Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Développement et Sociétés

LA PAIX DOIT ETRE GLOBALE

Ethiopiques n° 25

révue socialiste

de culture négro- africaine

janvier 1981

Ce rapport introductif, sur les rapports Nord-Sud, traitera d’un aspect du problème général posé par notre Congrès sous le titre « Paix, Liberté et Solidarité ». Je m’efforcerai, aussi brièvement que possible, de traiter ce problème du point de vue des hommes du Tiers-monde, d’autant que, depuis les indépendances massives de la décennie 1960, ceux-ci entendent « penser et agir par eux-mêmes et pour eux-mêmes ». C’est ainsi qu’ils ont fait une relecture tiers-mondiste de Marx et d’Engels.

La Paix ? Oui, sans doute, car une nouvelle guerre mondiale conduirait à l’holocauste de l’humanité. Seule une terre pacifiée, réconciliée avec elle-même, peut réunir toutes les conditions nécessaires au développement économique, social et culturel, au développement intégral de tous les hommes. Ainsi sont posés, pour les pays du Sud, les problèmes, d’une part, des guerres locales qui les opposent les uns aux autres et d’autre part, du commerce des armes. Comme on le sait, depuis la fin de la guerre d’Indochine, le conflit entre l’Est et l’Ouest s’est transporté au Moyen-Orient, mais surtout en Afrique, avec un avantage certain pour l’Est. En effet, l’Est analyse, calcule, élabore une stratégie et surtout l’applique, quand l’Ouest se contente d’exprimer ses états d’âmes.

La Liberté, certes. Pour nous, en effet, citoyen du Tiers-monde, qui avons été longtemps colonisés, la liberté, c’est-à-dire la faculté de penser et d’agir par nous-mêmes et pour nous-mêmes, est la condition sine qua non de notre participation à l’élaboration de la Civilisation de l’Universel, qui ne sera qu’à la condition d »être la symbiose de toutes les civilisations différentes. C’est pourquoi la décolonisation doit être achevée partout, même en Afrique australe.

Il en découle l’indispensable Solidarité des continents, des nations, des hommes afin que nous puissions vivre, tous, dans la dignité et la justice, quels que soient notre race, notre civilisation, notre croyance, notre religion, notre niveau de développement. Il s’agit d’éradiquer, définitivement, quelques-uns des grands fléaux de l’humanité qui ont noms : faim, ignorance et maladie. Naturellement, cela postule le respect, partout, des Droits de l’Homme. Un tel programme est conforme à l’idée que nous faisons du Socialisme, humaniste parce que démocratique.

Rester ferme

Pour certains, paix signifie la détente entre l’Est et l’Ouest, même si, par ailleurs, dans les pays du Tiers-monde, des guerres fratricides sont soutenues, et souvent fomentées, par les grandes puissances. Nous constatons, en effet, que, depuis des décennies, aucune guerre chaude n’a opposé directement, et nous nous en félicitons, les pays développés de l’Est et de l’Ouest, qu’au contraire, de nombreuses négociations se déroulent entre eux, qui concernent le désarmement, voire la coopération, mais que, par contre, les luttes armées se sont amplifiées dans les pays du Tiers-monde. Qu’est-ce à dire sinon qu’une certaine stabilisation ayant été assurée en Euramérique, on a transporté, dans le Tiers-monde, les rivalités bien vivantes mais voilées, des idéologies des grandes puissances. C’est là que se situe le fantastique commerce des armes. A telle enseigne que notre camarade Willy Brandt a pu écrire, dans l’introduction du rapport qui porte son nom : « C’est une terrible ironie de constater que les transferts les plus rapides et dynamiques d’équipements et de techniques hautement sophistiqués des pays riches vers les pauvres concernent les engins de mort ». Cette conception d’une détente partielle, nous ne saurions la partager. La paix doit être globale et concerner tous les Etats : ceux du Sud comme du Nord. A cet égard, nous ne retiendrons que cet exemple, significatif, de l’invasion, par une superpuissance, d’une petite nation, non alignée de surcroît ; l’Afghanistan. C’est l’évidence, de tels actes ne peuvent promouvoir la détente et la paix. Il faut, naturellement, saisir toutes les occasions de régler des problèmes de ce genre, et pacifiquement si possible. Il reste qu’il faut rester ferme sur les principes.

Il est temps aussi de réglementer, strictement, le commerce mondial des armes. Si, à cet égard, les pays du Tiers-monde étaient laissés à eux-mêmes, y compris ceux qui ont du Pétrole, nos conflits armés prendraient, vite, des allures de génocide. Une conférence internationale, réunissant les principaux fournisseurs d’armes et les principaux acheteurs, devrait, se fondant sur les travaux des Nations-Unies, aider à trouver une solution au problème. Il est temps, d’autant que certains pays du Tiers-monde rivalisent, déjà, pour posséder la bombe atomique ! Depuis notre congrès de Vancouver, les dépenses d’armement, dans le monde, sont passées de 400 à 500 milliards de dollars. Leur augmentation a été plus de quatre fois supérieure à toute l’aide consentie aux pays en développement ! Fort heureusement, l’Internationale socialiste a retenu l’idée d’une taxe sur tous les budgets de guerre ou de défense, qui serait consacrée à une aide additionnelle au développement, comme je l’avais proposé à la session extraordinaire de l’ONU consacrée au Désarmement.

Nous parlons de liberté, de solidarité, de paix alors que la décolonisation n’est pas encore achevée. Elle n’est pas achevée quand le peuple de Namibie demande qu’on lui applique le même processus de décolonisation démocratique, Qu’au peuple du Zimbabwe, et que les Arabes de Palestine réclament la même autodétermination qui a été accordée aux Juifs. Pour ma part, je rêve – il est temps que les hommes politiques rêvent – d’une confédération qui unirait l’Etat d’Israël au futur Etat palestinien arabe.

Combattre les inégalités

La liberté et la solidarité, voire la paix, impliquent que nous combattions les inégalités économiques et sociales qui rendent malade le monde, si déséquilibré, de ce dernier quart du XXe siècle. Peut-on, avec 25 % de la population du monde, détenir 80 % de ses revenus, tandis que le Sud, avec 75 % de la population, vit avec seulement 20 % de ses revenus ? Est-il normal que la faim, l’ignorance et la maladie soient le sort réservé, d’une manière permanente, à 75 % des hommes ? Que 90 % des unités industrielles du monde se trouvent dans le Nord ? Que la détérioration des termes de l’échange soit considérée comme allant de soi et qu’aucune solution ne soit réellement apportée à cette nouvelle « traite » du XXe siècle ? Mesurons-la. La Banque mondiale a calculé qu’entre 1952 et 1972, la détérioration avait été de 2,5 % par an. Depuis 1974, comme on le sait, elle s’est située bien au-delà de 10 %. Rudolf Strahm, un Suisse alémanique, dans son livre intitulé Pourquoi sont-ils si pauvres ?, écrit :

« 73 % de tous les flux de capitaux des pays industrialisés (capitalistes et socialistes) vers le Tiers-monde pendant l’année 1972 sont revenus, sous forme de remboursements, versements d’intérêts et transferts de profits. Il n’est resté effectivement au Tiers-monde qu’un quart des flux enregistrés ». [1]

Il y a, entre autres, le problème, majeur, de la dette. L’OCDE a montré que la dette totale des pays en développement était passée, entre 1971 et 1979, de 87 à 391 milliards de dollars. Elle estime que cette somme, à la fin de cette année, sera de l’ordre de 450 milliards. Dans ces créances, la part du secteur privé représente la moitié. 75 à 80 % des créances appartiennent aux pays de l’OCDE, 4 % aux membres de l’OPEP et 12 % aux institutions internationales. Le durcissement des conditions de prêt s’est traduit par ce fait que les paiements du service de la dette sont passés de 10,9 milliards de dollars, en 1971, à 72 milliards, en 1979. L’OCDE estime que ce chiffre sera, en 1980, de 88 milliards de dollars. En 1979, les paiements d’intérêts ont atteint 40 % du service de la dette et les paiements d’amortissement 60 %, ces derniers étant plus que refinancés sous forme de nouveaux prêts. A ce rythme, le paiement des intérêts va dépasser le montant des amortissements du capital. Dès lors, est-il absurde de se demander qui aide qui ?

Cela est à ajouter à la détérioration des termes de l’échange. A l’importation de l’inflation des nations industrielles dans les pays en développement. Si l’on rappelle, en outre, la crise de l’énergie, le cycle de sécheresse qui sévit dans les pays du Sahel, on comprendra pourquoi la crise qui frappe, aujourd’hui, toute l’économie mondiale touche les pays du Sud avec une ampleur sans précédent. Du fait de leur sous-développement, ces derniers pays ont des structures sociales et économiques, voire politiques, qui opposent une moindre résistance aux diverses secousses subies par l’économie mondiale. S’il fallait désespérer, il y aurait, là, mille raisons de perdre l’espérance. .

Cependant, nous ne désespérons pas, parce qu’il y va de la survie de l’humanité, qu’avec le Programme de Survie élaboré par la Commission indépendante, présidée par Willy Brandt, ont été définis les voies et moyens du salut, parce qu’enfin, l’Assemblée générale des Nations-Unies, dans sa XIe session spéciale, tenue du 25 au 15 septembre, s’est saisie du problème des relations Nord-Sud.

Je vous renverrai donc au rapport de la Commission Brandt ou, plus exactement, à son annexe I, où sont résumées les recommandations. Je les commenterai librement en partant de l’expérience d’un pays sahélien.

D’abord une constatation brutale : près du quart de la population du globe, quelque 780 millions d’hommes, selon le dernier rapport de la Banque mondiale, sont dans une situation de « pauvreté absolue » avec une moyenne de 200 dollars par an et par tête d’habitant. Pour ces « pauvres absolus », mais aussi pour les autres habitants du Sud qui ne détiennent que 20 % des revenus de notre planète Terre, la Commission Brandt a établi des priorités.

Pour l’autosuffisance alimentaire

La première priorité revient au secteur rural avec la réforme agraire et la recherche agronomique. Il s’agit de parvenir à l’autosuffisance alimentaire.

La deuxième priorité va aux soins de santé primaire et à l’alphabétisation. Ce qui pose le problème de la planification des naissances. Entre le laisser-faire actuel des gouvernements du Tiers-monde et l’autorisation de l’avortement, que condamnent les « trois religions révélées », il y a place pour une troisième voie, Qui concilie les prescriptions religieuses et les impératifs du développement.

La troisième priorité est l’industrialisation dans le nouveau contexte du commerce mondial. Quelques pays en développement ont fait l’expérience d’une industrie lourde dans l’environnement d’un commerce international marqué par le protectionnisme des grandes puissances, malgré l’institution d’un système préférentiel, faussement généralisé. Ils ont été déçus. C’est avec sagesse, voire avec réalisme, que la Commission Brandt met l’accent sur la promotion des petites et moyennes entreprises, qui permet aux entrepreneurs nationaux de commencer par le commencement, en apprenant la technique de la gestion moderne.

C’est à partir d’ici que se pose, pour les pays en développement, et d’une façon aiguë, un certain nombre de problèmes économiques, financiers, sociaux, culturels, qui ont noms énergie, inflation, monnaie, enseignement technique et professionnel, éducation et culture. C’est pour répondre, en grande partie, à ces problèmes que l’Assemblée générale des Nations-Unies a tenu sa XIe session spéciale.

L’objet de celle-ci était d’évaluer les progrès réalisés dans le développement des pays du Tiers-monde et, à partir de là, d’accélérer ce développement par la coopération internationale. A cet effet, l’Assemblée générale devait, d’une part, élaborer une stratégie pour la Troisième Décennie des Nations-Unies pour le Développement et, d’autre part, ouvrir des Négociations globales sur la coopération économique internationale.

La session s’est achevée sur un double constat de demi-échecs. Si la nouvelle stratégie a été élaborée, encore que difficilement, son adoption formelle a été renvoyée à la XXXVe session ordinaire de l’Assemblée, qui se déroule actuellement. On y prévoit, entre autres, l’élimination de la faim à l’horizon de l’an 2000 et un taux moyen de croissance annuelle du PIB de 7 %. Quant aux Négociations globales, qui doivent porter sur les matières premières, l’énergie, le commerce, la monnaie et, par-delà, sur le développement, il a été entendu qu’elles auraient lieu au début de 1981.

Etant donné la médiocrité des résultats que voilà, quelle doit être la politique concrète de l’Internationale socialiste ? Ce sera ma conclusion.

L’Internationale doit, tout d’abord, non pas théoriquement, abstraitement, mais hic et nunc, c’est-à-dire pendant la session actuelle de l’Assemblée générale, faire adopter une stratégie, aussi socialiste et démocratique que possible, pour la Troisième Décennie du Développement.

La justice est la meilleure aide

Il en sera de même pour les Négociations globales. L’Internationale doit, grâce à l’action des gouvernements socialistes, faire respecter la date du premier trimestre de 1981.

Cela ne suffira pas. Il faudra que les Négociations globales aboutissent, par l’augmentation substantielle de l’aide au développement, à compenser la détérioration des termes de l’échange. Ce sera le seul moyen de supprimer la faim dans le Tiers-monde et d’y obtenir un taux moyen de croissance annuelle de 7 %.

Récapitulons donc les mesures destinées à supprimer la détérioration. Il y a, d’abord, l’impôt de 5 % sur tous les budgets de défense ou de guerre, qu’il s’agisse des pays développés ou de ceux en développement. Il faudra aussi, pour boucler la boucle, que l’aide au développement, qui représente, actuellement et en moyenne, 0,35 % du PIB des pays développés, monte à 0,70 %, comme s’y étaient solennellement engagés ces derniers.

Comment ne pas le souligner en terminant. Le meilleur moyen de supprimer la détérioration serait encore d’indexer les prix de toutes les matières premières, y compris le pétrole, sur les prix des biens et services des pays développés.

Monsieur le Président.

Mes Camarades,

La meilleure aide aux pays en développement, c’est d’être juste avec eux : de leur rendre par l’aide ce qu’on leur a enlevé par les règles injustes, du commerce international. Cela ne suffira pas, bien sûr. Mais ne l’oubliez pas, le Socialisme est, d’abord, une morale. C’est sur la base de l’éthique de la justice que nous bâtirons une coopération organisée sur la division du travail – des sciences et des techniques comme des matières premières – entre tous les continents et toutes les nations.

Tout cela devra aboutir à la Culture. Vous me permettrez de revenir à Karl Marx, à sa pensée essentielle, dont il faut toujours partir, en en faisant une lecture continentale et nationale. Il nous a dit, dans un texte posthume, que « l’activité générique », humaine, des hommes est de créer des « œuvres de beauté », mais que « l’activité première » est de satisfaire les « besoins animaux » : manger, se loger, se vêtir. 25 % des hommes en sont encore là, sur notre planète Terre. La première tâche de l’Internationale socialiste est de faire, de ces laissés pour compte, des hommes intégraux, en résolvant les problèmes de l’alimentation, des soins primaires et de l’alphabétisation.

Madrid, 12-11-80

[1] Editions de la Baconnière, Neuchâtel, Suisse, p. 131.