Notes

LA LOI DE NIANG KIMBY de Roger Dorsinville

Ethiopiques numéro 04

Revue socialiste

De culture négro-africaine

Octobre 1975

LA LOI DE NIANG KIMBY

ROGER DORSINVILLE Présence Africaine 1974

« Kimby » de Roger Dorsinville aura donné un nom à l’angoisse nègre et établi ses limites. A l’instant où le vieux Kéta dénonce la perpétuation des coutumes et la chaîne des origines, un univers se forme qui a sa postulation et ses contradictions. Double univers, faudrait-il dire, celui du passé des traditions, et celui de l’espérance que Roger Dorsinville confond volontiers avec l’amour. Parce que pour lui tout est promesse, et les résistances fructueuses débouchent sur la solidarité.

La confrontation telle que le romancier l’observe, fait ressortir l’essentiel du drame noir. Il y a la loi de Niang, et elle est d’abord soumission. « N’y a qu’à vivre », disent les personnages, et le monde de la résignation commence là. Tout un système stagnant où Kimby douloureusement tente de fixer son identité d’homme et de définir son rôle.

Un système qui paraît décevant dans sa simplicité puérile, et cependant si contraignant et complexe que la joie de la créature est à jamais abolie. L’inquiétude est alors à tous les niveaux. A celui de l’enfance dévorée par ses rêves, des sages qui ne se font plus entendre, des familles qui ont perdu le sens de leur unité. Et sur cette agitation désespérée a germé la semence nouvelle. Des symboles à foison naissent dans le roman.

Plus particulièrement cette hantise de la mer qui est l’expression des phantasmes nègres. L’attrait des grands espaces. La soif de liberté, et un besoin instinctif de construire en immensité un univers à la mesure des ambitions noires. La mer ajoutée à la terre pour signifier l’accueil de deux horizons superposés dont l’un assure la stabilité, et l’autre la poursuite d’un idéal intime. Et puis, dans « Kimby », c’est le triomphe du rythme.

Le langage se fait rythme, et Roger Dorsinville orchestre en mots la persistante symphonie des appels nègres, qui est à la fois rigueur, obsession et délivrance. Le livre n’est pas « écrit », au sens où l’écriture postule une recherche d’art. Il est composé sur le modèle des messages qui contiennent leurs propres lumières, et illustrent la communion nègre. C’est le roman construit sur les vérités de la race noire, et portant témoignage sur la condition nègre.

Avec « Kimby » c’est surtout la consécration de l’unité nègre. Savoir que le roman est écrit par un Haïtien aide à saisir la dérision des systèmes qui établissent des catégories, et analysent les œuvres nègres selon leurs seules particularités régionales.

De plus en plus, – et « Kimby » le confirme – se forme ma conviction que les structures sociales, les singularités locales comptent pour donner à l’œuvre noire sa saveur distinctive, mais que les conditions raciales, le phénomène d’acculturation, et les procédés du colonialisme (sensiblement identiques dans toutes les sociétés noires) ont donné au langage nègre sa forme, et transcendent les accidents géographiques et culturels. De sorte qu’il est possible, seulement dans une perspective de classification provisoire et nécessairement arbitraire, de parler de littérature africaine, antillaise, haïtienne, brésilienne ou noire américaine. Au demeurant, le Nègre est « situé ».

Il y a l’ensemble de ses traditions propres, mais aussi la séquelle des lois, des convictions, des structures qui lui sont imposées, et le sens qu’il donne à sa révolte. Qu’il s’accepte ou qu’il s’insurge, il confirme un conformisme qui, pour naître d’une condition raciale unique dans le monde, n’est pas moins une évidence.

Il demeure libre, sans doute. Et il fait usage de cette liberté. Mais à quelque palier que s’étage sa liberté, elle s’inscrit dans un choix nègre, concevable seulement à partir d’un état vécu racialement et impensable autrement.

A ce compte l’œuvre nègre est une, et une simple analyse des données sur lesquelles s’ordonnent les créations noires le fait voir. Il n’y a pas uniquement similitude d’approche, et interprétation identique des phénomènes sociaux. Cela seul serait déjà significatif. Mais il y a surtout identité de réflexes mentaux, accueil des mêmes signes du langage, et exploitation sur le plan conceptuel des mêmes symboles.

Parce que l’œuvre nègre naît de soifs particulières à des créatures vivant les événements sur le même registre d’émotions, et placées dans des situations qui leur assurent où qu’elles se trouvent, de se connaître semblables. Un Roger Dorsinville montre avec « Kimby » que l’expérience nègre, si diversifiée qu’on veuille la considérer, féconde l’œuvre et la tourne d’abord en témoignage noir. L’hinterland libérien offre une image différente de celle des montagnes haïtiennes, et là s’arrête la dissemblance.

Mais pour l’essentiel, il y a la réalité nègre, conçue selon une mentalité que les circonstances sociales et le colonialisme ont conditionnée, et il y a également l’immense talent de Roger Dorsinville pour nous faire apprécier ces certitudes.