvrir au monde extérieur, si l’on veut échapper à l’exclusion sociale, si l’on tient à affirmer une confiance en soi et à se débarrasser du complexe d’infériorité [12]. Senghor avait de hautes visées. Il pensait à un nouvel humanisme fondé sur l’esprit de tolérance et l’amour de la liberté. Il songeait à un « pan humanisme du 21e siècle », très convaincu que son tremplin, qu’on le veuille on non, sera le dialogue des cultures et l’échange économique [13]. Et ce sont là les idéaux partagés par les représentants de la Francophonie.

Le rôle important que Senghor a joué au sein de la Francophonie a été maintes fois reconnu. Par exemple, le principal tribunal international de la Francophonie porte son nom ainsi que celui du Cardinal Richelieu, fondateur de l’Académie française. Fondé en décembre 1870, le Cercle Richelieu Senghor a un nombre limité de membres (80 y compris des membres cooptés). Senghor est le 40ème membre (voir Recueil biographique de la Francophonie, p. 10). L’Université internationale de Langue française au service du Développement africain (UILFA), organe de la Francophonie, ouverte en 1990 pour faciliter la formation de jeunes cadres dans certains domaines (santé, gestion, administration, etc.), était plus tard dénommée Université Senghor [14].

Léopold Sédar Senghor a volontairement quitté le pouvoir politique, tout comme Julius Nyerere de la Tanzanie. En 1986, pendant le lancement officiel de la Francophonie, Senghor n’était plus le Président du Sénégal. Il a fallu créer un poste propre au profil de ce sénégalais originaire de Joal, pour ce diplômé de la Sorbonne, pour ce francophile, membre de l’Académie Française, membre associé de l’Académie des Sciences d’Outre mer, pour ce premier agrégé de l’Afrique noire [15], pour ce premier Africain à être nominé pour le Prix Nobel [16]. Senghor avait ainsi, jusqu’à sa mort en décembre 2001, la prestigieuse distinction d’être Président d’honneur du Haut Conseil de la Francophonie, devancé uniquement par le Président de la France, c’est-à-dire François Mitterrand et puis Jacques Chirac. Ce poste lui a permis d’apporter encore plus à la politique et au développement de la Francophonie.

Le Sénégal est bien privilégié par la structure administrative de l’ancienne A.O.F. Il faut toutefois remarquer que Senghor a su exploiter sa situation politique favorable au profit des arts et de ses propres préoccupations. Il a par exemple organisé en 1971, sous l’auspice de son parti politique (l’Union progressiste sénégalaise), un colloque sur la Négritude, pour donner place et parole à ses disciples : Thomas Mélone, Alioune Diop et d’autres comme Abdou Diouf, qui lui succédera plus tard comme président du Sénégal. Par son statut d’écrivain, Senghor est étroitement lié à de nombreuses associations non gouvernementales telles que L’Association Internationale des Ecrivains de Langue française (AIDELF), que l’on trouve parmi les opérateurs de la Francophonie. Il importe de noter aussi que seul le Sénégal et le Burkina Faso ont chacun, pour le moment, une Commission nationale de la Francophonie qui correspond au Ministère de la Francophonie en France. Johnson (2000) est, en effet, d’avis que les bonnes relations de Senghor, l’excellent travail qu’il a effectué sur la scène internationale, son engagement socioculturel et le respect qu’on lui témoignait partout dans le monde auraient attiré au Sénégal de nombreux organismes internationaux [17]. Trois d’entre eux : Association des Femmes francophones, Association de la Presse francophone et Environnement et développement dans le tiers monde, s’insèrent dans la Francophonie. A n’en pas douter, Senghor a légué au Sénégal voire au monde noir une très précieuse expérience de travail sur le plan international.

La mort de ce célèbre écrivain n’a fait qu’annoncer sa renaissance. Ses critiques ont déjà commencé à relire son œuvre avec un esprit nouveau. Une nouvelle étape des études senghoriennes vient de commencer avec une série de publications spéciales dédiées à cet écrivain, qui vit toujours dans la mémoire de ses compatriotes et de ses innombrables lecteurs dans tous les coins du monde.

[1] Dept of European Languages, University of Lagos, Nigeria.

[2] J’ai étudié sous la direction d’Idris Makward Chants d’ombre (Seuil, 1945), Hosties noires (Seuil, 1948), chants pour Naët (Seghers, 1949), Ethiopiques (Seuil, 1956) et Nocturnes (Seuil, 1962). Mais c’est Ethiopiques qui m’a surtout touchée, car j’y retrouve le jeune Chaka, personnage rebelle et taciturne que j’ai rencontré plus tôt dans Chaka the Zulu, roman de Thomas Mofolo. L’ironie, c’est que je n’ai pas étudié Senghor à l’université de Dakar où, jusqu’en 1972 (prise en charge de l’administration de cette université pour la première fois par un Sénégalais du nom de Madani Sy), le contenu littéraire, quant aux études françaises, était dominé par des classiques français.

[3] Senghor a passé une grande partie de sa vie en France. Il avoue dans Hosties noires : « J’ai une grande faiblesse pour la France ». Il a enseigné dans des lycées français (Lycée Descartes, Lycée Marcelin-Berthelot, Lycée Saint Maur-des-Fossés, etc.). Il a fait la connaissance de beaucoup de noirs de l’Afrique et de la diaspora quand il était étudiant. Il a rencontré maints chefs d’Etat en tant que Président du Sénégal. Dans sa poésie, Senghor ne néglige jamais les instruments africains de percussion : balafong, tamtam, etc. Et si Senghor a épousé une Française, ce n’est pas par indifférence à la beauté de la femme africaine, qu’il décrit dans Chants d’ombre avec une assez remarquable délicatesse :

« Femme nue, femme noire

Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté

J’ai grandi à ton ombre………………

Femme nue, femme noire

Fruit mûr à la chair ferme

Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel… »

[4] En 1966, l’OCAM est devenue l’Union africaine et malgache (UAM).

[5] SAGBO, Cyrille, Introduction à la Francophonie, Cotonou, Flamboyant, 1995, pp.15-16.

[6] WILLFRIED, Feuser et JOHNSON, M. A., (Guest-Editions) ; Kiabara : on Francophone Africa and the Diaspora, Université de Port-Harcourt, 1995, pp. 207-298.

[7] Haut conseil de la Francophonie (HCF), Paris, 1995.

[8] SENGHOR, L S., « Vers la Civilisation de l’Universel », discours prononcé au sommet de la Francophonie, Kigali, publié dans HCF, 1994, pp. 107-110.

[9] JOHNSON, M. A., Francophonie : Histoire, civilisation et institutions du monde francophone, Lagos, Nedjima Subseries I, 1996.

[10] Ce terme évoque certaines expressions qui se répètent dans les écrits de Senghor, notamment : dialogue des cultures, métissage culturel…

[11] SENGHOR, L. S., Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Présence africaine, 1961, pp. 120-122 et p. 130.

[12] Cahiers de la Francophonie : Témoignages, 1994, p. 107.

[13] Ibid., p. 108.

[14] Haut Conseil de la Francophonie : Instances, données, panorama, perspectives (Document sans date).

[15] D’URSEL, Jeanne, (Directeur de publication) Recueil biographique de la Francophonie (1991-1992 : voir la page 429 pour le profil de Senghor), Paris, Didier, 1991. Voir également Jean PLIYA, Histoire : L’Afrique occidentale, Cotonou, édition M.D.I. St Germain-en Laye, 1967, pp. 237-240. Voir encore L. S. Senghor, textes commentés par Roger MERCIER et M S BATTESTINI, Paris, Fernand Nathan, 1963. Voir encore Thomas MELONE, De la Négritude dans la littérature négro-africaine, Paris, Présence africaine, 1962.

[16] OGUNBIYI, Yemi, « Politics of the Prize », in The African Guardian, October 1986, p. 15.

[17] JOHNSON, M. A., « Language-based Solidarity : The Case of Francophonie », S.B. Ajulo & Festschrift committee (Eds.), Language, Society and Education, Lagos, University of Lagos Press, 2000, pp. 359-367.