Hommage à Léopold Sédar Senghor

JE DIRAI TON NOM, SENGHOR

Ethiopiques numéro 37-38

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série – 2ème et 3ème trimestres 1984 volume II n° 2-3

Je dirai ton nom, Senghor.

Nomina, numina.

Chez vous, le nom se décline, et se déclame, on le psalmodie et on le chante. Il doit sonner comme le sorong, rutiler comme le sabre au soleil.

Le nom appelle les prénoms. Vous en aurez trois. Vous êtes Sédar, celui qui ne pourra jamais avoir honte. On vous donne aussi au village, en asyndète avec le vôtre, le prénom de votre mère, Gnilane. Votre père qui est polygame – il compte ses enfants, vos frères et vos sœurs par dizaines – n’en est pas moins catholique. Il vous fait baptiser, votre nom chrétien est Léopold, qui veut dire lion. C’est aussi le sens du prénom ethnique de votre père, qui suit son propre prénom chrétien, Basile. La seule différence, c’est que votre lion à vous passe le premier. Il est d’ailleurs, étymologiquement, lion téméraire.

Etes-vous un cas de métissage biologique ? Cela ne serait pas pour vous déplaire. Vous avez fait l’éloge du métissage avant même de savoir à quel point vous aviez raison : notre confrère Jean Bernard nous en dit beaucoup là-dessus.

Le métissage du sang, dans votre cas, serait d’origine portugaise et le dosage, en toute hypothèse, des plus faibles : une goutte, dites-vous.

En faveur de la goutte, on plaidera que vous êtes né à Joal, qui fut fortifié au seizième siècle par les Portugais, qui lui ont donné son nom, et aussi que vous avez retrouvé dans la « brousse des livres » à Coïmbre la trace d’un Senghor : ascendance ou homonymie ? Il peut tout aussi bien s’agir, dites-vous, à l’origine, d’un sobriquet donné par un capitaine à un laptot. Rien n’est négligeable de ce qui est emblématique. La navigation appelle sur vous les astres. Nom d’emprunt ou de naissance, armoirie ou appellation familiale c’est déjà un apport qui est un appel. Voici que, par le baptême chrétien et le prénom usuel, un rameau du type culturel albo-européen est enté sur l’arbuste soudano – sahélien. Vous nous dites, en commentant Valéry, qu’en telle occurrence tout dépend de la vigueur du sauvageon. La greffe prendra.

Léopold Sédar Gnilane Senghor, c’est déjà la moitié d’un de ces poèmes gymniques que l’on dédie aux « athlètes élancés ». Une circonstance symbolique prolonge le charme. Votre nourrice Nga est une poétesse. Nouveau Romulus, votre louve est une muse. Vous serez vous, le fondateur d’une nouvelle Rome, la civilisation de l’Universel : Viversis gentibus fecisti patriam unam.

Pourquoi s’en tenir à une muse ? A puiser dans vos écritures, on en compte au moins quatre dans le canton. Furent-elles toutes vos nourrices ? Plus ou moins, puisque vous l’avez chanté : « J’ai été nourri par les poétesses du sanctuaire. »

La plus célèbre est Marone Ndiaye. Vous avez traduit et publié quelques-unes des deux mille pièces qu’elle composa et que l’on nomme les Kim Ndiom. Vous avez la reconnaissance du lait. Comment douter après cela de la prédestination ?

Le royaume d’enfance, comme vous vous plaisez à l’appeler, la prolonge. Votre peuple vient, dit-on, du Haut-Nil, et son nom, les Sérères, veut dire en égyptien : celui qui trace les chemins.

A la bataille de Fatick, les nobles, vos ancêtres, se firent barder de fer sur leurs destriers pour s’interdire, s’ils vidaient les arçons, de prendre le large.

A la différence de l’amour, pour le combat, fuir la tentation, c’est rester sur place.

Les temps épiques s’enfoncent dans la légende, que les griots du roi vous content au son des hautes koras. L’administrateur du Sine-Saloum gouverne la paix du colonialisme. Le roi, incarnant le vœu de Guizot, se contente de régner, tâche qui consiste à rendre visite à ses cousins. Votre père « le Lamarque » est du nombre. Le roi l’appelle oncle Tokor. Ils échangent noblement les saluts et les cadeaux. Voici les peaux précieuses, les barres de sel – cette denrée garde ici la valeur qu’elle détenait chez nous à l’époque de Charles le Téméraire. Quant aux barres d’or, il faut bien préciser qu’elles proviennent de deux extractions différentes : entre connaisseurs, on peut bien goûter les crus. Aux présents conditionnels s’en ajoutent de plus étranges. Des énigmes, dites-vous, et elles sont portées par des lévriers à grelots d’or. Et puis des conseils, de hauts conseils, comme des chevaux-du-fleuve

Cette définition demeure pour moi une énigme. Aurai-je droit à un grelot d’or ?

Autour de vous, les forces intérieures de la vie, dont vous évoquerez dans votre haute philosophie la subordination à l’existant humain, composent des scènes pour films exotiques. Les animaux avec en tête le lion, bien sûr lion du Sénégal, lion éthiopien, lion des deux Senghor, lion dont la gueule sculptée fait avec le sourire du sage l’ornement de la récade de commandement, l’éléphant de la prière de M’Bissel, le lamantin qui chante dans la rivière, les végétaux, composent le décor ; nous citerons le baobab parce qu’il est emblème, le rônier, le khaïcédtat, à cause de leurs noms charmeurs. Mais nous tenons de vous que la plus haute plantation, c’est encore la forêt des symboles.

Votre oncle materneI Tokor Waly est le maître de connaissance dont il n’est que temps de vous instruire car vous ne les retrouverez pas en rhétorique supérieure, il vous enseigne les signes que lisaient vos ancêtres dans les astres.

Vos amis sont les paysans, les prêtres « dont la flûte module la lenteur du troupeau ». Vous nous décrivez ces longues périodes de répit entre les tâches saisonnières, cette part de temps libre, et dont le calendrier des jeux et des combats fait la chronique vibrante.

Les souvenirs d’un enfant (que dis-je ? d’un enfant-poète) donnent aisément le prisme de la fiction. Joal, Djilor et les villages des environs ne sont pas perpétuelle féerie, mais la vie y est souvent fériale. Et cela est dû, pour grande partie, au fait que cette vie est orale, sonore, parlée et chantée.

Selon les anciennes coutumes des Dogons, auxquels vous portez de l’attachement, la parole est assimilée non seulement aux activités de base et à l’intelligence opératoire, mais aussi à l’amour sentimental. « Que les époux échangent de bonnes paroles affectueuses, qu’ils confondent leurs corps et leurs paroles en même temps ».

Si l’amour est parole, la poésie est musique ; chantée ou non, elle est accompagnée de ces instruments pour nous étranges, les koras, les balafons, le tout sur le fond du tam-tam bondissant, véhément, lancinant, accordé à la magie récitative des syntagmes.

La poésie, le chant, la musique, la danse, ne sont pas fourniture de divertissement, spécialité de professionnels, tournées d’histrions, césures de la quotidienneté. Ce sont trames dans le tissu, goutte-à-goutte dans la clepsydre, aliment de force nerveuse, influx galvanique de l’attention, « assistance taylorienne au travail ». Quand le tisserand tisse, il chante. Ses paroles sont des pieds et des mains qui doublent les tendeurs et les navettes. Le griot chante auprès du forgeron de métaux précieux. Le maître, au-dessus de son établi, prononce des incantations et, à la finition de l’ouvrage, il accomplit le rite qui consacre la beauté : « la danse glorieuse du bijou accompli ».

A cette qualité de vie, vous donnerez plus tard un nom, la société communielle. Vous la quittez à sept ans. Vous l’emportez avec vous pour toujours.

Le moment est venu pour vous de passer du Royaume d’Enfance aux Auberges du Savoir.

Les Pères du Saint-Esprit, qui vous reçoivent à Saint-Joseph de Ngasobil, le « Puits de Pierre », forment avec les élèves une petite communauté où l’on partage les tâches domestiques et où le défrichage des terres va de pair avec celui des intelligences.

La même compagnie ouvre, en 1923 à Dakar, à point nommé pour vous accueillir, un collège séminaire qui porte le nom du Père Libermann, auteur de la célèbre maxime : « Soyez nègres avec les nègres ».

Les mathématiques sont pour vous un jeu et vous assimilez aisément le modèle du secondaire classique français ; la curiosité et le sens de la contradiction vous rendent sensible à l’attrait des grands barbares blancs, Celtes, Germains et Slaves ; le Saint Empire romain germanique enflamme votre imagination noire parce que le seul nom vous fait découvrir la complémentarité des contrastes. L’esprit de contestation, qui garde sa mesure, vous porte du spirituel au temporel. Puisque les Blancs veulent vivre nègres, les nègres peuvent vivre blancs, ce qui veut dire d’abord dormir dans des lits avec des draps. Vous vous faites le Mirabeau d’un petit groupe d’élèves qui, « relativement privilégiés, voudraient l’être davantage ». Votre directeur, le Père Lalouse en voit rouge. Vous devrez vous contenter de vos bat-flanc et de vos pagnes, vous n’allez tout de même pas vous prendre pour des êtres civilisés ! Et, pour faire bonne mesure d’argumentaire, le voici qui appelle au secours l’imprudent, la sémantique ! Vous êtes enfants de la brousse, c’est-à-dire étymologiquement des « sauvages ». C’est l’incident anodin c’est le choc décisif, c’est la révélation bouleversante. Passent sur votre écran intérieur la courtoisie héraldique de la visite royale chez le Lamarque, les tableautins du tisserand qui chante et du forgeron qui danse, les Trois Grâces des nourrices poétesses.

« Nous ne sommes pas des barbares, nous sommes des civilisés d’une autre civilisation », d’une civilisation de dignité où toute manière est polie, toute parole belle, avec une autre manière de penser le monde et d’être au monde, une certaine façon de manger et de travailler, de rire et de pleurer, de danser et de chanter, de peindre, de sculpter, et aussi et surtout de prier. « C’est alors, dites-vous, que l’idée s’ancra au plus profond de mon moi : l’idée non pas le mot, d’une civilisation noire différente, mais égale » .

En vous refusant la civilisation de la literie, on vous a donné la clef de toutes les autres. « Depuis cette année de collège, avez-vous écrit, le but, plus exactement le sens de ma vie, a été de prouver et de vivre cette idée ».

Cette idée qui n’est pas encore tout à fait une idée est déjà une cause. Pour servir cette cause, il vaudrait mieux renoncer à embrasser l’état ecclésiastique. Puisque vous ne faites pas vous-même cette déduction logique, le Père Lalouse, toujours lui, tranche à votre place, comme s’il vous comprenait, et parce qu’il ne vous comprend pas. Vous terminez vos études au lycée laïque. Vous ne réciterez plus la ballade de Victor Hugo :

Voudrais être

Clerc ou prêtre…

Il faut choisir une autre cléricature, celle de l’agrégation de grammaire. Un autre sacerdoce, celui de l’universel.

Vous n’aurez pas votre tombeau à Notre-Dame, mais vous débarquez à Paris, nimbé d’innocence.

Quarante ans après la révolution culturelle de 1889, les ondes de cet événement formidable et inaperçu envahissent la capitale européenne du bel esprit : « La danse glorieuse du bijou accompli » pourrait être l’enseigne emblématique de ce Paris des années 30 où l’exotisme fait recette et où la négromanie fait fureur au point que Jean Cocteau, selon la fantaisie de l’auteur de Potomak, la trouve fastidieuse et que Pablo Picasso s’écrit : « L’art nègre, connais pas ». Mais vous n’avez pas encore identifié la révolution culturelle, vous ne connaissez pas les Demoiselles d’Avignon, les engouements des beaux quartiers vous sont étrangers, et les crocodiles de vos marigots ne sont pas de ceux qui croquent Odile. Venue d’outre-Atlantique, la vogue de la negroness porte au quartier Latin l’apostolat de William Edward Burghardt Du Bois. L’anthologie manifeste The New Negro deviendra votre livre de chevet. Paulette Nardal fonde la revue le Monde noir.

René Maran, auteur de Batouala, est lauréat du prix Goncourt depuis dix ans. André Gide, avec le Tchad ou le Congo, revient d’Afrique chaque semaine. Paul Morand persévère sous d’autres titres à ouvrir et à fermer les nuits de l’érotisme internationalisé, Maurice Dekobra promène la Madone des sleepings dans la Gondole aux chimères, Valéry Larbaud croise sur le yacht de A. O. Barnabooth, qui fait yacht à part. . Un chanteur négro-américain crève les écrans où le septième art dépense sans compter « la parole qui est lumière », mais avec parcimonie « la grammaire qui est pensée ».

La danse de Joséphine Baker nous satanise, et le blues de Marianne Anderson nous angélise. Les cocktails se débitent au mètre cube et les tableaux au mètre cubiste. Le triomphe du jazz chaud prépare l’installation feutrée de la guerre froide. Les précieuses ne sont plus dites ridicules, mais de Genève, parce qu’elles se rendent entre deux trains jusqu’à cette ville pour contempler l’apparat de la Société des nations, dont le destin, à les en croire, se décide dans leurs alcôves.

Mais vous n’en savez rien.

Vous ne hantez pas les salons.

Vous fréquentez les théâtres, les musées, les concerts, les bibliothèques. Vous parcourez les rues comme le « piéton de Paris ».

Vous y apprenez l’Afrique, la vôtre.

A la rentrée des facultés, la découverte du grand amphithéâtre de la Sorbonne vous a saisi d’un frisson d’agoraphobie. Un professeur charitable vous a installé dans le cocon villageois de la khâgne de Louis-le-Grand. Nous relevons dans vos poèmes le nom de la rue. Gît-le-cœur.

Il vous suffirait de traverser un certain samedi, cette Seine dont Jean Giraudoux et Franz Toussaint disent qu’en vérité elle est l’Yonne, pour gagner le Palais de justice et la bibliothèque de l’ordre des avocats où se tient la séance solennelle de la conférence. Le deuxième discours porte, sur la théologie de la grâce et sur le thème pascalien de l’accordement des contraires, que l’on n’appelle pas encore la dialectique. Au cours de la soirée qui suit, le bâtonnier questionne l’orateur : « Dites-moi, Faure, est-ce que vous êtes allé au séminaire ? » Mais je n’ai pas l’esprit de répondre : « Ce n’est pas moi, monsieur, c’est Senghor ».

L’exposition de 1931 a consacré l’épiphanie de l’empire et ouvert le procès de la colonisation. Du côté métropolitain, nul ne met en doute le bienfait de l’œuvre mais quelques-uns s’interrogent sur le bien-fondé du droit. Quant à l’autochtone, l’apprentissage d’une culture étrangère lui fait tout naturellement prendre conscience de la sienne, et la tentation est peu résistible de retourner contre le dominateur les armes offertes par le pédagogue

Comment un professeur tourangeau, s’il est natif du royaume du Sine, pourrait-il éviter d’évoquer cette cause à son prétoire personnel ?

De l’accusation, vous retenez des preuves impitoyables mais dont l’enrobement poétique estompe la visibilité.

Deux cents millions de morts, c’est l’abstraction de la tragédie antique. Dix millions de déportés dans les maladreries des navires, voilà qui parle davantage, mais de si loin.

Et quand, évoquant les enfants traqués et opprimés de l’Afrique, vous lancez l’apostrophe : « Vous en avez fait les mains noires de ceux dont les mains étaient blanches », l’image est si belle que la vindicte s’en trouve exorcisée.

L’Europe blanche est une grande coupable : vous la condamnez à recevoir la miséricorde. Le cas de la France se distingue. Elle a partagé tous les péchés, elle est coauteur des crimes, mais, selon la règle du Sanhédrin, vous devez aussi assumer la défense et, au cœur de la défense, vous trouvez l’apologie.

Car la France est aussi son autre personne.

L’autre personne de la France, c’est le peuple qui a proclamé l’abolition de l’esclavage. C’est le peuple de feu qui a écrit la fraternité sur la première page de ses monuments. La France a ouvert votre cœur à la connaissance du monde : avec elle, les mains blanches ne sont pas venues les mains vides.

Vous avez arraché de votre cœur le serpent de la haine. Vous demandez seulement qu’on arrache des murs l’offense du « rire Banania ».

« Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père » : ainsi monte au ciel votre prière de paix, pour grandes orgues, dédiée à Claude et à Georges Pompidou, vos amis d’alors et de toujours, vos compagnons d’âme.

Mais, du sein de l’Europe et depuis le territoire de l’une de ces nations blanches, surgit la plus formidable vague d’infamie que l’histoire ait jamais connue.

Vous voici fantassin, puis au stalag « soldat humilié que l’on nourrit de gros mil », mais qui s’adonne à la lecture de Platon, à la fois en grec et dans la traduction anglaise. Au stalag où vous écrivez : « Les charniers me semblaient moins effroyables que les haines. »

De la haine de l’Allemagne, vous dites que vous avez été immunisé par Frobenius.

Et, en effet, Frobenius vous a fait appréhender l’ethnotype allemand et cette disposition émotionnelle qui le rapproche de l’Africain. Vous savez que ce « don de saisissement » dont procèdent les aspects romantiques de sa nature peut aussi exposer l’Allemand à se laisser absorber par l’organisation et aliéner par la discipline.

Mais ce n’est point par Frobenius, davantage par Goethe, ni par cette escouade de poètes que vous aimez, que vous êtes immunisé de la haine. C’est par votre nature. Plus précisément, par la conscience que vous avez prise de cette nature retrouvée par vous dans sa profondeur. Vous êtes immunisé de la haine par la négritude.

La négritude qui est une clef de compréhension, donc de conciliation : de coexistence pacifique, prête à se transposer en coexistence créatrice (rendons à César la monnaie de Maurice Druon).

Le terme de négritude imaginé par Aimé Césaire – vous auriez sans doute préféré dire négrité (comme on dit latinité et grécité) – comporte plusieurs nuances de significations : c’est d’abord l’ensemble des valeurs du monde noir, plus exactement du monde négro-africain. Cet ensemble de valeurs, une fois assemblé et structuré constitue un modèle culturel que vous pouvez proposer comme un modèle d’humanisme susceptible d ’être accepté par tous.

Dès lors, la négritude s’amplifie et se magnifie au point de devenir dans votre regard l’Humanisme du vingtième siècle.

C’est à ce point que l’équivoque menace.

Comment, vous Africains, hier encore à peine ou point civilisés, avez-vous l’arrogance de nous imposer, à nous les Blancs et à tous les autres, votre modèle africain ? Que dirait le Père Lalouse, je vous le demande ?

Faut-il s’exclamer ou s’esclaffer ? Ni l’un ni l’autre.

« Je ne vous impose pas un modèle, précisez-vous, je vous le propose. C’est une offrande. Ce modèle n’est pas – ou n’est pas seulement – le mien, c’est aussi le vôtre. Vous l’avez égaré. Je l’ai retrouvé. Je vous le rapporte. Nous aurons le même.

– Et où donc l’avez-vous retrouvé, je vous prie ?

Oh ! c’est très simple. En remontant très loin dans le temps, vers la préhistoire, je pense. Nous avions un fonds commun dans ce temps-là.

Et comment se fait-il que ce soit vous, monsieur Senghor, qui soyez allé le retrouver, ce modèle dans la préhistoire ?

Eh bien ? Parce que cela m’est plus commode. Je suis plus près. Les choses se passaient chez moi. Je ne l’ai pas inventé, les savants vous l’expliqueront. Le Père Teilhard de Chardin en était convaincu.

Est-ce très ancien ?

A peu près cinq millions cinq cent mille années. C’est court si l’on considère les vingt milliards pour le grand bang et dit-on, les cinq milliards pour le système solaire.

C’est plus long si l’on prend, comme mesure l’immortalité académique ».

Qu oi qu’il en soit de la préhistoire, l’épreuve coloniale a induit -le Négro- Africain à revendiquer, non pas, comme son vis-à-vis, la supériorité, mais l’égalité. Ce qui fait que le Blanc pourra aussi bien dire qu’il s’agit de son humanisme à lui, puisque l’égalité c’est la supériorité de chacun.

Voilà pourquoi nous ne saurions imputer à la négritude ni le complexe d’infériorité ni le complexe de supériorité car justement son modèle implique le rejet des complexes. Pour autant, on ne saurait le qualifier de simpliste. Il est complexe.

L’inventeur de la négritude est un poète. La négritude sera d’abord poésie. EIle aurait pu être simple juxtaposition, tolérance entre les prosodies distinctes, échanges de bonne compagnie.

Vous êtes allé au-delà du nécessaire pour atteindre l’exemplaire.

Vous avez réalisé une symbiose, un métissage.

Entre la prosodie française structurée par la succession syllabique, vouée à la catharsis de la signification, exposée à la faiblesse de la densité émotionnelle et à l’atonie auditive.

Et la métrique africaine tramée par l’alternance et la succession des accents, attentive à la musicalité interne de la syllabe sonore et de ses jeux, appliquée à produire un effet de signifiance globale ; exposée, en revanche, à la fluidité de l’intelligible, à l’ambiguïté du message.

Gradus ad Parnassum : la réussite de cette convergence dans la prosodie se prolonge en spirale vers d’autres synthèses, vers les thèmes, les genres et les sujets.

Si la fresque politique est un chant passionné, le poème d’amour révèle votre sensibilité cosmique et trouve son hypostase dans votre vision du monde.

Ainsi, dans la suite intitulée Que m’accompagnent koras et balafons, où l’hymne à la nuit africaine s’adresse aussi bien à la beauté de la femme et brasse tous les thèmes de votre métaphysique.

Nuit d’Afrique, ma nuit noire mystique et claire noire et brillante

O ma lionne, ma beauté noire, ma nuit noire, ma noire nue.

Mais c’est aussi la nuit qui « fond vos contradictions dans l’unité première de la négritude ».

De même, dans Chaka, le symbole s’enchaîne au lyrisme d’un seul mouvement :

Que de cette nuit blonde, ô ma nuit, ô ma noire, ma Nolivé

Que du tam-tam surgisse le soleil du monde nouveau.

Œuvre accomplie n’est pas fin en soi. La vôtre est à la fois un progrès, un témoignage, un acquis pour la civilisation de l’universel.

Vous êtes de ceux qui pensent que les poètes, parce qu’ils sont des visionnaires, sont qualifiés pour conduire le destin des peuples dans les périodes de mutation, quand le mouvement de l’Histoire est si rapide qu’on ne peut l’accompagner qu’en le précédant.

Avant la guerre, vous vous êtes inscrit au Parti socialiste SFIO [1]. Vous avez contresigné la candidature de Lamine Guèye à Dakar.

En, 1945, l’année où vous publiez les Hosties noires et un recueil de chants sérères, vous devenez député du Sénégal comme colistier de Lamine Guèye et vous vous inscrivez au groupe parlementaire socialiste.

Mais vous n’êtes pas marxiste, vous ne le serez jamais, vous ne pouvez pas l’être.

Vous disposez avec la négritude d’un système de pensée qui vous dispense de subir l’environnement d’un autre, lequel, de surcroît, est contraire à celui que vous avez élaboré.

Le marxisme – qui s’est qualifié (à tort) de socialisme scientifique – et la négritude – qui est un humanisme d’inspiration négro-africaine – sont pour l’essentiel, incompatibles.

La négritude est une pensée concordataire et, si vous me permettez l’audace de cette affirmation, proudhonienne.

Avec la minutie du grammairien, vous avez épuisé les bibliographies et approfondi les thématiques. Vous parvenez à la constatation décisive que le marxisme n’est pas un bloc d’un seul tenant. Puisqu’il faut conclure, dites-vous, notre conclusion sera que le marxisme ne conclut pas.

Dès lors, vous acceptez volontiers du marxisme ce que vous y trouvez de bon, et notamment l’ouverture à une méthode, une voie. L’essentiel de cette méthode est la dialectique. Vous la faites remonter en amont de Hegel et de Pascal jusqu’à Aristote.

Mais il faut être équitable, l’apport des fondateurs du marxisme, et plus particulièrement de Friedrich Engels est substantiel.

Il faut prendre une approche pour une approche.

Le dogme n’est plus une approche. Il n’est pas une progression de la dialectique : il est son refus, il est le seul contraire qu’elle ne puisse pas traiter puisqu’elle est le contraire d’elle.

L’esprit dialectique reconnaît, par essence, la position de l’Autre. L’esprit dogmatique détruit par naissance l’autre position.

Une remarque d’Engels vous donne la clef. Il évoque à propos de son partenaire ce qu’il appelle les siennes lubies subjectives. Le dogme est produit par la subjectivité parce que l’objectivité le réfute. Le dogme est l’antiscience.

Après la guerre, après la parution de l’Echelle humaine, beaucoup de personnes pensent que le socialisme français va s’écarter, sinon de tout marxisme, du moins de sa partie dogmatique. Ce n’est cependant pas le cas. Léon Blum, lui-même, tout en éliminant les formes philosophiques et dialectiques du matérialisme, le retient dans sa partie historique. Telle est la doctrine consacrée par le congrès de 1948. Mais vous n’êtes plus là pour admirer ce déterminisme coupé de sa philosophie et que l’on imagine comme ce saint qui portait sa tête sous le bras.

Depuis le mois d’octobre, vous avez quitté le Parti socialiste pour repenser, dites-vous, le socialisme. Et aussi pour fonder le Bloc démocratique sénégalais.

Vos collègues du Rassemblement démocratique africain vous appellent à les joindre et vous seriez à l’aise auprès d’eux, mais ils sont apparentés, quoique pour des raisons purement tactiques, au Parti communiste et vous ne pouvez que leur répondre en style pontifical : non possumus.

Vous créez donc votre propre formation. Les augures de l’administration, qui vit en symbiose avec le parti orthodoxe, se gaussent de votre extravagance et pronostiquent votre culbute. . .

Mais le peuple de la brousse répond à l’appel de son enfant prodige qui, bardé de diplômes et parvenu à la maîtrise de tous les vocabulaires, est le seul à lui parler le seul langage que ce peuple comprend.

A la couleur rouge, qui demeure celle de vos anciens compagnons, couleur du culte révolutionnaire figé dans l’immobilisme de ses desservants incrédules, vous opposez la couleur verte, fond chromatique du royaume d’enfance, symbole chlorophyllien du renouveau et du rayonnement de la vie.

Aux élections de 1951, vous gagnez de haute main les deux sièges.

On peut emporter Lamine Guèye dans son linceul de pourpre. C’est vous qui le ressusciterez.

Le Parti socialiste, stupéfait de la déconfiture de son grand feudataire africain, lance contre vous l’excommunication majeure : Pinterdidio aquœ et ignis.

Alors que vous êtes le type du ministrable, vous voici le paria de la ministérialité.

Il ne paraît possible à aucun chef de gouvernement de vous accueillir, quelle que soit la majorité qui le soutienne, car un tel choix est publiquement considéré comme provocation antisocialiste [2]. Et il existe un code de ménagement entre les quartiers généraux parlementaires.

Vous devrez donc attendre le deuxième anniversaire de votre entrée à l’Assemblée pour devenir Secrétaire d’Etat.

Le gouvernement qui se forme à la veille de la conférence de Bandoung ne va pas commettre la folie de ne pas faire appel à vous. Vous qui incarnez la dialectique des ethnies et le métissage des cultures, vous qui figurez à la fois le passage et l’annonce du dominat au contrat, qui êtes simultanément, l’élu d’un peuple africain, à l’Assemblée nationale française et l’auteur du message magnifié par le poème, l’enfant blanc et l’enfant noir qui se tiennent par la main [L’ordre de présentation est alphabétique]] : Enfants de la France confédérée.

Un coup de téléphone à deux heures du matin, le constat rapide d’une concordance des sensibilités et d’une totale identité de vues ; une collaboration décisive se noue ; une longue amitié commence.

Vos compétences d’attribution comprennent la recherche scientifique et le Haut Comité de la jeunesse. Vous êtes exemplairement adapté à ces tâches. Qui mieux qu’un poète peut comprendre la jeunesse ?

Et quant aux sciences, si vous êtes un professionnel dans vos propres disciplines, linguistique, ethnologie, sociologie, dites sciences humaines, vous êtes tout aussi compétent, tout aussi informé tout aussi passionné à l’égard des sciences dites exactes, étant observé que la ligne de démarcation traditionnellement tracée au milieu de la géographie de la connaissance n’existe que pour la commodité de l’exposition.

Vous détenez un autre mandat, un ministère sans titulaire, une mission de confiance, celle de me conseiller dans tous les problèmes concernant l’ensemble français et sa grande mutation.

Nous déplorions qu’aucune perspective d’ensemble n’eût été tracée avant de passer à l’application forcée de plans qui n’existaient pas.

Dans un gouvernement de 1952, le ministre d’Etat François Mitterrand avait élaboré un schéma qui, conçu initialement pour la Tunisie,indiquait une plus vaste prospective. Mais les meilleures gestions ne sont pas nécessairementles plus durables. Celle-ci n’avait compté que quarante jours.

Vous vous mettez aussitôt au travail, qui est d’abord méditation et contacts, éclairé par les informations que vous recevez de Bandoung et de partout.

Votre rapport, préparé discrètement, est remis à la fin du mois de mai. Une devise éclate : « Choisir de ne pas choisir » Qu’est-ce à dire ? Ne professe-t-on pas l’inverse ? C’est vous qui avez raison. Le refus d’un choix est un choix, il est le choix de la diversité des possibles.

Il faut accepter l’intégration proposée par Jacques Soustelle car elle n’est pas la dépendance : elle est le contraire de la dépendance, elle est la réhabilitation. _Mais il faut aussi accepter le fédéralisme : la France et l’Algérie, chacune gardant ses institutions, seront appelées à former une République fédérale. D’autres structures, fédérales ou confédérales, surgiront : deux ou trois formules suffisent, dès lors qu’une au moins est exempte de toute rigidité. Au-delà des unités et des sous ensembles qui les engloberont, il y aura un plus vaste ensemble dans le titre duquel, selon l’exemple anglais du Commonwealth, le mot « français ne doit pas apparaître : ce sera l’« Union des Etats confédérés ».

Le modèle associatif, sous ses diverses figures, fédérale ou confédérale, est dominant dans votre pensée. Vous envisagez avec sympathie la construction européenne que nous plaçons dans la perspective de la relance de Messine. Par la symétrie de ces conceptions, vous êtes en plein accord avec Robert Schuman, de même qu’avec Pierre July pour les protectorats et avec Pierre-Henri Teitgen pour l’outre-mer.

La précipitation des événements, le blocage du conseil des ministres par la tension du processus marocain, ne permettent pas de mettre à l’ordre du jour la fresque générale. Elle est d’ailleurs conçue comme devant être l’occupation et l’œuvre de la prochaine législature.

Pour prendre date, observer les réactions et préparer le terrain, nous décidons de publier le rapport, non pas comme texte gouvernemental mais comme une étude signée de vous : Il paraît dans la revue la Nef.

Malgré votre finesse et votre patience vous ne parvenez pas à comprendre le phénomène des incompréhensions irréductibles qui ici et là, bloquent les décisions, entravent les procédures, ourdissent les sabotages, à l’heure même où, en zone espagnole du Maroc, un noyau dur d’armée de libération prépare le lancement du Djihad.

Il nous advint d’évoquer un jour ce Pierre Damiani que fut jadis condamné comme hérétique pour avoir soutenu l’opinion que Dieu pouvait faire que ce qui s’était passé ne se fût jamais passé. Dans les couloirs de l’Assemblée nationale, voire de l’hémicycle, que de damianistes qui s’ignorent et qui, de surcroît, se prennent pour Dieu ! Car leur objectif n’est autre que d’annuler tout un pan d’histoire qui les dérange.

L’onction ministérielle ne vous dissuade pas de vous joindre à l’équipe chaleureuse de mes collaborateurs qu’en fin d’après-midi ou même plus tard dans la soirée, je vois surgir du poste de commandement de Madeleine Simon : Jacques Duhamel, Valéry Giscard d’Estaing, Robert Blot, l’ambassadeur Bérard et les trois Pierre, Dehaye, Jeambrun et Sudreau.

Vous êtes près de moi, ou tout proche, pendant ces longues heures où l’on donne des ordres et où l’on attend de savoir s’ils sont exécutés, où l’on éprouve l’angoisse de se demander, si l’on parviendra à désamorcer à la date limite le dispositif prévu pour l’embrasement général dont doit sortir, selon ses instigateurs, le Maghreb unifié révolutionnaire. Enfin, le 1er octobre est neutralisé alors qu’il a déjà pris sa course. _Vous voici, vous, enfant du royaume du Sine, séminariste du Père Lalouse, au banc de l’Assemblée pendant le débat qui s’ouvre dans le tumulte des passions et dont la guerre et la paix dépendent. Tout le monde pronostique la chute du gouvernement, sauf vous et moi. On dit ’qu’un discours ne peut changer une opinion. La question n’est pas là : elle est de savoir si quatre cent quarante personnes qui partagent la même opinion vont consentir à émettre le même vote.

La majorité d’idée pourrait être : la coutume. Elle est le miracle. Il survient. Quand une guerre est conjurée, on pense que c’est pour toujours ; quand un gouvernement est sauvé, on pense que c’est pour huit jours. Celui-ci passe encore, mais de moins haut, l’obstacle algérien.

Ce n’est pas tout de gagner le débat : il faut surmonter le combat, il faut réconcilier il faut construire.

C’est encore votre conseil que l’on recueille, comme un des plus importants, au moment de prononcer la dissolution de l’Assemblée nationale. Vous vous montrez affirmatif et résolu. Pour ouvrir avec l’Algérie le dialogue qui ne peut être différé jusqu’au milieu de l’année prochaine, il faut que se forme très vite une nouvelle Assemblée, dégagée de la psychose pré-électoraliste, ouverte aux majorités d’idée et qui dispose de l’autorité et du temps. Il faut susciter un choc en Algérie, tenir la conférence qui est prévue pour le mois de janvier avec des hommes parmi lesquels il existe au moins, un Senghor et, excusez-moi, peut-être plusieurs, issus de l’autre zone de l’africanité. Nos interlocuteurs attendent. Ils attendent le sursaut de l’innovation institutionnelle.

En combinant l’intégration et l’égalité de droit avec la République fédérale programmée à brève échéance, et dans la perspective de l’union, tout est possible : plus exactement, cela est possible qui est le seul possible. « Il est toujours encore temps ? » Il n’est que temps.

Alors, dissoudre.

Décision qui soulève tumulte, fureur, contestation juridique et grandiloquence républicaine.

Ce n’est pourtant pas franchir le Rubicon, remarquez-vous que d’appliquer expressément un article constitutionnel.

Me voici même caricaturé en Maréchal, en souvenir de 1876.

« Je puis vous rassurer, me dites-vous. Personne ne songera à vous prendre pour MacMahon. »

Je réponds : « Vous non plus ».

« Présent, ô Guelowar ! » Seul le général de Gaulle pouvait encore sauver la grande perspective.

Il le souhaite, il s’y efforce, il vous consulte et vous l’aidez de toute votre âme. La Communauté dont le Sénat nous réunira au palais du Luxembourg pour la première session, la seule, révèle sa parenté avec l’Union des Etats confédérés. Cependant, vous ne parvenez pas à faire passer le thème majeur, à savoir que l’on ne peut marchander l’indépendance et que la structure de l’association doit être pluraliste.

Il faut bien dire que les circonstances ne sont pas propices : la guerre d’Algérie prolonge ses combats et projette ses métastases. .

Non sans crise de conscience, vous vous résolvez à voter « oui » au référendum. Mais la construction marquée de fragilité par sa rigidité ne sera pas valable.

A défaut du grand ensemble français, vous vous efforcez de sauvegarder un ensemble fédéral de l’Afrique occidentale. N’y parvenant pas, vous vous repliez sur le thème d’une fédération à deux qui sera celle du Mali, mais ne le sera que pour une vie éphémère.

Vous gouvernez le Sénégal. Vous incarnez ses institutions comme le premier président de sa République. Vous savez qu’à un tel poste l’objectif n’est pas tant d’accomplir des miracles que d’éviter les catastrophes. Vous vous refusez aux proclamations dogmatiques et aux expérimentations désastreuses. Vous libérez la terre pour la confier aux paysans, selon l’esprit de la tradition africaine qui concorde d’ailleurs avec la pensée et la doctrine des anciens juristes français. Vous maintenez votre refus de confondre le socialisme tel que vous le concevez avec les nationalisations, qui sont un capitalisme d’Etat.

Vous n’êtes pas seulement un président politique, vous êtes un président culturel : le développement des activités artistiques, la stimulation de l’esprit créatif, sont votre affaire, et vous parvenez même à obtenir quelque succès contre tous les Pères Lalouse aux yeux desquels l’art africain n’est bon que pour la brousse.

Vous incarnez la vie du Sénégal mais vous ne cessez point d’appartenir à la vie de l’Afrique et à la vie du monde. On vous appelle, on vous consulte, on vous confie des arbitrages, vous êtes le recours de la sagesse.

De cette sagesse vous donnez une preuve exemplaire en faisant du retrait du pouvoir un acte d’autonomie de la volonté, ce qui est rare même chez les grands politiques.

Si vous recouvrez plus de liberté, c’est pour renforcer vos engagements dans les grandes causes telles que la liaison développement-désarmement et naturellement la francophonie pour laquelle vous concevez des ambitions nouvelles.

Votre œuvre poétique accompagne les temps et les contretemps de votre vie.

Vous avez illustré dans votre carrière et vous incarnez dans votre personne la double qualification dont mon maître Gabriel Le Bras avait salué un souverain pontife, celui même vers qui votre prédécesseur à ce fauteuil, notre merveilleux ami le duc de Lévis Mirepoix, inclinait sa curiosité de chercheur et à qui il vouait une de ces amitiés hors chronologie que connaissent les historiens et les poètes. Comme Boniface VIII, vous êtes, et dans le plein sens de chacun de ces termes, symphoniste et modérateur.

Elle est une, elle est sainte ! Malgré la beauté du texte, votre conception de l’humanisme ne trouve évidemment pas son expression dans la bulle Unam Sanctam.

Pas davantage ne doit-elle être confondue avec les thèmes généraux et généreux des idéalistes, utopistes et optimistes qu’expriment notamment l’unitéisme de Charles Fourier et l’universalisme d’Alphonse de Lamartine.

Le modèle que vous nous proposez trouve son originalité et sa puissance dans votre symbiose culturelle ; il intègre les récentes découvertes de la science et les nouvelles données de l’épistémologie et de la logique. L’enseignement du Père Teilhard de Chardin lui a imprimé sa marque et offert son nom.

Les Anciens disaient à propos du pouvoir impérial : Lex animata in terris.

Je voudrais reprendre cette image ; en m’adressant en vous, non pas à l’imperator mais au concepteur et en donnant au mot loi, non pas le sens de règle normative mais celui qui lui est supérieur d’une formulation de la connaissance.

Vous êtes une loi d’humanisme incarnée parmi les humains. Votre loi est celle de la gravitation vers l’universel.

Cette représentation n’est-elle pas déjà sensible dans les thèmes d’ontologie africaine que vous avez remodelés et rajeunis : les subordinations, on pourrait presque dire les ordinations, entre règnes inférieurs et forces humaines, entre l’existant et l’étant, les articulations des jeux médiateurs vers le jeu de l’être, c’est-à-dire du divin ?

Quant à l’humain, à ses sociétés, à ses groupes, à ses cellules, à ses concepts, à ses modes créatifs, à ses types culturels, à ses croyances, à la raison subjective, à la raison discursive et aux états intermédiaires, vous nous les faites saisir dans l’incessante mobilibé qu’impose la translation des contrastes aux complémentarités, des dialectiques aux synthèses, des métissages aux symbioses, progressant toujours, sans y parvenir jamais, vers un état de soudure sans confusion pour lequel je propose le nom de coalescence.

Le point culminant de votre recherche, c’est qu’elle entend globaliser avec l’espace, le temps ; unir les deux universels, trépasser, au sens étymologique du mot, la dichotomie de leurs images dans le miroir de notre imparfaite intellection.

Toi ensorcelé par hier et aujourd’hui

Contemple un autre monde en ton propre coeur

Notre temps qui n’a ni commencement ni fin

S’épanouit dans le parterre de fleurs de notre esprit

Connaître ses racines anime le vivant d’une nouvelle vie

Son être est plus splendide que l’aube

Ainsi parlait Mohamed Iqbal.

Ainsi vous plaisez-vous à rechercher vos racines, à remonter vers les sources à partir des dernières paillettes captées dans votre royaume d’enfance et dans la société communielle.

Mais ce n’est pas pour replacer en amont cet âge d’or que le comte de Saint-Simon voulait projeter dans le futur.

Ce n’est pas pour priver l’homme de son devenir pour lui faire subir l’exégèse de son cerveau informatif tout neuf, c’est pour le rétablir, le réhabiliter dans la durée, afin de réaliser, en l’inversant, la synthèse pascalienne du vieil homme et du cœur nouveau, c’est-à-dire la raison du cœur qui est permanence avec la raison du discours qui est conquête conduisant l’homme ancien et nouveau, l’homme total, à se projeter en avant de sa totalité et à se concevoir au-delà de l’infinitude. Réalisant ainsi une autre synthèse : celle du théorème de Godel et de l’équation prière-poésie posée par l’auteur, ici bien connu, de la Métaphysique des Saints.

Vous êtes chrétien et catholique. Nous savons ce dont vous êtes redevable à votre foi et vous en avez, dans votre plus belle élégie, sublimé la gratitude, mais aucune considération subjective n’entre dans l’élaboration de votre pensée.

Dès lors l’admirable de votre loi, c’est qu’elle s’adresse à tous les mouvants de toutes les croyances et même de cette sorte de croyance qui en est la recherche. Loin d’abolir les différences, elle dévoile la richesse de l’homme. Elle y voit la condition de son accomplissement dans le donner et le recevoir. Par là, vous montrez la voie à une symbiose de l’universel entre les allégeances religieuses, et notamment à une approche synectique entre le christianisme et l’islamisme, qui peut conduire à franchir de graves malentendus, à conjurer de lourds et pressants périls et à préparer une réponse aux plus hautes exigences de notre spiritualité.

Votre civilisation universelle n’est pas seulement théorème ; elle est annonce, elle est offrande à la jeunesse, à toutes les jeunesses.

Lorsque la grande menace projetée sur le monde s’affirme comme étant celle des fanatismes haineux, usurpateurs de sacerdoces et déviateurs du divin, il est incertain de ne chercher de salut qu’en s’appuyant sur le pouvoir temporel au service du droit quotidien. Mais quelle forme d’exorcisme pourrait surgir de la mobilisation des sciences et des consciences autour des valeurs humaines contenues dans l’enseignement des Livres fondamentaux !

Comme dans le chant Amébée que compose avec votre œuvre le message du poète asiatique, fondateur d’Etat comme vous, apôtre islamique de l’universel :

Apparais, ô cavalier du destin,

Apparas, ô lumière de l’obscur royaume du changement.

Apaise le tumulte des nations,

Enchante nos oreilles avec la musique

Lève-toi et accorde la harpe de fraternité !

Cette apostrophe n’a-t-elle pas trouvé son destinataire ?

Je dirai ton nom, Senghor.

[1] Section française de l’internationale ouvrière.

[2] L’Année politique, mars 1955

-UNE RELECTURE CONTEMPORAINE DE L’OEUVRE DU DUC DE LEVIS DE MIREPOIX