Notes

LA FORTERESSE ALBANAISE ; Nicolas MARTIN ; Fayolle 1979, 250 pages

Ethiopiques numéro 24

révue socialiste

de culture négro-africaine

octobre 1980

L’Albanie est un pays généralement ignoré. La plupart de nos contemporains ne savent guère où la situer avec précision ; on l’imagine quelque part du côté des pays dits de l’Est. Les mieux avertis croient pouvoir la cataloguer comme un pays prisonnier d’un marxisme intégriste, rebelle au mouvement timide de libéralisation un instant amorcé par Krouchtchev.

Le livre de Nicolas Martin rendra donc de grands services au lecteur « occidental », d’autant que l’Albanie ne fait pas grand-chose elle-même pour sortir de son isolement. Les visiteurs qui s’y hasardent sont assez étroitement surveillés ; les informations officielles sont quasi nulles.

Il faut donc savoir que, jeune nation (elle a à peine 60 ans d’existence dont 30 ans d’indépendance formelle), l’Albanie est néanmoins une région au riche passé. C’est d’abord ce que l’auteur s’attache à nous montrer en rappelant, en quelques pages, son héritage si divers et si complexe. Illyriens, Epirotes, Romains s’y sont succédé dans l’Antiquité. Soumise un temps aux coups de boutoir des invasions des Goths, des Huns, des Avars, des Slaves, elle échappe toutefois à l’occupation de ces derniers qui l’installent en Illyrie du Nord dans ce qui sera la Yougoslavie voisine. Puis, enjeu des rivalités entre Francs et Serbes, entre Vénitiens et Turcs, elle devient pour plusieurs siècles (XVe-XXe) une province de l’empire ottoman, avant de s’arracher à la tutelle de celui-ci à la faveur de la première guerre mondiale. Il lui faudra néanmoins encore quelques années de lutte pour échapper aux jeux des grandes puissances et singulièrement aux convoitises italiennes, entre les deux guerres. C’est finalement à travers la lutte contre l’occupant italien qu’émerge un parti communiste albanais qui en acquiert une sorte de légitimité nationale grâce à laquelle il impose à la fois l’indépendance du pays et sa propre prééminence.

L’auteur a raison de consacrer près de la moitié de l’ouvrage à ce long rappel historique, car cette douloureuse gestation explique le farouche nationalisme des Albanais et leur méfiance instinctive pour toute tutelle trop pesante. On comprend mieux aussi l’attitude des Albanais face à l’Union Soviétique.

C’est précisément aux rapports de l’Albanie avec ce puissant voisin du Nord que Nicolas Martin consacre deux utiles chapitres : « De Tito à Saline » (ch. VI) et « Le grand schisme » (ch. VII). D’abord à peu près ignorée des Soviétiques qui s’en remettent à la Yougoslavie pour assumer le leadership des pays balkaniques, l’Albanie n’intéresse l’Union Soviétique qu’après la rupture de celle-ci avec Tito en 1948. Suit une période d’allégeance complète de l’Albanie envers les Russes et surtout destinée, dans cette alliance, à faire pièce à l’influence de la Yougoslavie excommuniée par Staline. Cette période idyllique prend fin avec la mort de ce dernier et la venue au pouvoir de Krouchtchev. En effet, le nouveau maître du Kremlin esquisse, d’emblée, un rapprochement avec Tito, ce qui signifie une condamnation de la politique albanaise de 1948 à 1953. Hodja résiste par tous les moyens, y compris en écartant, au besoin par la liquidation physique, des antistaliniens de son propre parti. L’auteur passe, nous semble-t-il, avec un peu trop de discrétion sur cet aspect répressif de la politique du Premier Albanais.

La rupture définitive a lieu en 1960. Mais le blocus économique entrepris par l’Union Soviétique, loin d’entraîner la chute d’Enver Hodja, provoque autour de lui un réflexe de solidarité nationale. De plus un rapprochement spectaculaire s’établit entre l’Albanie et la Chine, autre réfractaire à la politique Krouchtchevienne.

Dans toute cette partie de son analyse, l’auteur donne l’impression que les motifs idéologiques ne sont pas toujours déterminants. Le rôle de la Yougoslavie et ses prétentions à contrôler la zone des Balkans explique le rapprochement avec Staline. Le nationalisme des Albanais devant la volonté de reprise en mains de la Russie khrouchtchévienne a probablement plus fait pour envenimer les rapports que l’opposition au « révisionnisme » antistalinien des années 1956-60. Il y a là assurément, une dimension que l’on n’a pas suffisamment prise en compte et que l’auteur a le mérite de souligner.

Le scénario est à peu près le même dans les relations entre la Chine et l’Albanie. Celle-ci ne se résout pas à être un simple protectorat chinois et, après une période de relative dépendance économique, les relations sont rompues entre les deux pays. Sans doute le rapprochement entre Pékin et Washington n’y fut-il pas étranger et les Albanais ne croient pas devoir suivre leur nouvel allié dans cette voie.

L’Albanie apparaît en définitive, à la lecture de cet ouvrage, comme un pays très seul, muré dans une solitude qui lui assure certes une grande cohésion interne, mais la fait apparaître, à certains égards, comme une forteresse assiégé ; et en cela le titre choisi par l’auteur nous paraît particulièrement éloquent.

Il reste qu’on peut se demander si l’âme a été forgée plus par le communisme qui est un accident récent de son histoire, que par le poids d’un passé qui a appris aux Albanais à chercher en eux-mêmes leurs propres ressources et à ne compter que sur leurs propres forces.