Philosophie

LA PENSEE DE KANT, UN ANTIDOTE CONTRE LES INTEGRISMES

Ethiopiques numéro 62

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er semestre 1999

Si le passé est révolu ne peut-il revivre, élevé et transfiguré dans le présent ou l’avenir ? Un peuple inimitable, éternellement jeune, a exalté la mesure dans toutes les manifestations de son expression. La mesure est d’essence humaine, croyait-il, la démesure divine ou monstrueuse.

Aussi la lumière Apollinienne, qui redonne formes et contours aux choses, fut-elle régnante dans la cité, tandis que les ténèbres dionysiaques balbutièrent longtemps derrière les remparts avant de prendre possession inopinément, en période de détresse, des âmes grecques antiquement sereines.

A l’apogée de leur civilisation, les Hellènes parèrent leurs cités de temples, d’obélisques, de sanctuaires, disciplinés par la proportion et l’équilibre, tandis que Platon et Aristote, dans la pure tradition socratique, professaient la juste mesure en morale comme en politique. Les grecs férus de rationalité apollinienne, révérèrent la tempérance, cette moyenne élevée en vertu politique et morale, tout aussi éloignée de l’excès que du défaut.

Notre époque n’est-elle pas en revanche le temps de la démesure ? Démesure d’une « mondialisation » tentaculaire, fleuve impétueux emportant dans son cours irrésistible tous les courants, ruisseaux, rivières en lesquels se dispersaient jadis le destin humain ? Démesure de particularités dressées contre l’injustice d’une si tyrannique volonté de nivellement, dégénérant elles-mêmes, dans leur opposition extrémiste, en monstruosités annexionnistes et intolérantes, engloutissant dans des orgies de violence, du précieux capital civilisationnel ?

A coup sûr, l’actualité nous inclinerait à répondre affirmativement à cette grave question. Le décompte si indécemment macabre de suppliciés, offensés et humiliés, auquel les médias tentent en vain de nous habituer, met en scène la régression, la sauvagerie, la folie, quand « la mondialisation » devrait signifier, théoriquement du moins, progrès et lumières. .

Les misanthropes ou cyniques proclament leur désintérêt, s’ils ne rappellent pas leur foi en la bassesse éternelle d’une condition humaine, caractérisée, selon eux, par l’absurde. D’autres s’obstinent à espérer, à croire la déraison pensable et guérissable. Kant est de ceux-là. Si renoncer à penser c’est choisir de mourir ou de mener une existence somnambulique si peu humaine, nous sommes condamnés à penser l’impensable. Le Sage ou le candidat à la sagesse ne se laisse pas démonter par le spectaculaire car le spectaculaire est humain. Il refuse d’être ébloui par le phénoménal, car il soupçonne derrière les phénomènes une essence vivante qui les structure et leur donne sens.

Décidé en conséquence à méditer l’humain à partir de sa tranquille retraite de sage, qui est au demeurant la meilleure distance critique, Kant pose l’une des questions les plus cruciales de son temps et de notre temps, question soulevée du reste par la révolution française et toutes les expériences révolutionnaires du vingtième siècle : peut-on instaurer, dans le cours de l’histoire, dans l’ordre du politique, une intersubjectivité juste, respectueuse de la liberté, des différences humaines, la seule capable, en réalité, d’exorciser l’animosité et la démence ?

A l’orée du troisième millénaire la réponse à cette question est décisive car si elle est positive, l’on pourrait espérer être résolument engagé dans un procès irréversible de renaissance de la tempérance grecque dans l’âme humaine, autant que dans un ordre politico-social soucieux de donner à la partie comme au tout la juste place qu’ils méritent.

L’harmonie sociale serait pensable car le démembrement, reconnu dans sa liberté et son originalité, pourrait ne plus être animé d’une volonté irrépressible de sécession. Conscient de s’enrichir, de se régénérer de la vitalité de ses élèments, le tout serait en mesure, pour sa part, de se montrer plus tolérant à leur égard.

LIBERTÉ NATURELLE ET BARBARIE

L’homme est à lui-même une énigme si lourde à porter que le divertissement est sa demeure naturelle.

Ainsi, renoncer à se perdre dans la folie comme nous le faisons quotidiennement, accepter de nous scruter en notre solitude humaine, voilà entreprise peu familière. Mais si nous osons nous mirer dans l’eau glauque de notre moi, nous pouvons, le plus souvent, y contempler avec effroi la figure d’un monstre repoussant. Par instants fugaces, simplement, y transperce la face apaisée et lumineuse d’un ange.

Voici donc, et Kant en convient avec les plus anciennes sagesses et religions humaines, l’homme tel qu’en lui-même : être androgyne, tissé de duplicité. Pouvait-il en être autrement ? Lorsque Socrate est prêt à boire la ciguë, il est déjà affranchi du sensible, il n’est déjà plus fait de la même étoffe que les mortels, il est de la race des dieux car l’unicité est divine. Dans le merveilleux roman de Hermann Hesse, le jeune Sidharta aux pieds nus s’élève à la pureté céleste de la sagesse, sur les chemins rugueux du monde où il finit par surmonter le sensible à force d’ascèse. Les sages et les saints sont de nature quasi-divine. Pour Kant, Christ, en qui la volonté coïncide sans réserve avec la loi morale, incarne un idéal de perfection morale, que nous ne pouvons atteindre pleinement en notre finitude radicale.

L’homme a certes le ciel étoilé au-dessus de lui, mais il regarde au fond de l’abîme. L’attirent comme une séduction maléfique les enfers où il se fait facilement Cerbère, rapace ou fauve. Mais aux yeux de Kant que Schiller nomme « le Dracon » de son temps, tout eût été facile si nous pouvions rejeter la faute sur l’autre, prendre le diable comme bouc-émissaire. En réalité l’humaine condition nous suspend entre ciel et terre. Nous sommes ange et démon, nous ne sommes ni ange ni bête. Nous sommes capables du meilleur et du pire, nous excellons en misère comme en grandeur.

La nature en sa suprême générosité, a mis en l’homme des dispositions au bien, les graines de son salut, si bien sûr elles sont cultivées avec soin. Vouloir se conserver soi-même en tant qu’être vivant, tendre à perpétuer l’espèce au moyen de la sexualité, rechercher spontanément le commerce avec autrui, voici autant de manifestations de notre disposition originelle au bien qui en soi, n’ont rien de nocif.

Toutefois, à la différence de Rousseau et de tous ceux qui ont tendance à considérer partiellement ou totalement la nature humaine avec angélisme, le disciple dit-on hérétique de Luther affirme l’existence, chez le seigneur de la création, d’un penchant au mal. En somme, il dévoile notre duplicité constitutive. Mais contre tous les intégrismes et manichéismes, il comprend, en dialecticien actif, que la dualité qui taraude notre être le féconde de dynamisme et l’ouvre comme un champ de possibilités, possibilités à comprendre comme un néant d’être susceptible d’accueillir l’être dans sa plénitude, comme pouvoir de nier, mais aussi d’acquiescer.

A nous de chevaucher, si nous le voulons, un char ailé pour conquérir les espaces divins. A ce moment là nous devons consentir à dompter le cheval rétif dont l’entrain peut nous précipiter au fond de l’abîme. N’avons-nous pas suffisamment de conviction ou de force pour le tenir en bride ? Voilà que s’agitent nos passions mauvaises, nous devenons Méphistophélès, Caligula, Néron, Samory Touré, ou ces atroces personnages décrits dans les caricatures de Goya.

La liberté est cette puissance merveilleuse que nous avons de nous élire Ange ou démon. Si Dieu nous l’a donnée il ne peut nous la ravir. En tant que législateur et juge suprêmes il peut nous blâmer ou nous récompenser. En aucun cas il ne peut porter le fardeau de nos fautes. A nous d’assumer, en notre solitude radicale, les heureuses impulsions comme les périls et dérives de notre arbitre. Celui-ci est en tout cas la possibilité que nous avons de nous inventer. C’est ce que Kant lui-même exprime en ces mots simples mais troublants « Ce que l’homme est ou doit devenir moralement bon ou mauvais, il faut qu’il le fasse ou l’ait fait par lui-même, l’un comme l’autre doit être l’effet de son libre arbitre » [2].

Nous voulons-nous adeptes du bien ? Option aura été faite d’emprunter la « porte étroite ». Filant avec le disciple de Luther la métaphore biblique (Luc, 12-13), nous dirons que nous nous résolvons à entrer dans l’empire de la loi, à brider notre cheval fou grâce à sa rigueur, ou, pour le dire en images proprement Kantiennes, à redresser « le bois courbe » dont nous sommes faits. Il ne s’agira pas alors de nous castrer, de nous amputer de notre animalité, mais d’établir résolument le joug de la loi morale, d’affirmer de manière incontestable l’autorité de la raison. Il nous est aussi donné de suivre la pente facile et glissante du mal. A ce moment là nous nous rendons indignes de la destination de notre espèce, laquelle est proprement morale, nous consentons à déchoir, nous choisissons le péché.

Aussi bien Eric Weil peut-il écrire, commentant Kant à ce sujet « Le péché originel n’est pas transmis de génération en génération : chaque individu, considéré dans son caractère intelligible tel qu’il se montre dans ses actions, tombe, pour ainsi dire, par sa propre décision. Le péché ne naît pas, non plus, sous l’influence d’un séducteur : si l’homme est séduit, c’est qu’il s’est séduit lui-même » [3].

Faut-il dès lors imputer le mal à la liberté humaine ? Que non, répond le maître de Könisgberg. S’il est vrai que le sujet décide de son caractère moral en vertu de sa liberté originaire, la nature de son choix dépend non du libre arbitre, en lui-même ni bon ni mauvais, mais du motif qui le détermine. Aussi bien le fondement du mal réside t-il « …dans une règle que l’arbitre se forge lui-même pour l’usage de sa liberté, c’est-à-dire dans une maxime » [4] Si éclairé par sa lumière naturelle, le sujet perçoit nettement la loi morale et pourtant décide de s’en éloigner, alors, à coup sûr, il choisit délibérément de promouvoir les motifs de la sensibilité au détriment du motif rationnel. Ce faisant, intentionnellement, il fait l’option de la chute, il se fait un homme mauvais car a renverse, de lui-même, l’ordre des motifs où la loi morale est naturellement souveraine.

Doit-on dire avec Sartre qu’il se fait volontairement un salaud ? Il y a lieu de se demander si, au coeur de la philosophie morale de Kant, ne travaille pas secrètement un existentialisme chrétien, dont l’existentialisme athée de l’ami de Camus s’est inspiré, bon gré, mal gré. En tout état de cause l’homme qui se détourne à bon escient de la loi morale lors même qu’il peut s’élever grâce à elle, a consenti à déchoir, à s’abaisser au niveau de l’animal. L’animal n’a ni raison ni liberté. Il subit donc la sensibilité. Si le sujet décide de se soustraire au joug rationnel de la loi morale le hissant à l’échelle de l’universalité, l’ordonnant membre du règne des fins, il se place de lui-même sous l’empire irrationnel de ses inclinations.

Pour tout dire la faute est à l’égoïsme. L’amour de soi écrit Kant, est la source de tout le mal. Faut-il considérer ces propos comme une provocation, avant la lettre, pour l’individualisme d’un Stirner, ou d’un Kierkegaard qui, pour sa part, affirme : « L’individu est une perfection » ? Aux yeux du philosophe de Königsberg, l’amour de soi n’est condamnable que s’il est accueilli comme absolu dans notre maxime. Car si cette maxime est tenue pour « le principe inconditionné de l’arbitre, elle devient la source d’un grand conflit à perte de vue avec la moralité » [5].

C’est connu, les désirs et les passions ne parlent que le langage de l’intérêt personnel. Obnibulés par eux, nous ne savons plus voir l’autre dans son originalité, sa différence, sa valeur propre. Nous cherchons à le réduire arbitrairement, à nous en approprier, à défaut, à nous en servir pour atteindre nos objectifs. Bien entendu, cette attitude de négation ou de manipulation de l’autre, dans laquelle la raison n’est que l’instrument d’une ruse ou d’un asservissement, rencontre la résistance d’autres égoïsmes, ayant les mêmes motivations que nous. Dogmatisés, barricadés en leurs forteresses, exaltant leur spécificité, les egos se livrent un combat intraitable. Le particulier veut s’imposer comme l’Universel, se développe en impérialisme, ou bien revêt sa cuirasse pour se défendre d’un impérialisme.

Voici donc rapidement décrit un état de nature, état de barbarie où dominent la lutte de tous contre tous, la violence, l’arbitraire ou l’absence de lois. Ici parade la liberté, non pas en tant qu’elle est « liberté pratique », législatrice, source de lois objectivement définies et valables pour tous, mais en tant que libre arbitre. Or le libre arbitre n’est-il pas, comme le pense Van Riet, un commentateur de Kant, la liberté déchue ?

Descartes pensait déjà, bien avant l’auteur des trois critiques, que la simple liberté formelle de dire oui ou non, indifféremment aux motifs, est le plus bas degré de la liberté. Approuvant pour l’essentiel la définition Kantienne de la liberté, Hegel considère le libre arbitre (Willlkur) comme la contingence de la volonté, la simple « possibilité de se déterminer pour un contenu ou pour un autre », (philosophie du Droit). Une telle liberté conçue comme le pouvoir de faire ce que l’on veut n’est-elle pas une illusion ? Assurément une chose est de choisir, une autre chose de donner contenu et réalité à son choix.

Pablo Picasso peint dans son fameux « Guernica » des figures hurlantes et grimaçantes, victimes expiatoires de la démence Franquiste. « Guernica » ne symbolise t-il pas l’univers sauvage de la Willkur, ce théâtre macabre où s’entrechoquent violemment des choix opposés parce que différents ? En effet si la volonté singulière veut parvenir à ses fins particulières dans un monde où elle est engagée au même titre que d’autres volontés singulières, vouloir se replier dans une tour d’ivoire n’est-ce pas un fumeux fantasme ? Autrui s’affirme nécessairement comme un obstacle à surmonter dans l’assumation du combat. Hegel en conviendrait, l’auto-affirmation de soi passe inévitablement par l’affrontement avec autrui.

Mais qui dit affrontement dit possibilité de victoire, de défaite, de joug et de soumission. Dans le monde de la Willkur, le singulier peut constituer, jusqu’à la terreur, jusqu’au fanatisme, une menace pour le singulier. L’Autre suit-il sa propre logique particulière ? Voilà que le Même soupçonne un complot contre soi ou contre la volonté universelle, et se sent légitimé à sévir par la « fureur de la destruction ». En cela, il peut être tenu pour une volonté nihiliste prise dans les rets d’une mauvaise négativité dont elle se délecte, et dans laquelle, hélas, tel Robespierre, tels les islamistes d’Algérie, elle se consume quelquefois.

Kant n’aurait pas désapprouvé cette définition, d’inspiration hégelienne, du libre arbitre comme une volonté nihiliste. La liberté du libre arbitre, toute puissante dans l’état de nature, est à ses yeux une liberté sans loi, qui refuse et nie tout contenu – la loi est un contenu et une auto-détermination – et cela jusqu’au fanatisme et à l’impérialisme « la volonté individuelle est toujours prête à se déclarer hostile aux voisins ; elle s’efforce toujours, dans sa prétention à la liberté inconditionnelle, d’être non seulement indépendante, mais souveraine à l’égard d’êtres qui lui sont égaux par nature » [6].

 

LA MAJESTE DE LA LOI

C’est donc entendu, à suivre sans résistance la pente glissante de notre libre arbitre, nous risquons de débrider notre cheval fou, libérant, dans la société, tous les démons de nos enfers. A nous, dès lors, de forcer pour être en mesure de redresser le bois courbe dont nous sommes faits.

Mais avant de savoir comment redresser, il serait utile de poser la question : « qui redresse ? » Qui redresse sinon le bûcheron ou le cocher ? C’est le sujet moral lui-même ou le citoyen qui taille ou se fouette dans sa chair et dans son sang pour produire le meilleur effet. Ne serait-ce pas en réalité trop confortable s’il nous était donné de nous décharger de nos fautes ou de notre impuissance sur le seigneur, le curé, le marabout, le pater familias ? Impossible de nous jeter douillettement dans les bras des autorités familiales, religieuses et politiques, leur laissant la tâche difficile de nous gouverner moralement ou politiquement.

A nous de nous imposer, dans l’ordre civil comme dans l’ordre moral, le joug nécessaire de la loi pour nous redresser. Ce joug, nous dit Kant, est heureusement un joug doux, car il est nôtre. Le citoyen et le sujet moral sont en effet des législateurs. Sous l’éclairage de leur raison ils instaurent les principes nécessaires, universels, au moyen desquels ils se régissent, et au regard desquels ils sont jugés.

En clair, s’émanciper pour devenir un être majeur susceptible de répondre de ses actes devant le tribunal des hommes, mais avant tout devant le tribunal de sa conscience, c’est se charger d’une responsabilité irrécusable. La personne morale est seule devant la conséquence de ses actes, devant la prégnance du péché, la faiblesse dérisoire des moyens humains, seul dans le chemin rocailleux de la quête du salut.

Mais il est seul parce que libre, libre parce que seul. Aussi bien, le joug de la loi morale, tout comme l’impérium du droit, sont-ils l’expression de la responsabilité et de la liberté humaines. Ainsi que l’affirme Kervegan « l’éthique, doctrine des fins qui sont des devoirs, et dont la législation ne peut être qu’intérieure au sujet, doit être distinguée du droit, doctrine des devoirs extérieurs. Mais l’un comme l’autre se fondent sur l’autodétermination de la raison pratique » [7].

Se confirme donc ici la conception de la liberté déjà évoquée. Ni négative, ni inconditionnée, celle-ci ne s’émancipe de ses déterminations que dans la mesure où elle se donne elle-même ses propres conditions. Les normes prescrites par sa propre législation, s’avèrent être le seul mode d’actualisation dont elle dispose. Dès lors, devenir liberté authentique, c’est quitter la sauvagerie de son isolement, et se faire liberté dans un monde gouverné, en toute responsabilité, au moyen de normes rationnelles, avec d’autres libertés.

Mais, question légitime : n’y a t-il pas contradiction à affirmer tout à la fois la solitude de la liberté, et sa coexistence nécessaire avec d’autres libertés ? Non, rétorquerait Kant. Dans l’ordre éthique, le sujet répond seul de ses actes, mais s’inflige l’autorité de lois qui valent pour tout être raisonnable, soit pour tout membre du règne des fins. Dans l’éthico-politique, il partage la souveraineté législative, en restant seul interpellé face à ses devoirs de citoyen. Par conséquent, qu’il soit moral ou politique, le tout n’étouffe pas la partie. Au contraire il la tolère et lui fait un droit. Ainsi Kant réussit-il à éviter le piège d’une morale et d’une politique autoritaires et transcendantes, et à fonder une éthique et une politique respectueuses de la liberté du sujet. Dès lors s’égarerait l’interprète de Kant, qui lui imputerait un universalisme abstrait nourri de la mort des différences.

N’est-ce pas le cas d’Anne-Marie Guillaume ? Kant serait « amené, croit-elle, à privilégier l’universalité abstraite de la nature humaine, au détriment de la singularité des personnes » [8]. Il est vrai que c’est au nom d’une protestation individualiste, véritable cri existentiel, que la modernité a fustigé le « rigorisme » Kantien. Cet insupportable travers philosophique n’aurait-il pas, en effet, pris appui sur un dualisme inscrit au coeur même de la nature humaine, sacrifiant la sensibilité à la rationalité, l’individu à l’espèce, et instituant tout compte fait, le sujet en gendarme chargé de son auto-répression ?

Au nom d’un monisme porteur de la revendication de l’unicité de la nature humaine ainsi que d’une philosophie de la satisfaction, les tenants de cette critique – qui ne manque d’ailleurs pas de pertinence – réclament une expression de l’humain sinon totale, du moins polyvalente.

Soit, aurait sans doute remarqué Kant ! Si la communauté peut perdurer, en particulier pour la survie de l’individu ! Car hors du cadre de la société, pas d’individu. Or une vie sociale sans un minimum de répression est-elle possible ? Freud, le porte parole de l’inconscient et des pulsions humaines n’y songe pas, à fortiori l’un des penseurs les plus rigoureux de la moralité. Aussi bien, dans l’optique Kantienne, convient-il de légitimer le doux joug de la loi, la seule véritable expression de la liberté des individus.

Cependant l’autorité de la loi ne va pas de soi car les fils d’Adam, pécheurs impénitents, ne se reconnaissent pas toujours en elle. D’ailleurs, se seraient-ils inclinés devant sa majesté, quelque chose de plus fort qu’eux, du moins la plupart du temps, les contraindraient à la transgresser. Cette nécessité de violer la loi proviendrait alors, non pas d’une volonté voulant intentionnellement le mal pour le mal, laquelle serait intrinsèquement démoniaque, mais de la faiblesse de l’homme, qui est l’une des manifestations de son penchant au mal. « La malignité de la nature humaine ne doit pas, à vrai dire s’appeler méchanceté si l’on prend ce mot au sens rigoureux ; c’est-à-dire commeintention (principe subjectif des maximes) d’admettre le mal en tant que mal comme motif dans sa maxime (car c’est là une intention diabolique), mais plutôt perversion du coeur, lequel, suivant la conséquence se nomme alors mauvais coeur. Celui-ci n’est pas incompatible avec une volonté en général bonne ; il provient de la fragilié de la nature humaine trop faible pour observer les principes qu’elle a adoptés… » [9]

Quelque chose de plus secrètement corrosif que notre fragilité nous dispose également à désobéir à la loi. Il s’agit d’abord de notre impureté, c’est-à-dire de notre propension à mêler des motifs moraux à des motifs immoraux, ensuite de notre malice, ou notre tendance à nous donner une bonne conscience en conformant extérieurement nos actions à la loi. Rien, aux yeux de Kant, n’est plus pervers eu égard à la souveraineté de la loi, car cette mauvaise foi se développe, dit-il avec indignation, en « fausseté et duperie envers autrui ». Mensonge à soi, mensonge à autrui, monde de la perversion universelle comme diraient Shakespeare et Marx. Le mensonge est ainsi détestable non pas seulement parce qu’il est un vice, une anti-valeur, mais parce qu’au plan éthique, il sape les bases de toute universalité véritable.

Au plan politique toutefois, la fondation de l’état ne repose pas sur la bonne volonté, l’intention proprement morale des citoyens, car la moralité ne contient pas en elle-même les principes de son accomplissement. Même un peuple de démons, nous dit le philosophe, peut accéder librement à l’état civil, pourvu qu’il soit constitué de volontés raisonnables, conscientes que leur survie réside dans l’ordre coercitif au moyen duquel ils se préservent mutuellement. N’est-il donc pas concevable, qu’un état de droit prospère, dans une situation de profonde crise morale, de perversion universelle des valeurs, y compris des valeurs civiques ?

Hegel nous dirait – sans encourir un désaveu Kantien – qu’un tel état n’a plus qu’une subsistance précaire, car il est semblable à un arbre flétri à sa racine par la vermine. La racine d’un état, est selon le disciple de Kant, l’adhésion subjective des citoyens, qui veulent cette institution universelle comme leur propre substance. Ceux-ci ne se reconnaissent-ils plus en lui, dans les lois qui étaient l’expression de l’esprit vivant d’un peuple ? Surviennent « les grands conflits entre les devoirs, les lois et les droits existants et reconnus… » [10], se profilent les symptômes annonciateurs du déménagement de l’Esprit, et de l’élection de sa nouvelle demeure.

Ainsi, si l’éthico-juridique peut légitimement faire fi de la volonté morale des citoyens pour prévaloir, il ne saurait être viable et durable s’il n’incarne pas en permanence le vouloir et le savoir des sujets. Si le droit de résistance aux lois et à la souveraineté qui les préserve n’est pas légal, la Nécessité elle, veille aux droits naturels des citoyens, et la révolution est une arme, aux mains de l’Esprit, selon Hegel, – aux mains de la Nature selon Kant, pour y parvenir. Aussi bien le philosophe de Königsberg suggère t-il en manière de conseil, à tout souverain soucieux de durer, d’opter sagement pour une politique inspirée par les principes de la morale, respectueuse des droits de l’homme, en un mot pour une politique capable d’ériger la transparence en méthode constante, du moment qu’il n’y aurait pas, dans ses actes et décisions, matière à dissimulation.

Sans doute le machiavélisme politique est-il la garantie d’une efficacité à court ou moyen terme. Mais en lui tournant le dos, en privilégiant une « politique moraliste » exigeante, peu préoccupée d’assurer des gains immédiats, le sage souverain agit tout à la fois par devoir, et selon son intérêt bien compris. Car tôt ou tard, la liberté humaine qui ne courbe l’échine que momentanément, relève le front et secoue le joug de son oppression, en jetant les bases d’un monde plus tolérant pour elle. Pourtant en agissant pour son compte, la liberté sert indirectement la Providence. Ainsi, loin que la nécessité soit un mécanisme aveugle, rouleau compresseur annihilant la liberté humaine, elle a fondamentalement besoin de celle-ci pour exister.

Seulement – il convient de le noter – la liberté humaine émancipée ne s’est posée qu’en s’opposant, dans « une lutte pour la mort » des consciences où, vaincue au départ, elle a attendu son heure pour se relever. Un tel redressement s’exprime par le droit, lequel est souvent fils de la violence. L’on peut donc s’étonner qu’il soit à la fois l’expression de la liberté humaine, et l’instrument d’une providence soucieuse de conduire l’espèce humaine à sa destination, laquelle ne s’accomplit véritablement que dans une vie civile policée par le droit. Pourtant telle est la pensée de Kant, le bien visé par la Nature ne peut paradoxalement être atteint que sous la condition de l’acceptation d’un mal nécessaire : le droit en tant qu’ensemble de normes contraignantes pour la liberté.

Ainsi, le droit est non seulement engendré par la violence, mais il est lui-même violence pacificatrice et civilisatrice, au moyen de laquelle la Providence, qui combat le mal humain par le mal, instaure, progressivement, le royaume du bien. L’être humain étant naturellement courbé, sa courbure sera corrigée violemment. Voilà pourquoi le droit est un impérium, une souveraineté à même de fustiger les libertés naturelles trop portées à l’égoïsme, puis de les astreindre à vivre dans la reconnaissance mutuelle.

L’ICARIE DE LA CIVILISATION

Il faut donc résolument choisir entre la barbarie et la civilisation, entre la loi de la force, et la force de la loi. De toutes façons, si nous hésitons, la nature elle s’est déterminée. Elle nous mène, selon son plan et sa méthode, à la civilisation. Qu’est-ce que la civilisation ? On pourrait la définir , en une formule, comme l’état de pur déploiement de la raison. C’est le triomphe de la lumière apollinienne, qui submerge irrésistiblement toutes les poches de pénombre. Cet océan éclatant de lumière, c’est la liberté universalisée, la majorité accordée à tous, car comme le dit J.L Bruch, un interprète de la philosophie religieuse kantienne « Accéder aux Lumières, c’est oser assumer une majorité dont on possède déjà la capacité. C’est une conversion à l’autonomie » [11].

C’est pourquoi,en tant que liberté objectivée, le droit est le premier pas décisif dans le processus civilisationnel, et il est, naturellement, le droit d’un Etat Républicain. Laissons Kant dire cela en termes explicites : « Un être doué de liberté ne peut et ne doit donc, conscient de ce privilège qu’a a sur l’animal privé de raison, réclamer ; en vertu du principe formel de son libre vouloir ; aucun autre gouvernement pour le peuple auquel il appartient qu’un gouvernement dans lequel ce peuple aussi légifère ; donc, il faut nécessairement que le droit des hommes qui doivent obéir précède toute considération de bien-être, et c’est là une chose sacrée, qui se place au-delà de tout prix (de l’utilité) et à quoi aucun gouvernement, si bienfaisant qu’il puisse être, ne peut se permettre de toucher » [12].

L’Etat Républicain préserve les vies, protège le mien et le tien, surtout, confère positivité et réalité à la liberté. Cela parce que l’Etat rationnel moderne est l’incarnation dans l’histoire de l’Univers en marche, cela parce que cet Universel est parvenu à une étape de son auto-détermination où il intègre parfaitement, à travers une figure historique concrète, le principe de la subjectivité libre mis en lumière par le Christianisme, et qui, au demeurant, était le revendication de la morale Kantienne.

Conscient que sur ce plan Kant anticipe ce que Hegel appelle la Sittlichkeit, (la vie éthique) Kervegan écrit : « l’ethnicité ne se réduit pas aux institutions et aux régulations objectives. Elle intègre comme moment cette subjectivité qu’elle relativise en même temps qu’elle assure l’effectuation de sa visée, de son droit. La Sittlichkeit est vie éthique parce qu’elle est tout aussi bien subjective qu’objective » [13].

En conséquence, une fois instauré, l’éthico-politique se doit d’être l’instrument de l’ouverture d’un espace d’intersubjectivité permettant à la liberté de chacun de s’exprimer, il a vocation à se construire comme un Etat authentiquement laïc censé répondre de la liberté religieuse, morale, spirituelle, économique, politique de tout un chacun. En outre, en anti-impérialiste avant la lettre, Kant, pense que le principe de la liberté doit être en vigueur dans les relations internationales. L’ordre juridique « mondial » vers lequel s’achemine l’humanité dans son progrès – le philosophe n’est-il pas aussi un penseur précoce de la « mondialisation » ? – perdrait toute légitimité s’il s’érigeait en transcendance despotique. Dans la coopération et la solidarité, il est préférable de sauvegarder la souveraineté des nations, autant que l’originalité de leurs cultures respectives.

Ainsi n’étant la propriété de personne, le Général est là pour tous. Et lorsqu’il est le plus conforme à sa vocation d’Universel incarné. Il laisse vivre libres la particularité et la singularité, mieux, il ne vit que de la vie de ces déterminations qu’il englobe. Précisément parce qu’il veut rester le général, l’ordre éthico-juridique ne saurait être l’otage d’aucune individualité. Sous le despotisme ou la tyrannie, il n’y a pas à proprement parler de droit, car là où le droit est l’expression de la singularité, il est tout simplement, non-droit, arbitraire. La substance éthique peut-elle davantage être vassale de féodalités, de clientèles, de dynasties ?

Si dans un Etat développé la particularité a le droit de s’autonomiser pleinement. Il ne lui est pas donné d’annexer le général à son profit exclusif, de soumettre, directement ou indirectement, les autres particularités pour la sauvegarde de ses propres intérêts [14].

Certes, Kant en est conscient, de même d’ailleurs que ses héritiers Marx et Hegel, la dialectique immanente du réel conduit en certaines circonstances un élément du tout à subvertir l’ordre normal de ses relations avec d’autres éléments, et avec le tout dans son ensemble. Se produit alors une rupture historique, événement décisif lors duquel la partie devient le tout, et l’ancien tout la partie. Toutefois ce que le philosophe dénonce, c’est le détournement de l’Universalité au profit de la particularité, et, surtout, la dissimulation hypocrite de ce détournement.

Dans son concept donc, l’Etat rationnel Kantien, de même d’ailleurs que l’Etat rationnel hégélien, ne saurait être envisagé comme la légitimation de la domination d’une classe. Sans doute l’expérience nous enseigne t-elle que l’Universel n’est bien souvent que le déguisement de la particularité, mais en politique comme en morale, Kant interroge la raison, non pas les faits, pour savoir ce qui doit être. Ce qui est rationnel, c’est que l’éthico-politique soit libre de tous afin de servir la liberté de tous.

Bien entendu il y a là un idéal de la raison, qui certes existe déjà dans les faits, mais de manière imparfaite. Sitôt instauré l’Etat civil, s’inaugure le règne du rationnel. Un règne qui se consolide si l’Etat est Républicain, donc respecte les droits et libertés des citoyens par son ordre. Si le principe républicain est adopté, non pas seulement par une nation entière, mais de plus en plus à l’échelle cosmopolite, s’ouvre le règne, bénéfique pour tous, de la légalité, et de la culture. En effet, les hommes prendront l’habitude de conformer leurs actions aux lois, qu’ils le veuillent intentionnellement ou ne le veuillent pas. La vie, de plus en plus apaisée et policée sera plus favorable à l’épanouissement des sciences et des arts.

Convient-il de penser, au demeurant, que le philosophe de Königsberg se complaît ainsi dans une vision idyllique de la culture au point d’être sourd aux reproches que Rousseau adresse à celle-ci ? Non, car à la vérité il a conscience que le progrès du raffinement et du luxe, des beaux-arts et de l’industrie se paie par des maux et vices. Mais en bon dialecticien [15] (qui pourtant ne théorise pas la dialectique), il ne s’en tient pas à la protestation moraliste et c’est lui qui prononce, dans sa philosophie de l’histoire, ces mots susceptibles d’inspirer une horreur sacrée aux belles-âmes « Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde » [16].

Pensée ne pouvait être plus complexe ! En effet, c’est le théoricien de la morale, celui qui recommande au sujet moral de cultiver la vertu dans un processus de réforme de sa conscience, qui semble louer ici avec lyrisme les vices humains. En réalité, le philosophe vante les suprêmes sagesse et habileté de la nature, laquelle dresse les passions humaines les unes contre les autres, dresse contre elles l’Etat de droit engendrant, à partir de cette discorde, le bien, c’est-à-dire la culture et au-delà, la moralité car dit-il, « un accord pathologiquement extorqué en vue de l’établissement d’une société, peut se convertir en un tout moral ». [17]

Ainsi en pleine philosophie de l’histoire affleure l’héritage luthérien. L’auteur des trois critiques ne manifeste pas une confiance absolue en la capacité des hommes, pris singulièrement, à mener à bien leur réforme morale. Le progrès moral est, pense t-il, décisif lorsqu’il concerne l’espèce. La Nature y conduit au moyen de l’extension de la légalité, qui à terme sera un facteur d’épanouissement de la moralité.

L’avènement de la moralité représente le moment ultime du processus civilisationnel car, conforté, le droit ouvre la perspective réjouissante du rayonnement de la moralité et de la paix. La paix perpétuelle n’est pas une utopie chimérique si la raison progresse sans cesse et partout dans le monde. Les anciens et Spinoza nous l’avaient dit, la raison est le véritable pacificateur. Son joug sur les instincts et les passions est paix, joie et sérénité.

Toutefois il est loin d’être assis définitivement. Si les hommes se donnent des lois comme l’expression de leur rationalité, ils s’empressent, nous l’avons montré, de les transgresser car la pente de la liberté naturelle est toujours, pour eux, une forte tentation. Le rayonnement du ciel rationnel n’ôte pas tout son charme à l’appel des abîmes. La beauté du solaire Apollon, dirait Nietszche, n’éclipse pas celle du nocturne Dyonisos. Même dans l’état civil instauré, le spectre de l’état de nature éthique, ainsi que celui de l’état de nature politique, ne sont pas exorcisés. La force des pulsions et des inclinations demeure une menace sérieuse toujours actuelle. Le conscient doit toujours craindre un inconscient qui, trompant sa vigilance, le submergerait dans le déferlement de ses eaux boueuses. L’on aurait donc tort d’opposer Kant et Freud, car l’un et l’autre savent que si la conscience est souveraine, ce n’est qu’à force de lutte, de combat. Parce que son empire, conquête à jouer et rejouer en permanence, n’est jamais que provisoire.

Difficile en conséquence d’éviter les voies de traverse où le mal nous tend un guet apens. Rocailleux, le chemin du droit et de la loi exige réveil d’une conscience toujours tendue comme un arc. D’où l’image biblique du Vigile restant toujours armé, que Kant reprend volontiers à son compte dans la Religion dans les Limites de la simple Raison. Restons armés, dans un processus constant de rationalisation des sujets et des institutions politiques, pour non pas expulser l’irrationnel – cela, même du point de vue Kantien n’est ni possible ni souhaitable – mais pour le dompter. Freud dit-il autre chose ? Nous l’avons suggéré : il a beau montrer le coût du refoulement, il reconnaît qu’un minimum de répression est indispensable pour garantir la cohérence donc la viabilité du moi ou de la totalité sociale.

Aussi la sauvagerie n’est-elle pas un ailleurs dépassé, un passé révolu. Elle est l’Autre travaillant actuellement le Même de l’intérieur, secrètement, silencieusement, mais doté de la force d’un volcan actif. De surcroît, plus les forces de la lumière sont vivantes, plus se mobilisent les forces de l’ombre. Aussi faut-il prendre avec conviction le parti de la civilisation, si l’on ne tient pas à être emporté par les puissances obscures lorsqu’elles rompent les digues qui les contiennent.

La force de Kant n’est-ce pas sa foi indéracinable en la force de L’Idéal ? Courageusement « Platonicien », il veut encore croire que la laideur de la condition de l’homme ne peut masquer la sublimité de sa destination. le Bien, le Beau, le Vrai séjournent déjà partiellement dans la vie mondaine. Ils promettent d’y habiter plus résolument, plus durablement, selon une nécessité qui dépasse la singularité du point de vue de chaque sujet.

La grande tentative de réconcilier l’idéal et le réel, de surmonter les oppositions caricaturales entre le matérialisme et l’idéalisme ne commence t-elle donc pas avec le maître de Königsberg. Son disciple Hegel l’a t-il surpassé en ce sens ? Les jeunes Hégéliens et Marx ont-ils été plus radicaux que leurs devanciers ?

Une chose est sûre, la prestigieuse tradition philosophique allemande moderne et contemporaine, qui prend son élan avec l’« idéalisme allemand » est nourrie de ce courage de croire encore à des valeurs envers et contre tout, à des valeurs pour lesquelles l’on meurt, l’on s’exile, à l’instar de Hannah Arendt, de Marcuse et de bon nombre de ses illustres héritiers.

Notre temps de crises multiformes devrait se ressourcer constamment dans ces fontaines de foi socratique en l’homme, et en sa liberté, y puiser un antidote contre le cynisme qui lui devient une pente naturelle. Au contraire elle laisse trop facilement prospérer les Protagoras, les Calliclès, dont le nihilisme quoique séduisant, favorise, malheureusement, le renoncement et l’encanaillement généralisés de ceux qui n’ont ni le génie, ni la profondeur du fameux contradicteur de Socrate et de son disciple.

S’il en est ainsi, c’est que, peut-être, notre époque contemporaine a trop peu conscience de ses acquisitions, de ses possibilités intérieures, de ses tendances irrésistibles. La philosophie Kantienne, une philosophie de l’Universel concret, donc de la liberté, de la différence, de la tolérance, nous permet de penser qu’elle a pourtant accompli un pas de géant, préparé il est vrai par le travail d’époques antérieures, dans le sens de l’instauration d’états démocratiques établis dans le giron européen de la civilisation, flambeaux d’un idéal démocratique dont la vocation est vraisemblablement de se répandre universellement.

N’est-il pas dès lors compréhensible que plus les lumières progressent, plus les poches d’obscurité résistent et farouchement ? Voilà pourquoi la perspective de la paix perpétuelle, bien que tout à fait pensable, reste lointaine même en ce vingtième siècle déclinant. Voilà pourquoi Auschwitz, la Sibérie, la Bosnie, l’Algérie, le Burundi ont été possibles, seront encore possibles. L’humanité entrera épisodiquement en transe. Des conflagrations de sauvagerie et de déraison, nous en connaîtrons logiquement d’autres.

Pourtant il faut avoir la force d’âme, la lucidité de croire que l’orientation générale du progrès va dans le sens du triomphe des lumières, qu’une « civilisation de l’Universel », confluence tranquille de multiples différences susceptibles de mener encore une vie libre mais tempérante, hors de la tentation maléfique de l’intégrisme, a irréversiblement pris son élan. N’est-il pas dès lors préférable de travailler sans relâche à l’avènement de cette Icarie tout à fait rationnelle ?

Tans pis pour Popper et les autres. Il est beau de croire que l’histoire a un sens, qu’elle se hâte lentement, avec maints détours et tergiversations, vers l’instauration de l’humain. Comme il est réconfortant de penser qu’elle veut la liberté et le droit, y marche sûrement avec l’avènement de l’Etat de droit. L’idéal démocratique résume t-il le projet de l’émancipation humaine ? L’on peut en douter. Marx et les marxistes, armées de sérieuses raisons, en ont douté. Plus proche de Kant, Rousseau a dévoilé les risques de confiscation de la volonté populaire liés à la démocratie représentative, laquelle est républicaine.

En tous les cas il est incontestable que l’effectuation de la démocratie et son renforcement, inséparable d’un effort inlassable de démystification de toutes les pseudo-démocraties, demeurent d’une vivante actualité.

[1] G. Cissé est enseignante au Département de Phi1philosophie de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar

[2] Emmanuel Kant, La religion dans les Limites de la Simple Raison, Paris Vrin, p. 86.

[3] Eric Weil. Problèmes Kantiens, Paris Vrin 1990, p. 162-163

[4] La Religion. op. cit. p. 87

[5] La Religion, p. 87

[6] Kant, Anthropologie de Point de Vue Pragmatique, Paris Vrin 1994, p. 65

[7] J. F. Kervegan, « Le problème de la fondation de l’éthique : Kant, Hegel », Revue de Métaphysique et de morale, Janvier – Mars 1990, 95e année n° 1, p. 35

[8] Anne-Marie Guillaume, Mal, Mensonge, Mauvaise Foi, Presses Universitaires de Namur 1995. p. 293

[9] La Religion… p. 80

[10] Hegel, La Raison clans l’histoire, trad. PAPAIOANNOU. P. 120

 

[11] Jean Louis Bruch., Kant et les lumières, texte de la conférence Inaugurale du XVIe Congrès des sociétés de Philosophie de la langue française : Reims le 3 Sept 1974.

[12] Kant, Conflits de Facultés, Paris. Aubier Montaigne 1947. p. 225

[13] Op. cit., p. 46

[14] En tant qu’il est centraliseur, l’Etat moderne crée les conditions de développement de particularismes. Pour autant qu’il s’efforce de reconnaître le principe de la liberté, il élabore le terreau où peuvent s’enraciner des groupes de pression qui, en certaines circonstances, ont une action éminemment centrifuge. En témoignent histoire politique de L’Amérique, et les menées feutrées mais redoutables de lobbies africains sui-generis, résultats, le plus souventn d’une imbrication de tendances religieuses, ethnicistes, politiques, régionalistes.

[15] La terreur dialectique de la pensée de Kant peut se vérifier en maintes occurrences, à travers le système du philosophe. Mais s’agissant du potentiel dialectique de sa philosophie de sa philosophie de l’histoire, il serait bon de s’en référer à l’analyse magistrale qu’en propose J. D’Hondt dans son article : « la Ruse de la Raison Kantienne », Revue germanique internationale, 6/1996, 179 à194.

[16] Kant, Idée d’une Histoire Universelle du point de vue Cosmopolite, Paris, Gallimard, 1985, p.483

[17] Ibid, p. 82