Culture et Civilisations

LA VOIX DES JEUNES : LETTRE A ALIOUNE DIOP

Ethiopiques numéro 24

révue socialiste

de culture négro-africaine

octobre 1980

« Nigra sum sed formosa »

(Cantique des cantiques)

Maître,

Ton absence ne sera l’octobre complaisance du sépulcre sous les vents, sous les ans ; elle m’a rebâti au-delà de la stupeur douloureuse un don de mesure et d’altérité réconciliatrice : voici, j’ai plus que l’âge de mes nuits…

Je suis d’une génération qui, sans rien connaître des angoissantes questions de l’ère trente, sans rien estimer des déchirements séquences, ni des stratégies élaborées à la table prolétaire des Cafés, ni même des veillées patriciennes parfois fastes, revendique la légitimité de l’Etre Nègre, l’oasis de l’Etre Nègre comme un cœur piaffant au monde et son rire altier ; nous autres, prêtres orant d’une justice d’Homme entre les hommes, tenons pour vérité que le sentiment de soi n’est l’exclusif apanage d’aucun peuple. Or me subjugue ta passion pour que l’Homme reconquière sa royauté sa royauté perdue dans notre Humanité.

Je suis d’une génération sauvée au prix d’un labeur hérité de plein droit pour restituer à l’Homme ses parements de noblesse ; nous sommes les porteurs de l’éternel fardeau, l’effort prométhéen, quotidien, ample et beau, car paraît-il, l’âme de nos semblables s’est égarée dans la déraison pestilentielle de l’acier et l’abandon à l’artifice aliénant.

Je suis d’une génération qui sait aujourd’hui que sa Négritude s’est levée avec le soleil pour survivre à toutes les nuits. Au bout de mon regard droit sur le clair sillon de tes espérances, comme une paume rose éclose à ma paume, comme une mamelle pleine, elle est séâne à la soif de mon humus et ma foi ; or qui m’a dit que ma foi est un crime en ce temps de frénésie et d’énergie ? Je sais de la souffrance de ma race qu’elle est le silo et la rémission des horreurs de l’Histoire Universelle : ma mémoire, vois-tu, n’a pas mûri orpheline et veuve ; elle s’entend légitime et sereine comme un lion secoue sa crinière et tend puissant son dire : sa clameur est aussi à propos que le monde a besoin de cesser de se mentir pour que des germes de l’Ancien éclosent les fleurs du Nouveau.

Ma génération a bu à toutes les sources de vie, à toutes les eaux empoisonnées ; elle a habité cavernes et palais et l’arrangement banlieusard et sous-nanti des sociétés de consommation ; elle sait pleinement des différences qu’elles osent parfois de très blessantes affinités, et que le trésor des hommes se trouve en l’Homme.

Ma génération s’est scrutée au fond de tous les abîmes, à la cime de tous les reliefs, et jusqu’à l’extinction lui est revenu l’écho monstrueux de sa question, jusqu’à l’arrachement, qu’il soit « civilisé » ou sous humanisé ; car paraît-il encore, les taux exagérés de natalité et d’animalité sont la marque distinctive des peuples de troisième division. Nous n’avons pas retenu le prétexte légalisé de la poubelle ennoblie pour trôner au salon, ni la générosité simiesque de l’Occident et de l’Orient payant à monnaie fausse leurs holocaustes et leurs rapts. La race éthiope leur est aussi étrangère que le Christ Roi crucifié sur une croix gammée qui se farda, et le sang de leurs martyrs quotidiens.

Nous sommes tous les bâtisseurs d’une lumière de préservation le havre où ne s’essouffle plus l’esquif ivre et le navire fou.

Maître, notre droite n’a pas pudeur à prendre le don de toutes les droites, pour concilier César avec le don de rendre, « pour que nous répondions présents à la Renaissance du Monde ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche ». Cette foi est notre glaive à l’effroi nouveau de la Terre, que ne s’insultent plus les antipodes.

Au bout de mon regard droit sur le sillon de ton absence, me voici épelant l’héritage et le combat : le dialogue planétaire de l’Homme purifié de ses bassesses et de ses rancœurs.

Je suis d’une génération de volontaires libres et sans désespoir pour être ton écho, non la tombe de ton combat : ton absence ne sera pas l’octobre-complaisance du sépulcre sous les vents sous les ans.

Dakar, le 8 Mai 1980.

BIRANE DIALLO