Développement et sociétés

LA DIMENSION CULTURELLE DANS LA STRATEGIE DE LIBERATION NATIONALE

Ethiopiques numéro 34 et 35

revue socialiste

de culture négro-africaine

nouvelle série

3ème et 4ème trimestre 1983

volume I n°3 et 4

IDENTITE, POUVOIR CULTUREL ET DEMOCRATIE

L’état du monde soulève, en ce moment historique, d’inquiétantes interrogations sur les inégalités qui partagent les communautés humaines. A la polarisation sociale toujours croissante à l’échelle planétaire, vient s’ajouter une ligne de démarcation du savoir qui sépare, avec une dramatique netteté, les deux hémisphères. C’est là assurément l’une des raisons pour lesquelles on n’a jamais autant éprouvé le besoin de repenser un nouvel ordre international dans les domaines les plus tangibles de la vie des peuples.

Quelle signification profonde peut-on véritablement accorder à la revendication d’une nouvelle répartition des ressources matérielles et spirituelles, au plan universel, si, au plan national, l’écart demeure et grandit entre les tenants du pouvoir et la majorité du corps social ?

Certes la mondialisation de l’espace socio-économique et culturel ne laisse d’autre alternative que la sauvegarde de l’identité. Mais au-delà de ce sursaut de défense, les nations du Tiers-Monde et singulièrement celles du continent africain ont intérêt à rechercher dans la sève des traditions culturelles les valeurs susceptibles de façonner les modèles propres à leur existence et les solutions originales les mieux adaptées à leur développement endogène.

C’est dans ce cadre que nous entendons aborder la problématique du pouvoir culturel et la démocratie.

Dix années après la tragique disparition d’Amilcar Cabral, l’occasion nous semble propice à une nouvelle interpellation sur la dimension culturelle dans la stratégie de la libération nationale.

Il nous faudra, dans cette perspective, parcourir les sentiers marqués par l’empreinte de ce grand éveilleur des consciences, explorer ses intuitions et creuser dans le sillage de sa pensée féconde.

Examinons, en préface à un tel questionnement, le discours des intellectuels sur la culture africaine.

 

  1. – Le discours sur la culture et la libération nationale
  2. A) – Dans les combats multiformes que les peuples africains ont menés, des siècles durant pour leur indépendance, un rôle significatif revient aux intellectuels. C’est à ces derniers qu’incombait naturellement la tâche de manier le discours sur la culture.

Il n’y a eu guère de mouvement nationaliste qui n’ait été précédé par une phase au cours de laquelle une fraction du peuple colonisé a suscité et structuré une action culturelle se fixant en général pour objectif d’exalter l’originalité de la civilisation négro-africaine.

L’étroite corrélation entre le politique et le culturel est clairement perceptible à travers les événements qui jalonnent l’histoire africaine depuis l’aube de notre siècle. Ainsi, à l’issue du Ve Congrès panafricain tenu à Manchester (du 15 au 21 octobre 1945), les délégués proclamaient déjà « leur détermination d’être libres, de lutter pour les droits à l’éducation, à l’expression des pensées et des émotions à l’adoption et la création de formes de beauté ». A la même période, Gabriel d’Arboussier soutenait sans ambages que « c’est seulement en fonction du problème national que l’on peut déterminer le contenu et la forme de la culture propre à un pays ». Et il ajoutait : « La prise de conscience par les peuples du fait que leurs traditions culturelles ne peuvent s’épanouir qu’après l’abolition de ce régime d’oppression et d’exploitation est un facteur puissant de leur accession à l’indépendance politique et au bien-être économique qui, à leur tour, donneront une grande impulsion à la culture ». Sous cet éclairage dialectique, le leader du R. D. A. (Rassemblement démo­cratique africain) envisageait les perspectives de développement culturel dans l’articulation à la lutte pour « l’affirmation du droit des peuples d’Afrique à disposer d’eux-mêmes ». [1]

L’oppression culturelle amenée par le colonialisme a été dénoncée et combattue dans les successives assemblées politiques, à l’échelle africaine et asiatique. Dans le sillage de la conférence de Bandoeng, les deux congrès organisés par « Présence africaine » et qui ont réuni un nombre important d’écrivains et d’artistes se proposaient d’étudier, d’abord, la crise affectant les cultures noires et ensuite l’unité et les responsabilités de la culture négro-africaine. D’emblée, Aliou­ne Diop qui, le 19 septembre 1956, considérait la première assemblée comme « le second événement de notre décade », plai­dait pour l’engagement des créateurs. « Il faut, disait-il, en prendre son parti ; toute grande œuvre d’écrivain ou d’artiste africain témoigne contre le racisme et l’impérialisme de l’Occident. Et cela durera tant que les tensions qui déséquilibrent le monde ne céderons pas la place à un ordre dont l’instauration serait l’œuvre librement bâtie des peuples de toutes les races et de toutes les cultures ». [2]

Aimé Césaire, pour sa part, identifiait la double solidarité ­ horizontale et verticale – qui unissait les congressistes et dressait un tableau tragique de la situation culturelle dans les pays coloniaux : « (…) Partout où la colonisation fait irruption, la culture indigène commence à s’étioler. Et parmi ces ruines, prend naissance non pas une culture, mais une sorte de sous-culture qui, continue d’être condamnée à rester marginale par rapport à la culture européenne, et d’être le lot d’un petit groupe d’hommes, l’« élite » placée dans des conditions artificielles et privée du contact vivifiant des masses et de la culture populaire, n’a aucune chance de s’épanouir en culture véritable ». [3]

Le consensus dégagé par les assises de Paris s’est reflété dans la résolution finale qui conditionnait l’éclosion de la culture à la « fin de ces hontes du XXe siècle : le colonialisme, l’exploitation des peuples faibles, le racisme » et engageait, en conséquence, « les intellectuels noirs et tous les hommes épris de justice à lutter pour la création des conditions concrètes de la renaissance et de l’épanouissement des cultures nègres ». [4]

A la lumière des faits politiques tangibles qui marquaient la reprise d’initiatives historiques par les peuples africains eux-mêmes (ce que la sociologie politique en Occident a nommé la décolonisation), le deuxième congrès des écrivains et artistes noirs tenu en 1959 a inséré ses travaux dans cette mouvance. Ayant réaffirmé sa conviction dans la nécessité de l’indépendance politique et de la libération économique comme « conditions indispensables à l’essor culturel des pays sous-développés en général et des pays négro-africains en particulier », dans la mobilisation des efforts « vers le regroupement de pays et de nations artificiellement divisés par l’impérialisme » et « pour la personnification et l’enrichissement des cultures nationales », le Congrès de Rome recommandait de manière explicite « aux écrivains et artistes noirs de considérer comme une tâche essentielle et une mission sacrée d’inscrire leur activité culturelle dans le grand mouvement de leurs peuples particuliers, sans perdre de vue la solidarité qui doit unir tous ceux, individus et peuples qui combattent pour la liquidation de la colonisation et de ses séquelles, comme tous ceux qui dans le monde luttent pour le progrès et la liberté ». [5]

Relues aujourd’hui, les résolutions spécifiques de l’assemblée de Rome lesquelles ont porté sur un vaste champ culturel de la littérature, la linguistique, les sciences humaines et techniques aux arts – se révélaient en avance sur leur temps. Les propositions émises constituaient autant d’incitations à la recherche et à l’innovation dans le domaine du savoir scientifique et de la participation populaire.

Les groupes d’intellectuels qui, avec des fortunes diverses, ont lancé des mouvements de réhabilitation des valeurs de l’homme noir (de la négritude à Présence Africaine) ont eu l’immense mérite d’éveiller en eux-mêmes et auprès d’une fraction de colonisés la conscientisation de l’identité culturelle et de manifester la solidarité de destin avec leurs peuples. Cependant, la nature même de ce combat ainsi que leur condition de privilégiés au plan social, réduisaient, au départ, la dimension populaire du projet. Les œuvres dans lesquelles s’incarnait la contestation de l’autre et l’affirmation de soi en portent témoignage. Mais, au-delà de cette limite, s’est posée la question centrale de la continuité de l’engagement, intellectuel, au niveau des individus, intégrés dans le cadre des institutions qui ne favorisaient pas l’accomplissement de la liberté de création culturelle. Faute d’un espace socio-politique pour la matérialisation de leurs idées, les intellectuels ont, en général, assisté passivement à la dé­perdition de leur rôle.

  1. B) Certes, la création culturelle au sein même de la société coloniale, devançant l’expérience collective concrète, prenait valeur d’un « apprentissage de la liberté ». Mais cet apprentissage pouvait s’enrichir d’un contenu et d’une forme littéralement révolutionnaires quand il empruntait, par une option idéologique, la voie radicale de la liquidation de l’oppression étrangère. Dès lors, l’émergence et le développement d’un mouvement porteur des espérances populaires ouvrait à la culture de nouvelles perspectives.

Cette situation a donné naissance à un autre degré de discours sur la culture. Frantz Fanon, qui avait toujours, à l’esprit les pays placés naguère dans la sphère de domination française, établissait une dichotomie entre les hommes politiques et les hommes de culture.

« Au sein des partis politiques, écrit-il, le plus souvent latéralement à eux, apparaissent des hommes de culture colonisés. Pour ces hommes, la revendication d’une culture nationale, l’affirmation de l’existence de cette culture, représentent un champ de bataille privilégié. Alors que les hommes politiques inscrivent leur action dans le réel, les hommes de culture se situent dans le cadre de l’histoire. » [6]

Si l’on s’en tenait à cette opposition entre le réel, terrain favorisé du politique, et l’histoire champ élu du culturel, la convergence et l’interaction entre les deux démarches sembleraient irréalisables. Fanon avait raison d’énoncer que si l’entreprise de l’intellectuel colonisé « contribue dans une large mesure à soutenir, à légitimer l’action des hommes politiques », elle était historiquement circonscrite. C’est alors qu’il soulevait la question de l’intellectuel colonisé face au sujet historique principal, le sujet peuple ici sujet culturel. Sur ce point, Fanon était catégorique :

« L’intellectuel colonisé qui veut faire œuvre authentique doit savoir que la vérité nationale, c’est d’abord la réalité nationale. Il lui faut pousser jusqu’au lieu en ébullition où se préfigure le savoir ». [7]

 

Toute la dimension de l’engagement de l’auteur des « Damnés de la terre » procédait d’un postulat : « se battre pour la culture nationale, c’est d’abord se battre pour la libération de la nation, matrice matérielle à partir de laquelle la culture devient possible », puisque, ajoute-t-il, « la nation réunit à l’intention de la culture les différents éléments indispensables et qui seuls peuvent lui conférer crédibilité, validité, dynamisme, créativité ». Fanon démontre, dans le style passionnel qui est le sien, comment les progrès de la conscience nationale dans le peuple (et en l’occurrence le peuple algérien) modelaient sa personnalité, modifiaient la nature et l’expression de sa création littéraire et artistique. Il pouvait légitimement penser « que la lutte organisée et consciente entreprise par un peuple colonisé pour rétablir la souveraineté de la nation constitue la manifestation la plus pleinement culturelle qui soit ». Ainsi était rétablie l’unité dialectique entre les deux pôles de l’action politique et culturelle. Une interrogation demeure, cependant : n’y a-t-il pas, dans le discours fanonien, à l’exemple de son pari sur la spontanéité des masses paysannes, âme vision mécaniste du rôle de la lutte armée de libération nationale, générateur automatique d’un élan culturel nécessairement novateur ? Et dans quelle mesure, la nouvelle créativité, inspirée d’une tension particulière, dans le cadre limité de la situation de guerre, anticipe sur l’avenir de la culture ?

Cabral essaiera de dégager sur deux registres la dimension culturelle dans la stratégie de la libération nationale avec un esprit de méthode certain, combinant l’observation participante et la conceptualisation l’analyse des configurations culturelles particulières et la saisie globale des manifestations universelles.

Pour lui, la substance de la culture consiste en une « synthèse dynamique de la réalité historique, matérielle et spirituelle d’une société ou d’un groupe humain. « Et pour définir sa caractéristique fondamentale, il utilise une métaphore : « elle est peut-être la résultante de l’histoire comme la fleur est la résultante d’une plante… Elle plonge ses racines dans l’humus de la réalité matérielle du milieu où elle se développe… « Cette conception Cabral l’a appréhendée dans toute sa signification, à l’intérieur de l’espace engendré par la lutte de libération nationale. Intellectuel, le dirigeant du P.A.I.G.C. a, dès le départ, illustré par son exemple que l’acte politique repose sur un fondement culturel. L’implication personnelle dans le recensement agricole de la Guinée alors coloniale, la préparation des conditions pour l’émergence du parti unitaire, la mobilisation des campagnes, la détermination de l’ensemble ethnique le plus favorable à la première implantation politico-militaire, en raison de son propre intérêt à sauvegarder l’identité culturelle ont été autant d’étapes fondamentales dans la pensée de Cabral. Une constante apparaît : expliciter l’enracinement culturel des comportements politiques et déceler leur corrélation.

On connaît la vision de Cabral sur les paramètres de la culture africaine : le sous-développement économique, le défaut de maîtrise des phénomènes de la nature, la sécurité organique et l’interprétation magique du réel vécu. Il percevait l’essence de la mentalité magique dont l’esprit africain est si imprégné et le caractère ambivalent des croyances. Pédagogue, Cabral a constamment animé une réflexion militante sur les pesanteurs culturelles tenant à des facteurs régressifs du passé (superstitions, interdits, rites et coutumes) et sur l’harmonieuse intégration des valeurs traditionnelles en fonction du progrès moderne. La directive qui prônait l’effort de la double liquidation de la culture coloniale et des aspects négatifs de la culture africaine, visait à « créer une culture neuve sur nos traditions, tout en respectant les conquêtes d’aujourd’hui qui peuvent servir à l’homme. « Equation complexe dont la résolution faisait appel à un référent historique collectivement assumé par les protagonistes du mouvement de libération nationale, bâtisseurs du « progrès moderne ». Entre la conservation de l’utile et du constructif et le changement progressif du mode de relation avec l’environnement physique et social se situait le conflit entre la tradition et la dynamique du présent. D’où l’insistance mise par Cabral dans l’explication des données scientifiques de la réalité, fondement de la nouvelle rationalité qu’il convient d’introduire dans l’expérience concrète de l’action politique et de la construction du devenir social. Tel est le premier registre révélé par la structure des textes de Cabral en la matière. Il traite, sur un deuxième registre, de la relation entre le processus libérateur de la nation et la culture. Puisque, dans son acceptation, la résistance culturelle constitue un facteur permanent et indestructible, le mouvement de libération lui-même, dans sa dynamique interne, est l’expression politique organisée de la culture d’un peuple en lutte. « Et il écrit :

« …C’est en elle (la culture) que réside la capacité (ou la responsabilité) d’élaborer ou de féconder des éléments qui assurent la continuité de l’histoire, et déterminent en même temps les possibilités de progrès ou de régression de la société ».

« …Aussi – et parce qu’une société qui se libère vraiment du joug étranger reprend les routes ascendantes de sa propre culture, qui se nourrit de la réalité vivante du milieu et nie aussi bien les influences nocives que toute sorte d’assujettissement à des cultures étrangères – la lutte de libération est-elle avant tout, un acte de culture » [8].

A l’instar de Fanon, Cabral discernait les mutations culturelles que la lutte de libération opérait dans la vie des populations : circulation du savoir, pratique d’intervention démocratique et de gestion des affaires les concernant, assimilation de techniques modernes, insertion de nouvelles valeurs morales dans l’univers traditionnel. Par ailleurs, l’osmose socio­culturelle agencée par l’intégration des hommes originaires des couches rurales et urbaines, schématiquement la paysannerie et la petite bourgeoisie, renforçait la communauté de formation psychique. En cela, la lutte libératrice, comme l’entendait Cabral, était investie du caractère simultané de fait culturel et facteur de culture.

Au-delà de cette dynamique, ne faudrait-il voir dans l’accélération du temps culturel des peuples de Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert l’un des éléments essentiels des structures nationales ? En d’autres termes, il conviendrait de mieux cerner le processus de formation des nations, à travers la restitution du rôle majeur du parti politique unitaire, en tant que producteur culturel.

  1. L’identité culturelle

L’historicité d’un concept pose, entre autres, la question des conditions sociales de son élaboration théorique. Il n’est point dans nos intentions, pour des raisons de temps, de lieu et d’objectifs, de nous attarder ici sur cette problématique. Néanmoins, il s’avère pertinent de souligner les liens étroits unissant l’avènement des indépendances et des luttes de libération nationale à la mise en exergue des concepts de culture et d’identité culturelle en tant qu’éléments fondamentaux de la pensée et de l’action révolutionnaires.

Dans la mouvance des mutations socio-politiques des dernières décennies la dialectique de l’être et de l’avoir culturels – substance même de la culture – s’est présentée souvent sous une forme complexe, sinon déguisée, voire insaisissable. Le sujet connaissant, plutôt habité par la passion de l’action qu’épris de rigueur intellectuelle, ou alors incapable de faire la part de ces deux composantes nécessaires de l’histoire, s’est laissé parfois égarer vers des lieux de méditation illusoire.

Le temps, ce guérisseur de imaginaire, rend à présent à la sociologie son droit et sa fonction : l’analyse diachronique du discours sur l’identité culturelle en le dépouillant de sa contingence mythique, pour lui conférer enfin, la dignité du savoir scientifique. Œuvre nécessaire et grave, elle ne peut trouver son unité qu’à travers la multiplicité des apports et des efforts de tous ceux pour qui le « pessimisme de la raison ») à la vue des avatars de l’histoire, se métamorphose en « optimisme de la volonté », face à la quête de la science et du politique.

Sillonnant ce même champ de préoccupations heuristiques, notre réflexion est un essai de questionnement sur certains aspects de la problématique de l’identité culturelle dans ses rapports à l’identité nationale, au pouvoir et à la démocratie culturels.

Cabral, dans son interrogation sur le rôle de la culture dans la lutte pour l’indépendance soutenait :

« Au cours des processus de domination coloniale, les masses populaires, quelles que soient les caractéristiques de la structure sociale du groupe auquel elles appartiennent, ne cessent pas de résister à la puissance coloniale » [9].

Cette résistance serait elle-même polymorphe en fonction du contenu spécifique du fait colonial, installé dans la durée. A la période de la conquête, les masses « résistent, les armes à la main à l’occupation étrangère », pendant l’âge d’or la réponse à la domination sera plutôt passivé « presque silencieuse, mais combien parsemée de rébellions en général individuelles rarement collectives… », enfin à la phase crépusculaire de la colonisation la négation du statu quo se fera par « la lutte de libération nationale dont les masses populaires constituent la force principale ». Mais, poursuit-il « une telle résistance, longue et multiforme, n’est possible que parce que, préservant leur culture et leur identité les masses populaires gardent intact le sentiment de dignité individuelle et collective… » [10].

Réflexion globalisante qui relève à la fois du domaine de l’axiologie et de la théorie elle place la culture et l’identité culturelle au cœur même de l’enjeu historique d’une nation, d’un peuple, d’un groupe social. Elle mérite donc que l’on s’y arrête davantage pour en problématiser quelques aspects.

Il est évident que la colonisation a engendré le blocage de la dynamique culturelle dans la mesure où elle a postulé la mise à mort du développement endogène des sociétés dominées. Dans ce sens, la culture en tant que paradigme de la résistance a cessé d’être l’expression d’une dialectique de l’avoir (acte) et de l’être (dépassement) culturels. Dans le cadre historique particulier de la domination coloniale, seul l’avoir culturel trouve sa réalisation dans la résistance au colonisateur et ceci dans la mesure où cet acte devient par sa signification un fait culturel. La possibilité d’une résurgence du rapport dialectique avoir / être culturels ne sera possible que par le jeu complexe des contradictions sociales où l’homme/objet devient l’homme/sujet historique. Dans ce processus, la connaissance de l’autre comme étranger à une culture – à la limite comme a-culturel – est à la fois la reconnaissance de et dans cette même culture. Cette situation, parce qu’elle est un dépassement, permet l’émergence d’une identité dont le référent n’est pas seulement l’avoir culturel mais aussi l’être, et surtout leur dialectique.

Les acteurs sociaux sont alors engagés dans la production d’une œuvre culturelle particulière – la libération nationale – ils en ont conscience et s’y rattachent. La pensée et l’action politiques redevenues ainsi les composantes privilégiées du changement historique, le discours sur l’identité culturelle sera devancé par celui ayant trait au rassemblement des hommes. L’identité ne pouvant alors se cristalliser qu’autour d’une communauté qui « se pose en s’opposant », prend une nou­velle qualité : elle devient nationale. Dans ce contexte historique, les concepts d’identité culturelle et d’identité nationale, auront alors un caractère opératoire, politique et se situeront en dehors du champ d’une sociologie de la culture.

L’émergence des Etats indépendants et surtout la gestion de l’option des modèles de développement, après l’échec de l’application de modèles exogènes, reposeront la problématique de l’identité culturelle. L’exigence d’une nouvelle compréhension de ce concept débordera la clôture du politique pour rejoindre le champ analytique des sciences sociales et notamment de la sociologie et de l’anthropologie.

A cet égard, la pensée de Cabral est riche d’intuitions théori­ques. Il affirmait :

« L’identité au niveau individuel et collectif est, au-delà de la condition économique, l’expression de la culture (…) C’est pour cela qu’attribuer, reconnaître ou déclarer l’identité d’un individu, d’un groupe, revient à placer avant tout ce même individu ou groupe dans le cadre d’une culture » [11].

Dans la mesure où l’homme établit avec son environnement un rapport d’intelligibilité il est simultanément un producteur et un produit culturel. En ce sens, si le concept d’identité culturelle recouvre le champ de la culture, il en est avant tout la dimension consciente. Le processus ininterrompu et contradictoire de connaissance / reconnaissance est un phénomène pluriel et différencié. Pluriel, dans la mesure où l’homme se reconnaît dans une multitude de produits culturels depuis l’organisation sociale, la langue, les traditions orales ou écrites jusqu’aux formes de sociabilité, l’espace du ludique, la création artistique, en passant par la production et la reproduction de la vie. Différencié, parce que l’universalité humaine ne trouve sa singularité qu’à travers les sociétés particulières. Ces denrées présentent des formes d’organisation complexes, conflictuelles et hiérarchisées. Elles sont souvent porteuses d’une culture politique créatrice de systèmes de pouvoir où l’Etat domine le corps social. Face à des « sociétés en mutation d’identité », le phénomène culturel total ne peut être saisi qu’à travers le jeu dialectique de ses multiples composantes. Dans le choix d’une appréhension logique de la totalité culturelle, le processus historique de celle-ci nous conduit au questionnement du thème : pouvoir culturel et démocratie.

III. Pouvoir culturel et démocratie

Animal politique, certes, l’homme est aussi un démiurge de la culture. Le discours du pouvoir et des institutions est amené, en fonction du moment historique et des intérêts des classes dominantes, à privilégier l’une ou l’autre de l’assertion. Seule sa synthèse permet cependant l’émergence de la démocratie culturelle.

Les liens entre culture et démocratie ne sont ni l’œuvre du hasard ni l’expression d’un discours abstrait sur le réel. Ce « couple » dialectique puise ses relations nécessaires dans leur nature phénoménale commune : produit de processus sociaux dynamiques et complexes, il est en même temps un élément paradigmatique de ces « totalités en marche » que l’on nomme sociétés.

Lieu privilégié et unique de la production sociale les sociétés cristallisent par là même les volontés les besoins et les capacités culturelles des individus et des groupes dont ils constituent le substrat. Mais – insistons – la mouvance culturelle du phénomène sociétal se présente à la fois comme acte – avoir culturel, et comme dépassement – l’être culturel. L’univers social redevenu ainsi socio-anthropologique s’enrichit d’une autre dimension : l’historicité. Cela signifie que les sociétés sont elles-mêmes productrices de leur milieu historique d’où émergent les acteurs sociaux dans leur existence organique, matérielle et spirituelle.

La question de la démocratie rejoint le champ analytique de l’organisation sociale et politique et la référence à la culture dépasse le concept – le logique, pour saisir les processus sociaux en devenir – l’historique. La saisie de cet ensemble débouchant sur l’intelligibilité du rapport démocratie de culture et de conscience, de synthèse – la démocratie culturelle.

A l’intérieur de cette mouvance sociale, les contradictions en­tre les intérêts de l’Etat, de la communauté nationale et de l’individu s’inscrivent dans la grandeur et la misère de la mission historique universelle et particulière. La mise en œuvre de la démocratie culturelle suppose nécessairement le développement d’un consensus traduit par l’expression de la complexité des sociétés en acte. Il nous semble que c’est la compréhension de cette dynamique qui ferait de l’homme un sujet culturel, investi de la capacité de dominer son temps et son milieu.

La notion de démocratie culturelle fait appel à divers référents qui ont notamment trait à la création culturelle, aux choix politiques et sociaux.

La création culturelle ne peut trouver sa pleine densité, multiplicité et richesse que par le jeu de libération de la pensée nationale, permettant l’expression de la pratique et de la réflexion des individus et des groupes qui se reconnaissent dans un projet de société où la lucidité du présent fusionne avec l’optimisme de l’avenir. Un tel dynamisme implique de la part des différents protagonistes la capacité de réinventer les modes d’organisation sociale et politique qui par leur adéquation aux objectifs duchangement sous-tendent l’enjeu culturel des totalités sociales.

Faire de la culture la traduction la plus achevée du degré de maturité de l’être social présuppose que les différents acteurs impliqués dans les mutations soient en mesure et en situation d’exiger le droit et le devoir de réfléchir, de critiquer et de rechercher les moyens nécessaires à la maîtrise des processus conduisant à la matérialisation des choix sociaux.

Mais tout choix ne le devient qu’en fonction de la liberté qu’il implique et exige. Il est donc le résultat d’une rencontre de consciences plurielles et d’apparentes nécessités diverses. Savoir alors privilégier dans le foisonnement des possibilités celle ou celles qui feront d’un choix plus qu’une utopie une réalité, relève d’une connaissance différente, qualifiable : culturelle.

Dans ce sens, l’apprentissage du choix devrait être l’élément fondamental dans la socialisation de l’homme et il trouverait son accomplissement dans l’acte culturel des options politiques. Celles-ci expriment la capacité pour les agents sociaux d’accéder à un pouvoir culturel. La clôture sociale – acceptable de l’ordre, se métamorphoserait ainsi en ouverture sociale – critique de l’ordre et cette dynamique serait elle-même génératrice de démocratie culturelle.

La notion de démocratie culturelle nous situe donc face à une mouvance sociale où le consensus et le conflit, la continuité et la rupture expriment la complexité des « sociétés en actes » où l’homme, en tant que sujet culturel est en mesure de comprendre et d’agir sur les contradictions historiques de son époque.

L’émergence d’un phénomène démocratique ainsi dépouillé de sa contingence barbare pourrait alors s’affirmer comme fait culturel suprême et rendre à la culture son rôle de matrice existentielle de la démocratie.

Une telle dialectique ne peut être saisie que par l’analyse des processus socio-culturels particuliers, c’est-à-dire, dans le cadre de sociétés déterminées, confrontées à la problématique des « démocraties culturelles en train de se faire ».

La lecture critique du discours africain en matière de politique culturelle relève une constance et une carence.

Une constante : la détermination des pouvoirs de restaurer et d’utiliser les valeurs de civilisation propres à la communauté nationale, afin de mieux assimiler les apports de la modernité.

Une carence : les moyens d’intervention des acteurs sociaux dans l’enjeu culturel de la nation.

Nul ne saurait minimiser, certes, les tâches accomplies dans le cadre institutionnel, pour animer les manifestations culturelles et réhabiliter le patrimoine historique des peuples africains. Mais il nous paraît opportun de nous questionner sur le contenu des discours culturels du pouvoir et sur la participation effective des citoyens à l’élaboration des options de la culture et à son exercice démocratique.

La conception et le démarrage de l’action culturelle demeurent fragiles, inefficaces tant que le pouvoir n’est pas porteur d’une conscience critique et ne sait discerner que le culturel, produit des avancées sociales est, à son tour, l’agent du progrès de la société.

Il faudrait, au départ, tenir compte d’un ensemble de réalités socio-politiques qui établissent la différenciation des champs culturels que l’on voudrait promouvoir : culture d’élite, de masses ou culture populaire.

Ayant vécu une double situation de rupture dans l’espace et dans le temps, tout au long de l’ère coloniale, les cultures populaires africaines, au lieu d’être placées aujourd’hui au centre du projet culturel semblent rejetées à sa périphérie.

A examiner attentivement la reproduction et la distribution des privilèges au sein de la société politique africaine, à considérer toutes les implications du mode d’exercice du pouvoir, il est légitime de s’interroger sur le droit de la libre participation des citoyens à la vie culturelle. Or, toute forme de démocratie sera vaine, évacuée de sa substance nourricière, tant que la société civile ne prendra pas en charge la production, la circulation et la critique du savoir, et que les acteurs sociaux ne maîtriseront pas l’avoir et l’être culturels.

La praxis socio-politique africaine est révélatrice des tendances à la conservation et à la gestion du pouvoir – ce qui se manifeste, pour notre objet d’analyse, par une conception administrative de l’accumulation du mode de connaissance et du modèle culturel.

Sortons de la description passive des traumatismes, des effets de l’acculturation ou de la déculturation, pour saisir l’essentiel. Quels seraient, dans les Etats africains « en essai de développement démocratique », les principes et les moyens susceptibles de favoriser l’intervention des individus comme des collectivités à la définition des objectifs cultu­rels ?

Il faudrait privilégier un principe : celui de la reconnaissance du couple dialectique pouvoir société civile dont l’enjeu serait la cristallisation dans un mouvement porteur de l’unité, la critique et l’éducation, éléments contradictoires d’un tout unique. Un pouvoir dont la conception de diriger reposerait sur la prise en compte du désir d’unité face à un projet – point de départ et d’aboutissement de la société civile – de sa réalisation critique et de la conscience de la nécessité de l’unité et de la critique pour faire du projet un acte en devenir. Une telle démarche donnerait une direction à la liberté de choix et ferait de la démocratie la médiation de la libération intégrale de l’homme.

Quant aux moyens, nous en voyons de trois ordres :

  1. a) – D’abord, l’appréhension conceptuelle de la diversité des temps et des caractères culturels à l’intérieur de la communauté nationale. Elle nous apparaît comme la base de départ pour toute entreprise qui tendrait à l’osmose
  2. b) – Cela reconnu, la création de mécanismes adéquats de communication avec les acteurs sociaux des cultures populaires, afin que ces derniers puissent valablement participer à la conception, au choix des priorités et aux formes de la politique culturelle.
  3. c) – Enfin, l’invention d’un système de représentation démocratique et permanent auprès des instances de décision sur la mise en œuvre de la politique culturelle, en mesure et en condition d’exercer le contrôle.

Mais ces moyens ne pourraient être assurés avec continuité, si les acteurs sociaux ne disposaient pas de toutes les possibilités que leur offre l’épanouissement culturel de la société.

Puisque la culture entretient d’étroits rapports avec d’autres domaines du savoir et notamment avec l’éducation et la communication sociale, il conviendrait de réfléchir sur la matérialisation des conditions suivantes :

  1. a) – Le décentrage du système d’éducation. Si, dans le passé, la puissance coloniale a imposé une hiérarchie dans la diffusion des connaissances par les privilèges attribués à l’espace urbain, au détriment du milieu rural, force est de constater que les nouveaux pouvoirs africains sont loin d’avoir inversé le rapport dans la perspective d’une démocratisation du savoir.
  2. b) – La création d’un système informel d’enseignement axé sur la formation intégrale de jeunes paysans et de cadres polyvalents, protagonistes des mutations du monde rural.
  3. c) – La mise en place de programmes intégrés de communication sociale et culture, susceptibles de contribuer à la pleine intervention des individus et des collectivités dans le circuit du savoir. Ces programmes opérationnels seraient conçus dans le cadre du développement endogène.

Telle est l’esquisse d’une réflexion dont le point d’ancrage serait le « couple » dialectique démocratie/pouvoir culturel.

Bien en deçà d’une approche totalisante, nous croyons néanmoins avoir posé le problème dans sa dynamique première.

Il reste aux acteurs, sociaux le rôle d’élever la démocratie culturelle à sa vraie destinée historique – celle de rendre les nations et les peuples des sujets culturels.

Tout au long de ces considérations, nous avons suivi le cheminement du discours des intellectuels africains, établi la convergence entre le politique et le culturel sur le terrain où elle s’est historiquement matérialisée – la lutte de libération nationale.

Puisqu’une culture ne se laisse pas réduire à sa notion anthropologique, elle est un projet en constant renouvellement, une remise en question de ses propres acquis traditionnels et une ouverture vers l’avenir en création en un mot, un pouvoir à prendre. Il revient à chaque communauté nationale le rôle et la responsabilité de se battre pour atteindre la direction de ce pouvoir singulier et d’enraciner son universalité.

C’est donc sous cet éclairage qu’il nous a été donné de relire Cabral ici même où a émergé le premier moment de son identité culturelle et s’accomplit aujourd’hui la relance, comme l’annonce le poète Aimé Césaire, en se tournant vers son île, toute aussi veuve d’un continent :

La relance ici se fait

par le vent qui d’Afrique vient

par la poussière d’alizé

par la vertu de l’écume

et la force de la terre. [12]

[1] In Revue « Europe » 1948

[2] Le Premier Congrès international des écrivains et artistes noirs. Présence Africaine, N° 8 – 9 – 10. Juin – Novembre 1956.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs. Tome I – L’Unité des cultures négro-africaines. N° spécial n° 24 – 25 février – mai 1959.

[6] Les Damnés de la terre, Maspéro 1961.

[7] Ibid.

[8] Le rôle de la culture dans la lutte pour l’indépendance « in L’Arme de la Théorie » Maspéro 1975.

[9] Op. Cité.

[10] Ibid.

[11] Identité et dignité dans le contexte de la lutte de libération. In « Raizes II » n° 4. 1977

[12] Moi, laminaire. Ed. du Seuil, 1982