Notes

« KUMA » par Makhily Gassama

Ethiopiques numéro 19

revue socialiste

de culture négro-africaine

juillet 1979

« Interrogation sur la littérature nègre de langue française », tel est le sous-titre donné à « Kuma », anthologie de Makhily Gassama, jeune critique sénégalais, publiée récemment par les « Nouvelles Editions Africaines »,

En dépit de son ésotérisme, « Kuma » est d’ailleurs un mot parfaitement maîtrisé en Afrique de l’Ouest : c’est celui par lequel les Bambara, ethnie vivant au Mali, désignent une parole multiforme, variant avec l’usage et le signifié, ordinaire ou magique, quotidienne et transcendante. Impératif : Kuma ! Parle ! Dans « la dialectique du verbe chez les Bambara », Dominique Zahan explique d’ailleurs : « Kuma est en affinité avec la queue, ku. Comparable à cet organe – prolongement du corps des animaux – la parole « marche » dans le sillage de son propriétaire, « étend » à la personne, et donne l’occasion de l’appréhender (…). Le mot « Kuma) concerne toute l’énonciation de la pensée par la parole, en même temps que l’ensemble du langage et de l’enseignement ».

Par le choix de ces titres et sous-titre là, M. Gassama a donc cherché dans ce prime essai critique des thèmes littéraires négro-africains à souligner son intention : couler dans un moule familier au public un contenu d’un genre nouveau. En effet, tout en paraissant sacrifier certains poncifs sur l’emploi par l’écrivain africain d’une langue étrangère – en l’occurrence le français – sur la supériorité d’expression de la langue maternelle, sur l’écartèlement culturel de l’« indigène passé par l’école occidentale et sur les processus de la création écrite, l’auteur conduit sa démarche depuis une option rigoureuse : l’application de la littérature noire francophone, non plus des modes habituels de classification liés aux catégories critiques de l’esprit européen, mais d’une grille de valeurs issue de la tradition orale. Il s’agit en un mot d’adapter le « fait d’expression au fait de pensée ». C’est assurément là le grand mérite de cet ouvrage copieux et solide axé aussi bien sur le roman que sur la poésie.

L’OBSESSION DU « MOT JUSTE »

La partie réservée à la poésie, la plus importante, est gouvernée par le problème que constitue l’obsession du « mot juste ». Car si l’écrivain occidental est à la recherche de la matière pour l’écrivain noir la quête de l’expression demeure un pôle de préoccupation. Pourquoi ? Parce que la culture négro-africaine ayant été transmise de génération en génération par l’oralité en langue d’emprunt ne peut qu’être étrangère à cette « sensibilité ». Le « mot juste est « le mot qui colle le mieux à l’être, qui le dévoile et parvient ainsi, à peu près, à se substituer à lui, à remplir le vide créé par son absence ».

Pour approcher la poésie négro-africaine, il faut surtout au critique contemporain, sollicité par des méthodes plus ou moins « scientifiques » d’investigation une sympathie, au sens littéral, spontanée, et un intérêt réel pour le passé de l’Afrique – Connaître par exemple ses diverses techniques d’élaboration du Verbe. En ne se référant qu’à la culture occidentale, le critique risque donc de manquer l’essentiel et de rattacher artificiellement tel ou tel poète à un courant littéraire étranger, entre autres au surréalisme. Ce propos, M. Gassama l’illustre aussitôt par des ex­traits comparatifs entre poètes nègres traditionnels et œuvres de quatre « Grands » de la Négritude : Senghor, Césaire, Damas et David Diop disparu en 1960. La démonstration est convaincante : la filiation évidente entre premiers et seconds confond définitivement les exégètes européocentristes pour qui, si longtemps, toute interférence décelée ne pouvait être que plagiat conscient ou inconscient de l’Occident.

En ce qui concerne plus précisément le roman, Makhily Gassama a circonscrit son étude à l’usage que l’écrivain fait des langues africaines dans un texte français et des transpositions que le romancier imprime à certains termes de cette langue. Le critique a entendu se placer ainsi au niveau des registres d’expression.

Mais ici le problème est tout différent « le romancier négro-africain et un orphelin désemparé, qui ne jouit d’aucun héritage. Le roman est en effet un genre qui appartient, par excellence, à la civilisation de l’écriture ; il s’agit donc d’un genre complètement ignoré de notre littérature traditionnelle. « – Que reste-t-il à faire ? Ahmadou Kourouma, auteur du célèbre « Soleils des Indépendances l’explique : « traduire le malinké en français en cassant le français pour trouver et restituer le rythme africain ». En un mot, rompre avec le style académique pour communiquer, dans un désir irrépressible de s’exprimer dans les langues maternelles. Gassama souligne avec insistance le lien étroit qui existe entre l’homme, sa langue et sa culture. Le besoin de mêler aux éléments de la langue française des éléments de lan­gues négro-africaines est par conséquent un « besoin légitime tant qu’il ne se confond pas avec le goût pour l’exotisme ». Dès lors, le rôle du critique consiste à examiner « du point de vue esthétique » les diverses tentatives d’innovation : « Le principal héros du roman négro-africain est l’auteur lui-même » . Et son talent ne trouvera son aboutissement que le jour où se développera en Afrique une littérature métisse qui contribuera à l’enrichissement de chacune des deux langues.

On retrouve sans doute là une idée chère à Léopold Sédar Senghor : l’idée d’un métissage culturel, préalable obligé de cette Civilisation de l’Universel ouverte aux « apports fécondants » de chaque race et de chaque peuple. Que Makhily Gassama ait su l’appliquer avec précision à deux genres littéraires, poésie et roman, est à l’honneur d’une critique africaine décidément en voie de développemént.