Avant-propos

LA PERSONNALITE SERERE A TRAVERS LES AGES

Ethiopiques numéro 55

Revue semestrielle

de culture négro-africaine

Juin 1992

La Civilisation Serère d’hier à demain

Actes du Colloque

des Journées Culturelles du Sine

Fatick, 10-12 mai 1991

Le temps est à la fois un témoin impassible et une force non moins insensible à ce qu’il détruit. Le temps est un cadre de l’évolution humaine et s’il lui était possible de garder à la manière de l’homme, être de chair et de sang, la mémoire de lui-même, la nuit des temps ne serait nuit pour nous que par la non communication de ce que le temps saurait de l’évolution. A défaut de la réalité d’une telle allégorie, nous nous attacherons, pour tenter de suivre l’évolution de la personnalité sérère à travers les âges, d’intérroger les diverses catégories de valeurs dans l’univers sérère. Il convient, à cette fin, de considérer les cadres d’élaboration des valeurs, la variation des situation de vie et les effets de ces variations sur l’efficacitédes valeurs organisant l’achitecture des réponses du monde sérère aux besoins de l’homme, c’est-à-dire la civilisation des enfants de Kaa mee.

C’est pourquoi il est peut-être opportun de s’intéresser aux cinq catégories de valeurs suivantes : valeurs éducatives, sociales, matérielles, morales et spirituelles. L’éducation, la société dans ses formes de relations, la production, la morale et la religion sont en effet des domaines qui permettent non seulement de caractériser une civilisation constituée ayant sa logique interne, ses valeurs d’efficacité autant que sa vision du monde, mais également les valeurs qui en sont l’âme. Sans doute serait-il intéressant, dans cet essai de regard diachronique et aussi synchronique, de disposer de documents anciens, datés et liés aux divers aspects de la vie de l’homme sérère à travers non pas les âges de la vie d’une seule personne mais de générations dans une tranche de vie des Sérères comportant des siècles. Malheureusement nous ne pouvons ni disposer de documents écrits ni avoir des certitudes sur les dates précises des évolutions constatées. Il est une nécessité de s’en tenir à des constats qui concernent une tranche de temps d’environ un demi-siècle. Cela signifie que le regard sur la personnalité sérère dans l’histoire délimitera un tableau rédl ; lit dans le flot interminable de la vie du monde sérère et des mutations qu’elle présente.

  1. Valeurs éducatives

De l’entre-deux-guerres mondiales, temps colonial, à ce début de la quatrième décennie de l’indépendance du Sénégal, l’Etat, dont le pays sérère est un élément important, l’évolution concerne d’abord les cadres de l’éducation, les valeurs inculquées ensuite, le contenu de cette évolution organisant ou contribuant à organiser le profil d’une personnalité sérère renouvelée. L’éducation dans la tradition d’un monde sérère sans l’introduction des formes modernes de l’école a des cadres qui sont au nombre de sept, chacun jouant un rôle spécifique c’est-à­dire tendant à inculquer des valeurs qui font l’homme selon l’idéal du groupe ethnique : a ndok ale (la Case), o naax ole (la Cour intérieure de la maison), nqel ne (l’arbre à palabres, place puhlique), o sïr ole (le troupeau, l’aire du troupeau), ndut ne (l’enclos d’initiation) com ke (les jeux de lutte), mal ne (l’association villageoise).

Chacun de ces sept cadres concourt à l’éducation de l’individu par un apport spécifique. Dans la case se recueille les dits des grandes personnes que le rituel quotidien des salutations matinales met dans les bonnes dispositions de parler aux plus jeunes qui alors s’instruisent. La case est également le cadre de la parole éducative confidentielle (o as). C’est pourquoi l’on exprime la difficulté à éduquer efficacement un enfant, en disant à son sujet : Layaam na ndok, lay tafil : je lui ai parlé dans la case, je lui ai parlé dehors. La phrase signifie que cette personne est têtue, difficile à éduquer. Hors de la case le premier cadre d’éducation est le maax, la cour pour les veillées, les réjouissances nocturnes des enfants et des femmes qui sont casanières. Les contes y instruisent en distrayant. Les qualités et défauts des hommes représentés dans les histoires dont les personnages, bêtes et humains, révèlent l’interpénétration des hommes, des animaux et des végétaux. L’enfant apprend, entre autres choses, les ruses de Ndol Seen le liè­vre, les balourdises de Moon Seen l’hyène de même qu’il apprend à aimer le bien et à désapprouver le mal.

Le deuxième cadre hors de la case, pour l’éducation c’est le Nqel, l’arbre à palabres, la place publique. C’est l’espace de la vie publique du village. L’éducation y est collective. Tout aîné y est responsable d’un puîné quelle que soit sa famille. L’on peut y corriger même durement un enfant fautif sans risquer d’être convoqué à la police pour avoir exercé une violence sur autrui. L’enfant dans le monde sérère de naguère passe ainsi d’un espace d’éducation à un autre. Ces cadres de l’action éducative sont comparables aux classes de l’école moderne. Après le Nqel c’est le sïr (le troupeau et aussi l’aire où le troupeau passe la nuit) qui est le quatrième cadre d’éducation. L’entant y apprend la responsabilité individuelle en étant berger c’est-à-dire en assurant le pâturage et la sécurité aux bêtes, bovins, ovins et/ou caprins. C’est une école d’endurance qui apprend à l’enfant à dominer la souffrance physique, la peur qui naît de l’obligation de passer la nuit avec les animaux, loin du village dans un abri conçu pour remplir des fonctions de mirador, le gat qui comprend un lit et un toit situés très haut, au-dessus du sol où sont couchés les animaux.

Mais l’école d’endurance par excellence c’est le Ndut, l’initiation qui est à la fois un espace de vie pour une période d’au maximum quatre mois. Par les rigueurs de vie imposées l’initiation fait des hommes en inculquant aux circoncis le sens des valeurs prisées par la société pour sa propre survie : l’honneur, l’honnêteté, le courage, le sens de l’effort et de la constance, les savoir-faire techniques du groupe, un code de communication ésotérique, la discipline, la fraternité, le sens des responsabilités.

Les deux derniers cadres de l’éducation traditionnelle sérère sont plus nettement collectifs et intéressent l’un, mal ne (l’association) la vie du village, l’autre com ke (les jeux de lutte) les relations entre les villages. La lutte n’est pas alors commercialisée. C’est un sport gratuit, un spectacle qui égaye les nuits, une activité très saine de loisir, une éducation à l’endurance, au culte de l’effort, une éducation à la communion dans l’enthousiasme des joies sportives partagées, à la sportivité associée au sens de l’honneur et de la responsabilité. La discipline très sévère est observée malgré les passions que soulève ce sport.

Quant au mal (l’association), il apprend la vie associative par reproduction de la société en petit : les responsabilités composant le bureau du mal, o Maad mal (le Président ou mot à mot, le roi du mal), comme le Waanjaabaan, le Chargé des Commissions, sont définis par le contenu de leurs responsabilités. Le partage des tâches caractérise l’activité au sein du mal. C’est une organisation pour produire, pour mettre en forme la vie récréative d’une classe d’âge et contribuer à résoudre les problèmes collectifs du village dans la mesure des moyens humains et matériels réunis.

L’éducation traditionnelle dans le monde sérère qui révèle une unité culturelle remarquable sur ce point est effectuée par la famille et le village entier et forme l’homme pour la vie du groupe, sa survie assurée par l’efficacité des valeurs inculquées. Les cadres d’éducations tout comme la formation dispensée sont des valeurs précieuses pour la société. Mais le mouvement de l’Histoire ne laisse pas à ces cadres leur autorité et leur prestige de manière continuelle. Le temps et la vie perturbent ce que l’expérience avait construit dans le domaine de l’éducation.

Mais évoquons rapidement les autres catégories de valeurs du monde sérère dans sa vie traditionnelle ; comme les valeurs éducatives elles concourent à organiser un monde et sa civilisation.

  1. Les valeurs sociales

Il ne s’agit pas de les énumérer mais d’en indiquer l’esprit et l’efficacité sur les problèmes que la société résout. Si l’on considère la parenté par exemple, la force et l’efficacité des liens de parenté s’observent, dans la tradition, en leur double nature de matrilignage et patrilignage : o tiim ole, la lignée maternelle, et o kurcala faap, la lignée paternelle.

A Ndok yaay (la case maternelle ou parenlé utérine) Mbin faap (la maison du père) constituent des espaces autant que des catégories de parents qui vivent des liens spécifiques solides en leur domaines distincts. La cohésion qui nait de ces liens est une valeur précieuse dont la sauvegarde est un problème de civilisation.

L’émulation entre les enfants, qui est naturellement liée au fait de la polygamie, est un bon aiguillon pour l’effort, le souci de l’action et du succès social, la volonté d’éviter d’être un fardeau pour les autres tant que l’on est valide. De même la solidarité qui fait la cohésion dans ces deux catégories de parenté est une sécurité précieuse. La sécurité sociale dans la tradition ce sont les autres, les enfants pour leurs parents, la parenté proche pour tous.

Le problème que pose la pérennité de ces liens précieux de parenté est un problème culturel. Si l’éducation continue d’entretenir le sentiment d’appartenance à ces catégories de parenté et à inculquer l’éthique de solidarité, d’émulation pour l’action, de sens de l’honneur et de constance dans l’effort d’identité sérère en sera préservée.

D’autres valeurs sociales comme le cousinage si précieux dans les relations humaines sont moins sujettes au temps. Née à l’intérieur de l’ethnie, de la complexité des relations parentales, des passions et des solutions permettant de les éviter ou de les dépasser, la parenté à plaisanterie est un phénomène qui se constate dans les relations familiales, entre personnes de patronymes différents et entre villages ou un village et une région, par exemple entre Ndiongolor (Njongoloor) et tout le Gnawoul. Comme je l’ai expliqué au colloque de Saly sur les valeurs dans l’éducation traditionnelle, le cousinage résout les conflits entre cousins, entre les enfants du frère et ceux de sa sœur, car ceux de sa sœur sont les héritiers qui disposent non à leur guise des biens de leur oncle vivant mais qui en usent en cas de besoin. Pour dépassionner les relations entre les neveux et les enfants de leur oncle la tradition a créé la pratique du cousinage à plaisanterie tout comme le concept, difficile à traduire, des neveux et nièces « esclaves » des enfants de leur oncle, qui ont le devoir de leur faire des cadeaux, de les habiller périodiquement. Il y a là une manière élégante et sans conflit de faire circuler les biens des parents utérins à leur profit malgré le fait du mariage et la complexité des devoirs qu’il crée.

Le conflit d’intérêt réel et à éviter a été à l’origine de la parenté à plaisanterie. Le phénomène de cette pratique sur le plan interethnique par exemple révèle que les Haalpulaaren surtout pasteurs, et les sérères sédentaires cultivateurs, paraissent les deux groupes ethniques qui constituent le modèle de ce cousinage qui, répétons-le, est un moyen efficace de détente des relations de vie quotidienne. Le maasir (le cousinage) par conséquent est un fait de civilisation du domaine des relations humaines qui échappe au temps dans la mesure où, n’étant pas circonscrit à l’ethnie sérère, il ne peut plus dépendre des destructurations qui affectent la production rurale et les formes d’association. L’évolution ne peut avoir prise sur le maasir que si l’éducation est si insuffisante qu’elle perd la mémoire de cette valeur ; un tel oubli n’est pas pensable étant donné les dimensions du phénomène dans la vie du sahel. En cela il y a une chance de conservation de cette disposition d’ouverture à l’autre fondée sur la pratique du maasir qui n’est pas compatible avec l’esprit bourru, l’introversion excessive dans la vie de l’individu. Le maasir prédispose à l’humour dans les propos, au commerce agréable, à la détente dans les relations humaines par l’habitude de rompre la glace des contacts de solitudes juxtaposées par la vie.

Si dans le domaine de l’activité productive le mal avait une telle vie, l’individualisme négatif pénétrerait moins facilement dans les villages et le dynamisme productif de la vie traditionnelle pourrait être préservé de la destruction que le temps et la modernité imposent. Certes l’école moderne est là qui peut assumer la tâche d’inculquer les valeurs que le mal permettait d’acquérir : l’esprit de responsabilité, la collaboration entre personnes de même classe d’âge cultivant l’effort par la vertu de l’émulation, le sens communautaire favorisant les réalisations d’intérêt collectif dans le village. Mais l’école moderne peut et devrait coexister avec les structures sociales créatrices de valeurs humaines d’abord dans la formation de l’individu, de valeurs sociales aussi, principalement la cohésion du groupe villageois comme unité du monde sérère. L’on perd beaucoup au change, on gagne tout à la coexistence voulue, pensée, organisée et tendant à sauvegarder les facteurs de la personnalité de l’homme sérère.

  1. Les valeurs matérielles

La personnalité sérère est liée dans la tradition à un type précis de producteur. Le Sine des origines à aujour­d’hui est surtout un pays de ruraux dont la civilisation de pasteurs et de cultivateurs à la fois comporte également un aspect de vie de pêcheurs et de cultivateurs à la fois dans le Hirena, le couchant. Cette géographie a créé un modèle de richesse qui résiste encore aujourd’hui aux formes modernes de l’épargne.

O siir ole, le troupeau, est une forme de biens que le Sérère privilégie, réalisant cependant une harmonie remarquable entre l’élevage et les cultures, pratiquant l’assolement, l’engrais sous la forme de bouse de vache et une diversification des cultures, qui tend à disparaitre avec la péjoration des sols à la suite des sécheresses et en raison aussi des cultures industrielles comme l’arachide. La diversification des cultures permettaient ainsi de varier l’alimentation d’une manière qui, aujourd’hui, force l’admiration et que l’on hésite à considérer comme un fait empirique : le Sérère cultive traditionnellement trois catégories de mil qui se récoltent à des périodes successives bien échelonnées mboof, Ƃasi et maac. De même la pratique du mbirix, c’est­à-dire la culture du haricot dans le champ du mil mboof, le mboof étant semé en premier lieu, ayant germé et même grandi avant l’opération des semailles des ñaaw (haricots) qui nécessitent un troisième labour du champ de mboof après la récolte de ce mil.

Si, comme c’est la pratique, à ces cultures s’ajoute celle du riz, travail spécifiquement réservé aux femmes en pays sérère, l’on comprend que la diversification des cultures est le fait d’une tradition bien établie liée à une organisation très efficace de l’activité productive vers l’autosuffisance. Tout dans la production du Sérère, cultures et élevage, pêche aussi, tend à réaliser cette autosuffisance alimentaire. C’est dans cet esprit qu’il est possible de comprendre les valeurs matérielles que le sérère privilégie : O siir ole (le troupeau) fo (et) tap ke (les greniers), qu’il s’agisse des greniers de mil, de haricot ou de riz. Dans la tradition l’effort tenace de production va de pair avec un sens aigu de l’épargne, surtout concernant le cheptel bovin. La fierté du Sérère c’est le nombre important de bêtes et il est rare qu’il en immole à seule fin de faire manger de la viande à la famille, sans qu’il s’agisse de funérailles, de baptême, de circoncision ou de mariage. On peut lui reprocher sur ce point une espèce de boolâtrie à la manière de son cousin le Peul. Mais il s’agit d’une forme d’épargne. L’épargne existe dans les traditions du Sérère éleveur, cultivateur et pêcheur. Il faut savoir en identifier les formes qui ont du reste besoin d’être modernisées. L’effort dans les cultures tend à produire de sorte qu’il soit possible de se glorifier de consommer dans l’année le produit des cultures de l’année précédente (fiaamaa kaaf fagunfaak = être en train de consommer du mil récolté l’année dernière) c’est-à-dire du mil datant non des dernières récoltes qui ont lieu au mois d’octobre mais d’au moins douze mois avant les dernières récoltes.

Cependant si le sens de l’épargne existe chez le paysans sérère la forme des valeurs matérielles qui l’intéresse devrait évoluer. L’expérience des sécheresses a montré la fragilité de la valeur de fierté : O siir ole, le troupeau. L’évolution vers moins d’attachement à la bête pour l’image du nombre et le renom de siide xe (le riche en bêtes) devrait permettre d’ancrer dans les mentalités que le paysan doit être riche par l’élevage sans être nécessairement un siide. La monétarisation et les possibilités modernes de l’embouche bovine devrait permettre la modernisation de la conception des valeurs matérielles. Le Sérère riche devrait alors se reconnaître par d’autres signes aussi que le port d’un bracelet d’argent et une houlette à la main.

  1. Les valeurs morales

Le contenu des valeurs morales est certainement un des éléments d’universalité les plus évidents dans les composantes de la civilisation sérère. L’homme idéal y est en effet caractérisé par les vertus d’honnêteté, d’honneur, de courage, de sens de l’effort. O Koor, l’homme selon les Sérères est courageux (O koor kaa saɗaa : un homme doit être courageux (O koor kaa saɗaa : un homme doit être courageux), a le sens de l’honneur, (O koor kaa jegaa ke ta sedna = un homme doit avoir honte de certaines choses), est honnête (O kiin o paax nee gudaa : l’homme de bien ne vole pas).

Dans le contexte d’une société très égalitaire, surtout avant l’organisation du pouvoir central au Sine, à l’époque des lamanes, l’incarnation de ces valeurs est en harmonie avec une fierté qui fut telle que l’autorité centrale se serait difficilement instituée sans apport extérieur.

Le maat préroyal est une autorité de concertation détenue par suite de l’assentiment de pair. Du contenu de « témoin » à celui de roi tout puissant l’évolution de Maad a été favorisée par l’entrée des guelwars au Sine et l’action de Maysa Waali JON et de ses descendants.

Et la fierté relative à toute autorité rigide provient du fait égalitaire de la société et d’une éducation qui insiste sur le culte de l’effort tendant à amener l’homme à des acquisitions de vie qui lui confèrent une certaine survie. Avant les religions révélées l’homme sérère a surtout recherché cette survie qui correspond au paradis des religions révélées dans la mesure où l’alternative était alors la destruction totale ou la survie dans Jaaniiw, l’Au­delà. Ces réflexions nous amènent à la question des valeurs spirituelles.

  1. Les valeurs spirituelles.

La vie spirituelle du Sérère non islamisé et non christianisé tout comme dans son état de croyances syncrétiques a été étudiée très patiemment par le R.P. Henry GRAVRAND dont le dernier ouvrage sur la question, Pangool, publié en 1991, est une somme monumentale sur la civilisation qui complète si heureusement l’ouvrage intitulé COSAAN.

Il est important que la compréhension du monde sérère par ce missionnaire décèle, après les préjugés de l’époque coloniale, que la religion sérère traditionnelle est monothéiste, que Roog n’a pas d’égal et que les Pangool sont des forces spirituelles intermédiaires, des voies d’accès à la transcendance. Roog est si lointain que parmi les vivants il y a les Yaal xoox (les maîtres de sciences) et les madaq (les devins) pour constituer un premier maillon de la chaîne d’inter­médiaires qui permet l’accès au sacré et à la transcendance. Parmi les morts se trouve le maillon des ancêtres, plus exactement daan faax wa, les bons ancêtres, c’est-à-dire ceux qui ont le pouvoir d’intercession et ont de la sollicitude pour les vivants. Ce sont les Pangool dont les autels sont entretenus par des maîtres de pangool, qui constituent le clergé de la religion traditionnelle.

La spiritualité de cette religion met l’homme au centre du monde et les croyances organisent le service de l’homme qui a besoin du sacré et de Dieu, Roog qui est partout et lointain à la fois et qui, pour cette raison, a permis aux hommes d’avoir recours à un clergé qui les guide vers lui-même Roog, par leur propre intermédiaire d’abord, par l’observance de rites, celui des Yaal xoox et madag ensuite, celui des pangool ou daan faax wa enfin. Les conceptions modernes de l’organisation de la religion pour ce qui relève du travail des croyants ont créé, par suite des religions révélées, des modèles tels qu’il a été longtemps difficile aux observateurs de la religion traditionnelle sérère d’y identifier un clergé. Et cependant il en existe un s’il faut comprendre par là les dépositaires de la science religieuse, les initiés aux voies d’accès au sacré et à la transcendance, les maîtres de la communication avec le surnaturel. Dans le contexte du monde sérère traditionnel cette spécialité est très souvent mêlée à la science qui rend efficace en matière de médecine du corps et de l’esprit. Le madag (le devin) est souvent en même temps o pan, un guérisseur. Les péjorations de cette activitéont créé la méfiance à l’égard du tradipraticien, du féticheur intelligent qui exploite les croyances mêlées de naïveté dans l’épreuve. Et comme il ne s’est pas développé au discours de lumière sur la complexité de ce qu’on peut appeler le clergé de la religion traditionnelle, la méfiance et la condamnation nées de déviations dans l’exploitation du sacré ont concerné l’ensemble de ce clergé.

Il est néanmoins intéressant de remarquer que parmi les principales ethnies du Sénégal les Sérères sont certainement celle qui a résisté le plus longtemps à l’adhésion aux religions révélées. Si l’on considère l’Islam, l’on voit que la migration verticale Nord­Sud à partir du XIe siècle, devant la poussée d’islamisation, ne peut s’expliquer exclusivement par la péjoration, du reste hypothétique, du climat et la quête de pâturages. Il convient de faire remarquer que l’apport des religions révélées se trouve dans la religion traditionnelle sérère avec, en moins, les interdits alimentaires et la conception de jaaniiw, l’au-delà, qui ne comporte ni enfer ni paradis. Les formes de ces sanctions négatives et positives de l’action de l’homme au cours de sa vie dans la religion traditionnelle, l’anéantissement total ou la survie dans jaaniiw, pouvant être suivie d’un retour à la vie terrestre.

La cohérence et l’efficacité de cette religion n’autorisaient naturellement pas son abandon facile au profit d’autres croyances. L’on voit difficilement, si l’on n’est pas influencé par ses propres convictions religieuses modernes, dans l’Islam et le christianisme précisément, ce que le Sérère gagnait au change. Qu’on se rappelle le rôle du xooy, une sorte d’assemblée du clergé traditionnel pour non seulement baliser l’avenir en présidant ce que sera l’hivernage par exemple, mais aussi faire ajuster les conduites et le rapport au sacré pour éviter les maux et malheurs possibles. Le xooy se tenait également sur convocation du roi, à la suite d’une calamité naturelle comme la sécheresse. Et dans le contexte de cet univers de croyances et de rapport au sacré l’insertion harmonieuse du Sérère dans son monde était établie par l’efficacité de la religion qui, pour les esprits de l’époque, résolvait les problèmes. Le phénomène le plus spectaculaire en rapport avec les événements historiques liés à l’action d’islamisation et de conquête a été le serment préparatoire à la bataille de Fandane-Thiouthioune (Fandan-Cucun) ou bataille de Somb. Il s’agit d’une guerre entre le monde sérère et la spiritualité spécifique d’un côté et, de l’autre, un certain islam conquérant, tendant de s’imposer par la force. Le clergé traditionnel, par la voix de divers saltigi dit alors deux choses importantes ; d’abord que le Sine des braves ne se rendrait pas dans le Rip ; il n’avait qu’à attendre. Le marabout du Rip viendrait au Sine parce que par leur science occulte les saltigi l’y auraient contraint ; ensuite qu’au Sine il serait battu. Les déclarations se vérifièrent en juillet 1867 à la bataille que la tradition a si précieusement gardée comme le souvenir d’une grande victoire. Aujourd’hui que les marigots se sont asséchés plus de cent fois depuis cette victoire de la religion traditionnelle, que l’Islam et le christianisme ont pénétré profondément dans le Sine, quelle part cette religion traditionnelle continue-t-elle à avoir dans la personnalité de l’homme dans le monde sérère ? Au-delà de l’aspect de syncrétisme que revêt souvent la vie religieuse du Sérère musulman et du Sérère chrétien il y a peut-être une autre forme d’élément de la religion traditionnelle qui concourt à la personnalité sérère.

Mais nous abordons là les pespectives de la personnalité sérère affrontée aux perturbations dues au mouvement de l’Histoire. Il convient de dire fortement d’emblée qu’il y a nécessité, pour conserver cette personnalité, de résoudre trois sortes de problèmes. En premier lieu examinons, afin de préciser des directions de solutions, les perturbations de l’action éducative, en second lieu les perturbations de la production et en troisième lieu le renouvellement de la spiritualité.

Les perturbations de l’action éducative

Dans la tradition sérère l’action éducative était un processus continu couvrant tous les âges de la vie. L’homme sérère apprend toujours, c’est-à-dire qu’il reçoit ou bien est en train de donner aux autres dans tous les âges. Comme dans le reste de la société africaine l’on a ici une civilisation dans laquelle le découpage des âges de la vie est certes ternaire comme dans la civilisation occidentale. Mais contrairement à celle-ci qui distingue le temps de la formation, le temps de l’exercice du métier et le temps de la retraite ou troisième âge, le monde africain en général et le monde sérère en particulier distinguent l’homme avant l’initiation, le temps de l’initiation dont la durée est au maximum de quatre mois, je l’ai dit plus haut, et le temps de la responsabilité. Ce qui est temps de la retraite moderne est contenu dans cette forme africaine de troisième période de la vie. Dans cette civilisation sous hospice pour vieillards les personnages âgées ont une activité moindre en harmonie avec leur état physique et elle est une tâche d’éducation des enfants. La modernité a perturbé ce schéma élaboré au fil des âges par la vie et la rationalité des solutions apportées aux problèmes de la société. L’autorité familiale tend à s’effriter et le système traditionnel d’action éducative pourrait disparaître en tant que processus continu.

Pourtant le salut consisterait peut­être à faire en sorte que l’école moderne récupère les valeurs éducatives traditionnelles, toutes les pédagogies actualisables aujourd’hui. La personne du troisième âge intervenant au jardin d’enfant pour rintérêt de l’enracinement par la langue, les dits de morale, les jeux traditionnels, jeux de l’esprit surtout (wouri, yoli, devinettes, jeux de mots, etc…) constitue certainement une manière de renouer avec le rôle du vieillard autant que d’assurer l’enracinement de l’enfant. Cette perspective d’action pour la conservation de la personnalité sérère nécessite que des recherches sur l’éducation traditionnelle se développent et mettent à la disposition des pédagogues un matériau scientifique fiable pour l’élaboration de stratégies éducatives, c’est­à-dire des résultats de recherches à enseigner et permettant de mieux enseigner.

Les perturbations de la production.

Le monde sérère a perdu son équilibre de vie caractérisé par une production diversifiée réalisant l’autosuffisance alimentaire. Les variations du climat et l’épuisement des sols par la culture de l’arachide occupant les grandes surfaces sont responsables de ce déséquilibre. Il s’y ajoute que la forme de l’élevage liée à la conception des valeurs matérielles rend les calamités climatiques fatales à l’équilibre des ressources alimentaires. De même l’austérité de la nature ayant réduit à la période d’hivernage l’existence de nombreux points d’eau, le Sine et l’Océan pour le Hiréna sont les seules eaux dont le pays tire des ressources. La modernité de la production est un domaine d’initiative que l’information et la formation devraient permettre à l’homme du Sine, dont l’éducation insite sur le sens de l’effort, de diversifier la production, dans le contexte d’austérité de la nature, par l’exploitation des surfaces des marigots en saison séche en des cultures adaptées à l’arrosage, comme le maraîchage orienté vers le commerce en direction non seulement des villes mais aussi des villages, pour améliorer le régime alimentaire. La modernité exige de dépasser l’équilibre de production visant seulement les greniers pleins.

Le renouvellement de la spiritualité.

De même que dans l’éducation et la production, de même dans la vie spirituelle l’homme sérère devrait réussir la synthèse de la modernité et des valeurs d’efficacité élaborées par la vie et transmises par la tradition. La religion traditionnelle n’était pas seulement explication du monde et accès au sacré. C’était aussi une efficacité réelle dans la solution des problèmes de vie vécus par l’individu et la collectivité. Les savoirs détenus par le clergé de la religion traditionnelle devraient être recueillis. C’est dire qu’il y a nécessité de mesurer tout l’enjeu que constituent, dans le domaine de la médecine du corps et de l’esprit, les relations des médecins modernes avec les tradipraticiens, les recherches dans le domaine de la vertu des plantes affirmée dans l’oralité du savoir médical, les recherches sans préjugés sur tous les savoirs ésotériques.

Mais les religions révélées qui ont très profondément renouvelé la vie spirituelle sérère établissent aussi, par le fait même de ce renouvellement, la nécessité, pour sauvegarder la personnalité sérère, en particulier par sa langue, de concilier religion et personnalité sérère. L’Islam et le Christianisme ont été très assimilationnistes. Depuis Vatican II il en est autrement pour le christianisme. Concernant l’Islam il s’est créé en pays sérère un mouvement, dans lequel s’illustre quelqu’un comme Tafsir Lamine SENGHOR, qui s’efforce de mettre un terme à l’éducation religieuse exclusivement dans le Wolof. Si l’enjeu est bien perçu, la religion en tirera profit tout autant que la langue et la personnalité sérères.

Revise-t-on cependant l’appréciation que l’on avait de la religion traditionnelle sérère ? Plutôt que de voir Cheytan dans toutes les croyances que l’on ne comprend pas ou d’enseigner l’assertion Pangool ka saytane a ndefu = les pangool sont le diable, il est de meilleure démarche de chercher à comprendre même dans le domaine ésotérique. L’esprit scientifique et la patience dans la quête du savoir constituent des sources de sérénité dans l’examen de la différence de spiritualité. Une telle démarche est celle qui fera de la spiritualité renouvelée des Sérères une force de cohésion nationale par la qualité des attitudes devant la différence comprise ou bien constituant une porte encore fermée à la science.

CONCLUSION.

L’identité sérère est, dans le contexte historique du dernier demi-siècle, tout à fait en péril en raison du mouvement de l’Histoire. Il a existé un temps d’équilibre pendant lequel l’éducation, la production et la religion avaient organisé un monde dans lequel l’homme du Sine était harmonieusement inséré, dans lequel les diverses valeurs éducatives, sociales, matérielles, morales et spirituelles étaient stables et efficaces. Mais le cadre de vie, l’orientation de l’éducation et de la production, la vie spirituelle ont changé de formes à la suite d’une impulsion extérieure, le fait historique établissant la situation coloniale.

Il s’agit aujourd’hui, pour atténuer les effets négatifs de cette bousculade de l’Histoire, de travailler à résoudre les problèmes des perturbations de l’action éducative, de la production et du renouvellement de la spiritualité. L’attention intelligente à ce qu’à été réellement le passé, la juste compréhension de l’essentiel dans les religions révélées et la volonté lucide d’une modernité au service de l’homme permettront le succès dans ce travail.