LA TRAGEDIE DE LA COLA
Ethiopiques numéros 37-38
revue trimestrielle de culture négro-africaine
nouvelle série 2eme et 3ème trimestres 1984
volume II n° 2-3
L’histoire que je vais vous raconter s’est passée dans l’ancien empire de Fafangara où vivait un vieux et grand griot très célèbre pour ses connaissances parce que détenteur de beaucoup de traditions et grand instrumentiste, joueur de « khalam ».
Un jour, notre vieux joueur de khalam était dans la cour de sa concession composée de plusieurs cases en paille de style traditionnel. Il était étendu dans une chaise pliante de fabrication locale, faite de bois de fromager, sous l’ombre que dessinait une des cases de la concession. Il somnolait parce qu’il s’était levé très tôt, pour la prière du matin et la promenade à l’air vif, dans les champs.
Quelques jeunes garçons qui jouaient, à côté, à fabriquer des cases avec des mottes de terre mouillée par les pluies de la veille, vinrent assaillir le vieux comme un essaim d’abeilles en criant : grand-père ! grand-père !
Le sommeil troublé le vieux leur dit en accompagnant ses paroles de quelques signes de la main :
– Doucement, doucement mes enfants. Dites ce que vous voulez et surtout, surtout, je vous prie de ne pas me briser.
Ils crièrent tous ensemble : nous voulons t’écouter jouer un air comme tu as l’habitude de nous en faire entendre à pareille heure.
– Mes petits, leur répondit le vieux, laissez moi me reposer un peu, je suis fatigué, après, nous verrons.
– Non ! non ! s’écrièrent les enfants, tu ne te reposeras pas.
Dans la tradition africaine, le grand-père et ses petits enfants sont considérés comme égaux. Ils se permettent tout. Il y a entre eux des plaisanteries de toutes sortes, ce qui n’exclut pas la retenue, la décence et le respect de l’âge. Ah ! que vous êtes fatigants. On dirait des moustaches.
Les enfants de lui répondre : quoi que tu dises nous ne te laisserons pas dormir. Lève-toi.
Et ils le tirèrent par le bout du grand boubou qu’il portait. « Les enfants, quoi ? répliqua le vieux. Que voulez-vous que je joue vous ? ».
Les enfants : n’importe quel air. Que ça soit un bon.
Le vieux : bien ! comme vous y tenez, allez me chercher mon khalam, il se trouve dans ma case et faites attention : ne me cassez pas les cordes.
– Pourquoi tiens-tu tellement à ton instrument, demanda le plus jeune des enfants. Un éclat de rire d’abord puis il s’exclama : « ah ! la jeunesse. Cet instrument c’est celui du savoir, c’est celui de l’intelligence. Avec cet instrument, on exprime ce qu’on pense de quelqu’un, ce qu’on ressent ; on joue avec les airs glorieux des rois… Et pour nous, griots, cet instrument est quelque chose de sacré. En un mot c’est notre vie ».
Après ces quelques propos les enfants apportèrent l’instrument et notre vieux tout souriant commença à l’accorder avant d’entamer un air. Un bel air.
Les enfants assis devant lui par terre ne le quittèrent plus des yeux. Ils le regardèrent et écoutèrent attentivement les notes mélodieuses qui sortaient du khalam. Quelquefois notre vieux se baissait et accompagnait ses doigts agiles de murmures tout en remuant la tête.
Sans s’arrêter, toujours avec le même accord, le grand griot passa de cet air à un autre. Brusquement, les enfants de concert l’interrompirent.
– Grand-père, l’air que tu viens de nous jouer est très différent des autres que tu as l’habitude de jouer pour nous. Il nous intéresse. Nous l’avons bien écouté. Il nous a touché. Que signifie cet air ? Pour qui le jouait-on ? Quelle est son histoire ?
Le vieux visiblement très content souleva son grand boubou, se redressa, reprit son khalam et dit :
– Mes enfants, je suis très content de vous entendre poser ces questions. Voilà ce que doit faire un fils de griot. Je vois en vous maintenant des griots. Et vous en serez de dignes représentants comme votre grand-père l’était. Comme votre père l’était aussi… Ecoutez moi, prêtez-moi votre attention et surtout ne bougez pas, je vais vous rejouer Sala Diali, ce bel air.
Ce fut le silence total. Les enfants bien assis à côté de grand-père le fixèrent du regard, les yeux gros ouverts.
Ainsi le vieux commença à rejouer le même air, cette fois-ci dominé par sa douce et solide voix comme tout bon griot instrumentiste et chanteur, détenteur des traditions, parce que sûr de lui-même. Car dans la société traditionnelle, on dit que celui qui parle fort, solidement, est toujours un homme de vérité, un homme qui sait ce qu’il dit.
Sur les notes de son instrument, en sourdine, le vieux leur dit : – « mes petits, cet air est à nous tous, nous les griots il nous revalorise car il était dédié à Sala Diali, un de nos ancêtres.
Sala Diali vivait dans une très grande cour royale. Il était l’ami et le bras droit du roi de l’époque. Ils appartenaient tous les deux à la même génération, ils s’étaient côtoyés pendant presque toute leur vie et même jusqu’à subir ensemble le rite de la circoncision. Tout ceci s’expliquait par le fait que leurs pères vivaient ensemble dans la même cour et le père de Sala Diali était le griot de la cour royale.
Sala Diali était toujours à côté de son ami le prince avec son khalam en train de jouer de belles notes, même quand ils causaient ou quand le prince dormait.
La conversation de nos deux amis tournait toujours autour des parties de chasse qu’ils venaient d’effectuer ou des chevaux : le plus résistant, le plus beau, etc. Et aussi du trône.
Un jour le père du prince après une longue maladie mourut. Ce furent des funérailles grandioses, dignes d’un roi, qu’on lui a faites. Une très grande fête. Et après ce fut l’intronisation de notre prince Manoumako pour succéder à son père sur le trône.
Quelques deux ans après l’intronisation du roi Manoumako, celui-ci décida d’épouser une nouvelle femme. Son choix se porta, sur une toute jeune fille, toute fraîche, grande et très belle. On disait même qu’elle était la plus ravissante du territoire. On parlait partout de la beauté de cette femme.
Le roi épousa cette femme. Après les festivités du mariage, qui durèrent plus d’une semaine, pendant lesquelles bœufs, moutons chèvres furent immolés, beaucoup de couscous préparé et du vin local, à base de mil, fermenté et après que les gens eurent mangé jusqu’à satiété, le roi convoqua tout le monde en une assemblée générale. Toute la population était présente ce jour-là.
Au bout d’un moment le roi se leva. Après les acclamations de la foule il s’adressa à celle-ci en ces termes :
– Je vous remercie d’être venus me témoigner votre satisfaction pour mon mariage. J’en suis très content… Mais une chose me tient à cœur et je voudrais vous le dire : je viens de me marier j’ai épousé la fille supposée être la plus belle de la contrée. Celle-ci je ne la mets pas sur le même pied d’égalité que les autres femmes. Elle représente tout pour moi. Ce que je tiens à vous dire, c’est que j’ai mis le griot Sala Diali, mon griot personnel à la disposition de cette femme, la reine. Il sera le seul à l’approcher. Tout autre, qui le ferait sans mon autorisation risquerait sa vie. Maintenant la séance est levée
Aussitôt après, partout dans les rues, sur le chemin du retour, ce ne furent que murmures ou propos lancés par les gens à l’encontre du roi.
Durant plusieurs années tout le monde fuyait le contact de cette belle créature, toujours richement habillée, couverte d’une multitude bijoux en or dont une bague offerte par Sa Majesté.
Sala Diali, le beau griot toujours drapé dans un grand boubou bien fait, était la seule personne qui côtoyait la reine. Chaque jour il venait jouer du khalam pour elle jusqu’à tard dans la nuit.
Séduisant, souriant et charmant notre griot l’était, surtout quand il pinçait son luth et l’accompagnait de murmures pour mimer quelques chansons. Chaque fois qu’il jouait, il était contemplé, regardé et quelquefois même la reine lui souriait. Celle-ci ne pouvant plus cacher ses sentiments envers le griot, essayait de les lui montrer par le regard, les manières et les gestes. Mais notre griot lui, ne comprenait rien et ne souçonnait rien.
Un jour, Sala Diali fut surpris, très surpris par le comportement de la jeune femme du roi, qui ne pouvant plus cacher son amour, s’approcha de lui, s’assit à ses côtés et commença à le contempler à le caresser jusqu’à interrompre les belles notes qui sortaient du luth de notre brave.
Ne pouvant plus résister à cette belle créature notre griot l’assaillit d’une multitude de questions posées d’une voix tremblante. « Mais que fais-tu ? Qu’est-ce qui te prend ? Que t’arrive-t-il chère reine ? Dis le… Dis le moi… » La femme du roi après un petit silence répondit :
« Sala ! je n’ai rien c’est plus fort que moi je n’en peux plus. Tu es mon griot oui je le sais mais… mais… (d’une voix hésitante) je ne peux plus te cacher mon amour, je t’aime ».
Sala très surpris répliqua :
– Ah ! non ! ça c’est grave, raconte moi autre chose, je ne suis pas prêt à mourir, cesse de faire des plaisanteries de ce genre, car je ne suis qu’un griot, pitié.
– Non ! ce ne sont point des plaisanteries, c’est la réalité, je n’y peux rien, c’est plus fort que moi. Non Sala tu ne risques rien. Accepte mon amour.
Il ne cessait de lui répéter :
– Je ne suis qu’un griot et surtout l’ami d’enfance de ton mari. Je ne peux pas faire pareille chose. Oublions cette affaire et n’en parlons plus.
Mais la femme insista jusqu’à l’obliger à accepter cet amour que personne n’aurait refusé, vue la beauté de la femme.
Ainsi naquit une liaison entre Sala Diali et la jeune femme du roi. Cette dernière expliqua à Sala la procédure à suivre pour mener leurs relations intimes sans problème.
– Comment ?
– Chaque nuit, dit la femme après les séances de khalam, il faudra revenir dans ma case, un peu plus tard. Pour savoir si je suis seule ou non, il faudra chercher au fond du canari qui se trouve devant ma case, j’y mets chaque fois des noix de cola. Si tu y trouves deux noix, sache que le roi est de retour chez moi. S’il n’y a qu’une seule noix c’est que je suis seule, tu peux entrer… N’est-ce pas simple comme procédé et peu risqué ?
Si… si, répondit timidement Sala Diali d’un air très méfiant. Le procédé ainsi dit et expliqué fut mis à exécution. Des mois s’écoulèrent sans que personne ne soupçonne ce qui se passait dans la cour royale entre la femme du roi et son griot.
Un jour après une dispute avec sa fille de chambre, la femme du roi remit à cette dernière, comme à l’accoutumée, deux noix de colas à mettre dans le canari. La fille de chambre très fâchée, les lança de loin sans prendre la précaution de voir si elles étaient bien dans le canari. Une seule noix rentra dans le canari. Sala Diali vint la nuit et ne trouva qu’une noix de cola, une seule dans le canari. Pris d’un désir fou, notre homme n’hésita même pas une seconde et entra directement dans la case plongée dans l’obscurité totale. Hélas ! ce jour là, le roi était bien là. Et le roi surpris, croyant que c’était un voleur ou un ennemi, de crier :
« Un homme dans ma chambre !… » . Avant de se jeter sur le griot avec qui il engagea une lutte acharnée. Dans cette empoignade le roi parvint dans le noir, à enlever du doigt de Sala Diali la bague qui s’y trouvait avant que ce dernier ne s’enfuie sans être identifié.
La lampe fut aussitôt rallumée et le roi reconnut la bague. C’était celle qu’il avait offerte à sa nouvelle épouse. Après plusieurs questions, celle-ci finit par dire :
« Mon mari, j’avais peur de te le dire.
Un jour, alors que j’avais fini de prendre mon bain, je ne retrouve plus ma bague ».
Le lendemain matin, le roi décida de convoquer tout le monde à la grande place du village. Le griot fit résonner son tambour et la nouvelle fut vite répandue.
Tout le monde était pressé de savoir ce qui était arrivé. Tous croyaient à une attaque inopinée du terroir. On commença à fourbir les armes à attacher les gris.. .
Auparavant la jeune avait déjà vu Sala Diali à huis-clos et lui demandé avait de tout, de ne rien dire même s’il se sentait responsable ;
Ce que notre homme ne pourra jamais faire à cause du sang qui coule dans ses veines.
Le peuple rassemblé, le roi arriva et ce fut un grand silence.
– Peuple du Fafangara, dit-il, l’heure est grave. Vous avez toujours montré votre dignité, votre bravoure et votre courage. Je vous ai convoqué d’urgence parce que quelqu’un a commis une faute grave. Il s’interrompit, pesa ses mots et dit :
– Et que fait-on de celui qui viole la loi ?
Le peuple d’une seule voix répondit : on le tue !
Le roi reprit : hier je me suis battu avec quelqu’un dans ma case alors qu’il venait voir ma femme dans la nuit. Mais malheureusement je ne l’ai pas saisi.
Aujourd’hui je vous rassemble pour savoir qui de vous est coupable. Qu’il se dénonce s’il est homme, s’il est digne de mon peuple, de sa famille, je veux dire s’il est plein de courage, s’il fait honneur à sa classe, à lui-même.
Assis à côté de son roi et ami, Sala Diali gratta les cordes de son khalam avant de dire à haute voix, parce que très impressionné par les propos du roi :
– L’homme que vous avez eu l’occasion d’affronter la nuit dans la case de votre femme et qui portait la bague de celle-ci, c’est moi Sala Diali, votre griot, digne de ses parents.
Un lourd silence pesa sur l’assemblée, chacun regarda son voisin de gauche ou de droite.
Le roi, visiblement très embarrassé par ce que venait de dire son ami ; le griot, contraint de tuer Sala Diali, appela Bakari. Celui-ci était le grand bourreau du royaume. Grand, fort et d’une belle corpulence mais d’une grande sévérité, il ne rit jamais et ne badine pas.
Aussitôt, Bakari arriva avec à la main un coupe-coupe luisant et très tranchant. Sur un signe du roi qui lui indiquait Sala Diali, notre bourreau porta un grand coup qui fendit en deux le crâne du griot, ce dernier continua à gratter les cordes de son khalam jusqu’à son dernier soupir.
« Mes chers enfants, dit le vieux griot, ce que vous entendez en ce moment sortir de mon instrument, ce sont les dernières notes que notre ancêtre Sala Diali laissa entendre aux gens avant de mourir ».
Et le vieux de continuer :
…Après la mort de Sala Diali et devant la nombreuse assistance, la femme du roi se sentant humiliée et aussi responsable de cette mort et ne pouvant plus résister aux tortures de sa conscience se leva et se donna un grand coup de tête contre l’arbre à palabre qui se trouvait sur le lieu du rassemblement. Elle tomba et mourut.
Ainsi le roi, voyant qu’il venait de perdre les deux personnes chères à son coeur, son épouse et griot ami, appela Bakari la bourreau, lui prit son coupe-coupe et lui fendit la tête avant de se tuer lui-même.
Ce fut toujours sous ces notes mélancoliques de Sala Diali que le vieux dit à ses petits enfants d’une voix tremblante et triste :
C’est ainsi mes enfants que tous sont morts et que l’amitié l’a emporté.
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BADARA SISSOKO