Art

HOMMAGE A IBA NDIAYE

Ethiopiques n°83.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2009

Notre contribution à cet hommage à Iba NDIAYE comporte trois textes indépendants :

– Iba Ndiaye, Entre africanité et universalité,

– L’expérience pédagogique de Iba Ndiaye,

– Entretien avec Papa Mballo Kebe.

Le premier texte introduit à l’œuvre plastique de Iba Ndiaye, le second examine un aspect de l’œuvre peu connu et le troisième constitue un témoignage-hommage d’un de ses disciples, le plus proche.

  1. IBA NDIAYE, ENTRE AFRICANITE ET UNIVERSALITE

La démarche plastique le hisse vers l’universalité, comme c’est la technique plastique maîtrisée qu’il parvient à exprimer son africanité. Iba NDiaye comprend très tôt que peindre suppose avant tout l’apprentissage du métier et la maîtrise de ses techniques, mais la fréquentation des musées, qu’il considère comme les dictionnaires du langage plastique. Aussi de nombreuses années durant (1948-1959), il se forme à Montpellier et à paris, et en même temps qu’il voyage fréquemment en Europe, visitant les musées y dialoguant avec les civilisations et les peintres du passé (Vélasquez, Goya, Rembrandt, Le Lorrain, Poussain, Rubens, Lebrun, Cézanne), mais aussi Picasso, Matisse, etc. Cependant l’art occidental n’est pas le seul objet de ses recherches, il y étudie aussi l’art de l’Extrême-Orient et du Moyen-Orient, ainsi la culture africaine. Ce qui lui importe alors, ce n’est pas seulement l’observation de ces maîtres et l’enregistrement numérique de leurs créations, mais surtout l’analyse graphique de leurs œuvres et de leurs formes. D’où ses nombreux carnets de dessins et de croquis. Dans un entretien avec Marianne Thaure, Iba NDiaye avoue avoir appris les techniques de peinture par l’observation et l’analyse des œuvres qu’il étudiait dans les musées [2].

Sa formation achevée, l’artiste tente d’affirmer son identité africaine par la maîtrise d’une technique extra-africaine, en même temps qu’il engage sa création dans un projet culturel qui, est d’atteindre à l’universalité, qui chez lui, correspond à la modernité, ou plutôt à l’esprit de modernité, patrimoine universel. Son insistance à maîtrise les techniques, répétée plusieurs fois, procède de la conscience qu’il a de la grande responsabilité des peintres africains contemporains ; il écrit [3] :

 

A l’attention notamment de mes jeunes confrères, je me permettrai ces quelques conseils : prenez à ceux qui exigent de vous d’être africains avant d’être peintres ou sculpteurs, à ceux qui, au nom d’une authenticité qui reste à définir, continuent à vouloir vous conserver dans un jardin exotique (…rendre crédible notre métier aux yeux de nos contemporains, comme à ceux des hommes de tous les continents (…), en nous rendant maîtres des techniques qui seules nous permettent de dépasser le stade de l’imagerie enfantine, de nous renouveler et de nous donner l’audace d’aborder les thèmes iconographiques de l’Afrique contemporaine, « continent éclaté », plus que jamais victime, mais dont les artistes doivent contribuer à donner l’image future d’un continent qui, libéré des contrats léonins, élaborera une nouvelle africanité (…).

Mon insistance à parler du métier s’explique aisément par mes problèmes quotidiens de praticiens laborieux et mes opinions personnelles en faveur d’un travail sérieux sans concession à la facilité décorative

Au point de vue technique, Iba NDiaye est d’abord dessinateur, puis coloriste. Dans ses huiles et ses lavis comme dans ses études, le dessin reste toujours sous-jacent, même s’il parait n’avoir jamais existé. Le dessin a d’abord été, pendant les visites des musées et des galeries, le moyen de s’approprier et d’assimiler l’art européen et tous les arts qui lui étaient donné d’observer en Europe ; puis il devient dans sa pratique, son moyen d’expression privilégié ; car pour l’artiste, le dessin est à la base de tout art. C’est également le dessin qui lui permet d’accéder à la sculpture africaine, dont les formes des objets étaient reproduites dans ses carnets lors des visites des musées ethnologiques (cf. Tête d’autel, bronze du Bénin, 1986 ; Statuette du Sepik, Nouvelle Guinée, 1986 ; Masque, 1988 ; etc.).

Grâce au dessin l’artiste ainsi, de part en part, l’œuvre, quels que soient les thèmes ou les séries, les époques ou les lieux. Son œuvre comporte en effet de nombreux dessin, qui jalonnent tout son parcours, qu’il s’agisse des études ou des portraits ; il a toujours dessiné depuis le début (cf. Grand nu au Ruban, 1960, mine de plomb sur papier) jusque vers la fin (cf. Portrait de Signare sur fond bleu, 2004 ; Portrait de Miles Davis, 2000).

L’œuvre plastique de Iba NDiaye est une série de « suites mathématiques » ; mais dans cette œuvre, selon Raoul- Jean Moulin [4],

Le thème ne constitue pas un champ clos. Il ne recouvre pas non plus une période déterminée, comportant plusieurs phases d’évolution et débouchant sur d’autres thèmes qui se poursuivent au plus profond de la peinture, et qui se perdent, pour surgir à nouveau, souvent par surprise, multipliant entre eux les emprunts et les échanges formels, renouvelant sans cesse leur espace d’apparition…

Plusieurs thèmes et séries peuvent ainsi être repérés dans cette œuvre :

– Les portraits (1962, 1979,1980-1984, 1986-1987, 1992,1995, 2000, 2004)

– Les Femmes au marché (1962, 1966,1979),

– Tabaski (1963, 1970, 1980, 2000, 2001)

– Le Jazz (1966-1969, 1980-1986, 1999, 2000, 2001)

– Paysages (1960, 1974-1977, 1981-1984, 1989-1993, 2000-2001)

– Cris-Pleurs (1981, 1987,1996)

A travers ces thèmes et ces peintures, l’artiste relie l’Afrique et l’Europe, mais pour mener son double combat ; à l’une et à l’autre, il emprunte le répertoire des formes ; à l’une le thématique et à l’autre la technique. Cultures comparées, mais cultures dialoguant afin que l’artiste s’élève à l’universalité.

La peinture est pour l’artiste, un moyen de combat, une façon d’exprimer sa conception du monde. Son premier combat contre l’esclavage et l’oppression, utilisant la technique occidentale, consiste à affirmer et à exprimer son africanité. Pour cela, il se sert de sa mémoire. Car peindre, dit l’artiste, est se souvenir. C’est pourquoi est présente dans son œuvre sous forme de mémoire : il peint en effet en se souvenant.

Ainsi, des œuvres comme : Scène de marché à Dakar (1962), Tabaski (1963), La Ronde à qui le tour ? (1970, Les Femmes à la Fontaine (1979), Crépuscule (1983), Savane en hivernage (1989), Les Deux Baobabs (2000-2001), Sahel (2001), Tempête de sable (2001), etc. sont pleines de souvenirs de son enfance et de ses voyages. D’autres œuvres, comme : le Droit à la parole (1976), La Femme qui crie (1981-1986), Juan De Pareja menacé par des chiens (1985-1986) et Le Cri (1987), qui traitent de l’oppression, du racisme et de l’apartheid sont également empreintes de souvenirs de l’Afrique.

Vivant en Europe depuis plusieurs décennies, l’artiste continue de tirer sa substance de l’Afrique. Mais son art et son œuvre ne sont pas exclusivement passéistes et nostalgiques ; car il s’agit de réinventer l’Afrique. Sa peinture n’est pas technique, puisque qu’il rejette toute idée d’art de terroir, de même qu’il rejette le folklore et l’exotique, les sous produits artistiques pour touristes et le « primitivisme de bon aloi » attendu par les artistes africains. C’est pourquoi aussi, dans aucun de ses thèmes et dans aucune de ses séries, l’artiste ne verse dans l’anecdotique et dans le descriptif, précisément parce qu’il est maître de son art.

Et grâce à la maîtrise technique, son langage plastique lui permet de s’adresser à tous les peuples du monde. « Je m’exprime, dit-il, avec un langage universel et je voudrais que ce langage soit compris par tout le monde ». C’est pourquoi, crayons et carnets en mains, il interroge tous les musées du monde, analysant graphiquement Rembrandt et Goya, Vélasquez et Rubens, les masques de l’art africain traditionnel (Ibo, Dan, Wé etc.) et les eskimo, l’art égyptien et le baroque, etc.

Le thème du jazz est également présent dans son art et traverse toute son œuvre depuis le début, jusqu’à la fin. Il a effet beaucoup peint le jazz, à travers les musiciens (flûtistes, saxophonistes, trompettistes), les chanteuses et les instruments (saxophones, trompettes, etc.) mais dans Musiciens (1969), Jazz à Manhattan (1984), Duo (1986), Chanteuse de Jazz (1986), Chanteuse, trompette et saxo (2001), Portrait de Miles Davis (2000) etc. aucune connotation particulière et aucune trace ou marque éthique, locale ou autre. De l’art, simplement.

Par de telles œuvres fortes, Iba a révélé que par la technique picturale maîtrisée et appropriée, l’artiste pouvait accéder à l’universalité, sans rejeter son identité, qu’il n’a pas besoin d’afficher et de clamer de tout le temps. Du reste, il l’a souvent répété, son identité et son africanité, il n’a nul besoin de les proclamer et de les revendiquer ; elles sont en lui ; elles seront en lui.

C’est pourquoi, à travers son art et son œuvre, Iba n’est plus seulement un « africain peintre », mais également une pensée qui, enrichie des valeurs de l’Occident, du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient, l’Amérique et de l’expérience des Noirs américains, porte son analyse sur tous ces univers et ces valeurs et sur sa condition de « métis de l’homme des mondes.

REFERENCES

CATALOGUE, Iba Ndiaye, International Art Office, 1979, non paginé.

CATALOGUE, Iba Ndiaye, Huiles, lavis, dessins, Villes de Saintes, 1986, 22 pages.

– Arts et Cultures d’Afrique noire, Maison de la Culture André Malraux, Reims, 1978.

– Iba Ndiaye, SEPIA-NEAS, 1994, 77 pages, sans nom d’auteur.

– Iba Ndiaye, l’œuvre de modernité, Dakar, 2008, 97 pages, sans nom d’auteur.

  1. L’EXPERIENCE PEDAGOGIQUE

Dans l’œuvre de Iba Ndiaye et dans les présentations de l’artiste, il n’a pas été pris en compte suffisamment sa pratique enseignante, pendant presque une décennie, à l’école des arts du Sénégal. Or, cette expérience mérite d’être examinée et méditée, pour diverses raisons. D’abord la période. Ensuite l’esprit dans lequel Iba Ndiaye a exercé sa nouvelle fonction tout au début de l’indépendance. Enfin le type de pédagogie instituée et pratiquée et ses exigences.

D’abord la période, 1959-1960/1970. C’était l’aube de l’indépendance du pays. Aucune tradition dans le domaine des arts plastiques modernes dans le pays. Donc aucune expérience sur laquelle s’appuyer. Il lui fallait tout imaginer, tout concevoir et tout créer. Lui-même était arrivé sans véritablement d’expérience antérieure, étant jeune recrue, même s’il avait exercé auparavant, pendant quelque temps, la fonction de massier, à l’Académie de la Grande Chaumière à Paris.

Iba est, dans ce domaine, un pionnier. Premier Sénégalais, formé en Occident aux techniques modernes de peinture et de sculpture et affecté à l’Ecole des Arts en 1959, il y crée la première section arts plastiques et y initie la formation en peinture.

La première particularité dans l’expérience de Iba, c’est qu’en même temps que les élèves régulièrement inscrits après avoir été admis aux concours d’entrée, il accueillait dans sa section arts plastiques, pendant toute la durée de sa présence, des élèves non officiels, des auditeurs libres. Généralement, ceux-ci étaient de jeunes Sénégalais de Dakar, qu’il avait rencontrés ou qui lui avaient été amenés et dont il avait découvert le talent artistique, ayant ou non fréquenté l’école moderne ; certains n’étaient pas allés trop loin dans les études primaires. Il les introduisait dans sa section où il assurait leur formation en peinture.

Au cours de nos nombreuses enquêtes (juillet-décembre 2008), nous avons personnellement rencontré beaucoup de ces auditeurs libres de Iba Ndiaye, qui rendent hommage aujourd’hui à leur maître, sans lequel, reconnaissent-ils, ils ne seraient pas devenus artistes. Certains parmi eux témoignent avoir abandonné leur formation et quitté l’école des arts après le départ de Iba (cf. Khalifa Guèye, Ansoumana Diédhiou, Oumar Katta Diallo, etc.).

Bien entendu, pendant leur séjour à l’école, ces auditeurs libres ne pouvaient pas suivre les enseignements théoriques dispensés, comme l’histoire de l’art ; de sorte que lorsque ces disciplines étaient enseignées, ils restaient dans les ateliers où ils continuaient leurs pratiques et exercices.

Ils sont tous unanimes à saluer les qualités reconnues de ce grand maître, en matière de pédagogie : ses principes et ses exigences, sa rigueur et son intransigeance, etc., qu’il pratiquait déjà dès les premières années et qu’il formalisera plus tard.

Très tôt, à l’Ecole des Arts, Iba Ndiaye s’est fait une réputation de praticien laborieux et rigoureux, qui refuse toute concession à la facilité et rejette tout folklorisme ; ses options personnelles l’orientaient constamment vers un travail sérieux et, dans le cadre de la formation artistique des jeunes Sénégalais, son ambition a toujours été de former des techniciens de peinture, maîtrisant parfaitement les secrets de leur métier.

Sur la base de ces principes et de cette pédagogie, Iba Ndiaye a développé pendant toutes ces années de présence à l’Ecole des Arts des enseignements dont l’objectif prioritaire était la maîtrise des techniques de peinture, tout en ne négligeant pas les autres aspects de la formation, notamment les aspects théoriques, dont l’histoire de l’art ; de manière à former et à forger des professionnels avertis.

Cette intransigeance du maître dans ses options et dans ses exigences sans équivoque en matière de formation artistique était aux antipodes des options et exigences qui présidaient dans l’autre section de recherches plastiques nègres qui, elle, paraissait bénéficier des faveurs et attentions de Senghor, sans doute parce qu’y étaient privilégiés le spontanéisme et la liberté d’initiative.

En effet, la section recherches plastiques nègres était réputée avoir instauré très tôt une pédagogie de la liberté et de la non-directivité ; les élèves et étudiants y effectuaient librement des recherches plastiques, en innovant, en improvisant et en créant librement, selon leurs inspirations et aspirations, conformément à leurs inclinations ; le maître n’enseigne pas en vérité et n’impose rien ; tout ce qu’il exige, c’est de ne pas copier et de ne pas faire de la figuration ; la composition libre était privilégiée .

Cette conception de l’initiation artistique et cette pédagogie coïncidaient bien évidemment avec les vues et théories de Senghor, qui soutenait, avec forte conviction, que l’art nègre traditionnel, c’est-à-dire l’art authentique de l’Afrique noire, n’était pas imitatif et ne recopiait pas le réel ; tandis que Pierre Lods, lui, affirmait que dans une population noire où tout le monde est artiste, il n’y avait nul besoin d’encadrement et encore moins d’encadreur (cf. sa communication au Congrès des écrivains et artistes noirs de Rome de 1959).

Ainsi, ne partageant pas les vues et théories de Senghor sur la créativité du Noir, sur le spontanéisme dans la création artistique et sur le projet de Senghor de créer une Ecole de Dakar, illustration de la Négritude, Iba Ndiaye a sans doute éprouvé un sentiment d’isolement, d’autant que, pendant ces nombreuses années de présence à l’Ecole, son combat n’est pas reconnu, ni ses idées en matière de formation partagées. C’est ce qui, probablement, l’aurait contraint à l’exil en 1967, écourtant ainsi une belle carrière en perspective.

Malgré cet échec apparent, l’influence de Iba Ndiaye au sein de l’Ecole des Arts et dans le monde des arts plastiques sénégalais n’a pas été négligeable ; d’abord parce qu’il a incarné un autre modèle, non laxiste, ou plutôt, non libertaire, de formation artistique ; puis, par une influence réelle exercée sur de nombreuses cohortes d’élèves, dont la maîtrise des techniques de peinture est indéniable, et dont certains sont encore en activité ; parmi eux, Silmon Faye, Abdoulaye Ndiaye Thiossane, Oumar Katta Diallo, Mamadou Wade, Mballo Kébé, Khalifa Guèye, Mamadou Gaye, Boubacar Goudiaby, Ansoumana Diédhiou, etc.

Cette maîtrise technique, dont faisaient preuve la plupart – pour ne pas dire tous les anciens élèves de Iba est à l’origine de leur assurance et sans nul doute de leur longue carrière, puisqu’ils sont toujours là, toujours actifs et créateurs. Ainsi, quand vers 1968, un formateur de l’école des arts, André Seck, s’est inquiété de ce que Khalifa Guèye n’avait obtenu ni attestation ni diplôme à l’issue de sa formation et qu’il a tenté, en vain, de l’aider, Khalifa s’est consolé en affirmant que « son diplôme, c’est son pinceau ». De même son condisciple, Ansoumana Diédhiou, interrompant sa formation artistique en 1967 dès le départ de Iba Ndiaye, affichait lui également la même assurance en réussissant à se faire recruter par les Manufactures sénégalaises des Arts décoratifs, où il entame une brillante carrière, en y devenant (1968-1981) l’artiste-cartonnier sénégalais le plus « tissé », c’est-à-dire dont les maquettes tissées sont les plus nombreuses (30, selon son ami et condisciple Boubacar Goudiaby).

Aujourd’hui encore, l’une des figures les plus célèbres parmi les anciens élèves de Iba Ndiaye est Souleymane Keïta, créateur hors pair et de stature internationale.

Plus tard, Iba Ndiaye apportera sur ces questions essentielles des éclairages personnels dans deux textes majeurs, de la même période, mais plus de dix ans après avoir quitté l’Ecole des Arts :

– « A propos des Arts plastiques dans l’Afrique d’aujourd’hui, quelques réflexions d’un peintre du Sénégal » (février 1978, publication de la Maison de la Culture André Malraux de Reims) ;

– « A propos de l’Art africain contemporain : les Ecoles de Poto-Poto et de Dakar » (Balafon).

Dans le premier texte, se prévalant d’une longue expérience professionnelle de trente ans, dont dix consacrés à l’enseignement à l’Ecole des Arts de Dakar, Iba Ndiaye s’autorise quelques conseils en direction de ses jeunes confrères africains. Mais c’est également parce qu’il est convaincu avoir réussi à maîtriser une technique et est en possession d’outils qu’il a choisis lui-même pour s’exprimer.

La grande responsabilité de tous les artistes africains, pense-t-il, est de rendre crédible leur métier, en se rendant « maîtres des techniques, qui seules nous permettent de dépasser le stade de l’imagerie enfantine, de nous renouveler et nous donner l’audace d’aborder les thèmes iconographiques de l’Afrique contemporaine ».

Maîtriser les techniques du métier ! Toutes les techniques ! D’où qu’elles viennent ! d’Occident ou d’Orient ! C’est pourquoi, Iba ne voit pas l’authenticité africaine dans le repli sur soi, dans l’utilisation exclusive des techniques traditionnelle.

Un travail sérieux sans concession à la facilité décorative requiert une maîtrise parfaite des techniques du métier ; d’où le crédo de Iba : « Mon insistance à parler du métier s’explique aisément par mes problèmes quotidiens de praticien laborieux, et mes options personnelles en faveur d’un travail sérieux sans concession à la facilité décorative ». Dans le second texte, après avoir relaté les étapes de l’histoire des deux écoles de Poto-Poto et de Dakar, Iba Ndiaye tire les leçons de ces deux expériences d’enseignement qui, pense-t-il, n’ont pas fourni à leurs jeunes disciples « les outils techniques sans lesquels il est impossible, dans le domaine des arts plastiques comme dans tous les autres, de progresser ».

Loin de penser que l’acquisition du métier de peintre suffise, car dans toute création artistique, le métier n’assure ni le talent ni le génie, mais sans le métier, qui joue le rôle de fondations à cette laborieuse construction qu’est l’œuvre d’art, « on ne peut que déboucher sur une impasse ».

Comme les artistes africains contemporains ont choisi de s’exprimer avec des techniques modernes de l’Occident, dont celle de la peinture de chevalet, ils doivent nécessairement faire leur apprentissage pour pouvoir les maîtriser, quitte ensuite à les dépasser ou à les rejeter. Iba ne prétend pas offrir le type d’enseignement académique reçu à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris comme modèle à adopter partout en Afrique par les écoles de formation, mais pense qu’il faut en retenir « la nécessaire acquisition patiente du métier, qui seule fournira aux artistes africains des moyens d’expression leur permettant de dépasser le stade de l’imagerie enfantine et décorative ».

Enfin, pour conclure, le maître décline ses convictions fortes :

A mon avis, c’est à la fois en repoussant toute compromission avec ce « primitivisme » de bon aloi qu’on attend trop souvent d’eux, et en enrichissant leur expérience technique et leur culture esthétique au contact des créateurs d’autres continents, tout en connaissant la plastique africaine traditionnelle, qui fait partie du patrimoine universel, mais en le dépassant (le contexte ayant changé), que les artistes de l’Afrique nouvelle aideront leurs compatriotes à sortir du « ghetto » culturel dans lequel certains voudraient plus ou moins consciemment les enfermer.

Tout ceci n’est pas éloigné de l’enracinement et de l’ouverture de la Négritude si chère à Senghor ; et donc conciliation et synthèse de l’africanité et de l’universalité, également chères à Iba Ndiaye.

III. ENTRETIEN AVEC PAPA MBALLO KEBE

Nous avions appris, au cours de nos recherches et enquêtes sur les arts plastiques sénégalais contemporains, que Papa Mballo Kébé avait été élève de Iba Ndiaye à l’école des arts. Et en raison de la convergence des nombreux témoignages d’artistes sénégalais sur l’enseignant qu’a été Iba Ndiaye, nous avons pensé qu’un entretien avec Papa Mballo Kébé pourrait apporter des éclairages intéressants sur lui et sur son expérience d’enseignant. Ainsi, au début du mois de juillet 2009, nous avons décidé de solliciter un entretien avec Papa Mballo, qu’il a bien voulu nous accorder le 07 juillet 2009, en son atelier (B4) du Village des Arts.

Question : Quand et comment avez-vous rencontré et connu Iba Ndiaye ?

Réponse : J’ai rencontré et connu Iba Ndiaye en 1960 à l’Ecole des Arts, que j’ai commencé à fréquenter cette année-là, admis et orienté dans la section arts plastiques qu’il avait créée et qu’il dirigeait. Il était mon professeur. Il faut tout de suite dire que tout est parti de Francine Ndiaye, son épouse, qui était mon professeur d’histoire de l’art et qui m’aimait bien. En la fréquentant, j’ai dû fréquenter son mari.

Mais avec celui-ci, le cours des événements change et nos relations se renforcent à l’occasion d’une maladie, qui m’a contraint à garder le lit pendant quelques jours. Ainsi, pendant que j’étais alité, Iba m’a rendu visite en mon domicile. Il découvre là une de mes œuvres ; c’était une scène de marché, précisément une vendeuse au marché, peinte à partir d’une carte postale.

A partir de ce moment, Iba a commencé à me donner des conseils, en dehors des enseignements officiels et des cours à l’école. Il insistait beaucoup sur la maîtrise du dessin et nous disait de beaucoup dessiner. Il était si attentif à ma formation qu’il est allé jusqu’à me recommander à un autre professeur de dessin et de décoration, Nestor Desouza, professeur de nationalité togolaise, qui, lui, également, m’a beaucoup encadré et m’a donné des informations et des conseils sur la publicité, la décoration et le dessin.

Question : Dans la section arts plastiques, Iba enseignait quelle discipline ?

Réponse : Iba était professeur de dessin et de peinture et en même temps il était superviseur et coordonnateur de la section. Sa section était appelée la section des « académiciens », dans laquelle étaient enseignées toutes les disciplines d’art, par opposition à la section recherches plastiques nègres, dans laquelle aucun enseignement n’était dispensé.

Question : Dans cette section arts plastiques, y avait-il des emplois de temps et une programmation des enseignements ?

Réponse : Bien évidemment, il y avait des emplois de temps et nous prenions des notes, disposions de cahiers selon les disciplines, etc. ; j’ai encore conservé certains de ces cahiers. Globalement, c’était plus sérieux que ce que l’on fait maintenant à l’Ecole des Arts. Car Iba était très sévère ; il suivait, au moindre détail, notre formation. Cette sévérité, cette rigueur et cette insistance ont été telles que tous les élèves qu’il a formés parviennent à s’exprimer jusqu’à présent.

Question : On dit que Iba insistait beaucoup sur la maîtrise des techniques, de dessin notamment ?

Réponse : Quand vous me verrez dessiner, vous comprendrez l’influence de Iba ; ses élèves jouent avec les crayons, tellement ils maîtrisent le dessin ; même quand ils font de l’abstrait, ils sont maîtres du dessin ; là, je suis en train de travailler, je n’ai pas besoin de carreaux, je dessine directement.

Question : En définitive, Iba visait-il à former et à forger de vrais professionnels, c’est-à-dire des professionnels complets, accomplis ?

Réponse : Oui, car outre la maîtrise des techniques, Iba veillait à tous les autres aspects ; il nous mettait en garde pour ne pas tomber dans certains travers et nous donnait souvent des conseils. Par exemple, lors du Premier Festival mondial des Arts nègres de 1966, un concours d’affiches avait été organisé, mais Iba nous avait interdit d’y participer ; nous avions certes fait et présenté des affiches, mais ce n’était pas pour le concours.

Question : Et pourtant, Ibou Diouf avait gagné le concours d’affiche de ce premier Festival !

Réponse : Oui, parce que les élèves de Papa Ibra Tall avaient présenté leurs œuvres à ce concours. Je suis persuadé que si les élèves de Iba avaient participé au concours, ce sont eux qui auraient emporté le concours. Pendant tout notre séjour à l’école, Iba nous interdisait de vendre ; il nous disait que le moment n’était pas venu de vendre. Iba m’a dit un jour : « Il faut vivre pour peindre et non pas peindre pour vivre » .

Pour ne pas privilégier l’argent et le gain rapide. Il croyait que les artistes qui peignent pour vivre font n’importe quoi et ce qui les préoccupe c’est de vendre.

Ainsi, aussi bien par la technicité et la pédagogie que par les principes, l’esprit et le caractère, Iba a imprimé à la section arts plastiques une orientation et une réputation, différentes de celles qui prévalaient dans la section recherches plastiques nègres de Papa Ibra Tall et de Pierre Lods, auxquels Senghor était pourtant le plus proche, en raison du spontanéisme et du naturalisme qu’ils privilégiaient. C’est ce qui, sans doute, aurait conduit Iba à bouder et à quitter le Sénégal pour s’exiler en Europe.

Question : Que s’est-il passé après le départ de Iba ? Avez-vous quitté l’école ?

Réponse : J’ai achevé ma formation cette année-là en étant major de ma promotion. Et fort heureusement, j’ai obtenu une bourse pour poursuivre mes études en France et me suis retrouvé dès octobre 1968 à Paris, où, suivant les conseils de Mme Ndiaye, je me suis inscrit d’abord à l’Ecole du Louvre, puis à l’Institut de Paléontologie de Paris pour étudier la préhistoire et me perfectionner dans le dessin et la photographie scientifiques.

A Paris, j’ai retrouvé Francine et Iba Ndiaye, que j’ai continué à fréquenter pendant tout le long de mon séjour (1968-1975). Je me rendais régulièrement au Musée de l’Homme, où Francine disposait d’un bureau ; de même, j’allais souvent dans l’atelier de Iba, dans lequel je travaillais parfois. Là, à Paris, Iba m’a souvent fait exposer et m’a fait gagner des concours ; il m’a également introduit dans beaucoup de milieux des arts. Je lui dois beaucoup.

Iba m’a effectivement beaucoup influencé, sans doute parce que j’ai vécu pendant de longues années auprès de lui et de sa femme (1960-1975). Il a tellement influencé ma peinture que lorsque certaines personnes voient mes œuvres, même parmi ses anciens élèves, elles croient que ce sont des œuvres de Iba. Je pourrai relater beaucoup d’anecdotes sur certaines méprises à ce sujet. Certains prétendent même que je ressemble physiquement à Iba et, cela, jusqu’au parler et à l’accent, à la rigueur, à l’austérité et à la discrétion.

Cette influence est telle que partout, désormais, je passe pour être son héritier ; ce que honnêtement, je reconnais. Et cette influence est perceptible dans certaines de mes œuvres. Je cherche encore aujourd’hui, plus de trente ans après, à me libérer de l’influence de Iba, mais ce n’est pas facile.

Question : Quel souvenir vous laisse Iba Ndiaye ?

Réponse : Iba était un homme toujours souriant, et il avait la gaieté de cœur. Il était également de très grande sévérité et ne se pardonnait pas ses propres erreurs. Mais avec ses élèves, il disait toujours qu’il fallait se battre, encore se battre, ne jamais se décourager ; et il ne décourageait jamais quelqu’un, même quand l’élève avait commis une erreur, il lui disait de recommencer.

Iba était d’une grande générosité et il aimait beaucoup le partage ; marques distinctives de tout grand enseignant. Il était aussi très simple ; cette simplicité et cette générosité procèdent sans nul doute de la période difficile vécue à Paris, à la Grande Chaumière, après sa formation, avec d’autres artistes européens, avec qui il a vécu en communauté, solidairement, se partageant tout.

Question : On dit que Iba, c’était à la fois le Grand Maître et l’Intransigeance, opposé à Lods ?

Réponse : Oui, Lods c’était la liberté et le laisser-aller ; tandis que Iba c’était la rigueur et le travail sérieux !

Question : Certains artistes affirment que sans Iba ils ne seraient pas devenus artistes !

Réponse : Moi-même, j’avoue que sans Iba, je ne serais pas artiste ; si je n’avais pas rencontré Iba, je ne serais pas devenu ce que je suis ; il a renforcé ma foi et m’a fait cultiver mon talent. Il a su réveiller la face cachée de chacun d’entre nous, ses élèves. C’est le cas, par exemple, de Abdoulaye Ndiaye Thiossane, qui dessinait merveilleusement bien, et qu’il est allé récupérer au moment où il dessinait des affiches de cinéma à Dakar.

Enfin, Iba n’était pas un homme de médias ; il était très discret et peignait surtout pour lui, pour son plaisir et son bonheur. J’ai tellement pris de lui, de ce caractère et de cette discrétion, que je suis complètement enterré !

[1] Université Ch. A diop de Dakar, IFAN.

[2] CATALOGUE : Iba NDiaye, Ville de Saintes, 15 mars-15 avril 1986, p.20.

[3] NDIAYE, Iba, « A propos des Arts plastiques dans l’Afrique d’aujourd’hui, quelques réflexions d’un peintre du Sénégal », in Arts et Cultures d’Afrique noire, Maison de la Culture André Malraux, Reims, 1978.

[4] MOULIN, Raoul-Jean, Extrait du catalogue : Iba Ndiaye, de l’exposition présentée par international Art Office, Paris, 1979

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