Littérature

LA CITATION-EPIGRAPHE, FORMES ET VARIATIONS SUR LE SENS EN ORALITURE CHEZ PATRICK CHAMOISEAU

Ethiopiques n° 78

Littérature et art au miroir du tout-monde/Philosophie, éthique et politique

1er semestre 2007

La débauche épigraphique [2] est un paramètre de l’écriture de Chamoiseau. Pourtant, les aspects les plus étudiés dans son œuvre sont les termes de la diglossie français/créole. L’analyse a très peu pris en compte les intertextes qui prolifèrent et s’affichent avec une telle autorité qu’ils s’intègrent dans son projet d’écriture. Comme technique fictionnelle et composante paratextuelle, l’épigraphe apparaît, par son occurrence dans les créations romanesques de Patrick Chamoiseau, comme une volonté de prendre en compte, par réalisme, un univers diffracté. Il en use, comme signal structurel de son organisation, pour construire une signification de la pluralité et de la diversité du récit représentable d’un univers en perpétuelle dynamique de transformations. Ainsi, il s’agira de rendre compte d’une organisation textuelle polymorphe, de voir comment l’entrelacement du mode traditionnel de l’usage de l’épigraphe et des pratiques inventives a constitué des moyens de mise en fiction d’un univers et d’un imaginaire nourri par plusieurs confluences culturelles.

La pratique de l’épigraphie est très fonctionnelle chez Chamoiseau. Il l’inscrit dans le même lieu d’une gestion paratextuelle qui a ordonné la définition suivante qu’en donne G. Genette :

« Je définirai grossièrement l’épigraphe comme une citation placée en exergue, généralement en tête d’œuvre ou de partie d’œuvre ; en exergue signifie littéralement hors d’œuvre : ce qui est un peu trop dire : l’exergue est ici plutôt un bord d’œuvre, généralement au plus près du texte, donc après la dédicace si dédicace il y a » [3].

L’intertexte se pose, donc, à côté du texte. En tant que matériau collé, il se fait relation, sens par cette place qui s’organise par la séparation et la réunion. Chamoiseau construit aussi une signification de ses textes par l’usage topographique de la page.

  1. DISTRIBUTION ET FONCTIONNALITE DE L’EPIGRAPHIE

1.1. Intertexte au début et en exergue du texte

Fabrice Parisot utilise le néologisme d’ « antégraphe » pour désigner la citation antéposée placée aux « avant-poste » du récit ou du recueil [4]. Le choix de la définition découle d’une volonté d’opérationnalité du fait que la spatialité de la citation en fait un producteur de sens.

 

Texaco [5], Ecrire en pays dominé [6], Biblique des derniers gestes [7] vérifient cette option paratextuelle de mettre l’épigraphe après la dédicace. Le parti pris inaugural de l’épigraphe chez Chamoiseau est de marquer une volonté de désigner l’instance d’énonciation à partir des énoncés des autres configurés comme des éléments contextuels. En faisant allusion à un même référent, la femme martyre, le romancier laisse entrevoir une piste de lecture. La première profile la seconde. La simple référenciation, dans Texaco, à des épigraphés comme Hector Biancciotti gère le lien avec le texte profilé. Le sien est un hymne aux femmes marginalisées dans les détresses des maternités, dans les fragilisations économiques, dans les interpellations destinales d’un monde perdu d’avance. L’épigraphe fonctionne comme une désignation hyponymale de Marie-Sophie Laborieux dont le trajet en texte incarne leurs vies. L’épigraphé écrit :

« On se rappellera le scribe qui se rappelle à travers elle le sévère destin de toutes ces femmes condamnées aux maternités perpétuelles, expertes à déchiffrer les prophéties du vent , des crépuscules ou du halo brumeux qui parfois semble émaner de la lune, pour prévoir le temps de chaque jour et les travaux à entreprendre ; ces femmes qui, luttant à l’égal des hommes pour leur subsistance, firent ce qu’on appelle une patrie et, que les calendriers réduisent à quelques dates bruyantes, à certaines vanités dont les rues portent les noms ».

Sa place, en début du texte, en tant qu’intertexte, en exergue, ouvre une perspective relationnelle dans le sens d’une homonymie.

La même intention d’usage de l’épigraphe joue aussi avec Edouard Glissant. Il confère au texte une prévision de lecture que signale son texte. Leur lien explicite est manifesté par la dimension symbolique au cœur d’un embrayage paratopique [8]. Les deux écrivains nouent une paratopie d’identité. Le même imaginaire créole réalise leur connexion par une simple nomination. L’ordonnancement de leurs textes dévoile leur congruence sur la même thématique : la valeur christique qui suture jusqu’à l’excès la représentation fictionnelle du nègre. La première épigraphe désigne le genre-cible : la représentation de la femme –matador. La seconde condense l’aspect du nègre souffrant voué au marronnage par la parole. L’intention est de réduire le nombre de choix de lecture du texte. Chamoiseau cite Glissant en ces termes : Gibier … Tu n’es qu’un nèg bouk : c’est de là qu’il faut parler/… [9]

Cette sommation interpellative dit aussi le statut de l’écrivain devant rendre compte de l’imaginaire forgé depuis l’histoire de la cale, de la plantation et de l’en-ville que partagent Glissant et Chamoiseau. Ecrire en pays dominé porte les mêmes déterminations scripturaires.

Un type d’usage activé est celui de l’épigraphie autographe par l’absence d’auteur déclaré : les textes qu’il place lui sont, alors, attribués. Les indices de filiation sont les caractères en italique employés, le système énonciatif (le pronom personnel « me »). L’épigraphie d’ouverture d’Ecrire en pays dominé est autographe et se désigne comme tel : Jojo, ce vieux guerrier me laisse entendre, la seule question qui vaille : le monde a-t-il un sens ? [10]

_ En exergue et juste après la dédicace, l’épigraphe se fait plus explicite par sa position de distinction et d’échange mais, dans ce jeu de dialogue de textes, elle opère par un brouillage volontaire des épigraphés. Ainsi se trouve mise en jeu une forme d’ambiguïté de la référence de son auteur qui valide la paratopie de la communauté dans le sens du texte qui, par le biais de l’anonymat, se fait patrimoine commun. [11]

Dans Biblique des derniers gestes, en intertexte inaugural, l’épigraphe fait trois références : Edouard Glissant, l’Epître de Paul aux Corinthiens [12] , de Marie-Josée Alie. La première sonne comme un mode d’ancrage de son œuvre dans le sillage de la poétique de la créolité dont un des éléments taxinomiques est la démesure [13]. Par le deuxième, le texte se rattache à l’hagiographie avec des liens volontairement explicites. Le texte de Paul est le suivant : « Les choses anciennes sont passées ; voici, toutes choses sont devenues nouvelles » [14]. Par un clin d’œil, le lecteur est convié à convoquer son arrière-plan intertextuel biblique pour comprendre que Chamoiseau veut présager la dimension mythico-épique du personnage de Balthazar Bodule-Jules en réinventant la dimension iconique de Saint Paul à travers son caractère intemporellement révolutionnaire. Le message paulinien s’édifie non dans l’événement-miracle, mais dans l’événement-résurrection. C’est donc, pour Paul, la résurrection du Christ qui constitue le noyau événementiel qui fonde, en lui, la figure du dissident de la philosophie grecque, de la religion juive et des chrétiens faibles. Il en fait ce qui doit générer une foi nouvelle chez les Juifs, Grecs, Hommes ou femmes de tous lieux. Cette dimension de guerrier, d’insoumis est celle incarnée par Balthazar Bodule. Son itinéraire valide ce portrait et révèle l’épigraphé comme un signal de pré-programmation narratif. Balthazar, en tant que personnage-support, développe une parenté de substitution par son compagnonnage avec les figures historiques de l’insoumission, Che Guevara, Hô Chi Minh, Lumumba, dans leur statut de visionnaire et de combattant. Ce surcroît d’iconicité est en partage avec Paul de Tarse. La troisième est donnée en créole et traduite en français : Pani rimèd la passa si’w passa pran’y (Pas de remède à la peine si tu ne sais pas la prendre) [15]. Elle intègre la volonté de faire lire la dimension iconique de Balthazar par sa figure christique. Chamoiseau prépare le lecteur à une saisie qui augure de la décision finale de Balthazar Bodule de mourir avec l’ultime conviction qu’il réussit la mutation fondamentale du passage du rebelle au guerrier. Chamoiseau déclare :

« Le rebelle reste dépendant de l’oppression dont il est victime – il est dépendant de l’agresseur, il réagit à l’attaque de l’agresseur, il renverse simplement les termes de la domination – alors que le guerrier choisit l’espace du champ de bataille. Le guerrier se met à l’écart et modifie les conditions même de l’affrontement. Il y a une très belle phrase dans Les Armes miraculeuses de Césaire /… / où il dit « Prends garde à toi architecte aux yeux bleus, car si meurt le rebelle, ce ne sera pas sans avoir fait clair pour tous que tu es le bâtisseur d’un monde de pestilence » [16].

Sa mort est métaphorique de ce que les formes anciennes de résistance doivent générer des modalités dont une s’incarne dans la figure du guerrier de l’imaginaire.

Les trois citations épigraphes ont une forme spiralée : démesure – chose nouvelle (Paul et la résurrection du Christ) – la mort de Balthazar (après une vie de rebelle de quinze milliards d’années pour une renaissance sous le mode du guerrier).

Dans Ecrire en pays dominé, l’épigraphe est allographe. L’absence d’auteur est l’indice d’une auto-désignation. Placée tout juste après la dédicace, elle a une désignation d’instance préfacielle [17]. Il s’agit d’un descriptif de l’état des Caraïbes donné en ces termes

« Les jours se sont parés des fers du soleil et le vent même que nous avons domestiqué aux oxygènes de ses passages s’est retrouvé gazé par l’haleine des tôles /…/ Les jours, parés des fers solaires, s’exercent à dépasser la saison en montant jusqu’aux fatalités. Mais : demeure le don » [18].

Chamoiseau joue sur une ambiguïté de définition, instance préfacielle ou épigraphe, pour décrire une société intrinsèquement malade, endolorie d’au moins de deux crimes sans châtiments : la traite négrière et la colonisation.

Une autre pratique de l’épigraphe chez Chamoiseau est de la placer en texte et au début des chapitres.

1.2. Intertexte en texte, en exergue de paragraphe

Chamoiseau tente une écriture de sa psyché littéraire, en de courts métatextes dénommés « Inventaire d’une mélancolie ». Le rapport interdiscursif qui s’instaure entre le métatexte et le texte se réalise par une décision de l’écrivain de porter à l’épigraphaire (le lecteur) des thèses assertées où celles du Vieux Guerrier complète ou nuance celles des fondations de la chronique de sa trajectoire intellectuelle. Sous la forme de double critique, son texte se mobilise comme une voix qui dialogue avec les strates successives de son itinéraire d’écrivain en exposant une vision critique du colonialisme. Cet extrait suivant est symptomatique en ce qu’il met en scène la doublure qu’est Chamoiseau, le Vieux guerrier qu’il est dialoguant avec le négrillion qu’il était en énonciation du souvenir de son trajet singulier d’écrivain. :

« Le vieux guerrier me laisse entendre :…Césaire, je clamais ces poèmes. En menant les assauts. Je ne retiens rien de sa politique, mais ses poèmes m’ont transporté. Sa poésie sait que les Etats-colonialistes étaient des hordes pires que celles des loups. Voués à une extinction illimitée, leurs Territoires antagonistes devinrent des moteurs d’une « mise sous relation » de l’ensemble du monde./…/Il y a là des circuits communicants à sens unique, mais pas une valeur relationnelle » [19].

Cette ambiguïté taxinomique est volontairement utilisée parce qu’elle ajuste ensemble une simulation d’énonciation du dire de l’épigraphé et celle d’un métanarrateur qui est l’épigrapheur. Le tout est organiquement manœuvré par l’absence de signature et sa place en tant qu’intertexte dans le texte. Mais la simulation d’une épigraphe autographe est plus nettement usagée dans Texaco et se constitue en des parodies

1.3. Les épigraphes autographes

Chamoiseau utilise d’abord une mise à distance du texte qui simule l’indexation comme citation-épigraphe, par un épigraphé désigné par son énoncé. Ensuite, il appose sa signature par un procédé allusif. Dans Ecrire en pays dominé, « Sentimenthèque » est ce par quoi la citation épigraphe se déploie pour nommer l’auteur comme l’épigrapheur. Il est la trace palimpseste de son trajet d’écrivain en termes d’un condensé mémoriel de la présence et des influences des écrivains dont la lecture a construit son identité d’écrivain. La première est symptomatique de son obligation de début de réécriture de cet itinéraire. La posture du rêveur comme bord inaugural est de l’héritage de Ogotemmêli. Elle est en intertexte en ces termes : « De Ogotemmêli : Rêveur, rêveur, rêveur, encore toujours rêveur, rêveur terrible » [20] Sentimenthèque

Les éléments constitutifs de « Sentimenthèque », outre qu’ils révèlent le rapport subjectif aux auteurs cités en tête, sont autant de pièces, de livres d’une bibliothèque comme mémoires intertextuelles en interactions en lui.

La banque des traces littéraires sédimentées en lui en un souvenir vivant nominée « sentimenthèque » est alternativement en texte avec une autre dont la dénomination est « inventaire d’une mélancolie ». L’emploi du style direct est le procédé par lequel le romancier parodie sur le plan formel la citation-épigraphe parce qu’il se fait le rapporteur dont l’objectivité ne souffre pas de doute du fait qu’il donne son intertexte comme un récit de paroles. L’exemple suivant atteste d’une volonté de simuler l’épigraphe tout en cachant qu’elle est autographe :

Le vieux guerrier me laisse entendre : ../…/ je suis né dans l’archipel des Antilles, sur une île raflée par les colons français en 1642 ; ils en ont éliminées les Caraïbes puis amené des milliers d’Africains comme esclaves des plantations, et transbordé milles autres peuples au gré de leurs besoins./…/. Tu m’entends, toi qui rêves les questions /…/ Inutile de me chercher des yeux, écoute-moi simplement….-Inventaire d’une mélancolie [21].

Chamoiseau réalise ainsi à partir de deux types de chaînes intertextuelles deux récits en abyme. Ce même procédé est une occurrence dans Texaco. Les notes de l’Urbaniste au Marqueur de paroles constituent des fragments essaimés dans le texte pour former les étapes transformationnelles du raseur du quartier de Texaco vers la figure du Christ qu’il incarne à la fin et dont, pourtant, il portait le nom au début du roman. Marie-Clémence était instruite de son arrivée [22] comme Jean-Baptiste, dans le Jourdain, purifiant les âmes, sûr de la venue du Christ. Cette gestion épigraphique des notes de L’Urbaniste cohabite avec celle de Marie-Sophie Laborieux qui décline la trace d’errance et de fixation de la communauté par le biais du récit de son père et par le sien. Ses paroles sont consignées dans des cahiers numérotés et déposés à la bibliothèque Schoelcher. Chamoiseau en tire les morceaux qu’il place en exergue de noyau narratif de Marie-Sophie Laborieux. Il modélise la pratique de la citation épigraphe par ses éléments identificateurs (la séparation au texte par le blanc, le nom d’un auteur, d’un autre texte, l’effet de filiation). Il la biaise par le jeu subtil qui consiste à l’agrafer sans une désignation ou une délimitation explicite du paragraphe dont elle est censée être en compagnonnage et profiler le sens. Dans Biblique des derniers gestes, l’épigraphe du « Livre de la conscience du pays officiel » est un signal cataphorique du statut du romancier identifié au conteur et Bathazar Bodule-Jules. Elle obéit aux règles d’usage. Elle est placée juste après le titre d’une partie et se trouve ainsi donnée :

« Vois la voie, mon Ti-Cham : il existe une parole qui est dite mais que personne n’entend ; elle monte de nos abîmes pour dire ce que nous ne disons pas ou ne savons pas dire. Balthazar Bodule-Jules entendait cette voix dans les blesses de son âme, c’est pourquoi on pouvait le crier : L’Entendant justement » [23].

« Notre morceau de fer »,

Cantilènes d’Isomène Calypso,

 

Conteur à voix pas claire de la commune de Saint-Joseph.

La première épigraphe dans le corps du texte est caractéristique de la pratique du collage par le billet de la séparation du texte par un Astérix [24]. Cet indice nomme sans ambiguïté la citation-épigraphe.

Mais, dans le reste du corps du roman, la subversion du modèle est présente. Le romancier intercale entre deux supposés paragraphes une citation qui en réalise une jointure et se donne dans les mêmes termes que l’épigraphe. Il renforce l’effet recherché quelquefois en titrant le paragraphe qui suit sous la forme d’un incipit en majuscules qui commence le texte comme dans l’exemple suivant :

« Sa mémoire était hurlante car ses chairs devinaient.

« Notre morceau de fer »

Cantilènes d’Isomène Calypso,

Conteur à voix pas claire de la commune de Saint-Joseph.

UN AMOUR EN ENFER GENESIQUE. Mais Balthazar Bodule-Jules se revendiquait d’une Genèse autre » [25].

La citation-épigraphe varie en utilisation de deux sortes : « imitation servile et imitation libérale » [26]. Mais la question centrale, à partir des variations d’emploi relevant de l’imitation non orthodoxe, est leurs sens dans des textes qui se réclament à la lisière de l’oral et de l’écrit.

  1. LES FONCTIONS DE LA CITATION-EPIGRAPHE, ENJEUX ORALITAIRES

Gérard Genette en dégage quatre qui sont les plus habituelles. La première est celle de « commentaire, parfois décisif – d’éclaircissement donc, et par là de justification, non du texte mais du titre » [27]. A ce titre, Texaco est très illustratif. Les trois épigraphes inaugurales condensent les programmes narratifs que l’espace de Texaco ville génère : les misères des êtres par la citation de Hector Biancotti, les deux autres de Glissant énoncent l’avènement d’une vie nouvelle, la puissance de la parole à tenir comme discours d’escorte et archivage des luttes des nègres. Les « antégraphes » jouent aussi pour les mêmes fonctions dans les deux autres textes. Dans Ecrire en pays dominé, la première, qui est autographe, est allusive à l’intention de Chamoiseau de mettre au cœur de sa problématique d’écriture la question essentielle de la valeur du divers, des intentions au lieu d’une seule intention. L’interrogation oratoire (Le monde a-t- il une intention ?) est par sa nature lestée d’ambiguïté. Sa fonction est programmative. Extratextuelle ou, dans de beaucoup de cas chez Chamoiseau, intratextuelle, la citation épigraphe est prospective parce qu’elle prédit une piste de lecture. Le chemin de Paul de Tarse qui devient dissident par la subite révélation est donné comme celui qui longe celui de Balthazar-Jules Bodule qui rompt d’avec la figure du rebelle et devient guerrier de l’imaginaire du divers. Les métatextes du Vieux Guerrier fonctionnent aussi dans un sens comme des postgraphes [28]. La plupart des intertextes signalent cette volonté de Chamoiseau de déclarer postgraphes les épigraphes que Parisot désigne par le vocable d’antégraphes [29]. Il les utilise pour clôturer des passages et en fait automatiquement un procédé programmatif du passage suivant. Ce travail sur le texte lui permet de mettre en œuvre la fonction corrélative qui « consiste à assembler, à relier au moins deux chaînes sémantiques isolées dans le but d’obtenir, de créer un Texte unique, porteur d’un nouveau sens, plus élargi certes mais révélateur de bien des intentions » [30].

Divers micro-textes (Notre morceau de fer, Les cahiers de Marie- Sophie Laborieux, Les Notes de l’urbaniste au Marqueur de paroles, l’épître de Ti-Cirique, Sentimenthèque, etc.) se greffent et se raccordent pour autant de voix en échanges.

  1. L’EMBOITEMENT DES INSTANCES NARRATIVES ET LA SIMULATION DE LA SCENE DE PERFORMANCES ORALES

Chamoiseau s’est placé d’emblée dans une perspective d’écrit à la lisière de l’oral et de l’écrit. Les dernières phrases de Texaco sont significatives de ce parti pris.

Je réorganisais de mon mieux la foisonnante parole de l’Informatrice/…/puis j’écrivis de mon mieux ce Texaco mythologique, m’apercevant à quel point mon écriture trahissait le réel. Elle ne transmettait rien du souffle de l’informatrice ni même n’évoquait sa densité de légende/…/Pourtant/…/ Je voulais qu’il soit chanté quelque part, dans l’écoute des générations à venir, que nous nous étions battus avec l’En-ville non pour la conquérir /…/ mais pour nous conquérir nous-mêmes dans l’inédit créole/…/ [31]

Une fois ce choix fait, la pratique d’une débauche épigraphique relève de sa volonté d’infuser le texte de pratiques discursives orales comme le rythme de la scène où la pluralité des voix simule diverses performances de narrateurs. Sur un même espace scénique (le texte dans les œuvres), s’entrecroisent un public (épigraphaire ou épigraphé dans le texte) en dialogue avec un récitant (l’épigrapheur). L’enjeu d’écriture est de réaliser le rapprochement récitant et épigrapheur. Parmi les procédures d’animation en texte, il y a cette modélisation du dialogue entre ce récitant-épigrapheur ou Marqueur de paroles et un public-épigraphé ou épigraphaire.

 

Dans Texaco, plusieurs voix s’entremêlent. Ti-Cirique, défenseur d’une pureté de la langue française, dialogue avec le marqueur de paroles pour lui rappeler ses obligations littéraires. Marie-Sophie Laborieux, par ces cahiers, réfracte une bonne part de l’histoire des cent cinquante ans de vie des nègres de l’errance de l’esclavage aux pourtours de l’En-ville.

Ecrire en pays dominé utilise l’épigraphe comme procédé par lequel l’écrivain réalisé dialogue avec la mémoire du processus de sa réalisation, (sa mémoire). Le sujet subjectivé qu’il se reconnaît, du fait qu’il est l’épigraphé, tient de sa volonté de toucher la langue à une puissance secrète inaperçue et de la produire. « Sentimenthèque » est la désignation, la saisie forte et dense du résumé de l’hypotexte (l’œuvre lue) et une sûre consécration de l’auteur lu.

Dans Biblique des derniers gestes, l’épigraphe allographe est signée « Notre Morceau de Fer » est le micro-texte d’un conteur Isomène Calypso. Les interactions verbales entre le narrateur et ce dernier sont une réduplication de la scène, du déploiement du style oral.

CONCLUSION

Patrick Chamoiseau a une pratique consciente d’un abus de l’épigraphie qui mérite une attention particulière d’analyse. Il en a fait un usage qui s’accorde avec celui que la grammaire de texte a identifié. Il s’agit essentiellement de celui qui est indiqué par la localisation de son site sur l’espace de l’œuvre : juste après la dédicace s’il en existe. Comme manifestation extradiégiétique, à ce niveau, Chamoiseau en fait un indice d’une filiation avec un auteur. Il nomme les épigraphés allographes par la reprise de leur micro-texte et signe une programmation de lecture à l’épigraphaire par cette parenté de signification. Mais le jeu d’écriture donc de production de sens auquel Chamoiseau s’est le plus adonné est de brouiller la définition classique de l’épigraphe à partir de sa position de mise en exergue aussi en début de paragraphe. Par un refus de séparer les paragraphes et en mettant une épigraphe entre deux, la citation joue une double position d’antégraphe et de postgraphe. Les micro-textes d’Ismène de Calypso, les cahiers de Marie-Sophie Laborieux, ses propres « Sentimenthèques » fonctionnent comme des mises en abyme. L’épigraphie se réalise aussi comme une volonté de faire dialoguer des textes. Mais chez Chamoiseau qui se réclame du statut de marqueur de paroles, esthéticien d’une poéticité de l’oralité, l’usage relève d’une option de modélisation dans l’écrit des procédures d’animation, de la vitalité de la scène. Le conteur à voix pas claire, Marie-Sophie Laborieux qui balbutie un français violé par le créole est, entre autres, un élément de son dispositif par leurs micro-textes insérés.

 

BIBLIOGRAPHIE

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[1] FASTEF, Université de Dakar.

[2] PARISOT, Fabrice, « Réflexions autour d’une composante paratextuelle stratégiquement fondamentale : l’épigraphe comme vecteur de sens », Narratologie, Université de Nice, 1998, p. 84.

Le terme est employé pour désigner la place de la citation épigraphe chez Chamoiseau. Plus d’une soixantaine de fois dans chacune des œuvres étudiées.

[3] GENETTE, Gérard, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p.135.

[4] PARISOT, Fabrice, « Réflexions autour d’une composante paratextuelle stratégiquement fondamentale : l’épigraphe comme vecteur de sens », Narratologie, Université de Nice, 1998, p.104.

[5] CHAMOISEAU, Patrick, Texaco, Paris, Gallimard, 1992.

 

[6] Id., Ecrire en pays domine, Paris, Gallimard, 1997.

[7] Id., Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, 2003.

[8] MAINGUENEAU, Dominique, Le discours littéraire, Paris, Armand Colin, 2004. On note cette définition : « Dans ce qu’on pourrait appeler l’embrayage paratopique, on a affaire à des éléments d’ordres variés qui participent à la fois du monde représenté par l’œuvre et de la situation à travers laquelle s’institue l’auteur qui construit ce monde. », p. 95-96

[9] Ibid., p.11

[10] MAINGUENEAU, Dominique, Le discours littéraire, op. cit., p.11.

[11] CHAMOISEAU, P., Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1996, p.13.

[12] CHAMOISEAU ne donne pas les références mais il s’agit de la deuxième Epître aux Corinthiens 5 : 17-21

[13] Id., Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, 2002, p.11. CHAMOISEAU cite Glissant en ces termes : « Nous pouvons aussi concevoir pour l’expression artistique une démesure de la démesure » .Il fait de la démesure un fondement de l’écriture de ce roman.

[14] Id., ib., p. 11

[15] Biblique des derniers gestes, op. cit., p.11.

[16] CHAMOISEAU, P. chez Mollat, http://www.msha.fr./celfa, février 2002.

[17] GENETTE, Gérard, op.cit., 1987, p.150.

[18] CHAMOISEAU, Patrick, Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.

[19] CHAMOISEAU, Patrick, Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, p. 54-55.

[20] Les caractères sont en italique dans le texte.

[21] Ecrire en pays dominé, op. cit., p. 21.

[22] Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p. 29.

[23] Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, p.15.

[24] Id., p.50.

[25] Id., p.58.

[26] PIEGAY-GROS, Nathalie, Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996, p. 116.

[27] GENETTE, Gérard, Seuils, op. cit., p.145.

[28] PARISOT, Fabrice, op. cit., p.105. Il localise le site de cette citation à la fin du texte. Il écrit : « Ce sont les mots de la fin que l’on partage avec un autre dont la pensée contenue dans le micro-texte résume finalement l’esprit ou le message du macro-texte que l’on vient de lire ».

[29] Id., ib., p. 104.

[30] PARISOT, Fabrice, op. cit., p. 115.

[31] CHAMOISEAU, Patrick, Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p. 426-427.