Notes

« LA PLUME RABOUTEE », Birago DIOP, Présence Africaine et NEA.

Ethiopiques numéro 16

Revue socialiste

de culture négro-africaine

Octobre 1978

L’œuvre de Birago Diop paraissait relever jusqu’ici d’un patrimoine quasi légendaire de la littérature africaine francophone. Quel élève sénégalais n’a appris à réciter un poème tiré de « Souffles », lu un conte d’Amadou Koumba, ou assisté à une représentation de « L’Os de Mor Lam » ? Ces textes sont devenus si familiers à leurs innombrables lecteurs que l’auteur semblait s’être en cette affaire volatilisé, dissous derrière ses poèmes, ses contes et ses pièces frappés d’éternité. Situation à laquelle Birago Diop lui-même était, bien sûr, loin d’être étranger.

Entré donc dans le Panthéon des Lettres africaines depuis si longtemps que nombre de jeunes ne soupçonnaient point qu’il pût vivre encore, le voici qui surgit aujourd’hui en chair et en os avec un livre au titre révélateur « La plume raboutée », co-édité par « Présence Africaine » à Paris et « Les Nouvelles Editions Africaines » à Dakar.

Celui qui refuse jusqu’au qualificatif d’« écrivain », même s’il ne cesse de conseiller tous ceux, ou à peu près, qui, dans son pays, s’efforcent de tenir une plume, se raconte. Mémoire ? Chronique ? Témoignage ? Il y a un peu de tout cela sans doute sous cette plume « raboutée », mais aussi, et au-delà, une sorte de « leçon de vie », quelque façon personnelle de prendre le problème, un éclairage jeté sur l’expérience humaine qui, venant d’un représentant de la première génération de la Négritude, acquiert une signification particulière. D’autant que la démarche de Birago Diop diffère de celle de ses compagnons, Senghor et Césaire, Damas et Ousmane Socé, dans la mesure où lui ne s’est jamais ,voulu qu’un écho : le dépositaire intransigeant et l’incorruptible greffier de la tradition.

Il aime à répéter : « Ce n’est pas moi qui ai fait mes livres, ce sont mes livres qui m’ont fait. » La formule contribuait à la justification du mythe d’un Birago Diop qui, né de dits centenaires, n’a au fond peut-être jamais existé.

Pourtant, cette fois, l’auteur est là, devant nous, bien réel, bien vivant, qui nous assaille de dates, de noms et de faits. L’écrivain malgré lui ne lésine pas sur les détails depuis cette année 1906 où il a, « par accident », vu le jour à Ouakam, au pied du phare des Mamelles, alors que sa mère venait porter de Dakar, distant de 9 kilomètres, le repas de midi au père, maître-maçon.

Long bout à bout de l’existence banale et singulière d’un « évolué », comme on disait alors ; récapitulatif minutieux, carnet où se trouvent brassés hommes et sociétés, incidents et événements, survivants et disparus, amitiés et conflits, pour le dessin d’une époque dont les débris surnagent de plus en plus difficilement ; photographie jaunie de la vie d’un vétérinaire de brousse avant la guerre dans l’ex-Soudan français, où la chaleur, les interminables tournées de vaccination, la poussière des troupeaux, les rencontres dans la savane brûlée, sur les pistes, au bord des fleuves et dans les campements deviennent les vrais héros, alors que s’agite à l’entour la farandole parfois dérisoire des figurants : administrateurs, commerçants ou confrères.

Ici, Birago Diop se fait reporter pour élargir le champ de son regard, témoigner d’une autre façon de la réalité de l’Afrique profonde, « l’Afrique prodigieuse » des superstitions et de la tradition, celle-la même qui depuis un demi-siècle l’a fait écrire « sous la dictée ».

Mais celle aussi que l’homme vieillissant voit désormais, on le sent bien, dériver avec angoisse vers l’acculturation. Il affirme d’emblée : « La généalogie, c’est le plus beau poème qu’un homme de la savane soudanéenne puisse entendre, dit par son griot ou par une parente. Des noms qui vous remuent, qui font courir votre corps et vous relient à ceux qui sont partis. La généalogie, la langue, voilà les deux attaches-clés. Mais aujourd’hui les jeunes ne savent même plus qui est leur grand-père et croient que le sabir parlé à Dakar est du wolof ».

C’est de ce monde allingue et sans aïeul que vient le danger, car une Afrique qui ignore la lignée et néglige le message des Ancêtres n’a rien à dire. Faute de passé, elle n’a plus d’avenir.

« La plume raboutée », avec ses anecdotes artisanalement cousues, tapisserie d’une infinie patience, est plus qu’un récit daté : elle figure l’appel d’une corne de brume, un avertissement dans la course à ce que beaucoup croient être la « modernité », un apologue qui vise le destin incertain de l’Afrique d’aujourd’hui et où le léger goût d’amertume doit moins à la nostalgie qu’à la prémonition.