LA LITTERATURE FRANÇAISE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’ANDRE BRINK
Ethiopiques n°73.
Littérature, philosophie et art
2ème semestre 2004
Depuis l’abolition de l’apartheid et l’instauration d’une société multiraciale et démocratique, la littérature d’Afrique du Sud a été honorée deux fois du prestigieux Prix Nobel, à travers Nadine Gordimer en 1991 et John Maxwell Coetzee en 2003. André Brink appartient à cette crème qui compte, entre autres, Breyten Breytenbach, Athol Fugard, Djabulo Ndebele… Il est mondialement connu tant pour son engagement contre l’apartheid que pour sa riche œuvre. Sa thématique a rarement échappé à la dénonciation du système politique instauré par la minorité blanche ; mais au-delà du pathétique des contenus, on assiste toujours au déploiement d’une écriture qui se veut à la fois témoignage historique et expérience poétique. Dans une correspondance datée de janvier 1997 il nous confiait :
« Aujourd’hui, nous autres écrivains de l’Afrique du Sud ressentons d’autres problèmes : conditionnés par la lutte contre un ennemi visible et net, comment trouver une nouvelle raison d’être pour l’écriture ? Et encore une fois on découvre que l’écriture constitue sa propre justification » [2].
Autant dire que l’auteur a pleine conscience de la dimension purement artistique de l’écriture. C’est sans doute pour cela qu’il situait son premier roman, L’ Ambassadeur (1963), dans le cadre de
« tentatives pour émanciper le roman de langue afrikaans de l’époque de ses contraintes coloniales, en y introduisant des courants de pensée et des techniques en vogue en Europe et en renversant […] même les techniques de narration dominantes dans la littérature de langue afrikaans d’alors » (Brink, 1986 : 11).
Emprunter à l’Europe pour créer en Afrique du Sud car, comme l’affirme Daniel Henri Pageaux, « toute littérature […] véhicule, pour se construire et se dire, les images d’un autre ou de plusieurs autres » (Pageaux, 1994 :73). C’est ce mouvement vers l’altérité dans le processus de création que l’on nomme intertextualité. Le mot nous vient de Julia Kristeva (1969) qui le trouve plus approprié que « intersubjectivité » de Bakhtine pour traduire l’idée selon laquelle « dans l’espace du texte, plusieurs énoncés pris à d’autres textes se croisent et se neutralisent » (Kristeva, 1969 : 52). La formule de Roland Barthes : « Tout texte est un tissu de citations révolues » (cf. 1973 : 997) résume ce concept qui donne à penser « la littérature comme un espace ou un réseau, une bibliothèque si l’on veut où chaque texte transforme les autres qui le modifient en retour » (Rabau, 2002 : 15).
Mais sans doute faut-il préciser que la nature de ce dialogue, dans sa simplicité ou sa complexité, dépend d’un ensemble de facteurs relatifs à la vie et aux expériences, notamment de voyages réels ou livresques, de l’écrivain. André Brink a séjourné deux fois en France, d’abord de 1959 à 1961 puis de 1967 à 1968. Sa connaissance de la langue française, dont on retrouve des mots et expressions dans ses textes originaux en anglais (dans Le mur de la peste dont l’action se déroule en France, on trouve par exemple p. 37 succès de scandale, p. 95 sale pute, p. 185 pain de mie, p. 403 femme de chambre) lui a donc ouvert l’univers littéraire français. Comment la bibliothèque française est-elle convoquée dans les romans du Sud-africain ? La présente réflexion, qui ignorera les intertextes pictural et musical, voudrait répondre à cette question en interrogeant la forme, la fonction et la signification des auteurs et critiques français dans son œuvre.
- DESCRIPTION DES OPERATIONS INTERTEXTUELLES
Salmoyault distingue deux types de pratiques intertextuelles :
« Les opérations d’absorption d’un texte par un autre supposent divers phénomènes d’intégration et de collage de la matière empruntée. On pourrait ainsi constituer une autre typologie des intertextes, liée à ces mécanismes propres à l’écriture intertextuelle, en distinguant les phénomènes d’intégration et de collage » (Salmoyault, 2001 : 43).
André Brink fait un usage remarqué de ces deux opérations qu’abritent trois lieux textuels principaux : l’épigraphe, le corps des textes et les notes.
Les épigraphes relèvent du collage que Salmoyault situe au-dessus du texte. Nombre d’auteurs francophones occupent ce lieu liminaire. Signalons que Brink introduit une pratique non répertoriée par Salmoyault et que nous rapprochons du collage car elle se situerait au- dessous du texte. Il s’agit de la liste des ouvrages utilisés. Très curieux en effet est l’usage d’une bibliographie dans une fiction. A la fin des Droits du désir, l’auteur précise, entre autres sources mentionnées, que « le Marcel Proust de George Painter auquel a été emprunté, page 425, un passage sur l’amour (en supprimant une phrase capitale), a été réédité par Pimlico (Londres, 1996) » (Brink, 2001 : 452). Le mur de la peste s’achève également par une liste des ouvrages utilisés.
L’intertexte épouse aussi la forme de l’intégration qui compte la citation, la référence et l’allusion. La citation, dont on trouve un cas (deux vers de Paul Eluard dans Un acte de terreur, nous y reviendrons), consiste à intégrer à un texte une portion d’un texte étranger. La référence, forme d’intégration la plus courante, nomme des auteurs, cite des titres d’ouvrages.
Citons, dans Etats d’Urgence, Sartre (p. 246), Voltaire (p.269), Flaubert (p.314) ; dans Une Saison blanche et sèche (p.233) et Un Acte de terreur (p.526), Camus. Dans Les Droits du désir, outre Flaubert, Montaigne, Giono, Proust, on peut lire ceci :
« Mes vrais voyages, les voyages qui comptaient, ont toujours été des voyages livresques. Je suis parti en Espagne avec Don Quichotte… j’y retourne chaque été. […] Entre-temps, je vais à Paris avec Balzac… ou Zola, si j’en ai le courage : il lui arrive d’être un compagnon de voyage trop exigeant. Et bien sûr en Algérie avec Camus » (ibid. : 83-84).
Pour les titres d’ouvrages, dans Etats d’Urgence citons Alcools (p. 57) de Guillaume Appolinaire, poète français d’origine italienne et polonaise, Le Roman de la rose (p. 80), poème allégorique de 20.000 vers octosyllabes du Moyen Age français, commencés par Guillaume de Lorris et poursuivis par Jean de Meung ; dans Les Droits du désir, Les Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas (p. 129).
Pour être décryptées, certaines allusions exigent du lecteur une culture littéraire approfondie. Exemple, cet extrait de Etats d’Urgence : « Des lieux. Sa chambre. Le jardin abandonné. Le bois. Les rues, la nuit. La carte du Tendre » (Brink, 1987 : 80) où la carte du Tendre réfère à une carte sentimentale que l’on trouve dans Clélie, Histoire romaine, roman précieux publié par Madeleine de Scudéry entre 1654 et 1660. Elle décrit les différents paysages sentimentaux que doit traverser le soupirant avant d’avoir le cœur de la dulcinée. L’absence d’autres précisions donne cette image comme un poncif littéraire que le lecteur ne peut ignorer. On rejoint ici l’idée chère à Michael Riffaterre selon laquelle l’intertextualité, effet de lecture [3], « est la perception par le lecteur de rapports entre une œuvre et d’autres qui l’ont précédée ou suivie » (Riffaterre, 1979 : 9).
Comme on peut le constater, les pratiques intertextuelles constituent un des paradigmes les plus récurrents de l’écriture romanesque d’André Brink. En conclusion des notes finales des Droits du désir, l’auteur confie :
« Pour des raisons évidentes, nombre d’allusions tout aussi évidentes ne sont pas signalées ici. D’ailleurs, l’esprit de Ruben Olivier est un tel réceptacle de citations et de références de seconde main que je ne prétends même pas les avoir toutes décelées » (ibid. : 452).
Ruben Olivier, héros et narrateur, est un bibliothécaire retraité. Son esprit est donc à l’image de ce lieu foisonnant de textes où il a travaillé. En un sens, l’auteur et son personnage se ressemblent car citations et références empruntées à l’univers littéraire français émaillent ses textes et y remplissent des fonctions diverses.
- LES FONCTIONS DE L’INTERTEXTE LITTERAIRE FRANÇAIS
2.1. Orientation et caution
Celle-ci est liée aux épigraphes qui se trouvent à l’orée des textes et qui orientent le lecteur sur la façon dont ils doivent être lus. Au-delà, elles apportent une caution à une écriture qui se fraye en même temps une voie et une voix. Observons deux cas : Avec cinq citations mises en exergue, Le Mur de la peste compte deux épigraphés [4] français : Camus et Artaud, dont La Peste et Le Théâtre et son double sont respectivement cités ; Etats d’urgence pour sa part cite Roland Barthes en épigraphe. Dans le premier cas, les extraits de Camus et Artaud réfèrent tous à la peste. Pour un roman intitulé Le Mur de la peste, on peut y voir une fonction de justification et d’explication du titre. Certes la peste dont parle Brink n’est pas physiologique. Il s’agit du racisme. L’extrait d’Artaud montre ce que la peste, au propre comme au figuré, a de cruel. Celui de Camus indique une conduite à tenir : « Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes, et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau ». C’est ce que fait l’auteur en dénonçant l’apartheid.
Dans le second cas, l’évocation de Barthes revêt une signification particulière car Etats d’urgence occupe une place particulière dans l’œuvre de Brink. Le roman pose le problème de la création à partir de matériaux épars. Sous-titré Notes pour une histoire d’amour, il suggère des éléments disparates rassemblés en vue d’un texte futur. Ecrire une histoire d’amour lui semble improbable du fait du contexte de violence et de haine. A la dernière page du livre, le narrateur conclut : « Non, en fin de compte je ne pense pas que j’écrirai ce livre » (Brink, 1987 : 372). Mais cette affirmation désolée survient au bout de 372 pages, après qu’il ait raconté sur le mode provisoire une histoire d’amour entrecoupée par des intermèdes d’émeutes et de répressions sanglantes, administrant la preuve que, même là où la haine est totale, l’amour peut survivre. Et c’est tout justement cet espoir que le mot de Barthes placé en épigraphe porte : « En dépit des difficultés de mon histoire, en dépit des malaises, des désespoirs, en dépit des envies d’en sortir, je n’arrête pas d’affirmer en moi-même l’amour comme une valeur ». Ces malaises, ces désespoirs décrivent aussi bien l’état d’urgence dans lequel l’Afrique du Sud a longtemps vécu que celui de l’écrivain pris entre la réalité horizontale du quotidien et la création qui est élévation. Comme on le voit, les épigraphes contribuent à orienter le lecteur en lui suggérant l’esprit dans lequel le texte doit être lu car « un texte est un dispositif conçu dans le but de produire un lecteur modèle […] habilité à envisager des conjectures » (Eco, 1996 : 58) sans dérive interprétative.
Venant à l’identité des épigraphés, on aura vite remarqué que Camus, Artaud et Barthes sont des personnalités littéraires françaises bien connues. En affichant sa relation avec elles, l’auteur couvre ses romans de leur aura bénéfique car, « dans une épigraphe, l’essentiel bien souvent n’est pas ce qu’elle dit, mais l’identité de son auteur, et l’effet de caution indirecte que sa présence détermine à l’orée d’un texte » (Genette, 1987 : 147).
2.2. Guides dans la quête d’une poétique
Dans la quête du sens de notions comme l’écriture, le texte, la littérature et des lois qui gouvernent la création, l’auteur dialogue avec les critiques francophones de renom pour s’en rapprocher ou s’en distancier. Il en donne une illustration probante dans Etats d’urgence. Son point de départ est le dépassement de la théorie des paradigmes du Suisse francophone Ferdinand de Saussure, père de la linguistique moderne et inspirateur de nombre d’approches textuelles :
« On doit aller plus loin que Saussure. Dans son système paradigmatique, chaque mot ‘’élimine’’ toutes les autres possibilités qui auraient pu fonctionner. Mais on a tendance à oublier que cette élimination n’est jamais absolue (…). Tous les autres sens résonnent encore dans celui qui se matérialise réellement, ainsi que les cordes d’un violon » (ibid, 1987 : 205).
Cette objection s’adresse à ce qui peut paraître un dogme de la linguistique et, partant, de certains aspects de la critique littéraire contemporaine. Et dans le roman, l’étudiante et son professeur défendent deux approches textuelles contraires. Si l’étudiante conteste le structuralisme orthodoxe de son professeur, elle a un penchant pour les lectures post-structuralistes.
« Le professeur, lui, est circonspect, même suspicieux vis-à-vis du post-structuralisme, sans parler de ‘’déconstruction’’. Car on donne ici trop d’importance aux facteurs entourant le texte, au flou, à l’éphémère, à l’insaisissable, au décevant. Le texte, après tout, est là, solide et sûr. Il est têtu, il ne peut être autrement. Dieu soit avec lui. C’est sur ce point qu’elle le provoquera. Elle est influencée par Derrida » (ibid. : 33-34).
Jacques Derrida est un critique français contemporain dont d’autres évocations se feront à travers deux de ses ouvrages : Dissémination (1967) et De la grammatologie (1972). Empruntant au premier titre l’idée selon laquelle la séparation, la frontière signifie aussi transgression, franchissement des frontières et célébration de l’unité, Brink nuance une affirmation du second, « il n y a pas de hors-texte », qui, selon lui, doit aussi signifier que la frontière entre un texte et tout ce qui se trouve au-delà est déjà transgression, union. Les deux, intérieur et extérieur, sont inextricablement liés. Pour soutenir ce point de vue, il fait appel à Roland Barthes. Il propose de compléter la phrase de Derrida par une autre de Barthes empruntée à S/Z, « car comme rien n’existe en dehors du texte, il n’y a jamais non plus un tout du texte » (ibid. : 165).
Barthes occupe une position privilégiée en tant qu’épigraphé. Ses apparitions dans le corps du texte le confirment : sept occurrences qui toutes traduisent une adhésion totale du créateur aux thèses du critique. L’idée centrale de cette convergence est la considération d’un texte comme le lieu de rencontre d’autres textes. Dans le même sillage et dans une autre note, il cite Julia Kristeva, critique français, selon qui un « texte donné constitue toujours une sorte de mosaïque de citations, et que c’est une abstraction, une transformation d’autres textes » (ibid. : 316). Cette affirmation cadre parfaitement avec le projet du roman, Notes pour une histoire d’amour, au sujet desquelles il conclut, dans la même note :
« Ce qui prend forme en cet instant, à la suite de l’agglomération de citations, sera finalement – si je persiste dans mon projet de transformer ces notes en une histoire – absorbé par le texte qui existera alors uniquement comme le dit Barthes en tant que ‘’mirages’’ » (ibid. : 316).
En se confrontant, à l’intérieur de la fiction, à des critiques littéraires français et à d’autres critiques du monde entier, l’intertextualité chez Brink se fait, en même temps, théorie et pratique de l’écriture, évocation de modèles et dépassement de ceux-ci.
2.3. Sources d’inspiration thématique et philosophique
Comme source d’inspiration, les emprunts s’observent à divers niveaux. Pour le choix des sujets, l’extrait de La Peste en épigraphe au Mur de la peste, indiquait clairement, nous l’avons vu, l’influence du premier roman sur le second. Plus intéressant est le cas de Adamastor. Le sous-titre du premier chapitre, non sans rappeler certaines manières de conte rabelaisiennes, précise :
« Dans lequel, après quelques remarques critiques à propos des anciennes interprétations françaises et portugaises d’Adamastor, le narrateur propose au lecteur les termes de son contrat » (Brink, 1991 : 9).
Sur la base des critiques de certaines interprétations antérieures, l’auteur va donner la sienne propre :
« Rabelais, le premier que je sache à introduire Adamastor dans une histoire, n’apporte guère de lumière sur le sujet. Son personnage ne mérite qu’une simple mention (Pantagruel, chap. 1) dans la longue généalogie des géants » (ibid. : 9).
Par conséquent, dit-il,
« mon hypothèse est la suivante : supposons qu’il y eut effectivement un Adamastor […] et supposons que cette créature originelle […] ait survécu tout au long des siècles dans une suite d’avatars disparates afin de continuer à veiller sur le Cap des tempêtes : quel regard jetterait-il, lui, depuis le XXème siècle sur cette expérience.
Tel est le saut que je me propose de faire ; et mon lecteur est invité à se jeter à l’eau avec moi » (ibid. : 14).
Il s’agit d’une perspective nouvelle dans l’approche de ce personnage mythique. Il y a imitation différentielle, c’est-à-dire reconnaissance et dépassement du modèle. Cette pratique s’observe aussi dans la construction d’autres personnages qui résultent du collage de traits pris ici et là. Le narrateur et personnage principal des Droits du désir reçoit dans sa propriété de retraite une jeune fille en quête d’un appartement à louer. Il entreprend d’elle un portrait qu’il termine comme suit : « De quelle couleur les yeux ? Dieu seul le savait. Comme ceux de Madame Bovary, ils pouvaient être noirs, bleus ou verts » (ibid. : 33). Madame Bovary est le personnage du roman du même nom que Gustave Flaubert publia en 1857. Le mode d’insertion, allusif, dénote une grande familiarité de l’auteur avec le texte de flaubert.
Les emprunts s’étendent aux traits moraux. Dans Une Saison blanche et sèche, parlant de son mari, Susan utilise l’image suivante : « Ben aime encore se voir dans le rôle du preux chevalier, dit Susan en souriant. Un peu plus Don Quichotte que Lancelot, néanmoins » (Brink, 1980 : 91). Elle lui prête l’âme courageuse et idéaliste de Lancelot, héros de Lancelot ou Le chevalier à la charrette (1170) de Chrétien de Troyes, auteur français de récits chevaleresques du Moyen-Age.
Sur le plan des thèmes et de la philosophie, par ailleurs inextricablement mêlés, André Brink adopte la même attitude : invoquer, convoquer l’autre pour étayer ses développements, par opposition ou adhésion. La citation vient parfois, dans une formulation jugée plus heureuse, soutenir une conviction. Dans Un Acte de terreur, pour montrer que la sensibilisation et la mobilisation contre le mal ne peuvent être que lentes et progressives, Sipho fait appel à Eluard :
« Et même s’il n’y a qu’un sur cent qui pense vraiment ce qu’il dit, eh bien, celui-là nous l’avons gagné. Rappelle-toi ce qu’a écrit Eluard :
Ils n’étaient que quelques-uns
Ils furent foule soudain » (ibid. : 527).
Mais les emprunts par leur quantité et leur qualité, l’auteur les doit à Camus. Cela n’a rien d’étonnant venant du traducteur de Camus en afrikaans. Ses apparitions, variées, se construisent parfois sur le mode de l’impli-citation qui
« désigne la citation implicite, entièrement fondue dans le texte d’accueil. Masquée, donc absolument énigmatique, sa présence est pourtant avérée par d’autres indices donnés par l’auteur (…) ou par la sagacité des exégètes » (Salmoyault, 2001 : 44-45).
Dans ce cas, la coprésence des deux textes étant maximale, l’effet d’hétérogénéité qui permet de les distinguer est gommé. On devine implicitement « l’hypotexte » derrière « l’hypertexte [5] » (Genette, 1982 : 11). Ben du Toit, personnage de Une Saison blanche et sèche, mène une existence paisible :
« Lever à l’aube, footing autour du pâté de maisons, douche froide et départ pour l’école à sept heures et demie. Retour pour le déjeuner ; une heure de travail avant de repartir pour l’école ; puis, entraînement au tennis. Retour à la maison vers cinq heures […] Une vie rangée, ordonnée » (ibid. : 40-41).
Cette vie sans problème, il va la mener jusqu’à ce que les morts successives de Jonathan et Gordon qu’il essaie de comprendre le perturbent et le mènent à la mort. On ne peut s’empêcher de penser à ces phrases du Mythe de Sisyphe qui décrivent la manière dont l’absurde fait irruption dans la vie et prive l’homme à jamais de la paix car il sait que ses questions resteront sans réponse :
« Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le ‘’pourquoi’’ s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement » (Camus, 1942 : 27 ; je souligne).
Et tout le roman d’André Brink est construit sur la rupture que provoque cette perte de l’innocence qui arrive à son héros le jour où il commence à se demander pourquoi le fils du jardinier et son père sont morts.
On peut relever aussi ce passage de Un Acte de terreur, « cette nuit papa est mort » (ibid. : 527) qui rappelle, sur le mode de la résonance, le début de L’Etranger, « Aujourd’hui maman est morte » (Camus, 1957 : 9).
Au-delà de cette présence subtile dans le tissu textuel, Camus accompagne nombre de réflexions sur la violence, le meurtre, la lutte. Ses personnages s’emploient à s’opposer au mal comme Tarrou et le Dr Rieux de La Peste. Dans Rumeurs de pluie, Charlie, un militant noir, projette de faire un livre et en parle :
« Dans mon livre, Sisyphe n’est pas métaphysique ; il est tout bonnement et carrément social. Et, au bord de mon gouffre, ce n’est pas le suicide qui m’attend, mais le meurtre » (Brink, 1979 : 486).
Plus tard dans un autre roman, l’auteur évoque à nouveau Camus pour préciser ses distances :
« Tu devrais transposer Sisyphe en Afrique, en Afrique du Sud […]. Camus parle pour l’occident. Il parle de métaphysique. Notre Sisyphe est noir. Sa tâche n’est pas métaphysique, mais sociale. Sa tâche n’est pas le suicide, mais le meurtre […]. Le mal contre lequel nous luttons n’est pas métaphysique lui non plus, c’est l’injustice sociale. Une question de pouvoir politique et militaire. Vouloir contrer ça avec la ‘’supériorité morale’’ est vain » (Brink, 1991 : 528-529).
La supériorité morale correspond à la morale de l’absurde qu’enseigne L’Etranger. Une attitude intolérable dans le contexte sud- africain où seule l’action peut renverser l’ordre établi : « Ce qui est nécessaire, c’est de faire quelque chose » (ibid. : 529). Normal donc que réfléchissant sur les rapports entre les hommes qui, en Afrique du Sud, sont basés sur l’exclusion raciale, une des affirmations fondamentales de Jean-Jacques Rousseau dans Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) soit critiquée :
« Rousseau avait tort lorsqu’il parlait de liberté d’abord et de chaîne ensuite. C’est le contraire. Nous naissons dans l’esclavage. Et de là, si nous avons suffisamment de grâce, si nous sommes assez fous ou assez courageux, nous nous libérons » (Brink, 1980 : 297).
Dans le contexte de l’Afrique du Sud, comment en effet envisager la possibilité d’une liberté antérieure quand Noirs et Blancs naissent prisonniers du système, les premiers pour le subir et les seconds pour l’appliquer ? La liberté vient donc après et non avant.
Inverser Rousseau, donner une patrie à Sisyphe, c’est proprement s’approprier ces auteurs et les adapter au contexte sud africain. L’omniprésence des Français, si elle témoigne d’un comportement intertextuel euphorique, elle n’estompe cependant pas toute désinvolture ou liberté par rapport au modèle, cette différenciation étant le gage de la créativité propre de l’auteur. On peut par contre s’interroger sur la place des autres littératures de langue française et surtout africaines.
2.4. Et l’Afrique littéraire francophone ?
Au regard des auteurs cités, on peut légitimement se demander si la connaissance de la langue ne lui a pas ouvert d’autres littératures francophones et notamment de l’Afrique noire et de sa diaspora ? Ces dernières brillent par une absence littéraire qui ne s’explique pas. Les rapprochements possibles entre l’Afrique du Sud et l’Afrique noire ne manquent pourtant pas. En effet, toutes ont connu une histoire également tourmentée : colonisation, exploitation, luttes pour la liberté, figures héroïques assassinées… Il est assez étonnant qu’aucune référence ne soit faite à des textes s’inscrivant dans le cadre de cette histoire commune.
On décèle cependant une présence sous le mode du pastiche dont on peut se demander s’il s’agit de coïncidence ou d’influence inavouée. Il s’agit de ce passage d’Adamastor derrière lequel on entend résonner un autre de Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire :
« En l’écoutant, j’accepte mon pays, je chante mon pays, je lui donne un nom dans ma langue et ma gorge, je le nomme. Je dis : bois et je deviens bois. Je dis : montagne, colline, rocher, fleuve, mer et je deviens chacun d’eux tour à tour. Je dis lion, chacal, oiseau moqueur, […] je dis les plaines qui se transforment en chair, je dis le sang qui coule, j’écris sur les plaines comme sur une feuille de papier, je dis le rire, je dis les pleurs, je dis la mort et la naissance » (ibid. : 55).
La luxuriance de ces phrases, leur résonance surréaliste et surtout cette volonté de fusion avec tous les êtres et toutes les choses sont bien dignes du premier Césaire :
« Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées […] A force de regarder les arbres je suis devenu arbre […]
A force de penser au Congo, je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves » (Césaire, 1983 : 21-28).
Outre trois références simples à Frantz Fanon dans Le Mur de la peste (p. 104, 161, 296), aucun nom ni œuvre ne sont cités. Or justement, Fanon et tous les chantres de la Négritude, Césaire, Senghor, Damas… constituaient un terreau, en matière de lutte pour la dignité humaine, sur lequel l’auteur aurait pu s’appuyer. Est-il influencé par les préjugés eurocentriques ? Dans Une Saison blanche et sèche, le Révérend Bester déclare :
« Ne croyez-vous pas que nous avons des raisons d’être fiers de notre système judiciaire ? Et si nous étions en Union Soviétique, que pensez-vous qu’il serait arrivé ? Ou dans l’un des Etats africains ? Je peux vous garantir que l’affaire ne serait jamais venue devant les tribunaux » (ibid. : 179).
Certes le problème d’autonomie se pose à des littératures s’exprimant dans la langue du colonisateur et qui ont longtemps été considérées comme de simples annexes exotiques des littératures des anciennes métropoles [6]. Faut-il en conclure qu’il privilégie celles de pays stables comme la France ? Sans doute. L’amour de Brink pour l’Europe et surtout la France est compréhensible. Outre l’éducation occidentale qu’il a reçue dans les universités d’Afrique du Sud, c’est en France, entre 1959 et 1961, qu’il a, pour la première fois, porté un regard lucide sur la situation réelle de son pays. C’est un lieu de lumière et de révélation. Voici ce qu’il en dit :
« Ce premier séjour à Paris fut pour moi, et de bien des façons, un véritable traumatisme. Après plus de vingt années passées dans le milieu fermé et confortable des valeurs, des attitudes et des croyances afrikaners, la soudaine rencontre de tous les courants de pensée et des expériences de l’Europe fut un véritable choc culturel » (Brink, 1986 : 11-12).
Un personnage duMurdelapesteaffirme,catégorique : « Aucune éducation n’est complète sans quelques années passées en France » (Brink, 1984 : 36). Pas étonnant que l’auteur confie : « Chaque fois que je pose le pied en France, j’ai l’impression de renaître, je me sens reposé, inspiré » (Brink, 1983 : 30).
En conclusion, les romans d’André Brink, dont l’écriture fait volontairement recours à l’intertextualité comme pratique, font une part belle aux auteurs et critiques français dans leur élaboration. On les trouve dans divers lieux textuels, sous diverses formes intertextuelles, de la citation à l’allusion la plus subtile. Outre que cet intertexte permet d’orienter le lecteur sur « l’intentio operis » [7], il se présente comme un point de référence à partir duquel l’auteur féconde son imagination et donne sa propre vision du monde. Mais la culture souvent très étendue des ses personnages ignore l’Afrique et sa diaspora pour se limiter à l’Europe et surtout à la France. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes relativement à son militantisme et à son identification à l’Afrique [8].
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BARTHES, Roland, « Théorie du texte », Encyclopaedia Universalis, 1973, p. 999-1000.
BRINK, André, Au plus noir de la nuit, Paris, Stock, 1976.
– Rumeurs de pluie, Paris, Stock, 1979.
– Une Saison blanche et sèche, Paris, Stock, 1980.
– Sur un banc du Luxembourg, Paris, Stock, 1983.
– Le Mur de la peste, Paris, Stock, 1984.
– L’Ambassadeur, Paris, Stock, 1986.
– Etats d’urgence, Paris, Stock, 1987.
– Un Acte de terreur, Paris, Stock, 1991.
– Adamastor, Paris, Stock, 1993.
– Les Droits du désir, Paris, Stock, 2001.
CAMUS, Albert, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942.
– L’Étranger, Paris, Gallimard, 1957.
CESAIRE, Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983.
ECO, Umberto, Interprétation et surinterprétation, Paris, PUF, 1996.
GENETTE, Gérard, Seuils, Paris, Seuil,1987.
-Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
KRISTEVA, Julia, Semiotiké. Recherche pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969.
PAGEAUX, Daniel-Henri, La littérature générale et comparée, Paris, A. Colin, 1994.
RABAU, Sophie, L’intertextualité, Paris, Flammarion, 2002.
RIFFATERRE, Michael, La production du texte, Paris, Seuil, 1979.
SALMOYAULT, Tiphaine, L’intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan, 2001.
[1] Université de Dschang, Cameroun.
[2] Extrait d’une lettre d’André Brink datée du 20 janvier 1997 en réponse à la nôtre du 14 octobre 1996 qui l’informait de l’entrée de son roman Une saison blanche et sèche dans le programme de l’enseignement secondaire au Cameroun.
[3] Voir également à ce sujet Sémiotique de la poésie (1983) ouvrage dans lequel il montre que pour exister, l’intertextualité a besoin d’être reconnue comme telle par un lecteur. Il rejoint BARTHES (1973) pour qui l’intertexte se mue en un plaisir.
[4] GENETTE Gerard désigne par le terme ‘’épigraphé’’ l’auteur de la citation mise en exergue, 1987.
[5] Dans la terminologie de Gérard GENETTE, l’hypotexte désigne un texte antérieur à un autre plus récent qu’il nomme hypertexte. Cf. Palimpsestes, 1982.
[6] Voir à ce sujet la contribution de Jacques CHEVRIER (1989) dans le Précis de littérature comparée dirigé par P. BRUNEL et Y. CHEVREL : « Les littératures africaines dans le champ de la recherche comparatiste ».
[7] Umberto ECO désigne par ce terme l’intention de l’œuvre telle qu’elle veut se faire sentir et accepter par le lecteur au moyen d’un dispositif rhétorique que la lecture permet de découvrir. Voir Interprétation et surinterprétation, chap. 2.
[8] Ce réflexe eurocentrique pose le problème de son identité en tant qu’écrivain blanc et militant. Voir, à ce sujet, FOTSING, R. (2003), « Ecriture et identité dans la littérature d’Afrique du Sud : Le cas d’André Brink », in Présence Francophone, n° 60, 2003, p. 114-127.
-DU FRANÇAIS AU WOLOF : LA QUETE DU RECIT CHEZ BOUBACAR BORIS DIOP
-LA DIMENSION PSYCHANALYTIQUE DE LA CULTURE DANS L’AVENTURE AMBIGUË DE CHEIKH HAMIDOU KANE ET DANS ORPHEE-D’AFRIC DE WEREWERE LIKING
-TEMPS DE CHIEN DE PATRICE NGANANG : QUAND LE TEXTE SE CHARGE DES REALITES CAMEROUNAISES
-MORT ET RESURRECTION DANS ELEGIES MAJEURES DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR
-ONOMASTIQUE ET CREATION ROMANESQUE CHEZ AHMADOU KOUROUMA : LE CAS D’ALLAH N’EST PAS OBLIGE
-LES ECHOS DU SILENCE DE AÏSSATOU DIAGNE DEME : UN METEORE DANS LE CIEL ROMANESQUE SENEGALAIS
-MUDIMBE ET LE LANGAGE DES ARMES : SYMBOLISMES ET PORTÉE
-SENGHOR ET NELLIGAN : LA NOSTALGIE DE L’ENFANCE
-SENGHOR ET LA LEGITIMATION DE LA POESIE
-LA POÉSIE DE SENGHOR ET L’AFRIQUE