Philosophie, sociologie, anthropologie

LA QUESTION ETHIQUE DE LA FIN DE VIE A LA LUMIERE DE L’ESCHATOLOGIE ET DE LA THANATOLOGIE TRADITIONNELLES AFRICAINES

Ethiopiques n°88.

Littérature, philosophie et art

1er semestre 2012.

Espaces publics africains, crises et mutations

LA QUESTION ETHIQUE DE LA FIN DE VIE A LA LUMIERE DE L’ESCHATOLOGIE ET DE LA THANATOLOGIE TRADITIONNELLES AFRICAINES

L’exercice de déblayage conceptuel et de clarification sémantique revêt une importance de premier ordre dans le domaine éthique. Il permet par exemple de venir à bout du confusionnisme qui entoure la description et la qualification des actes médicaux en fin de vie. Dans les sociétés occidentales, notamment en France, la plupart des sondages ont érigé la périphrase « aider à mourir » en une formule standard sans expliciter les contours qu’elle recouvre : un soulagement de la douleur, un accompagnement familial, psychologique et spirituel apaisant l’angoisse ou aide active par un geste qui tue. Aussi la confusion est-elle entretenue par bon nombre de personnes entre suicide assisté, euthanasie, arrêt de traitement, abstention thérapeutique, sédation, etc., simplement parce qu’aucun outil conceptuel ne les aide à distinguer ces pratiques. Les médecins eux-mêmes n’arrivent pas toujours à démêler l’écheveau. En 1977 déjà, Patrick Verspieren s’indignait de ce que

« la plupart des débats actuels sur l’euthanasie [soient] voués à tourner en rond parce qu’ils mêlent de façon inextricable des questions qu’il serait au contraire indispensable de traiter séparément. (…) Le mot euthanasie veut tout dire ; et donc il ne dit rien, ou plutôt c’est un mot piège, car, dans un débat, il est très difficile de savoir exactement dans quel sens l’emploie un interlocuteur » [2].

Plus de trois décennies après, l’on n’est pas sorti de l’auberge, les soignants continuent de réclamer une sémantique spécifique à l’euthanasie, question de sortir de ce bourbier confusionniste et du malaise généré par l’émotion qui parasite le débat sur la fin de vie. « Savoir de quoi l’on parle n’est pas seulement une préparation à la réflexion éthique, c’est déjà une démarche éthique » [3], souligne Jacques Ricot, non sans pertinence.

Dans un rapport de synthèse à l’issue de leurs travaux sur des questions éthiques inhérentes à la vie en 2004, les députés français précisaient que « pour constater une euthanasie, il faut que soient réunis les différents éléments suivants :

« – un acte, c’est-à-dire une activité, ce qui exclut les situations de non-intervention telle que s’abstenir de commencer un traitement ;

– un caractère délibéré de l’acte. L’intention première du tiers étant de causer la mort de l’intéressé, elle fonde sa responsabilité ;

– une relation directe de cause à effet entre l’acte et la survenue de la mort. L’acte a pour unique objet de causer la mort ; cette dernière survient en conséquence directe de cet acte (injecter une substance létale) et non pas comme conséquence secondaire et ultérieure dudit acte (prescrire un traitement analgésique à hautes doses) ;

– un malade. Le « bénéficiaire » de l’acte doit être malade, sinon c’est un meurtre ;

– un tiers. L’auteur de l’euthanasie peut être toute personne : médecin, soignant, membre de la famille ou proche » [4].

Pour l’essentiel, l’effort de déblayage conceptuel et de clarification sémantique des députés français est à saluer, car ils se sont attelés à éviter l’expression à connotation idéologique très souvent usitée par les adeptes de la dépénalisation de l’euthanasie pour désigner les limitations, arrêts de traitements actifs, ou encore les abstentions de traitements dans des cas de non-intervention. Or il s’agit là de trois pratiques bien différentes que l’on regroupe maladroitement sous un seul et même vocable.

Toutefois, ces députés pèchent par leur exclusion des critères de la pratique euthanasique, ce que Pierre-Olivier Arduin appelle « l’omission euthanasique », puisqu’« il est tout à fait possible d’omettre un traitement dans l’intention de tuer un malade, l’omission étant une forme d’activité » [5]. C’est dire que si l’intention est euthanasique, la différence causale entre un acte commis et un acte omis ne fonde pas la différence morale. Il s’ensuit que l’euthanasie, qu’elle soit causée par un acte commis ou omis, parce qu’elle traduit un certain déterminisme humain sur la vie, est contraire à la fois à l’eschatologie et à la thanatologie traditionnelles africaines. Car les valeurs traditionnelles africaines liées à la vie obéissent à des « normes transcendantales », c’est-à-dire des normes implémentées par l’au-delà. C’est bien ce que souligne pertinemment Engelbert Mveng lorsqu’il affirme qu’en Afrique traditionnelle, « la vie de l’homme est soumise à une loi, et que cette loi s’impose parce qu’elle ne dépend pas de l’homme » [6]. La vie de l’homme africain dépend de l’au-delà, elle est donc soumise à un « ordre théonomique, c’est-à-dire un ordre défini par la loi divine » [7].

On l’aura compris, le problème qui va davantage nous préoccuper dans le cadre de cette réflexion est celui des enjeux de l’accompagnement de la fin de vie en rapport avec les cultures africaines. La pratique euthanasique à l’ordre du jour dans certaines sociétés occidentales utilitaristes, matérialistes et sécularisées ne remet-elle pas en cause l’ordre moral traditionnel africain régi par des valeurs commanditées par l’au-delà ?

Pour répondre à cette interrogation, nous analyserons tour à tour la discontinuité entre la pratique euthanasique et l’eschatologie traditionnelle africaine, d’une part, et celle entre l’euthanasie et la thanatologie traditionnelle africaine, d’autre part ; pour enfin décrypter, de façon générale, les incompatibilités axiologiques qui sévissent entre l’utilitarisme contemporain, qui gouverne la pratique euthanasique, et les cultures africaines.

  1. LA PRATIQUE EUTHANASIQUE ET L’ESCHATOLOGIE TRADITIONNELLE AFRICAINE

L’eschatologie traditionnelle du peuple africain renvoie au sens ou à l’appréhension qu’il a de l’au-delà par rapport à sa vie actuelle ; elle renvoie aussi à la continuité à travers la mort, entre la vie d’ici et la vie de là-bas. C’est dire que l’eschatologie traditionnelle africaine traduit une vision plus globalisante des valeurs africaines liées à la vie en rapport avec sa destinée finale qu’est la mort. Ainsi comprise, la thanatologie africaine, qui constituera le deuxième grand moment de notre réflexion, et qui se définit comme la conception africaine de la mort, est un sous-ensemble de l’eschatologie africaine. Aussi avons-nous choisi de commencer par analyser cette dernière en rapport avec la pratique euthanasique.

Pour parler de la discontinuité proprement dite entre la pratique euthanasique et l’eschatologie traditionnelle africaine, après cette mise au point, il convient d’emblée de souligner que la définition de l’euthanasie qui découle logiquement de ce que nous venons de développer dans la partie introductive de notre réflexion est la suivante : « L’euthanasie est l’acte ou l’omission réalisé par un tiers dont l’intention première est d’aboutir à la mort d’une personne malade pour supprimer ses souffrances » [8]. Il n’est donc pas pertinent d’associer une épithète à ce vocable du genre « euthanasie active » ou encore « euthanasie passive », de peur d’en rajouter à l’ambiguïté qui entoure cette question. Il est en effet superflu de savoir si cette pratique est à la demande du patient ou non, si elle est commise par un soignant, un proche ou le patient lui-même au travers d’une substance létale fournie par un tiers ; il est superflu de savoir s’il s’agit d’une injection mortelle, d’une augmentation des posologies d’analgésiques, d’un arrêt ou d’une limitation de traitement : « Si l’intention pleinement volontaire est de mettre fin à la vie du patient, nous sommes dans le champ de l’euthanasie » [9]. Bien entendu, il est nécessaire que le mobile de l’acte ou de l’omission en question soit d’abréger les souffrances du malade, à l’effet de faire la distinction avec les autres formes d’homicide. En revanche, il n’est pas nécessaire de qualifier les souffrances du patient, car, comme le précise avec justesse Jacques Ricot,

« on cherche alors à ajouter que le malade est incurable, que les souffrances sont insupportables. Il faut convenir que ces deux adjectifs sont délicats d’emploi et exigent des précisions qui ne sont pas toujours données. Une maladie incurable n’emporte pas le patient dans un délai nécessairement rapide et sa vie peut naturellement se prolonger sans être un calvaire. Des souffrances sont considérées insupportables par des bien portants et elles ne le sont plus quand elles surviennent réellement » [10].

Cette définition a la mérite d’aider les soignants à mettre en exergue la différence d’intention et de conséquences objectives entre une mort prévue mais non voulue et une mort imposée. Elle nous restitue la notion d’euthanasie dans toute sa transparence et sa radicalité sans l’encombrer d’un florilège de distinctions qui finissent par brouiller le débat et les consciences.

Au regard de ce qui précède, il apparaît de toute évidence que la pratique médicale euthanasique, parce qu’elle manque du respect à la vie en l’abrégeant volontairement, est antinomique à l’eschatologie traditionnelle africaine essentiellement vitaliste. Celle-ci postule en effet que la vie est une valeur absolue dont la quête de l’immortalité est un impératif tout aussi absolu. Cette vision de la vie comme valeur impérissable et immortelle remonte à l’Egypte pharaonique par le biais de la théorie de la réincarnation ou de la métempsycose dont la civilisation égyptienne est la pionnière. « Nous savons […] que c’est en Egypte, écrit Cheikh Anta Diop, et non en Inde que la théorie de la réincarnation a été le plus anciennement attestée. Il s’agissait ici d’une quête de l’immortalité » [11]. C’est pourquoi toute l’eschatologie traditionnelle africaine, exactement comme celle de l’Egypte pharaonique, consiste dans la recherche de la victoire de la vie sur la mort, et c’est le fondement des cultes initiatiques. Ainsi, seul l’initié recevait le secret de vaincre la mort, et du coup, celle-ci se muait en tremplin pour « la béatitude de Dieu, sanctionné par le célèbre jugement dernier où l’on voit clairement que c’est la conduite morale de chacun qui confère l’immortalité » [12].

Par ailleurs, la pratique euthanasique, parce qu’elle traduit une certaine emprise morale de l’homme sur la vie, celui-ci devenant par le fait même le maître souverain de l’existence, correspond à une remise en question du sens de la vie tel que défini par la tradition africaine, qui professe que la vie humaine est soumise à un « ordre théonomique », selon la terminologie de Engelbert Mveng, c’est-à-dire un ordre défini par la loi divine. La vie de l’homme est régie par une loi, cette loi s’impose à lui indépendamment de sa volonté, parce qu’elle est un « déjà là », c’est-à-dire un « a priori » moral transcendant et contraignant qui détermine l’existence humaine et définit sa qualité.

La mentalité utilitariste, pragmatiste et matérialiste contemporaine dont est assortie la pratique médicale euthanasique, s’inscrit en faux contre cette loi. « En niant l’au-delà par conséquent, souligne Engelbert Mveng, c’est l’ordre moral qui est aboli. Privé de tout fondement, il devient un ordre subjectif où l’homme définit le bien et le mal » [13], ce dernier acquérant ainsi sa souveraineté dans la gestion de la vie, ce qui correspond à l’anéantissement de toute loi morale, et donc à une paupérisation anthropologique de l’Africain. Car il s’agit bien de la perte du sens de la vie « en tant qu’elle obéit à des normes transcendantales. Ces normes veulent que la vie d’ici-bas soit une préparation à la vie de l’au-delà, selon une échelle de valeurs qui s’impose à la conscience » [14].

Au demeurant, l’accompagnement en fin de vie tel qu’il est géré par des médecins dans le cadre de l’euthanasie est négateur de la vie perçue comme une valeur absolue, laquelle est régie par une normativité métaphysique ou divine. Et si la pratique euthanasique est négatrice de la vie, elle est tout autant pour la mort en tant qu’elle est une réalité qui échappe à tout déterminisme humain, selon la thanatologie traditionnelle africaine.

  1. L’EUTHANASIE ET LA THANATOLOGIE TRADITIONNELLE AFRICAINE

La thanatologie traditionnelle africaine, nous l’avons dit tantôt, c’est la philosophie africaine de la mort, c’est-à-dire un ensemble de valeurs culturelles et de représentations sur le phénomène de la mort. De ce fait, la thanatologie traditionnelle africaine, nous l’avons dit aussi, est une composante de l’eschatologie traditionnelle africaine, comprise comme un ensemble de représentations, de considérations et des valeurs culturelles ancestrales qui définissent la vision africaine à la fois de la vie et de la mort, et dont la partie portant sur la vie vient d’être analysée en rapport avec la pratique médicale euthanasique. Pour comprendre la philosophie de la mort chez le Négro-africain, il est nécessaire de comprendre d’abord sa philosophie de la vie, celle-là étant la conséquence de celle-ci. En Afrique, écrit Engelbert Mveng, « la mort est précisément dans la signification que nous donnons à notre vie » [15]. Or nous avons vu que la quintessence de l’eschatologie traditionnelle africaine repose sur la quête du triomphe de la vie sur la mort, la vie étant ainsi considérée comme une donnée permanente, immortelle et impérissable.

« Les rites initiatiques africains nous apprennent que, pour accéder à la vie, il fallait d’abord passer par l’épreuve de la mort. Ainsi la mort ne peut être conçue comme le point final d’une aventure, mais elle est au contraire l’épreuve par laquelle on accède à la dignité de vivre » [16].

C’est pour cette raison que la mort africaine constitue un point de jonction ou d’alliage entre le passé, le présent et l’avenir ; elle est le point nodal de toute l’aventure humaine dans ses différentes strates, et c’est par son truchement que l’homme accède au statut d’« animal historique », car c’est par elle que l’homme noue la chaîne des ancêtres à la chaîne de ceux qui viendront, c’est-à-dire ceux qui vivent encore. Ainsi, la perspective téléologique de la mort, c’est d’établir et de perpétuer la continuité existentielle de cette chaîne. Dans le contexte africain, précise Engelbert Mveng, « si l’on parle de vie dans l’au-delà, il ne s’agit pas d’une vague immortalité de l’âme, mais de la vie concrète au sein de la famille retrouvée » [17]. C’est d’ailleurs pour cela que le Négro-africain pense profondément que les morts ne sont pas morts, ils sont encore en vie et sont bienveillants à l’égard de la communauté familiale encore ici-bas, en assurant sa sécurité et en résolvant les multiples problèmes existentiels auxquels elle est amenée à faire face. La mort africaine apparaît donc en fin de compte comme une vie de famille, mais une vie qui obéit à une législation, à une normativité et à une axiologie précises savamment définies par les rites initiatiques dont le rigorisme est légendaire, car « la mort est acte moral. Et quand cet acte est accompli correctement, la chaîne se noue et se renoue dans l’harmonie et la paix ».

Cette approche « continuiste » de la vie au-delà de la mort se situe aux antipodes de celle des « idéologies de la mort » auxquelles s’inscrit la pratique euthanasique. En considérant la mort comme une sorte de libération de la souffrance charnelle, et donc comme une forme d’anéantissement de soi pour échapper à la cruauté de la vie, l’euthanasie se drape des oripeaux de l’athéisme et du matérialisme. Ces idéologies modernes soutiennent que le destin de l’homme est une aventure absurde, tragique, un véritable non-sens, simplement parce qu’elles n’envisagent pas le problème de la mort à l’intérieur du problème de la vie.

« C’est parce que la vie est absurde que la mort qui en libère devient le sens possible. Voilà pourquoi, contrairement à la pensée africaine qui célèbre la victoire de la vie sur la mort, les idéologies contemporaines […] célèbrent la victoire de la mort sur la vie » [18].

La philosophie utilitariste est à inscrire dans le giron des idéologies de la mort, elle qui soutient que toute vie dépourvue de plaisir et donc en proie à la douleur doit être abrégée. Ainsi, la nécessité d’une vie est appréciée à l’aune de son utilité. Le conséquentialisme de l’idéologie utilitariste dont les jugements moraux portent non pas sur l’intention de l’agent, mais sur les conséquences attendues est de toute évidence contraire à la morale théonomique de l’Afrique traditionnelle, qui est fondée sur un mouvement interne de l’esprit vers une fin qui soit en harmonie avec la loi divine, lequel mouvement est appelé intention.

  1. DE LA CONFLICTUALITE DES CULTURES AFRICAINES ET DE L’UTILITARISME CONTEMPORAIN : UNE AFFAIRE D’INTENTION

L’intention peut se définir comme ce « mouvement secret de l’esprit qui se dirige vers un certain objet ou une certaine fin de préférence à d’autres » [19]. Thomas d’Aquin la définit comme un acte de volonté. En réfléchissant à la place que l’intention occupe dans la structure complexe d’un acte volontaire, il arriva à la conclusion qu’elle est un mouvement unique qui traverse tous les moments de l’opération dans son ensemble. L’homme tend vers les fins qu’il choisit par des actes simples, mais pour les atteindre, il lui faut en quelque sorte vouloir les moyens de ses fins. Ainsi, écrit Pierre-Olivier Arduin, « l’intention de la fin est la racine, l’origine, et, pour tout dire, la cause du choix des moyens, si bien que la qualification morale de l’intention affectera et déterminera dans une large mesure celle de l’acte tout entier » [20]. Si notre intention est mauvaise, toute la batterie de choix volontaires qui déterminent les moyens à mettre en œuvre pour l’accomplir sera tout aussi mauvaise. Bref, une mauvaise intention ne saurait justifier et légitimer les moyens utilisés pour l’accomplir.

Nous sommes là en plein dans le registre de la morale de l’intention qui fait partie intégrante du patrimoine philosophique de l’humanité, et auquel s’inscrit l’ordre moral africain qui, bien que régi par une normativité axiologique qui est définie par la législation divine, privilégie le mouvement intérieur de l’agent moral dans le choix des fins, en parfaite cohérence avec l’ordre moral élaboré par la pensée occidentale ; d’ailleurs, l’ordre moral occidental n’est rien d’autre qu’une moralité religieuse laïcisée et sécularisée, la morale kantienne est là pour l’attester.

Au demeurant, l’intériorisation de la moralité fait partie du patrimoine intellectuel africain, laquelle intériorisation est aujourd’hui contestée et galvaudée dans le débat sur la fin de vie, au profit de la philosophie utilitariste. L’utilitarisme est un courant philosophique d’origine anglo-saxonne dont le promoteur est le philosophe anglais Jérémy Bentham. Il est fondé sur le principe d’utilité qui veut que tout individu cherche le plaisir et fuit la douleur. L’utilitarisme contemporain considère la douleur et la perte ou la diminution des capacités à ressentir du plaisir comme les pires des maux, si bien qu’il n’est guère surprenant que la revendication d’abréger la vie d’un malade dépourvue de qualité soit en train de se répandre comme une traînée de poudre. La conception hédoniste de la vie dont est assorti l’utilitarisme, et qui consiste à appréhender la vie sous le mode de l’ « arithmétique du plaisir » [21], est très prégnante dans la culture anglo-saxonne, et s’empare progressivement des pays latins.

Nous avons établi qu’une démarche philosophique analytique convenable devrait distinguer dans toute action ce qui est fait et quel en est le mobile. Ainsi, le premier terme concerne l’action elle-même, laquelle peut revêtir la forme d’une omission, et le second terme qui est l’intention de l’agent qui s’engage dans cette action. Or l’utilitarisme est une éthique conséquentialiste qui tire ses jugements moraux non pas de l’intention de l’agent, mais plutôt des conséquences attendues. En l’occurrence dans le cas de l’euthanasie, la conséquence attendue est que la douleur ou la vie dépourvue de plaisir soit éliminée, ce qui satisfait l’utilitariste. On comprend dès lors que le concept d’intention soit mis sous le boisseau dans la réflexion éthique concernant la fin de vie et que l’interdit de la mort intentionnelle soit remis en cause.

On le voit, le pragmatisme hédoniste associé à l’utilitarisme, qui sous-tend la pratique euthanasique, obéit au vieil adage qui veut que « la fin justifie les moyens lorsqu’ils sont efficaces », l’efficacité dans ce contexte se déclinant en termes de suppression de la douleur ou de la perte du plaisir par le truchement d’une mort imposée. Toutes choses qui sont complètement en déphasage avec l’ordre moral africain qui privilégie l’intentionnalité de base, laquelle doit être en harmonie avec la loi divine qui prescrit l’absoluité de la vie.

Augmenter les doses de morphine ou retirer une sonde d’alimentation ne peuvent être jugés selon la pure matérialité de l’acte : il faut descendre à l’intérieur de la volonté profonde du sujet agissant. Comme le souligne fort pertinemment Saint Thomas d’Aquin, une espèce matérielle peut être chargée d’espèces morales différentes. Est-ce pour ne pas s’engager sur la voie délétère de l’acharnement thérapeutique déraisonnable, pour soulager le patient ou abréger une vie appréciée à l’aune de son utilité ?

CONCLUSION

Si l’Afrique veut sauvegarder son « ethos », c’est-à-dire sa personnalité culturelle, elle devrait se garder d’embrasser servilement les « idéologies de la mort » que sont : l’athéisme, le matérialisme et l’utilitarisme contemporains qui sont blottis derrière la pratique médicale euthanasique ; lesquelles idéologies ont pour dénominateur commun : la relativisation, voire la réification de la vie. Pour ce faire, l’Afrique devrait préserver jalousement sa philosophie vitaliste qui confère à l’homme toute sa dignité. Face au dessèchement spirituel et à la paupérisation anthropologique de l’Occident, qui brouillent tous les repères ontologiques de l’humanité, l’Afrique a le devoir de continuer à se positionner comme le vivier et la gardienne des référents spirituels et axiologiques de l’humanité, la perspective téléologique étant de pérenniser ce que Hans Jonas [22] appelle « l’idée de l’homme » sur Terre, qui fait l’objet d’un gommage inquiétant aujourd’hui : c’est un « impératif ontologique ». Celui-ci devrait interpeller non seulement les hommes de culture, en particulier les éthiciens, mais aussi les politiques. C’est dire que le politique, au-delà de sa vocation classique de gestion des biens et des hommes prescrite par les Anciens de l’Antiquité grecque, devrait intégrer, à l’époque contemporaine, qui brille par son « élan vers le pire » [23], la notion de pérennisation ontologique de l’espèce humaine. Celle-ci devrait désormais être intégrée dans la gamme variée des missions régaliennes de l’Etat. Cela passe naturellement par le respect des valeurs humanisantes et hominisantes, parmi lesquelles la vie et la dignité qui va avec.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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VERSPIEREN, Patrick, L’euthanasie : clarifications et réflexions, Paris, Laennec, 1977.

[1] Université de Dschang, Cameroun.

[2] VERSPIEREN, Patrick, L’euthanasie : clarifications et réflexions, Paris, Laennec, 1977, p.4.

[3] RICOT, Jacques (collectif), La tentation de l’euthanasie, Paris, Desclée de Brouwer, Paris, 2004, p.31.

[4] ASSEMBLEE NATIONALE, Respecter la vie, accepter la mort, Rapport n° 1708, tome I, juillet 2004.

[5] ARDUIN, Pierre-Olivier, « L’intention morale au cœur du questionnement éthique concernant les pratiques médicales en fin de vie », in Ethique et Santé, vol.3, n° 4, 2006, p. 189.

[6] MVENG, Engelbert – B.L. Lipawing, Théologie, libération et cultures africaines, Yaoundé, CLE, 1996, p.120.

[7] Ibid., p.121.

[8] MVENG, Engelbert – B.L. Lipawing, p.193.

[9] Ibid.

[10] RICOT, Jacques, L’euthanasie : clarifications et réflexions, p.9.

[11] ESSOMBA, Joseph-Marie, Cheikh Anta Diop et son dernier message à l’Afrique et au monde, Yaoundé, Editions AMA/COE, 1996, p.61.

[12] MVENG, Engelbert – L.P. Lipawing, p.122.

[13] Ibid., p.120.

[14] Ibid.

[15] MVENG, Engelbert – B.L. Lipawing, p.127.

[16] Ibid.

[17] MVENG, Engelbert – B.L. Lipawing.

[18] Ibid., p.126.

[19] ARDUIN, Pierre-Olivier, op.cit., p.194.

[20] Ibid.

[21] BENTHAM, Jérémy, Défense de la liberté sexuelle. Ecrits sur l’homosexualité, Paris, Editions Mille et une nuits, 2004.

[22] JONAS, Hans, Le principe responsabilité, traduction de Jean Greisch, Paris, Editions du Cerf, 1990.

[23] SLOTERDIJK, Pierre, La mobilité infinie, traduction de Hans Hildenbraud, Paris, Bourgeois, 2000.