Littérature

HISTOIRE LITTÉRAIRE ET LITTÉRATURES AFRICAINES

Éthiopiques n°s94-95.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Frontières et autres textes

2015

HISTOIRE LITTÉRAIRE ET LITTÉRATURES AFRICAINES

L’histoire littéraire n’est pas une discipline homogène. De Gustave Lanson, qui en a posé les bases en France au début du siècle dernier, à nos jours, les approches divergent selon deux axes fondamentaux : l’angle théorique sous lequel l’on perçoit le phénomène littéraire, d’une part, et, de l’autre, le public que l’on vise à atteindre.

Écrire l’histoire littéraire, dans la conception de Lanson, consiste à se fixer comme objectif de « tracer le tableau de la vie littéraire de la nation, l’histoire de la culture, et de l’activité de la foule qui lisait, aussi bien que les individus illustres qui écrivaient » [2].

À cette démarche qu’ils qualifient d’« historicisme primitif », les formalistes russes vont opposer l’idée d’« évolution littéraire ». Pour Tzvétan Todorov, l’histoire littéraire, « ce n’est pas la genèse des œuvres » , c’est « la variabilité littéraire », c’est-à-dire le changement des procédés et formes littéraires au fil du temps. Récusant ou enrichissant les deux types d’approches, d’autres théories ont vu le jour [3]. Au moment où cette discipline connaît un regain d’intérêt, grâce principalement aux travaux de Clément Moisan [4] et Henri Béhar [5], il est sans doute opportun de s’interroger sur la part que l’histoire littéraire peut prendre dans l’avancée de la réflexion sur les littératures africaines. Quelle contribution peut-elle apporter dans la connaissance et l’approfondissement de ces littératures, et selon quelle démarche méthodologique ? Apporter une réponse à cette interrogation suppose que soient d’abord examinées, même sommairement, les conditions qui ont présidé à leur constitution.

  1. LE CONTEXTE HISTORIQUE D’ÉMERGENCE DU FAIT LITTÉTRAIRE AFRICAIN DE LANGUE FRANÇAISE

La production littéraire de langue française en Afrique est un phénomène accidentel. En effet, le pouvoir colonial français, en assurant l’administration des territoires conquis, puis en y organisant, pour les besoins de sa propre survie, un système d’enseignement, a suscité, entre autres, deux phénomènes qui ne figuraient certainement pas au nombre de ses prévisions : d’abord la formation progressive d’un public lisant et s’exprimant en français, ensuite l’émergence de littératures d’écriture française. Ce mode d’expression résulte du choix porté sur la langue française dans l’enseignement. Cette option qui ne s’est systématisée que par la suite, n’est pas, elle- même, la première à avoir été prise.

De fait, quand Jean Dard, le premier enseignant officiel français [6], a ouvert la toute première école le 7 mars 1817, à Saint-Louis, il a d’abord appris le wolof, rédigé un syllabaire et une grammaire wolof avant de commencer son enseignement dans la langue maternelle des élèves. Les résultats, qui se sont bien vite avérés probants, ont été bien accueillis par l’administration locale et cautionnés par les autorités métropolitaines [7].

Mais, un peu plus d’une décennie plus tard, une dépêche en date du 20 mars 1829 du nouveau gouverneur du Sénégal Jubelin [8], opposée à l’usage du wolof dans l’enseignement par Jean Dard, propose au ministre des colonies une réforme qui prévoit à côté du régime de l’externat, celui de l’internat, pour les raisons que Georges Hardy, alors inspecteur de l’enseignement de l’Afrique Occidentale Française, a ainsi exposées : « séparés du milieu indigène, les élèves seront moins tentés de s’entretenir dans la langue du pays ; toutes les actions de leur vie quotidienne s’exprimeront en français, l’usage du français passera chez eux en habitude » [9].

 

Cette réforme, qui donne à partir de 1830 une orientation nouvelle à l’enseignement, revêt une importance capitale pour deux raisons fondamentales : d’abord elle marque le point de départ de la politique d’assimilation que la France appliquera dans ses colonies, et qui consistait essentiellement à faire table rase de tout ce qui était spécifiquement indigène. Il s’agissait, par le biais de l’école, de gagner les autochtones à la cause coloniale par des manuels au contenu particulièrement élogieux à l’égard de la France et de l’entreprise coloniale. L’un des plus célèbres de ces livres est certainement le livre de lecture Les aventures de deux négrillons de Louis Sonolet [10].

La seconde raison est qu’en écartant définitivement l’usage des langues locales dans l’enseignement colonial français au Sénégal et, par la suite, dans toutes les autres colonies d’AOF et d’AEF, la réforme Jubelin a également rendu impossible l’émergence de littératures écrites en langues africaines.

L’on notera donc que la colonisation française a engendré un système éducatif spécifique qui a donné naissance, dans chaque territoire occupé, à un noyau de lettrés, duquel ont émergé des écrivains, dont les œuvres ont fini par constituer au fil du temps le corpus des littératures africaines francophones actuelles.

Mais cette production littéraire, qui sera le fait d’auteurs africains, a été précédée par une autre, suscitée, elle aussi, par le colonialisme. Il s’agit de l’abondante littérature de voyage écrite par des explorateurs, administrateurs, militaires et voyageurs, qui plonge ses racines dans une vieille tradition exotique, dont les premiers récits remontent aux temps des croisades du moyen âge, avec les exploits de Godeffroy de Bouillon [11].

  1. DE LA LITTÉRATURE COLONIALE AUX PREMIÈRES ŒUVRES AFRICAINES : CONTINUITÉ ET RUPTURE

Du Journal d’un voyage à Tombouctou et à Djenné de René Caillié [12] à Diato [13] d’André Demaison, en passant par Le roman d’un spahi [14] qui marque une date dans l’histoire de la littérature coloniale produite sur l’Afrique noire, l’on observe toujours une relation étroite entre l’histoire politique extérieure de la France et celle de sa littérature exotique. Roland Lebel distingue trois moments dans l’histoire de la littérature coloniale, qui correspondent aux trois phases de l’expansion coloniale, et dont la périodisation varie selon les zones et l’avancée de la conquête. D’abord la période d’exploration et d’occupation effective, à laquelle correspond une littérature de découverte et de conquête, représentée par des récits de voyages. Puis celle de « reconnaissance méthodique et d’organisation qui a donné naissance à une littérature technique composée d’ouvrages écrits par des savants. Enfin la période de la littérature d’imagination » [15].

Ces écrivains, comme le souligne Roland Lebel, « par le sens qu’ils expriment de la vie coloniale et indigène, ont vraiment révélé les colonies à la France. Leurs écrits contiennent une « défense et illustration » des colonies françaises. Ils ont en eux « la conscience de la grande France », selon la formule chère aux Leblond, et ils ont le souci de la créer, de la répandre et de l’exalter dans le public métropolitain » [16].

La politique d’assimilation et l’exemple des écrivains coloniaux vont conduire les élites africaines, au moment où elles entrent en littérature, à produire des œuvres similaires. La toute première littérature d’Afrique noire francophone verra tout naturellement le jour au Sénégal, et connaîtra un parcours également marqué par ces trois moments de la littérature coloniale, identifiés par Roland Lebel.

La Relation d’un voyage de Saint-Louis à Souiera (Mogador), [17] qui donne le coup d’envoi de cette littérature, a été rédigée par Léopold Panet, à partir de l’expérience acquise aux côtés du commissaire à la marine, Anne Raffenel, à la faveur d’une mission d’exploration effectuée en 1846, visant à atteindre le Niger à partir du Sénégal [18]. Cette œuvre entre dans le cadre de la littérature de voyage et de découverte.

L’œuvre Esquisses sénégalaises de l’Abbé David Boilat [19], où l’auteur s’attache à faire connaître le Sénégal et la Gambie au plan physique et humain, en vue de permettre aux missionnaires de choisir la tactique adéquate d’évangélisation, appartient à la littérature technique. Il en est ainsi également des autres œuvres de ce même auteur [20], et de celle de Paul Holle et Frédéric Carrère, De la Sénégambie française [21].

Les œuvres d’orientation historique produites par Amadou Dugay Clédor Ndiaye La bataille de Guilé [22] et De Faidherbe à Coppolan [23] se situent également dans cette mouvance.

C’est Hamet Sow Télémaque, avec ses Trois contes [24], qui ouvre la voie à la littérature d’imagination, que prolongent Les trois volontés de Malic [25] d’Amadou Mapaté Diagne, Force Bonté de Bakary Diallo [26] et Le Réprouvé Roman d’une sénégalaise [27] de Massyla Diop. Ces débuts de la production littéraire africaine de langue française se sont effectués à Saint-Louis au Sénégal, entre 1850 et 1930, au moment où cette ville jouait le rôle de métropole politique, économique et culturelle, en deux phases : la première conduite par des Métis entre 1850 et 1855, et la seconde par des Noirs de 1912 à 1930, que François Gomis [28] et Mohamadou Kane [29] ont attentivement analysées.

L’affaiblissement de la communauté métisse par sa mise à l’écart de la vie publique [30] puis la dispersion et la décimation de l’élite africaine du fait de la première guerre mondiale vont mettre un terme au rayonnement culturel de Saint-Louis. Deux nouveaux espaces prendront le relais à partir du début des années trente : Dakar, sur le continent africain, et Paris, la capitale française ; l’activité littéraire s’y déroulera de façon concomitante, mais dans deux directions diamétralement opposées.

La métropole sénégalaise abritera ce qu’il est convenu d’appeler le théâtre de Ponty, élaboré dans le cadre de la « culture franco – africaine », la nouvelle pédagogie instituée à l’école William Ponty « qui, puisant son inspiration dans la plus pure tradition française, plonge dans la source profonde de la vie indigène » [31]. Les élèves-maîtres devaient « travailler à faire connaître la nature et le passé de leur pays » [32] par des devoirs de vacances ou mémoires portant sur la société africaine.

Au plan politique, cette culture franco-africaine relevait en fait d’une stratégie qui, selon les mots de Paul Désalmand, « parlant du postulat de la supériorité de la civilisation européenne, visait non pas à valoriser les cultures africaines mais à les détruire » [33].

De là découlera une production dramatique centrée sur la présentation révélatrice des mœurs indigènes, caractérisée au plan de l’écriture par le mimétisme des classiques français, et marquée du sceau de l’idéologie coloniale [34].

La rupture s’effectuera à Paris où c’est le mouvement inverse qui s’opère dans la création littéraire. Légitime défense, la petite revue lancée par des étudiants martiniquais, « stigmatisait en des termes extrêmement durs la médiocrité de la littérature antillaise qui en était à une pâle imitation du parnasse français » [35].

De cette remise en cause radicale des valeurs et normes en vigueur, partira le mouvement de la négritude caractérisé par la forte production poétique que l’on sait, et dont Lylian Kesteloot a su rendre compte des linéaments et manifestations [36].

C’est dans ces trois cadres, Saint-Louis, Dakar, Paris, que se sont opérées, dans l’intervalle d’un siècle, les premières manifestations du fait littéraire francophone dans les différents genres que sont le récit-essai (1850), le roman (1920), le théâtre (1933), la poésie (1945).

Comment ce phénomène a-t-il été perçu à ses débuts ?

  1. RÉCEPTION CRITIQUE ET ENVIRONNEMENT SOCIO-POLITIQUE

Les premiers intérêts et regards sur la production littéraire africaine datent du début du siècle dernier et ont porté sur les œuvres de source orale. F. V. Equilbecq fait paraître en 1913 à Paris Les contes indigènes de l’Ouest – africain français [37], une collection de contes locaux que précède une étude générale de la littérature merveilleuse des Noirs. L’Anthologie nègre de Blaise Cendrars, recueil de contes paru à Paris en 1921 [38], se situe dans cette mouvance.

La réflexion critique sur la production écrite commence véritablement avec Roland Lebel. Son ouvrage Le livre du pays noir, [39] qui porte en sous-titre Anthologie de littérature africaine, a été, comme le souligne Maurice Delafosse son préfacier, « composé en empruntant leurs plus belles pages ou les plus caractéristiques à quantité d’écrivains de métier ou d’occasion, qui ont parlé de l’Afrique noire et de ses habitants » [40].

Dans la foulée, les traits caractéristiques de cette littérature sont présentés.

Ces pages les unes vibrantes, les autres spirituelles, peignent de façon vivante les paysages africains, les aspects et les phénomènes naturels, les villes soudanaises, les phases de la vie indigène, les types coloniaux, l’amour de la terre animant les Européens qui se sont transportés là-bas [41].

La troisième partie de ce livre, qui en comporte quatre, s’achève par un texte intitulé « Le témoignage d’un Noir », extrait de Force Bonté du Sénégalais Bakary Diallo. Justifiant son choix, Roland Lebel s’est ainsi expliqué :

Bakary Diallo est un berger peul qui a fait la guerre chez nous, et qui a bien voulu la paix revenue dire ce qu’il pensait de la France et des Français. Son livre (…) est d’une lecture instructive et réconfortante. Nous ne saurions mieux faire que de placer à la fin de nos citations africaines cette page écrite spontanément par un Noir d’Afrique, et qui a toute la valeur d’un témoignage [42].

Dans l’optique qui était celle de Roland Lebel, la littérature africaine pouvait se définir comme l’ensemble des œuvres relatives à l’Afrique, et portant témoignage sur l’élément physique et humain, sans distinction de l’origine des auteurs. Qu’ils soient Européens, Africains, ou des îles du Pacifique, peu importe. Ainsi la bibliographie littéraire d’Afrique noire, qui clôt son anthologie, classe dans la littérature de voyage, Esquisses Sénégalaises de l’Abbé David Boilat, entre les œuvres du capitaine Binger et de Madame Bonnetain [43]. Il en est de même du roman d’Amadou Mapaté Diagne Les trois volontés de Malic, et de celui de Bakary Diallo, Force Bonté, qui figurent dans la littérature d’imagination, aux côtés de ceux D’Alem Georges [44] et de Mme Bancel [45].

Considérées dès leur avènement comme partie intégrante de la littérature coloniale, les œuvres produites par l’élite africaine assimilée ont été accueillies avec d’autant plus d’enthousiasme et de fierté, – la réaction de Lebel à l’égard de Force Bonté en témoigne – qu’elles mettaient du baume au cœur d’une France coloniale, dont le confort moral venait d’être écorché et mis à rude épreuve par « l’affaire Batouala » consécutive au prix Goncourt décerné au roman de René Maran.

On se rappelle les vives indignations et protestations suscitées dans les milieux coloniaux par le livre de ce fonctionnaire français, Noir d’origine guyanaise en poste en Oubangui-Chari. Victor Blache lui consacra un ouvrage Vrais Noirs et vrais Blancs d’Afrique [46], une série d’anecdotes et de traits de mœurs destinés à réfuter la thèse exposée par René Maran.

Il en sera de même de René Trautmann, avec Au pays de Batouala, Noirs et Blancs d’Afrique [47], une « vigoureuse réponse au réquisitoire de René Maran et une mise au point nécessaire », selon les mots de Roland Lebel, qui voit lui-même en Batouala « une peinture sans doute excessive de la vie primitive des nègres de l’Oubangui » [48].

L’on décida de prendre des mesures énergiques. Une campagne de presse fut organisée qui eut de cruelles répercussions sur la carrière de ce fonctionnaire. Dans le même temps, le gouverneur de l’AOF, Camille Guy, un agrégé d’université, tenant l’enseignement pour responsable de cette situation, prit la décision d’alléger ses programmes afin de prévenir pareille déconvenue.

De l’air, avant tout de l’air, s’est-il écrié. Les bons programmes ne s’obtiennent qu’en élaguant. (…) À agir autrement on ne prépare pas des citoyens français, mais des déclassés, des vaniteux, des désaxés qui perdent leurs qualités naturelles et n’acquièrent que les vices des éducateurs. C’est par ce système qu’on crée de toutes pièces des René Maran, et qu’un beau jour apparaît un roman comme Batouala, très médiocre au point de vue littéraire, enfantin comme conception, injuste et méchant comme tendance [49].

 

Cette œuvre considérée comme un livre dangereux fut interdite dans les colonies. Rejeté par les Français, ce roman, comme le note Lylian Kesteloot, passa à la postérité négro-africaine. Batouala, dont ce même critique s’attache à dire que « ses qualités littéraires ne sont pas contestables et ne dépare en rien la liste des prix Goncourt » [50], fut, en dépit de la censure, lu dans les colonies comme un classique par tous les Noirs qui s’intéressaient au renouveau négro-africain.

En étroite liaison avec le contexte sociopolitique, ce sont des positions fortement marquées du sceau de l’idéologie coloniale d’une part, et, de l’autre, par la volonté de briser ce carcan, qui présideront fondamentalement à la réception des œuvres.

La critique littéraire africaine naît donc en s’enracinant dans le débat politique relatif au problème colonial, ce qui l’a conduite à adopter l’attitude que lui commandait la situation. Ainsi, le mouvement de la négritude ne retiendra et ne présentera de ce fait des Noirs, de l’Afrique et des Africains, que ce qui était susceptible de leur redonner confiance en vue de la réhabilitation de leur race et de leurs cultures, dans la perspective de la libération des peuples noirs opprimés.

Les œuvres littéraires seront jugées à ces deux aunes que sont la revalorisation de la culture nègre et la critique du colonialisme. Cela s’est traduit – on se le rappelle – par les vives réactions partisanes qu’a suscitées dès sa parution L’enfant noir [51], le roman de Camara Laye, une œuvre autobiographique relatant son passage du milieu traditionnel à la vie citadine, du fait de son entrée à l’école. Trois moments sont passés en revue par l’auteur. D’abord son enfance. « J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père ». Ainsi commence le roman où sa Guinée natale est abondamment décrite comme un monde fantastique et mystérieux.

Le jeune Camara, fils de forgeron, choyé par sa mère, passera sa vie à la forge au milieu de voix rassurantes et tranquilles. Ses insouciants ébats avec le petit serpent noir, le génie de son père, qui visite régulièrement l’atelier, font aussi l’objet de longues descriptions.

Il en est de même de l’étrange case de son père, tout près de la forge, un véritable arsenal de fétiches. À l’école du village de Kouroussa, il connaît sa première expérience amoureuse avec Fanta. À quinze ans, Camara se rend à Conakry dans une école professionnelle. Sa mère immole un bœuf, quand son père lui donne une bouteille de « cette eau qui donne l’intelligence ». Après son succès au certificat d’études primaires, c’est la voie ouverte vers Dakar et les promotions supérieures.

Cette œuvre à laquelle l’on décerna le prix Charles Veillon fut portée en triomphe par les lettres françaises, qui se révélèrent unanimement dithyrambiques.

Camara Laye, si bon écrivain du premier coup, nous vient de loin attaché de racines profondes encore au pays natal, à ses traditions au souvenir de ses ancêtres. Dans un tour limpide et uni ce livre est un petit chef-d’œuvre », (Emile Henriot de l’Académie française).

On ne saurait écrire en français avec plus de simplicité, de pureté d’expression et de sentiment, (Gérard Bauer, Le Figaro).

Un livre sympathique et attirant qu’il faut lire, L’Aurore. Un très beau récit, écrit avec tant de simplicité qui appelle toujours la poésie, Alain Palante, La France catholique.

Un livre délicieux, plein de finesse, de retenue et de talent, (Kléber Haendens, Paris-Presse [52].

Contrairement à cet enthousiasme, l’accueil fait au roman de Camara Laye par la critique africaine fut plutôt marquée par l’indifférence et l’hostilité. Les raisons, c’est Alexandre Biyidi (Mongo Béti) qui les donne :

Laye se complaît dans l’anodin et surtout le pittoresque le plus facile, donc le plus payant, érige le poncif en procédé d’art. Malgré l’apparence, c’est une image stéréotypée, donc fausse, de l’Afrique et des Africains qu’il s’acharne à montrer : univers idyllique, optimisme des grands enfants, fêtes stupidement interminables, initiation de Carnaval, circoncisions, excisions, superstitions, oncles Mamadou dont l’inconscience n’a d’égale que leur irréalité. Laye aborde bien des thèmes qui auraient dû donner de la valeur à son récit, mais pour les considérer dans une optique empruntée à je ne sais quels Contes de la brousse et de la Forêt ou quels Mamadou et Bineta devenus grands. Lorsqu’il parle de totem sort, génie il fait tout simplement pitié. Bref. Il n’y a rien dans ce livre qu’un petit bourgeois européen n’ait déjà appris par la radio ou n’importe quel magazine de la chaîne France-Soir.

Par contre, Laye ferme obstinément les yeux sur les réalités les plus cruciales, celles justement qu’on s’est toujours gardé de révéler au public français. Ce Guinéen mon congénère, qui fut, à ce qu’il laisse entendre, un garçon fort vif n’a-t-il rien vu d’autre qu’une Afrique paisible, belle, maternelle ?

Est-il possible que pas une seule fois, Laye n’ait été témoin d’une seule petite exaction de l’administration coloniale ?

Finalement L’Enfant Noir n ’est pas du tout un témoignage, malgré le titre ambitieux [53].

Dans sa critique, Biyidi indique aussi nettement sa préférence pour le roman du Camerounais Benjamin Matip, Afrique nous t’ignorons [54], où des commerçants blancs volent les petits planteurs indigènes sous l’œil bienveillant de l’autorité. Les vieux acceptent stoïquement cette situation, allant même jusqu’à offrir des cadeaux à leurs étranges protecteurs. Les jeunes qui y sont opposés suscitent une révolte générale.

Un parallèle peut être ici établi avec l’accueil qui a été réservé, un siècle plus tôt, précisément en 1837, au premier roman québécois, Le chercheur de trésors ou l’influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé, et auquel la critique canadienne n’a pas été favorable.

Amand, le héros de ce roman de mœurs, cherche la pierre philosophale. C’est un esprit rêveur de la race de ceux qui préfèrent leurs rêves à la réalité, qui accordent foi aux feux follets et aux revenants, reflet de l’imagination populaire. De vieilles chansons, aujourd’hui quasiment disparues des campagnes québécoises, y sont rappelées à la mémoire.

Ce désintérêt, Gérard Tougas, critique littéraire canadien, le met en rapport avec le contexte de production de l’œuvre. Pourquoi la critique a-t-elle fait si peu cas de ce premier roman si canadien ? s’est-il interrogé.

Les aimables superstitions, la simplicité, la crédulité même des personnages, auraient-elles déplu ? » [55]. « Quand parut Le chercheur de trésors, souligne-t-il, l’existence des Canadiens-Français, en tant que nation, ne leur avait jamais semblé plus précaire. L’insurrection de 1837-1838, la politique d’assimilation préconisée peu après par Durham, et bien d’autres facteurs encore, devaient inciter les Canadiens-Français à s’instruire pour mieux se défendre.

Dans cette conjoncture, le roman de Charles Guérin de Pierre Chauveau, paru bien après (1846), méritait plus que Le chercheur de trésors d’être considéré comme un véritable roman de mœurs.

Pour la première fois, note Tougas, sont étudiées les répercussions de la conquête sur la société canadienne-française. Les citadins de 1846, les Montréalais et les Québécois, se trouvaient, depuis des générations, parqués dans quelques professions. Les jeunes gens qui ne se sentaient pas de dispositions particulières pour le droit, la médecine ou la théologie, n’avaient pourtant d’autres options que celles-là, à moins que, renonçant à toute ambition intellectuelle, ils n’allassent grossir le contingent des habitants. C’est là toute l’intrigue de cette machine patriotique de Chauveau [56].

Le chercheur de Trésors, Batouala et L’enfant noir ont été rejetés par les critiques canadiennes, françaises et africaines pour la même raison : leur manque de patriotisme. De la même façon que le rapport Durham [57], dans une perspective d’assimilation graduelle des Canadiens-Français, par les Britanniques en vue de leur disparition définitive, soutenait qu’ils « étaient un peuple sans histoire ni littératures » [58], et que François Xavier Garneau se mit en devoir de prouver le contraire, avec son livre L’histoire du Canada (1845-1848), les fondateurs de la négritude ont pris le parti de montrer que les Noirs ne sont pas sans passé et sans avenir.

Témoignage est le mot qui revient comme un leitmotiv, quasiment une obsession dans les préoccupations de la critique, dont les suffrages varient en fonction des intérêts défendus. Les réactions des critiques qu’on vient de passer en revue résultent, d’une part, du souci de l’occupant de maintenir son joug et, de l’autre, de la volonté d’insuffler une énergie nouvelle, une âme à un peuple en proie au doute face à son destin, en prenant fait et cause pour lui.

Elles montrent que le destin d’un peuple est aussi façonné et impulsé par sa littérature. Il s’inscrit, de ce fait, en elle. Toute littérature est le siège d’un enjeu qui est le pouvoir, celui d’un groupe dominant sur un groupe dominé, et dont la critique est le reflet.

Ce pouvoir, comme l’a si bien perçu Bernard Mouralis, réside d’abord, « antérieurement aux mécanismes de légitimation et d’inculturation des valeurs esthétiques et morales, dans l’opération même de classement des œuvres littéraires » [59]. Cette subjectivité qui préside, bien souvent de façon souveraine, aux jugements portés sur les œuvres, a de tout temps contribué à fragiliser la critique et l’histoire littéraire, aussi bien dans leurs fondements théoriques que dans leur praxis.

De fait, comme le fait aussi observer Bernard Mouralis, ici ou là,

Le champ littéraire se constitue en système et fonctionne comme tel, mais sans jamais réussir à trouver un fondement véritablement rationnel, pour justifier l’intégration ou l’exclusion d’un texte. De celui-ci on ne peut guère repérer autre chose que le statut qui lui est conféré à tel ou tel moment et qui est toujours susceptible de se modifier d’une époque à une autre, d’un pays à un autre [60].

Ce processus de distribution arbitraire a conduit, dans l’espace francophone, à la constitution de deux vastes entrepôts, dans les marges de la littérature française officielle. L’un abrite, selon la classification faite par Raymond Queneau [61], les littératures dites marginales (la littérature de colportage, le roman populaire, la littérature enfantine, etc.). L’autre, les littératures d’expression française de la France d’outre-mer et de l’étranger, ainsi que les littératures régionales, alsacienne, bretonne, etc.

Mais ce classement ségrégationniste, qui ne date que des quatre dernières décennies, constituait en soi une « avancée » par rapport à la situation antérieure, où les ouvrages d’histoire littéraire se réduisaient ni plus ni moins à un catalogue de chefs-d’œuvre classés par siècle. Cela en excluant de facto les littératures perçues aujourd’hui comme marginales ou connexes. Il en fut ainsi des Lagarde et Michard, Castex et Suret, et du Dictionnaire des œuvres de Laffont et Bompiani [62] qui, lui, arborait pourtant le sous-titre « de tous les temps et de tous les pays ».

Faut-il se réjouir de cette ouverture et l’encourager, ou proposer une autre voie ? Répondre par l’affirmative au premier terme de l’alternative revient ipso facto à accréditer l’idée de l’existence d’un centre et d’une périphérie, d’une « bonne littérature » et d’une « mauvaise littérature » ; c’est, en définitive, cautionner cette mise à l’écart fondée sur l’ethnocentrisme et l’élitisme qu’a dénoncée Geneviève Idt [63].

Comment sortir de cette situation ? D’abord, en se gardant de tomber dans le piège de la reconnaissance, et en s’engageant ensuite dans l’étude des littératures pour elles-mêmes avec, comme unique exigence, celle de l’exhaustivité. Cette option conduit à la nécessité de concevoir l’histoire littéraire dans une perspective plus large en lui assignant l’objectif que lui a fixé Gustave Lanson, qui – rappelons-le – consiste à tracer « le tableau de la vie littéraire dans la nation, l’histoire de la culture et l’activité de la foule obscure qui lisait aussi bien que des individus illustres qui écrivaient ».

  1. POUR UNE APPROCHE PLURIELLE DE L’HISTOIRE LITTÉRAIRE AFRICAINE

La mise au pluriel du fait littéraire africain, en tant qu’objet épistémique amorcée ces trente dernières années, s’impose désormais – pour les raisons qu’on vient d’indiquer – comme une absolue nécessité. Cet impératif résulte aussi de l’analyse des travaux d’histoire littéraire de parution récente, élaborés dans une optique unitaire, globalisante, et qui révèlent des limites objectives.

En 1983 paraissait, sous la direction Ambroise Kom, Le Dictionnaire des œuvres littéraires négro-africaines de langue française . Mais dans cet usuel qui a arrêté sa bibliographie à l’année 1978, quand on examine, par exemple, le sort fait à la littérature sénégalaise, pourtant la plus connue de l’espace africain francophone, parce que la plus ancienne, on observe des omissions dans des proportions considérables. Sur les 25 romans parus, quatre n’ont pas été pris en compte. Il s’agit de Modou Fatim d’Abdoulaye Sadji (Dakar, Imprimerie A. Diop, 1960) ; Avant liberté de Cheick Dia (Paris, Scorpion, 1964) ; Assoka ou les derniers jours, Koumbi d’Amadou Ndiaye (Dakar, NEA, 1973), et Les habitants du paradis de Baila Wane (Dakar, NEA, 1978).

Ces omissions sont encore plus importantes pour ce qui est des littératures moins connues comme celle de la Côte d’ivoire, par exemple. Seulement 20 romans ont fait l’objet d’un traitement, sur les 30 titres que comptait la littérature ivoirienne à cette date.

Au nombre des œuvres non prises en compte, on peut citer Le jeune homme de Bouaké de Maurice Koné, publié à Paris par Jean Grassin en 1963 ; Le temps de l’école d’Ahoussi Kablan (Abidjan, Céda, 1976) ; Brakotto le mécontent de Kindo Bouadi (Abidjan, Céda, 1977) ; Les malheurs d’Amangoua de Léon-Maurice Anoma Kanié (Abidjan, NEA, 1978) ; Sacrés Dieux d’Afrique de Dodo Digbeu Jean (Abidjan, NEA, 1978), etc.

Le pourcentage d’oublis passe d’un cinquième au tiers et prend des proportions encore plus grandes quand on élargit l’examen à tous les genres littéraires.

Par ailleurs, si l’on s’en tient au titre de l’ouvrage, l’aire qu’il ambitionne de couvrir est celle de la littérature négro-africaine. Or celle-ci recouvre, comme l’a indiqué Lilyan Kesteloot dans la préface à son Anthologie négro-africaine, « non seulement l’Afrique au sud du Sahara, mais tous les coins du monde où sont établis des communautés de nègres » [64].

La question que l’on est tenté de se poser dès l’abord est de savoir pourquoi les œuvres des écrivains noirs de la diaspora francophone (Guadeloupe, Guyane, Haïti) ne figurent pas dans ce dictionnaire, Ambroise Kom, son coordonnateur scientifique, s’en explique, – au demeurant, de façon fort peu convaincante – dans les premières lignes de la préface :

L’objectif était de livrer au public une somme exhaustive d’articles sur les œuvres d’imagination produites en Afrique Noire de langue française des origines à nos jours (…) ; chemin faisant, des difficultés essentiellement matérielles nous ont contraints à limiter la dimension de la recherche [65].

Si tel était, en dernier ressort, l’objet de son ouvrage, il aurait dû songer à mettre le titre en adéquation avec le contenu. À cette autre observation s’ajoute une troisième qui réside en ceci que nonobstant même cette réduction du champ d’investigation, ces obstacles (qui ont pour noms absence ou mauvaise organisation du dépôt légal ; édition et diffusion à compte d’auteurs restreintes, etc.,) n’ont pu être surmontés. Les résultats, comme l’avoue et le déplore tout à la fois le préfacier, sont « plutôt modestes ».

Un tel constat de manque d’efficacité doit inciter à réviser la démarche au plan méthodologique.

D’abord, s’agissant de l’objet même de la recherche : l’élaboration d’un dictionnaire des œuvres, qui a pour vocation de rendre compte, de façon exhaustive, d’une production, suppose une parfaite maîtrise de la littérature concernée [66]. Or les recherches sur les littératures africaines, chacune prise séparément à l’intérieur de chaque État, commencent à peine. Quelques travaux ont déjà été réalisés sur quelques-unes d’entre elles [67]. Mais pour de nombreuses autres, tout ou presque est encore à faire. La tâche sur ce plan est encore immense et requiert beaucoup de patience.

Comment peut-on s’engager à bâtir un édifice sans s’assurer, d’une part, si le matériau qu’on a sous la main est solide et, de l’autre, si l’envergure qu’on veut lui donner ne peut pas constituer la cause congénitale de son effondrement ?

Il faut bien se rendre aujourd’hui à une évidence : « Il n’est plus possible », comme le notait avec justesse Pius Ngandu Nkashama dans les préliminaires à son anthologie, « de prétendre faire le tour et les détours de tous les textes publiés par les Noirs et les Négro-africains ». En s’engageant dans cette voie et, surtout, en s’y obstinant, Ambroise Kom court le risque inévitable de transformer, du fait de la sélection, son dictionnaire des œuvres en une sorte d’anthologie qui n’avoue pas son nom.

Pour ces mêmes raisons, Jean Pierre Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey, les auteurs du Dictionnaire des littératures de langue française69, condamnent leur ouvrage au même destin que celui de Kom, au plan strict de son utilité pratique, pour ceux qui s’intéressent aux littératures étrangères d’expression française en général, et spécifiquement à celles d’Afrique noire. Le court traité consacré à la littérature négro-africaine n’est pas d’un grand intérêt, dans la mesure où il ne sort pas des sentiers battus, et se caractérise par son approximation.

Au regard du titre qu’il porte, cet usuel se devait de traiter, outre la littérature française dans son intégralité, celles aussi de la Suisse romande, de la Belgique, du Québec, des différents États d’Afrique Noire francophone, du Maghreb, du Liban. Un espace beaucoup plus étendu que celui choisi par Kom et ses collaborateurs, et dont la critique et l’histoire littéraires sont encore loin d’avoir étudié avec précision les différentes composantes.

Le Dictionnaire des œuvres d’une littérature comme celle du Québec, qui compte parmi les plus anciennes des littératures étrangères d’expression française, avec quatre siècles d’histoire, n’est pas encore achevé. Il en est à son sixième tome. Sa rédaction, commencée sous la direction de Maurice Lemire, se poursuit sous celle de Gilles Dorion. L’étude de cette littérature est un vaste chantier qu’animent les chercheurs du Centre de Recherches sur la Littérature Québécoise.

La volonté des auteurs du Dictionnaire des littératures de langue française d’exposer, de manière concrète, l’idée qu’une « littérature ne traduit pas l’âme ou l’esprit d’un État, mais ceux d’une culture, d’une personnalité collective, à travers ce qu’on appelait parfois le « génie » d’une même langue » [68], qui semble avoir présidé à la réalisation de cet ouvrage, est juste dans son énonciation.

C’est sa mise en pratique qui pose ici problème, parce que cette personnalité collective, que l’on veut mettre à jour, ne tire sa réalité et sa force que des personnalités individuelles dont elle est la résultante.

Cela suppose que celles-ci soient présentées de façon approfondie, dans leurs spécificités qui sont justement l’aune à laquelle peut se mesurer le génie de la langue commune d’expression, par la capacité d’adaptation de cette langue aux différents contextes. Le dictionnaire des littératures de langue française ne traduit pas dans les faits cette nécessité, que ses auteurs ne nous semblent pas, au demeurant, avoir perçue comme telle.

Mais au-delà de ces considérations pratiques, il y a dans les fondements mêmes de la démarche des auteurs de ces deux dictionnaires un présupposé inscrit dans l’épithète « négro-africaine ». Dans leur esprit, comme dans celui de bon nombre de critiques, la communauté de race, l’appartenance à un même continent, et l’expression dans une même langue étrangère, confèrent, de facto, une même culture, une même sensibilité, un même destin à tous les peuples.

Or ces éléments ne peuvent être érigés en critères scientifiques d’approche des textes littéraires. Ce sont les circonstances historiques particulières, rappelées plus haut, qui conduisent la critique africaine à s’engager dans une optique unitaire et monolithique. Ce temps est révolu. C’est un fait, aujourd’hui irrécusable, que les auteurs africains sont beaucoup moins inspirés par une « âme noire », atemporelle, une civilisation immuable sommée de se perpétuer à travers les âges, que par les situations économiques et politiques, celles précisément, comme le souligne avec pertinence Pius Ngandu, « de la dépendance totale, de la mendicité permanente vis-à-vis des métropoles européennes, toujours exportatrices et toujours arrogantes, comme c’est le cas dans les nouveaux États africains » [69]

Il s’agit de renouveler les méthodes de lecture des littératures et textes africains. Ce changement de perspective implique que soient abandonnés les réflexions et travaux globalisants qui ne peuvent que s’enfoncer davantage dans l’imprécision et les redites, pour s’engager dans la voie des études minutieuses des littératures africaines, aussi bien orales qu’écrites.

Ces études doivent avoir pour socle, non pas une histoire de la littérature négro-africaine, mais des histoires spécifiques des diverses littératures africaines, élaborées dans l’optique lansonienne, et selon la praxis suggérée par Adrien Houannou qui pose comme exigence la prise

en considération de tous les facteurs susceptibles d’expliquer la naissance de la littérature nationale et son evolution (rapide ou lente, régulière ou saccadée), tous les éléments pouvant éclairer, à chaque étape, le champ littéraire, toutes les influences esthétiques, idéologiques et éthiques, nationales et étrangères, individuelles et collectives ; conscientes ou non (…) Pas seulement les œuvres des grands écrivains qui sont déjà devenues des célébrités internationales, mais celles aussi des écrivains de seconde zone, des débutants obscurs [70].

À cet égard, le livre d’Alain Rouch et Gérard Clavreuil [71], qui est le tout premier ouvrage d’ensemble consacré aux littératures nationales, publié en 1986, nous semble une entreprise prématurée. D’abord parce que l’histoire des vingt-huit États qu’il couvre est traitée sommairement (elle ne porte que sur quarante des 512 pages du volume), et est présentée sans repères et souci de cohérence méthodologiques. Ensuite, il y a leur sélection des auteurs et des textes qu’ils disent avoir été guidée, entre autres raisons, par leur « désir de montrer ce qu’ils aiment chez des écrivains souvent maintenus dans un ghetto paternaliste. Choix personnels et subjectifs, avouent-ils, qui procèdent d’une démarche amoureuse » [72]. Il s’agit là, sans conteste, d’un élan de cœur et d’une générosité intellectuelle louables mais qui, dans la pratique, conduit à substituer un ghetto paternaliste à un autre.

Ce mouvement, qui s’est amorcé timidement depuis maintenant trois décennies, par des études d’histoire littéraire propres à chacune des littératures africaines, doit se poursuivre et s’accélérer, pour déboucher sur la rédaction de dictionnaires des œuvres et des auteurs de chaque pays, et permettre la constitution de banques nationales de données d’histoire littéraire informatisées. Celles-ci rendront possible, à terme, l’élaboration de manuels et autres supports pédagogiques pour l’enseignement de ces littératures.

La production littéraire africaine écrite de l’espace francophone, née dans des conditions historiques que l’on a rappelées, s’est d’abord engagée dans la voie du mimétisme, ce qui n’était pas fait pour surprendre. Toutes les jeunes littératures passent nécessairement par une période de dépendance envers quelque tradition nourricière. La littérature coloniale a été, en même temps que son unique modèle de référence, son premier cadre d’accueil et de réception critique, avant qu’elle ne se donne les moyens d’une relative autonomie pour défendre son identité. Cette quête identitaire, comme on a pu s’en rendre compte, a été l’occasion d’une farouche lutte idéologique où la critique littéraire a campé sur des positions radicales unanimistes pour défendre des intérêts politiques, se détournant ainsi de son objet. Au cours d’un demi-siècle d’existence, cette production s’est démultipliée dans des espaces nationaux dont la différenciation s’accélère au fil du temps. Les singularités qu’elle présente dans ces contextes nouveaux ont besoin d’être étudiées de façon autonome et exhaustive. L’histoire littéraire a, sur ce plan, un rôle primordial à jouer. De sa capacité à assurer avec rigueur la prise en charge scientifique des littératures africaines, dépend pour une large part leur épanouissement.

[1] Université Houphouët Boigny, Cocody, Abidjan, Côte d’Ivoire.

[2] GUSTAVE, Lanson, « Programme d’études sur l’histoire provinciale de la vie littéraire en France », in Études d’histoire littéraire, Paris, Champion, 1929.

[3] TODOROV, Tzvétan et DUCROT, Oswald, Dictionnaire des sciences encyclopédiques du langage, Paris, Seuil, 1972.

[4] MOISAN, Clément, Qu’est ce que l’histoire littéraire ? Paris, PUF, coll. Littératures modernes, 1987 ; L’histoire littéraire, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ? 1990 ; L’histoire littéraire, théories, méthodes, et pratiques, (sous la direction de) Québec, Université Laval, 1989.

[5] On lui doit d’avoir créé, en 1985 à l’Université de Paris III, La Banque de données d’histoire littéraire française qui a débouché sur la création, en 1990-91, d’une UV obligatoire de première année d’initiation à l’histoire littéraire. Cf. BEHAR, Henri, « Un projet de banque de données d’histoire littéraire », in Méthodes quantitatives et informatiques d’étude des textes, Genève Slaktine, Paris, Champion, 1986. Voir aussi L’histoire littéraire aujourd’hui (sous la direction de Henri BEHAR et Roger FAYOLLE), Paris, A. Colin, 1990.

[6] C’est à Gorée, où il s’était provisoirement installé, en attendant le départ des Anglais de Saint-Louis sa future résidence, que le gouverneur reçut la dépêche ministérielle, datée de Paris le 5 août 1816, qui le prévenait de l’arrivée prochaine d’un instituteur chargé de donner l’enseignement selon la méthode Bell et Lancaster.

[7] On lira avec intérêt sur ce point l’ouvrage de GAUCHER, Joseph, Les débuts de l’enseignement en Afrique francophone, Jean Dard et l’école mutuelle de Saint-Louis du Sénégal, Paris, le Livre africain, 1968.

[8] Auparavant sous Directeur des colonies, il conclut dès sa prise de fonction au Sénégal à l’échec de l’œuvre de Jean Dard, et impute cet échec à l’usage du wolof comme langue d’enseignement.

[9] HARDY, Georges, « L’enseignement au Sénégal de 1817 à 1854 », in Bulletin du Comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique Occidentale Française, n° 1-2-3, 1921, p. 106.

[10] Paris, Armand Colin, 1921.

[11] Cf. GUSTAVE, Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1967.

[12] Bruxelles 1830.

[13] DEMAISON, André, Diato, le roman de l’homme noir qui eut trois femmes, Paris, Larose, 1922.

[14] LOTI, Pierre, Le roman d’un spahi, Paris, Calmann Levy, 1881.

[15] LEBEL, Roland, Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, Larose, 1931 p.76.

[16] LEBEL, Roland, op. cit., p. 87

[17] PANET, Léopold, Relation d’un voyage de Saint Louis à Souiéra (Mogador), in Revue coloniale novembre-décembre, Paris, 1850. Réédition, Paris, Le Livre africain, 1968.

[18] Ce voyage a fait l’objet d’un compte rendu publié par Anne RAFFENEL sous le titre Nouveau voyage en Afrique, Paris, Chaix, 1856.

[19] BOILAT, David Abbé, Esquisses sénégalaises, Paris, Arthur Bertrand, 1853, réédition Paris-Karthala, 1984.

[20] BOILAT, David Abbé, La grammaire de la langue Ouoloffe, Paris, Imprimerie impériale, 1858 ; Mœurs et coutumes des Maures du Sénégal ; Prières publiques des mahométans ; ces deux derniers ouvrages sont inédits.

[21] HOLLE, Paul et CARRERE, Frédéric, De la Sénégambie française, Paris, Firmin Didot frères et fils, 1855.

[22] NDIAYE, Dugay Clédor Amadou, La bataille de Guilé, Saint-Louis, Imprimerie du Sénégal, 1912.

[23] NDIAYE, Dugay Clédor Amadou, De Faidherbe à Coppolani, Saint-Louis, Imprimerie du Sénégal, 1913.

[24] Ils sont respectivement intitulés « Le combat des grenouilles contre les poissons », « Le lapin devant Dieu » et « Le loup qui se fait passer pour un médecin », in Bulletin de l’enseignement de l’AOF, 1914, p. 380-382.

[25] DIAGNE, Mapaté Amadou, Les trois volontés de Malic, Paris, Larose, 1920.

[26] DIALLO, Bakary, Force Bonté, Paris, Rieder, 1926.

[27] DIOP, Massyla, Le Réprouvé Roman d’une sénégalaise, in Revue africaine artistique et littéraire, Saint-Louis, Juillet 1925.

[28] GOMIS, François, Histoire critique de la littérature sénégalaise francophone des origines à 1960, Thèse de doctorat de 3e cycle, Fac des Lettres, Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal), 1983, 537p.

[29] KANE, Mohamadou, « Saint-Louis ou les débuts de la littérature africaine au Sénégal (1850-1930) », in Revue Notre librairie « Littérature sénégalaise », n° 81, oct.-déc. 1985, p. 60-77.

[30] Les raisons de cette situation résultent de la décision prise à partir de 1850 par le gouverneur Faidherbe de mettre un terme à la concurrence qu’ils faisaient aux Français, sur le plan commercial et politique, et qui s’est traduite par leur élimination progressive des affaires.

[31] Cf. « Discours du gouverneur général de l’AOF à l’ouverture du conseil de gouvernement du 9 décembre 1933 », in Bulletin de l’enseignement de l’AOF, n° 81, mars 1934, p.4.

[32] Cf. Circulaire relative au cours d’histoire et de géographie de 3e année adressé à Monsieur le directeur de l’école normale. Source : Archives Nationales du Sénégal, Dossier J. 40 Doc. No 248.

[33] DESALMAND, Paul, Histoire de l’éducation en Côte d’ivoire, Abidjan, Céda, 1980, p. 400-401.

[34] D’une pièce comme La dernière entrevue de Behanzin et de Bayol, la toute première du théâtre de Ponty jouée par les élèves dahoméens le 2 juin 1933, à La ruse de Diégué interprétée par un groupe d’élèves du Soudan français à la fête d’art scolaire indigène de 1937, en passant par L’entrevue de Samory et du capitaine Binger créée par les Guinéens en 1936, l’on perçoit comme une constante, l’idée maîtresse relative à la mission civilisatrice de la France : la pacification qui, en mettant un terme aux incessantes querelles entre les royaumes, a sauvé l’Afrique de la barbarie.

[35] KESTELOOT, Lilyan, Anthologie négro-africaine, Verviers, Éditons Marabout, 1981.

[36] KESTELOOT, Lilyan, Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature, Université libre de Bruxelles, Institut de sociologie, 1963.

[37] EQUILBECQ, Victor F., Contes indigènes de l’Ouest africain français, Paris, Leroux, 1913.

[38] CENDRAS, Blaise, Anthologie nègre, Paris, la Sirène, 1921.

[39] LEBEL, Roland, Le Livre du pays noir, Anthologie de littérature africaine, Paris, les Éditions du monde moderne, 1927.

[40] DELAFOSSE, Maurice, « préface », in Le livre du Pays noir de Roland Lebel, p.7.

[41] Ibid., p.8.

[42] LEBEL, Roland, Le livre du Pays noir, p.192.

[43] Il s’agit respectivement de Du Niger au Golfe de Guinée, Paris, Hachette, 1892, et d’Une française au Soudan, Paris, Lib. et Impr. réunies, 1894, cités p. 211.

[44] ALEM, G. d’, Madame Samory, Paris, Pion, 1924, cité p.223 dans L’anthologie de R. LEBEL.

[45] BANCEL, Mme, La faya sur le Niger, Paris, Belles-lettres, 1923.

[46] BLACHE, V., Vrais Noirs et vrais Blancs d’Afrique, Paris, 1922.

[47] TRAUTMANN, R., Au pays de Batouala, Noirs et Blancs d’Afrique, Paris, Payot, 1922.

[48] LEBEL, Roland, Le livre du pays noir, op. cit., p. 245.

[49] GUY, Camille, L’Afrique française, n°1, 1922, p 43.

[50] KESTELOOT, Lylian, Les écrivains noirs de langue française, op. cit., p.83.

[51] LAYE, Camara, L’enfant noir, Paris, Plon, 1953.

[52] MELONE, Thomas, De la négritude dans la littérature négro-africaine, Paris, Présence Africaine, 1962 p. 94.

[53] BIYIDI, Alexandre, « Trois écrivains noirs », in Revue Présence africaine, 1955.

[54] MATIP, Benjamin, Afrique nous t’ignorons, Paris, Lacoste, 1955.

[55] TOUGAS, Gérard, Histoire de la littérature canadienne française, Paris, PUF, 1966, 3e édition p.9.

[56] Ibid., p.9-10.

[57] DURHAM, Earl of, Report on the affairs on British North America, edited by Sir C.P. Lucas, Oxford Clarendon Press, vol. II, 1912.

[58] DURHAM, Earl of, op. cit., p. 16.

[59] MOURALIS, Bernard, « Les littératures dites marginales ou les « contre littératures », in L’histoire littéraire aujourd’hui (direction Henri BEHAR et Roger FAYOLLE), Paris, Armand Colin, 1990, p.38.

[60] MOURALIS, Bernard, article cité, p. 37-38.

[61] QUENEAU, Raymond, Histoires des littératures, T. II, Littératures française, connexes et marginales. Paris, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, XIII, 1958, 2058 p.

[62] LAFFONT et BOMPIANI, Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les pays, Paris, Sede, 1953, 4ème édition, 1962.

[63] IDT, Geneviève, Pour « une histoire littéraire tout de même », in Poétique, 1, 977, p. 167-174.

[64] KESTELOOT, Lylian, Anthologie négro-africaine, op. cit., p5.

[65] Dictionnaire des œuvres littéraires négro africaines, op. cit. p.7.

[66] Pour la littérature ivoirienne sur laquelle nous travaillons depuis un quart de siècle, nous n’en sommes encore qu’à la publication du premier tome du dictionnaire des œuvres portant sur un seul genre, le roman, Cf. GNAOULE OUPOH, Bruno, Dictionnaire des romans ivoiriens, Tome 1, 1956-1986, Paris, L’Harmattan, 2012. Seulement une soixantaine d’œuvres a été prise en compte sur un volume global des œuvres littéraires ivoiriennes, tous genres confondus, estimé à un demi-millier d’ouvrages.

[67] II s’agit des littératures sénégalaise, béninoise, zaïroise et ivoirienne. On consultera à cet égard les essais suivants. GOMIS, François, Histoire critique de la littérature sénégalaise francophone des origines à 1961, de 3e cycle, Faculté des Lettres, Dakar, 1982 ; HUANNOU, Adrien, La littérature béninoise de langue française, Paris, Karthala, 1984 ; NZUJI, Kadima, La littérature zaïroise de langue française, Paris, Karthala, 1984 ; GNAOULE OUPOH, Bruno, L’émergence de la littérature ivoirienne, Thèse de doctorat d’État, Faculté des Lettres, Université de Dakar, 1994.

[68] BEAUMARCHAIS, J.P., COUTY, D. et REY, A., Dictionnaire des littératures de Langue française, Paris, Bordas, 1986.

[69] BEAMMARCHAIS et alii, op. cit., T. 1, p. 1..

[70] NKASHAMA, Ngandu Pius, Littératures africaines, op. cit., p. 25.

 

[71] HUANNOU, Adrien, La question des littératures nationales, Abidjan, Céda, 1988 p.89.

[72] ROUCH, Alain et CLAVREUIL, Gérard, Littératures nationales d’écritures françaises (histoire littéraire et anthologie), Paris, Bordas, 1986.

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