HEGEL ET L’AFRIQUE
Ethiopiques numéro 6
revue socialiste de culture négro-africaine
1976
On a beaucoup médit de l’esclavage, surtout de l’esclavage des nègres. Il y a aussi un côté pédagogique, édifiant, voire culturel de l’esclavage :
« Le seul lien essentiel que les nègres aient eu et aient encore avec les Européens, c’est celui de l’esclavage. Les nègres ne voient rien dans cette pratique qui ne leur convienne et les Anglais justement qui ont fait le plus pour l’abolition du commerce des esclaves et de l’esclavage sont traités par eux-mêmes comme des ennemis. Car il est d’une importance capitale pour les rois de vendre leurs ennemis prisonniers ou même leurs propres sujets, et ainsi l‘esclavage a fait naître plus d’humanité parmi les nègres (…). L’esclavage (…) constitue un moment du progrès à partir de l’existence simplement isolée, matérielle, un degré d’éducation, une sorte de participation à une moralité supérieure et à la culture qui s’y rattache ».
Institution qui a fait ses preuves, la traite des nègres appelle une politique réformiste modérée, se gardant du radicalisme des mouvements abolitionnistes irresponsables qui iraient jusqu’à dénoncer et tenter d’interdire ce fructueux commerce :
« L’abolition graduelle de l’esclavage est donc une chose plus convenable et plus juste que n’en serait la suppression soudaine ».
Si vous voulez savoir de quelle sinistre officine raciste sortent ces idées de négriers, sachez qu’elles étaient professées dans une des plus célèbres universités d’Europe entre 1822 et 1831 par un maître qui sût à ce point se faire entendre de la jeunesse pensante de son temps que, parmi les régimes politiques existant présentement dans le monde, la moitié pour le moins se réclame de son disciple le plus connu…
On peut nous objecter qu’au sujet de l’Afrique Noire il n’y a pas continuité des idées de Hegel à celles de Marx, que ce dernier ne donne que des justifications historiques de l’existence de l’esclavage dans les temps anciens, que sur l’Afrique il n’a prèsque rien dit. Si peu que les marxistes africains en sont réduits la plupart du temps à tenter des extrapolations en appliquant avec plus ou moins de bonheur les thèses de Marx sur le « mode de production asiatique » à certains aspects des problèmes économico-politiques africains. L’Afrique ne figure pas dans le champ de vision de Marx qui pourtant a pensé à tout.
Voici qu’apparaît justement une étrange analogie entre le maître et le disciple. On sait que l’hégélianisme de Marx est aujourd’hui parfois contesté ou du moins minimisé. Nous apportons à cette querelle d’école, à ce propos, un élément non négligeable : le silence de Marx sur l’Afrique. Non qu’il se soit entièrement tû sur notre continent – nous y reviendrons dans un prochain article – mais ses propos épars dans l’océan de son œuvre ne sont que gouttes d’eau. Hegel non plus n’en a pas dit grand chose il est vrai : quelques pages dans les Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, dont sont tirées les lignes précédentes [1], quelques autres dans les Leçons sur la Philosophie de la Religion et quelques lignes de ci de là.
Mais le professeur de l’Université de Berlin du moins s’en est expliqué : il parle de l’Afrique dans l’Introduction de la Philosophie de l’Histoire pour faire la simple démonstration qu’il n’y a pas lieu d’en traiter en philosophie de l’histoire, il en parle dans la Philosophie de la Religion pour conclure que la religion africaine n’est pas encore une religion… Or Marx est sur ce point d’une parfaite docilité à l’égard de l’enseignement hégélien : l’histoire commence en Asie comme le soleil se lève à l’Orient. La dialectique remise sur ses pieds n’emprunte pas moins le même itinéraire que lorsqu’elle marchait sur la tête. Et il y a bien d’autres relations à établir entre le mode de production asiatique marxien et le monde oriental hégélien. Simplement, ce serait l’objet d’une autre recherche. Elle nous éloignerait de notre sujet.
« Là-dessus, écrit Hegel, nous laissons l’Afrique pour n’en plus faire mention par la suite. Ce n’est pas une partie du monde historique » [2].
Les références sont normalement données avec la tomaison et la pagination de l’édition H. Glockner, édition dite « du Jubilé » (réédition fac-simile 1944-1961), et pour les traductions usuelles aux Leçons sur la Philosophie de l’Histoire et aux Leçons sur la Philosophie de la Religion, traduction J. Gibelin, éd. Vrin. Afin de ne pas multiplier abusivement les citations, nous renvoyons d’avance aux passages principaux de ces deux traductions pour ce qui concerne l’Afrique Noire :
1) Leçons sur la Philosophie de l’Histoire (indiquées PhH), trad. J. Gibelin, 00. Vrin, pp. 86-93. [3]
2) Leçons sur la Philosophie de la Religion (indiquées PhR, avec les quatre tomes PhR I, PhR II, PhR III, PhR IV, de la trad. J. Gibelin, éd. Vrin), en particulier PhR II, pp. 67-85. [4]
« L’esprit naturel »
Il est important de noter que l’Afrique n’est pas oubliée, une place lui est bel et bien attribuée dans le système ou, si l’on veut, dans l’ombre du système, en tout cas une place nécessaire, qui a sa fonction : c’est le continent de la nuit de l’esprit où il ne se passe rien sinon l’éternel recommencement des choses de la nature :
« Ce que nous comprenons (…) sous le nom d’Afrique, c’est ce qui n’a point d’histoire et n’est pas éclos) ce qui est renfermé encore tout à fait dans l’esprit naturel et qui devait être simplement présenté ici au seuil de l’ histoire universelle » [5].
Un esprit conciliant pourrait s’imaginer qu’à la limite il n’est pas si mal d’être relégué dans l’« esprit naturel », si celui-ci correspond à l’homme de la nature ou au bon sauvage des philosophes du XVIIIe siècle. Qu’on se défasse promptement de cette illusion : les positions de Hegel sont aux antipodes de celles de Jean-Jacques Rousseau (selon une loi du « progrès historique » qu’on ne sait comment qualifier…). L’« esprit naturel » règne aussi bien parmi les bêtes. Les nègres et les fauves sont à ranger ensemble dans un univers carnassier dont nous allons donner quelques images.
Après s’être ainsi justifié d’avoir été amené à parler de l’Afrique dans un ouvrage destiné à traiter un sujet bien plus relevé, celui de l’histoire universelle (c’est-à-dire de l’histoire générale des hommes – dont les nègres, donc, ne font pas partie), l’auteur insiste :
« C’est maintenant seulement après avoir mis cet élément de côté que nous nous trouvons sur le vrai théâtre de l’histoire universelle (…). En Asie, s’est levée la lumière de l’Esprit et avec elle l’histoire universelle » [6].
Le thème bien connu de « l’Afrique, continent sans histoire » n’est pas seulement le fait de l’ignorance ou de la négligence, c’est une position systématique affirmée et justifiée avec tout le déploiement de la « rationalité » philosophique.
La question de l’Egypte et de l’Afrique du Nord n’est pas éludée : Hegel n’ignore évidemment ni l’ancienne Egypte, ni l’Afrique carthaginoise et romaine, ni l’Islam. Pour l’Egypte, son attitude est prévisible : il rattache ce morceau de roi au Moyen-Orient. Il n’y a rien de commun entre l’Egypte, la Nubie, l’Ethiopie, etc. Quant à l’Afrique du Nord, elle est tout naturellement « européenne » :
« La partie septentrionale de l’Afrique (…) se trouve au bord de la Méditerranée, superbe contrée où fut jadis Carthage et où se trouvent actuellement le Maroc, Alger, Tunis et Tripoli. On devait et il fallait rattacher cette partie à l’Europe, comme maintenant les Français précisément l’ont essayé avec bonheur ; elle est tournée vers l’Europe comme l’Asie Mineure ; tour à tour y ont résidé Carthaginois, Romains et Byzantins, Mahométans, Arabes et les intérêts de l’Europe ont toujours cherché à s’y porter » [7].
On aura noté au passage l’absence des Numides (des anciens Berbères), particulièrement regrettable de la part d’un lecteur de Salluste, et le fait que les Mahométans semblent y précéder les Arabes (?). Mais ce passage nous offre un détail historiquement plus intéressant : la prise d’Alger en 1830. Puisque Hegel est mort en 1831 (à Berlin, du choléra), il est ainsi prouvé qu’il intégrait avec soin dans son enseignement les nouvelles publiées par la presse (la lecture des journaux est devenue la prière du matin quotidienne !) et surtout qu’il a professé ces idées sur l’Afrique jusqu’à sa mort.
Parvenu en ce point, il convient de préciser, par esprit de rigueur scientifique, que le texte que nous commentons n’a pas été publié par l’auteur lui-même. C’est le cas de plusieurs œuvres de la période berlinoise (1818-1831) comme l’Esthétique et les Leçons sur la Philosophie de la Religion publiées par quelques-uns de ses disciples les plus proches (Gans, Hotho, Marheineke, Bauer, Schultze, Michelet.) à partir des manuscrits laissés par l’auteur (en Allemagne, les cours sont normalement lus par le professeur et non librement improvisés) complétés par les notes de cours de ces étudiants. Les volumes ont commencé à paraître en 1835. Pour les Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, l’édition classique dite « du Jubilé », que nous utilisons, donne le texte même publié en 1837 par Karl Hegel, fils du philosophe. Il offre donc de sérieuses garanties d authenticité. La traduction que nous citons, non qu’elle soit satisfaisante, mais parce qu’elle est la plus répandue et que tout lecteur peut consulter, est celle de J. Gibelin (Vrin, 1945), maintes fois rééditée). Nous ne sommes donc pas en train de chercher une mauvaise querelle à un auteur sur des propos qui ne sont pas de lui. Sauf peut-être un point…
Les « nègres »
Tout lecteur doué d’un peu d’esprit d’observation aura noté notre constance à écrire « nègre » sans « N majuscule ». Vous avez bien lu, ce n’est pas une faute de frappe : les Anglais, les Français, les Mahométans, les Arabes, les nègres. Nous ne faisons que reproduire en cela la graphie de la traduction Gibelin. Dans d’autres parties de l’ouvrage on trouvera : les Chinois, les Indiens (ceux des Indes), les Scythes, etc…, mais jamais : les Nègres. Dans les Leçons sur la Philosophie de la Religion, on trouve, du même traducteur : les Esquimaux, les Mongols,…et toujours : les nègres.
Voilà une particularité orthographique qu’on ne peut imputer à Hegel, père ou fils, puisqu’en allemand tout substantif prend une majuscule initiale même s’il désigne un ver de terre… Mais il est intéressant de faire remarquer au passage à ceux qui tiennent la Négritude pour le mot d’ordre démodé d’un combat dépassé qu’un universitaire français contemporain trouve tout naturel d’écrire : les Arabes, les Esquimaux, et puis : les nègres, les nègres… et qu’une maison d’édition domiciliée place de la Sorbonne, avec une librairie où le Président de la République du Sénégal passe de temps en temps faire des achats depuis une quarantaine d’années, le publie comme tel sans sourciller.
Revenons cependant à Hegel dont l’Esprit se meut d’Est en Ouest. Comment ne pas lui demander : et l’Amérique ? L’Amérique est une province spirituelle de l’Europe, sa meilleure part étant l’Amérique du Nord d’origine germanique et protestante (sur l’avenir des Etats-Unis, Marx, avouons-le, a eu quelques intuitions plus justes). Pour les autochtones, s’ils ne sont pas entièrement oubliés, leur sort ne vaut pas mieux que celui des nègres. Ainsi les Esquimaux ont la même religion, « la forme la plus grossière, la plus simple de la religion de la nature », que les nègres : l’éternel hiver boréal n’est pas plus favorable à la vie de l’Esprit que l’Afrique torride…
Chez un penseur de l’importance de Hegel, un aveuglement aussi écrasant exige un diagnostic plus approfondi que la simple dénonciation des préjugés de l’époque. Est-il victime d’informations systématiquement erronées ? A-t-il l’esprit si plein de mythes antiques qu’il ne puisse voir l’« Ethiopie » avec des documents ambigus, ou n’a-t-il pas reconnu, sous d’autres yeux que ceux d’Hérodote ? A-t-il mal interprété leur vêture africaine des institutions qui sont banales en Europe, même pour qui les désapprouve : les guerres, l’appareil de la justice, la cour des princes, les luttes de factions, les cultes, etc. ? Ou une raison plus viscérale l’incline-t-elle à mettre au compte des Nègres les péchés dont les Européens se sont chargés, à propos des Nègres, précisément ?
D’abord, son ignorance. Touchant l’Afrique, elle est massive comme le continent africain. Au simple plan géographique, les habitants « du Sénégal et de la Gambie » n’apprendront pas sans surprise que leur pays est constitué de hautes terrasses montagneuses dont la pénétration est difficile… [8].
Jamais un Anglais, par exemple, n’aurait écrit pareille énormité. Thomson a remonté la Gambie en 1620. La fondation de l’Africain Society à Londres date de 1788. Il serait allé consulter les cartes… Il y a là un fait de provincialisme allemand que tous les témoins de l’époque (y compris Marx) confirment. Pour Hegel, l’Afrique entière est une terre de hauts plateaux bordés de montagnes infranchissables [9]. Seule la zone côtière est abordable, bien que le séjour n’y soit pas à conseiller :
« Vers l’intérieur, une ceinture marécageuse, avec la végétation la plus opulente, patrie de prédilection d’animaux féroces, de serpents de tout genre, bordure dont l’atmosphère est empoisonnée pour les Européens » [10].
Ce tableau terrifiant est à la rigueur explicable par l’époque : les Européens ne mouraient pas vieux, en ce temps-là, au Congo ou en Côte-de-l’Or (mais après tout, c’est à Berlin que Hegel a attrapé le choléra…). L’époque, cependant, n’explique pas tout. L’expédition Denham, Clapperton, Hondney, partie de Tripoli en 1822, avait atteint le Bornou par le Niger et découvert le Tchad l’année suivante [11]. Et pour l’exactitude des relevés géographiques et ethnographiques, on admire encore aujourd’hui les Cahiers de René Caillé [12]
Pour Hegel, il faut que l’Afrique soit impénétrable, non parce que les Européens n’y comprennent goutte mais physiquement, matériellement. Que l’Esprit se retrouve soi-même (sa propre incompréhension) incarné dans l’être-autre de la Nature. L’Esprit ne va donc pas se heurter au mystère mais à des murailles naturelles :
« Cette bordure forme le pied d’une ceinture de hautes montagnes, rarement traversée par des fleuves qui eux-mêmes ne permettent pas de relations avec l’intérieur ; car leur percée n’a lieu que peu au dessous du niveau des montagnes et seulement en des lieux étroits où se forment fréquemment des chutes d’eau non navigables et des courants qui se croisent avec violence. Depuis trois cents à trois cent cinquante ans que les Européens connaissent cette bordure et en ont pris possession en quelques endroits, ils ont à peine franchi çà et là et seulement pour peu de temps ces montagnes et ne s’y sont nulle part établis » [13]
Le pourtour de l’Afrique offre bien en quelques points pareil paysage : les chutes du Zambèze ne semblent-elles pas faites pour illustrer cette description ? La pensée hégélienne, toutefois, se caractérise par son style de passage à l’absolu : l’Afrique est naturellement barrée, face à l’étranger, la providence elle-même l’a bâtie terre sans histoire.
Tout ce qui peut sourdre de cette forteresse naturelle porte la marque de l’atrocité et de l’arbitraire. Alors que les invasions barbares en Europe, par exemple, ont accompli une mission historique, au prix de graves destructions, les guerres africaines sont pure démence :
« Au XVIe siècle, il s’est produit, venant de l’intérieur en plusieurs lieux fort éloignés, des invasions d’horribles masses qui se sont jetées sur les habitants plus paisibles des pentes. Etait-il arrivé un mouvement intérieur, et quel mouvement, pour amener cette tempête ? On ne sait. Ce qu’on a su toutefois de ces masses, c’est le contraste de leur attitude qui manifestait dans ces guerres et ces expéditions la cruauté la plus irréfléchie et la brutalité la plus répugnante alors que, leur rage ayant pris fin, ils se montrèrent dans les temps calmes de la paix doux et bons pour les Européens lorsqu’ils les connurent ». [14]
Concluons : les Chagga, Peulhs ou Mandingues ont eu l’originalité (!) de se montrer féroces dans la guerre et doux dans la paix… N’est-ce pas là le signe de la plus consternante barbarie ?
« Fanatisme physique »
Sur quels documents Hegel se fonde-t-il pour situer historiquement ces grandes invasions, contrairement au principe d’a-historicité qui régit selon lui le monde africain ? On sait que toute l’Afrique occidentale et centrale vit de mémoire d’homme au rythme des invasions peuhles (pular, foulbé). C’est effectivement vers 1600 que s’écroule l’empire du Bornou, le plus vaste ensemble politique qu’ait connu l’Afrique centrale au Moyen-Age, sous l’assaut des Foulbé (avec l’épisode de la reine Aïssa Kili Nguirmamaramama). Le XVIe siècle n’est-il pas plutôt le temps où l’Europe commence à recevoir, des aventuriers et des missionnaires, les premières nouvelles d’Afrique Noire ? La première mention d’un fait historiquement (fut-ce approximativement) daté survient pour le temps où l’Afrique elle-même entre dans l’histoire universelle telle que Hegel la conçoit grâce aux premières incursions portugaises et espagnoles.
La découverte de la route des Indes orientales, c’est-à-dire la circumnavigation de l’Afrique, est en effet, dans la Philosophie de l’Histoire hegelienne, mise sur le même plan que la renaissance des lettres et des arts en Europe :
« Ces trois grands faits : ce qu’on appelle la restauration des sciences, la floraison des arts, la découverte de l’Amérique et celle de la route des Indes orientales, peuvent se comparer à l’aurore qui, après de longues tempêtes, annonce pour la première fois de nouveau un beau jour. Ce jour est celui de l’Universalité qui éclate après la longue nuit, fertile en conséquences et terrible du moyen âge… » (fin du Chap. III, de la 2e section de la IVe partie de l’ouvrage) [15].
On sait ce qu’annonçait, pour le monde noir, cette étrange levée du jour : les Africains allaient à leur tour traverser l’Atlantique par pleines cargaisons. De la Renaissance allait naître tout un trafic barbare. Point de malentendu cependant : il ne s’agit pas de la barbarie des négriers mais de celle des nègres.
« Le nègre représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa pétulance ; il faut faire abstraction de tout respect et de toute moralité, de ce qu’on nomme sentiment, si l’on veut bien le comprendre ; on ne peut rien trouver dans ce caractère qui rappelle l’homme » [16].
Le commerce des esclaves noirs n’a donc rien de plus scandaleux que le commerce des épices. L’erreur serait d’accorder aux nègres le sentiment et la moralité, en un mot : une âme -erreur dénoncée par les théologiens compétents de cette époque, dont Hegel reprend entièrement, dans un autre langage, les conclusions (mais il les reprend au XIXe siècle…).
Le nègre a d’ailleurs lui-même la juste intuition de ce que représente la personne de ses semblables : de la viande sur pied.
« Pour le nègre matériel, la chair humaine n’est que chose matérielle, de la viande en somme. A la mort d’un roi, on tue et on mange des gens par centaines ; les prisonniers sont massacrés et leur chair vendue sur les marchés » [17].
Nous voyons à l’œuvre la pensée « dialectique » transformant chaque chose en son contraire : ce sont les esclaves qui sont esclavagistes. La même méthode nous permet d’établir que ce qui serait chez les Européens la preuve du plus pur héroïsme n’indique chez les nègres que l’absence de tout sentiment moral : leur mépris de la mort est en réalité mépris de la vie.
« Ce qui caractérise le mépris du nègre pour l’homme, ce n’est pas tant le mépris de la mort que le peu de valeur attaché à la vie. C’est à ce peu de cas qu’ils font de la vie qu’il faut attribuer le grand courage des nègres, que soutient une immense force physique, courage qui fait que, dans les guerres contre les Européens, ils tombent par milliers sous le feu. La vie en effet n’a de valeur que là où elle a pour fin quelque chose de digne » [18]
Bref, les salves européennes ne font même pas de héros morts pour la patrie. Elles fauchent du bétail bon pour l’abattage ou l’esclavage.
Pour démonter le mécanisme des interprétations hégéliennes, il suffit donc de se poser une question simple : quel sens aurait le même événement s’il se déroulait en Europe ? Par exemple, le sac du palais des Tuileries, et le massacre des Suisses restés fidèles au roi, par des troupes qui auraient dû depuis plusieurs semaines avoir fait mouvement vers la frontière à l’heure où la France était menacée d’invasion par les armées de la première coalition ? Réponse : c’est la preuve de la lucidité révolutionnaire du peuple souverain sous les armes – d’abord en finir avec les ennemis de l’intérieur pour ne pas être poignardé dans le dos en affrontant l’ennemi de l’extérieur…
Bravo. En Afrique, maintenant : « Comme prélude à la guerre, le roi décide une attaque contre sa propre capitale pour se mettre en quelque sorte en fureur (…). En ces occasions, le roi fait égorger tout ce qui lui est suspect et cet acte revêt aussi le caractère d’un acte sacré » [19].
Le caractère démentiel du tempérament africain apparaît aussitôt. Quelle étrange absurdité de mettre en application la « loi des suspects » à l’instant du péril national ! Hegel est à ce point muré dans son système de pensée qu’il en convient à forger des concepts aberrants comme celui de « fanatisme physique » (?), Le fanatisme est en effet un phénomène, certes, irrationnel, mais du moins spirituel ou mental. Accorder que les nègres fussent fanatiques au sens propre, ce serait en somme leur accorder l’esprit. Les nègres ne seront donc point fanatiques à proprement parler mais animés d’un « fanatisme plus physique que moral », expression dont il faut supposer qu’elle a un sens :
« La ruine qui est une conséquence de leur effervescence provient de ce que ces agitations ne sont point provoquées par quelque fondement intérieur ou quelque pensée mais par un fanatisme plus physique que moral » [20]
Faut-il préciser que récuser pour ignorance et « fanatisme » anti-africain le jugement de Hegel sur l’Afrique ne revient nullement à prôner les massacres, à défendre le principe des sacrifices humains, à s’en remettre aux sorciers pour résoudre le problème de la sécheresse, etc…? Supposez qu’on demande, sous la forme d’une enquête d’opinion, au public qui vient d’applaudir « Iphigénie en Aulide » : accepteriez-vous que vos filles soient égorgées afin d’obtenir pour un corps expéditionnaire des vents favorables ? Il est plus que probable que la question ne serait même pas comprise, ou passerait pour une facétie, que nul ne ferait le rapprochement entre le spectacle qu’il vient d’admirer et le problème moral inouï qu’on lui soumet. Demandez à un lycéen qui vient de rédiger une dissertation sur « la tyrannie et les lois non-écrites » comment est morte Antigone qui fit appel des décrets du tyran aux lois non-écrites ? Il a oublié, ce détail ne l’a pas frappé… Or Antigone est morte enfermée vivante, scellée dans le creux d’un rocher. Une mort atroce. Notre lycéen n’en revient pas, il blêmit légèrement. Qu’on lui raconte maintenant comment se règle au Dahomey le problème de la succession au trône :
« Toutes les attaches de la société se rompent. La ruine et la décomposition générales débutent dans son palais : toutes les femmes du roi (au Dahomey leur nombre déterminé est de 3333) sont égorgées et dans toute la ville commence alors un pillage général et un massacre universel. Les femmes du roi considèrent leur mort comme une chose nécessaire car elles y vont parées. Les hauts-fonctionnaires doivent se hâter le plus possible de proclamer le nouveau roi afin de mettre un terme aux massacres » [21].
Là l’explication est toute trouvée : il ne s’agit pas des mystères de la tragédie antique mais des horreurs de la barbarie nègre.
Il est difficile de savoir d’où Hegel tire les détails de haute précision qui parsèment son analyse. Par exemple, pourquoi 3333 femmes ? Effectivement, la mort des épouses royales à la mort du roi était de règle au royaume d’Abomey. Edouard Dunglas, qui n’a jamais été atteint par le moindre courant hégélien, cite dans ses Etudes Dahoméennes (t. XX, p. 3) le cas de la mort de Tegbessou (1774) : 285 de ses femmes s’entretuent pour le rejoindre dans l’au-delà et 6 autres se font enterrer avec lui. L’étude des religions africaines est certes du plus haut intérêt mais ce n’est pas ici notre objet, car Hegel n’étudie nullement les religions africaines. Il pique dans des récits de missionnaires (par exemple, Giovanni Antonio Cavazzi, Istorica descrittione de’tre regni Congo. Matamba, Angola, Bologna 1687) ou des rapports d’explorateurs (Bowdich, Mission from Cape Coast Castle to Ashantee, London 1819) les faits ou les contes les plus atroces ou les plus arbitraires pour démontrer que le monde négro-africain n’appartient pas à l’humanité (s’il y participe, c’est par les fers de l’esclavage !).
Pourtant la vérité se fait jour, ne serait-ce que par une simple critique interne de son texte : « elles y vont parées… ». Parées comme la théorie de jeunes gens, filles et garçons, que tous les ans Athènes envoyait en tribut à Minos. Toute femme qui va parée à la mort manifeste le règne de l’Esprit, quand elle vivrait dans la plus sombre superstition. Le règne de l’animalité, c’est l’abattage pur et simple des ennemis qu’on tient à sa merci. Ne tirons même pas argument de l’atrocité dont l’Europe a donné l’exemple en plein XXe siècle : Hegel n’en aurait même pas imaginé la possibilité. Le monde est trop plein de fosses gigantesques pleines de milliers de cadavres pour que nous puissions dénoncer les contemporains de Tegbessou, roi d’Abomey. « Elles y vont parées… », dont il ne s’agit pas de « brutalité répugnante ». La parure pour la mort est la marque de la foi.
« Pétulance »
Il est important de souligner que Hegel n’a jamais pensé mettre sur le même plan par exemple les sacrifices humains et autres cruautés dont on parle à propos de l’Afrique, et ces mêmes cruautés rapportées à l’antiquité classique. Dans ce dernier cas, nous sommes à l’aurore de l’histoire, dans le cas de l’Afrique, hors de l’histoire. Le problème est le même pour l’esclavage. La théorie de l’esclavage telle qu’elle : ressort du fameux chapitre « Maîtrise et Servitude » de la Phénoménologie de l’Esprit [22] est à la fois trop connue et très paradoxale : l’esclave est en vérité le maître du maître et le maître esclave de l’esclave. Mais cette vérité ne se manifeste qu’à la longue. Dans la vie immédiate, l’esclave est esclave par peur de la mort et le maître armé ne le perd pas des yeux. On voit cependant, au delà de toutes ses misères, l’intérêt philosophique de la condition d’esclave : c’est l’esclave, enchaîné au travail et réduit à la maîtrise de soi s’il veut survivre qui porte l’espoir de l’humanité, et non le maître, conservateur par destin.
Il est tentant d’appliquer ce schéma dialectique à l’esclavage des nègres : c’est dans l’épreuve du pire destin que se forge la plus ferme lucidité. Pourquoi Hegel n’a-t-il pas même reconnu à l’esclave nègre, dont il connaît parfaitement le sort, au moins par ouï-dire, la position-clef philosophique et historique qu’il accorde à l’esclave « classique » ?
Attention : un esclave antique est un combattant qui s’est rendu à merci sur le champ de bataille pour échapper à la mort. C’était un vainqueur virtuel. Le sort des armes lui eût été favorable qu’il était en position d’accueillir la reddition de l’autre. « Plutôt la mort que la servitude » est une devise honorable qui, heureusement pour la philosophie de l’histoire hégélienne, cède parfois à la peur. Cet homme qui a eu peur est notre ancêtre à tous, car la cellule initiale de l’ordre social est le rapport de maître esclave. Cette humilité est de bonne guerre.
Puisqu’on sait que, selon Hegel, la voie de l’histoire universelle est la voie du désespoir et de la douleur, il est assez vain de lui reprocher d’exposer des faits atroces dans un esprit de positivité inhumaine. La critique la plus pertinente et la plus pénétrante qu’on puisse lui opposer doit entrer dans le langage et le jeu de son système. Pour un Négro-africain, Hegel n’est pas celui qui, après tant d’autres, a justifié l’esclavage (il le justifie comme moment de l’histoire, dans la genèse des institutions humaines), il est celui qui n’accorde même pas aux esclaves noirs, qui étaient des esclaves contemporains, dont il connaissait l’existence en son propre temps, ce qu’il accorde aux esclaves de tous les temps et de toutes les autres races : d’être « dans le désespoir et la douleur », le levain de notre pâte humaine.
« C’est la pétulance qui caractérise les nègres. Cette condition n’est susceptible d’aucune évolution et d’aucune culture et, comme nous les voyons aujourd’hui. Ils furent toujours » [23].
Pétulance : ce mot latin inusuel caractérise un être animé de ses seuls instincts ou pulsions naturels. « Culture » n’a pas son sens objectif actuel (par exemple, pour l’anthropologie culturelle), ce mot (Bildung) désigne la formation acquise par l’éducation. Le sens général n’est que trop clair : « C’est perdre son temps que de vouloir instruire les nègres ».
Le monde noir n’a ni passé ni avenir historique. Ce que les autres peuples ont souffert, c’était pour produire finalement l’esprit universel. Ce que le peuple nègre souffre, c’est pour rien.
L’ouvrage du comte Arthur de Gobineau intitulé « Essai sur l’Inégalité des Races humaines », publié en 1953-55 [24], bien après la mort de Hegel, est, en quelque sorte, l’acte de naissance du racisme contemporain. Mais à comparer ces deux courants de pensée, on s’apercevrait vite que le radicalisme de Hegel est beaucoup plus pernicieux, car il ne s’agit pas chez lui d’« inégalité » – où l’on peut toujours trouver du plus et du moins – mais d’une différence d’espèce : les nègres sont de pseudo-hommes destinés seulement à manifester dans la nature, avant l’histoire, ce qu’est l’humanité réduite à l’animalité.
Quelle expérience Hegel a-t-il, personnellement, du monde noir ? On peut répondre presque à coup sûr : aucune. Peut-être même cette totale absence de contact est-elle un élément décisif. Après tout, on ne saurait en dire autant de bien d’autres contemporains de Bernardin de Saint-Pierre ou d’Alphonse de Châteaubriand comme le duc de Wellington ou Joséphine de Beauharnais. Il faut bien souligner que Hegel n’a vécu personnellement aucun des grands événements de son temps, pas même ceux qui ont marqué fortement son œuvre, comme la révolution française, la bataille d’Iéna, celle de Leipzig, Waterloo et la restauration. Il n’y a joué aucun rôle. Son monde est le monde de l’esprit, c’est-à-dire, très concrètement, le monde des livres. Parmi les livres, ceux qui ont le plus de poids à ses yeux sont les œuvres des auteurs anciens, comme pour les humanistes. Dans cet environnement presque purement livresque (ajoutons, pour être en règle avec l’histoire : l’enseignement et les « gazettes »), est-il possible de trouver une explication de cet étrange manque d’ouverture sur le monde et les hommes ? A vrai dire : non.
Hegel a dans une large mesure la même culture classique que les humanistes de la Renaissance trois siècles plus tôt, disons : que Montaigne par exemple. Il a sous les yeux des récits de missionnaires qui ont participé à leur manière à la conquête de l’Afrique comme Montaigne a sur sa table l’Histoire générale des Indes de Gomara en rédigeant le chapitre « Des Coches » (Essais III, chap. VI). L’Afrique, il est vrai, est la grande absente des Essais de Montaigne où la conquête de l’Amérique joue au contraire un rôle si important. Toutefois, il n’est pas difficile d’imaginer ce que serait un récit de grande classe comme celui de Gomara (un passage poignant, telle la fin héroïque d’Attabalipa, dernier roi du Pérou, capturé et supplicié par trahison) s’il sortait de la plume d’un capucin borné comme Cavazzi, plusieurs fois cité par Hegel. Et si l’on voulait comparer la finesse de l’analyse et l’élévation des sentiments chez l’auteur des Essais et le philosophe de l’histoire universelle, il faudrait bien conclure à ce qu’on ne peut appeler moins qu’un « recul de la civilisation », de la fin du XVIe au commencement du XIXe siècle. Que n’ont été ces Cortez et ces Pizarre des Alexandre et des Epaminondas ! Commente Montaigne mélancoliquement. On ne saurait trouver trace chez Hegel d’un pareil sentiment…
Or un philosophe est responsable de ses lectures, du choix de ses informateurs, encore plus du jugement qu’il porte sur les choses qu’on lui rapporte. Que penser donc du niveau d’information de Hegel et de la pénétration de son jugement, lorsqu’il nous conte (au moins deux fois dans son oeuvre) l’histoire des Amazones africaines ?
« Autrefois un Etat féminin s’était surtout rendu célèbre par ses conquêtes ; cet Etat avait à sa tête une femme. Elle a pilé dans un mortier son propre fils, s’est barbouillée de son sang et fait en sorte d’avoir toujours une provision de sang d’enfants pilés. Elle a chassé ou exterminé les hommes et ordonne de mettre à mort tous les enfants mâles. Ces furies détruisaient tout dans le voisinage et, ne cultivant pas la terre, étaient contraintes à de perpétuels pillages. Les prisonniers de guerre étaient utilisés comme mâles : les femmes enceintes étaient obligées de se rendre hors du camp et, si elles donnaient le jour à un fils, de l’éloigner. Cet Etat mal famé s’est perdu plus tard » [25].
Quand ? A quelle occasion ? Dans quelle aire géographique et culturelle ? Cette histoire est reprise dans les Leçons sur la Philosophie de la Religion (dans l’édition Lasson, 1840) : la reine des « Dschaken » (des Chagga, sans doute), qui instaura le culte des morts comme culte unique, fit piler son fils dans un mortier et se oignit de son sang pour se pénétrer de sa force vitale – mais il n’est plus question de l’élimination des mâles adultes ou enfants. Les deux témoignages sont donc loin de concorder. Le peuple Chagga, fort d’un demi-million de têtes environ, habite aujourd’hui la Tanzanie du Nord, sur les pentes du Kilimanjaro : ses guerriers, il va sans dire, ne passent pas pour céder volontiers le glaive à leurs épouses… On pourrait encore accrocher cette histoire à l’épisode des « guerrières » d’Abomey grâce auxquelles le roi Agadja, ses troupes masculines ayant fondu dans la guerre contre les Yoruba, battit finalement les Popo et les Houeda en 1729 [26] ? Mais à quoi bon ? ; Hegel ne s’appuis sur aucune tradition mais sur des ragots de missionnaires vieux de deux siècles qui n’ont même pas la dignité de documents anciens. Voyons une description,
« Le magicien se rend sur un tertre, décrit des cercles, des figures sur la table et prononce des paroles magiques, il fait des signes vers le ciel, souffle contre le vent… » [27].
N’importe quel lecteur de Tite-Live trouvera qu’il y a beaucoup de ressemblance entre le comportement d’un augure romain et celui du magicien d’Afrique. Mais poursuivons la lecture par une scène plus « typique » rapportée par un missionnaire italien attache à une armée portugaise au XVIIe siècle :
« Un missionnaire qui se tenait à la tête d’une armée portugaise raconte que des nègres, leurs alliés, avait amené un magicien. Un ouragan qui menaçait leur rendait une conjuration nécessaire et, encore que le missionnaire s’y opposât, on s’y prépara. Le magicien se présenta dans un costume spécial, fantastique, couvert de peaux de bêtes, d’oiseaux, d’armes et de cornes, avec un grand cortège, il considère le ciel, les nuages, mâcha des racines, murmura quelques mots, quand les nuages s’approchèrent, il poussa des hurlements affreux, leur fit signe et cracha vers le ciel, menaça de le maltraiter, et donna des coups de couteau du côté des nuages » [28].
Si, au lieu de se livrer à cette gesticulation barbare, le magicien avait laissé au missionnaire le soin d’allumer des cierges, de lancer un exorcisme, de prendre la tête d’une procession… Peu de lecteurs concluront : l’ouragan eût été repoussé alors par la puissance divine, ainsi que toutes forces de Satan liguées contre l’évangélisation de l’Afrique appuyée par l’armée portugaise ….
Magie et religion
Du reste, la position de Hegel n’est pas aussi naïve, sans compter que son protestantisme natif le rend peu réceptif au déploiement des pompes romaines. Toutefois, sa doctrine tranche bel et bien entre deux attitudes dont l’une seulement est proprement « religieuse ». L’attitude du missionnaire est religieuse (avec toutes les réserves qu’appelle le semi-paganisme dont le catholicisme est corrompu aux yeux de l’ancien élève du « Stift » de Tübingen) car celui-ci s’adresse à Dieu pour obtenir une faveur qui dépend de la grâce divine, alors que le magicien s’arroge directement puissance sur la nature. Le magicien n’est pas Dieu, n’est pas possédé par Dieu ni investi de pouvoirs par Dieu, il n’est pas non plus son interprète, il ne fait pas appel à lui, il ne le prie pas : « Ce n’est pas un Dieu résidant dans le magicien mais le magicien lui-même qui conjure la nature et en triomphe » [29].
Hegel ne condamne donc pas la magie comme « fausse » religion, à la manière des prophètes tonnant contre l’idolâtrie. Prononcer l’anathème serait déjà reconnaître la magie comme une religion. Or celle-ci, en dépit des croyances qui la portent, de l’unanimité qu’elle révèle, des passions qu’elle déchaîne et de son caractère institutionnel et traditionnel, n’a pas droit au rang de religion :
« Cette première forme peut encore se nommer religion, car la religion comporte essentiellement le moment de l’objectivité, c’est-à-dire que la puissance spirituelle apparaît pour l’individu, pour la conscience individuelle empirique comme mode de l’universel en face de la conscience de soi. Cette objectivation est une détermination essentielle dont il importe de tenir compte. C’est par elle que commence la religion, c’est grâce à elle qu’il y a un Dieu, et il y a un commencement de religion même dans le rapport le plus bas » [30].
Le « moment », en langage hégélien, est un « élément constitutif ». Quant à l’« objectivité », elle désigne l’existence à titre d’objet, par exemple : Dieu, ou un dieu, objet de crainte, d’amour, personne extérieure à laquelle s’adressent les prières, les sacrifices, etc. Le rapport « le plus bas » (qui puisse s’établir en l’homme et la divinité) est du type « idolâtrie » (ou comme on a dit depuis « totémisme »). Mais la magie, à laquelle Hegel identifie sommairement le fétichisme, est au-dessous de ce rapport le plus bas, car l’idole peut passer pour une médiation entre l’homme et le divin, pour une représentation ou un lieu d’incarnation de la puissance supérieure.
Ce qui caractérise la religion même sous sa forme la plus élémentaire « c’est la conscience qu’a l’homme d’une puissance supérieure (encore qu’on ne la saisisse que comme force de la nature) par rapport à laquelle il se pose comme un être plus faible, plus humble. La religion commence par la conscience qu’il existe quelque chose de supérieur à l’homme. Cependant déjà Hérodote a appelé les nègres magiciens ; or, dans la magie on ne trouve pas la représentation d’un Dieu, d’une foi morale ; pour elle, l’homme est la puissance la plus haute, ayant vis-à-vis de la force de la nature l’attitude du commandement. Il n’est donc pas question d’honorer Dieu en esprit, ni d’un règne du droit. Dieu tonne et n’est point reconnu : pour l’esprit de l’homme, Dieu doit être plus qu’un maître du tonnerre ; mais ce n’est même pas le cas chez les nègres ; bien qu’ils doivent être conscients de dépendre des facteurs naturels, car ils ont besoin de l’orage, de la pluie et de la cessation de la période des pluies, tout cela ne les conduit pas à la conscience de quelque chose de supérieur ; en effet, ce sont eux qui commandent aux éléments et c’est ce qu’on appelle magie » [31].
Observons bien ou passe le scalpel de l’analyse : le nègre croit avoir puissance sur la nature, il croit pouvoir appeler ou écarter l’orage, donc il n’est pas homme c’est-à-dire animal religieux. Il croit détenir les secrets de l’orage, donc ni Zeus ni le Dieu des armées ne tonne dans le ciel – les cieux sont vides. Entre les mains du magicien, une technique, illusoire sans doute, mais une technique qui lui confère aux yeux des hommes de sa race le pouvoir de contrôler les éléments. Pas un instant Hegel ne pense accorder au nègre que la nature est pour lui un tout vivant et sensible, comprenant son langage. Car cette concession apporterait à la magie africaine une singuliere promotion : elle passerait au deuxième degré de la « religion de la nature » ou « religion de la substantialité » (3e section de la 2e partie de l’ouvrage), illustrée entre autres par le bouddhisme, la pensée présocratique (Anaxagore) et le romantisme, en particulier le condisciple de Hegel, Schelling pour qui Dieu est l’intelligence intuitive qui recrée éternellement la nature, des profondeurs mêmes de la nature . [32]
La spiritualité négro-africaine ne correspond sans doute exactement ni au bouddhisme ni au romantisme : elle n’a pas été prêchée il y a 25 siècles par un sage qui récusait tout désir. Elle n’est pas non plus proche parente du mouvement philosophique et littéraire qui porte le nom de romantisme (en réalité, chez Hegel, le romantisme embrasse tout un monde spirituel qui déborde de beaucoup l’âge des Châteaubriand, des Novalis et des Schelling). Bref, la religion négro-africaine n’est ni le romantisme, ni le bouddhisme, ni une philosophie pré-socoratique, mais elle doit être analysée à ce niveau, dans cet esprit et, bien entendu, dans sa spécificité. Il n’y a aucune raison de priver le « magicien » de tout le contexte spirituel qui donne sens à sa conduite : s’il lance un défi à l’ouragan, c’est que l’ouragan est en état de le comprendre et de lui répondre, c’est que la nature n’a pas été dépouillée de sa divinité, et qu’elle n’a pas non plus été réduite à l’obéissance par un maître transcendant. Le nègre vit en communauté spirituelle avec la nature, ils sont tous les deux du même monde. Qu’il ait raison ou tort est un autre problème : une philosophie de l’histoire n’a pas à réprouver ou à approuver tel ou tel mode de pensée mais à comprendre la vie de l’esprit.
Or Hegel récuse, dévalorise ou disqualifie tous les éléments (déjà disparates et visiblement controuvés) qui pourraient faire obstacle aux conclusions pour lesquelles il s’est d’avance déterminé, comme un juge qui ne voudrait rien entendre de ce qui pourrait le détourner de son jugement.
Ainsi le « fétiche » (mot qu’il fait dériver du portugais feitizo qui voudrait dire magie) [33] oppose à la théorie du nègre-magicien la matérialité de sa présence et la spiritualité de sa puissance. En un mot, même si le « fétichisme » est une religion de dernier ordre, c’est quand même une religion, un culte de nature idolâtre comme l’humanité en a connu bien d’autres et un système de croyances qui ne concerne pas les seuls pouvoirs du magicien. Il faut donc extirper du terroir africain jusqu’à cette religion de dernier ordre qu’est le fétichisme, il faut dépouiller le fétichisme africain (appellation sur laquelle nous formulons d’autre part les plus expresses réserves) de toute signification mystique.
« Ils se représentent cette puissance qui est la leur, se l’extériorisent, s’en font des images. Donc ce qu’ils se représentent comme leur puissance n’a rien d’objectif, d’en soi consistant, différent d’eux-mêmes ; c’est le premier objet venu quel qu’il soit qu’ils élèvent au rang de génie, un animal, un arbre, une pierre, une image en bois » [34].
Précisons bien pour éviter un mal entendu que, si l’on veut se placer en dehors de la philosophie hegelienne, une telle conception de la religion est parfaitement défendable. Elle est même banale. Nous dirions en ce cas, sans prendre perd sur le fond, que, selon bon nombre d’anthropologues, la religion est une aliénation ou une névrose, que le sacré est une projection inconsciente du psychique, usant d’un langage anachronique qui nous est plus familier que celui de Hegel. Et qu’ainsi le magicien se leurre en imaginant que la pierre, l’animal ou l’arbre possède un autre pouvoir que celui qui tient aux croyances dont il est l’objet. Mais nous ne sommes nullement en ce cas.
Nous sommes dans le cas d’une philosophie de la religion qui tient le religieux pour l’une des manifestations majeures de l’esprit, et qui est en train d’exclure le monde religieux africain du monde de l’esprit authentiquement religieux.
Le même auteur écrit ailleurs :
« La religion est la conscience du vrai en soi et pour soi ».
Ou encore :
« La religion est le point de vue de la conscience du vrai ; elle est la conscience du contenu spéculatif le plus général… ».
Qui conteste foncièrement les analyses réductrices de Voltaire, de Hume ou du baron d’Holbach :
« La folie la plus absurde de notre époque est l’opinion que la pensée fait tort à la religion et que celle-ci est d’autant plus solide que l’on renonce davantage à penser ». Etc. [35].
Un auteur qui consacre des analyses nuancées au culte des animaux pratiqué par les Egyptiens (on se rappelle que l’Egypte « n’est pas en Afrique »). Un historien des religions sans attaches hégéliennes dirait évidemment qu’il n’y a pas un monde entre le culte d’un arbre, d’un animal, d’une pierre, d’une image en bois, etc. pratique en Afrique Noire et les pratiques du même genre des anciens Egyptiens, Grecs ou Romains… Ainsi, la « pierre noire » de la Mecque était l’objet d’un culte aux temps pré-islamiques avant d’être intégrée au rituel musulman. Il n’est guère d’ouvrage érudit sur l’Islam qui ne le mentionne. Elle n’était pas le « premier objet venu » mais une chose étrange à laquelle s’était attachée une tradition mystique. Hegel, du reste, en tomberait sans doute d’accord sans querelle superflue – à condition que cette pierre ne soit pas africaine…. Au sud du Sahara, tout change :
« Assurément, l’autonomie parait dans le fétiche s’opposer à l’arbitrage de l’individuel, mais comme cette objectivité n’est autre chose que le caprice individuel se représentant lui-même, celui-ci reste maître de son image. En effet, s’il arrive quelque chose de fâcheux que le fétiche n’a pas écarté, si la pluie manque, s’il y a une mauvaise récolte, ils le lient et le frappent ou le détruisent et le suppriment en en créant un autre ; ainsi ils l’ont en leur puissance. Un tel fétiche n’a donc ni autonomie religieuse, ni autonomie artistique ; c’est uniquement une créature qui exprime la volonté du créateur et demeure toujours entre ses mains » [36].
Le « créateur », dans ce contexte, désigne le fabricant. Partisan, celui qui a sculpté le masque ou l’image de l’ancêtre. La « créature » est l’objet ainsi fabriqué, dont l’auteur (ou le sorcier ou le peuple) se débarrasse s’il n’a pas l’efficacité qu’on attend de lui…
Transposons : la Vierge noire de Chartres a été mise en pièces par des pèlerins dont les prières n’ont pas été exhaussées. Elle n’était qu’une image sculptée de main d’homme, sans aucune autonomie religieuse ni artistique, simple instrument, pour l’obtention de grâces utilitaires…
Cette nouvelle a peu de chances d’être prise au sérieux par quiconque a la moindre idée de la piété chartraine. Au contraire, on croirait aisément que les révolutionnaires aient pu la mettre en pièces en 1793. De même, on sait bien que les missionnaires n’ont jamais manqué, quand ils l’ont pu, de faire jeter au bûcher masques et « idoles » : comme dit André Breton, le sacrilège est encore de la religion. Au moins le missionnaire fait-il à l’idole l’honneur de la ranger dans l’armée ennemie : celle du diable. Quelle idole ne préfère être brûlée pour hérésie que détruite pour inefficacité ? … Mais disons plutôt : si Hegel avait la moindre idée de l’Afrique, comment pourrait-ilseulement imaginer qu’un Nègre ose porter la main sur ses dieux ?
Le culte des morts
A propos du culte des morts, Hegel manifeste au moins quelque embarras et se laisse aller à une concession :
« Il faut déjà dire aux Africains qui se trouvent encore au degré de la magie directe qu’eux aussi grâce à l’adoration des morts progressent légèrement en attribuant un pouvoir sur la nature à des morts, à des parents défunts » [37].
Dont acte. Transmettons à ses bénéficiaires ce médiocre amendement. Notre philosophe, en tout cas, se reprend très vite.
Pour qui connaît la littérature ancienne, les libations sanglantes qui sont, au dire des missionnaires, offertes aux morts ne peuvent manquer d’évoquer la fameuse Nekuia (le chant XI de l’Odyssée), la plus ancienne visite aux enfers qui nous ait jamais été contée : les morts y sont assoiffés de sang frais. Plus généralement, le culte des morts est bel et bien l’une des formes les plus universelles de la religion. Dans le même passage, Hegel évoque une scène de possession où un « singhili » (magicien) du Congo (ère géographique mal déterminée en son temps) contraint un mort à s’emparer de son propre corps afin de dénoncer par sa bouche ses meurtriers. Il ajoute quelques détails qui ne répondent guère à ce qu’on sait des rites africains danse, musique, cris, goinfrerie, promiscuité des sexes. Accorde-t-il à cette occasion que, par le culte des morts le monde négro-africain rejoint la sphère spirituelle universelle du religieux ? Pas tout à fait encore.
Les morts, certes, sont une puissance, mais une puissance faible. On s’adresse aux morts pour détourner les maux, on ne les adore pas. On les voit plus ou moins semblables aux vivants par leurs passions et leurs besoins. Bref : « On ne considère pas la puissance des morts comme supérieure à celle des vivants » [38]. Hegel ne recule même pas devant ce paradoxe : « L’immortalité de l’âme est ignorée quoiqu’on rencontre des fantômes de morts » [39]. Sans doute peut-on encore ergoter en se fondant sur un distingo entre l’immortalité et la suivie temporaire de l’âme – mais aussi bien chez les Grecs ou les Egyptiens… la vérité profonde est que selon Hegel ni les âmes errantes, ni le culte des morts, ni les rites de possession n’expriment en Afrique la moindre croyance concernant la survie des âmes, que ni le culte des esprits ou génies ni la conjuration des éléments, ni les rites de divination, ni les sorts jetés etc… ne prouvent l’existence d’un embryon de religion susceptible d’élever les peuples noirs jusqu’à la vie de l’esprit.
De même que dans les Leçons sur la Philosophie de l’Histoire Hegel traite de l’Afrique au seuil de l’histoire universelle, non pour l’y introduire mais pour l’en exclure, de même il ouvre l’étude de la « religion de la nature » dans les Leçons sur la Philosophie de la Religion par l’étude de la « magie directe (ou immédiate »), non pour y déchiffrer la religion à sa naissance mais pour décrire la conscience naturelle privée de toute médiation. L’immédiateté qui est souverainement valorisée dans la pensée de Schelling, de Bergson ou de Husserl comme donnée purement intuitive et source de toute richesse spirituelle n’a chez Hegel qu’un sens privatif. Un savoir immédiat, sans médiation, comme celui de la conscience sensible est le domaine de la pauvreté et de l’impuissance (de l’« abstraction »). C’est par la médiation, par la multiplication des médiations que l’esprit progresse vers l’absolu. L’esprit africain est « immédiat ». Si nous voulions exprimer l’équivalent de ce jugement dans un langage et pour des préoccupations plus contemporaines, il nous faudrait dire : l’Afrique n’est pas un continent sous-développé ou en voie de développement mais impropre à tout développement, les Africains sont naturellement inaptes à tout développement. La férocité de cette conclusion la rend à peine croyable. S’agissant de la pensée de Hegel, elle n’en est pas moins fondée sur l’analyse des textes dont la signification n’a pas été forcée : qu’on s’y reporte. Elle n’en appelle pas moins quelques éclaircissements.
D’abord, reconnaissons que Hegel possède à l’extrême et en tous sens l’esprit de système : telle fonction attribuée à telle culture dans l’histoire de l’esprit doit être remplie dans son intégralité et sa pureté, même si la nature des choses y répugne. Accorder la moindre suspension de jugement jusqu’à plus ample information serait versée dans la confusion de l’empirisme. Tel ne serait pas naturellement le point de vue d’un explorateur britannique.
Deuxième point fondamental : l’histoire a pleinement sa raison d’être qui exclut tout commentaire moralisant ou stupéfaction indignée. La raison dans l’histoire est la version philosophique du plan providentiel. Si les nègres sont (encore) esclaves (au XIXe siècle), c’est qu’ils sont faits pour l’être et destinés à le rester. La vérité de l’histoire n’est pas une base de discussion politique mais la matière et la règle de l’action politique.
Troisièmement, tenons compte de la position de Hegel vis-à-vis de l’Aufklärung, de l’époque des Lumières où vit le jour le mythe du bon sauvage. Hegel prend délibérément le contre pied des philosophes du XVIIIe siècle. Jean-Jacques Rousseau, on le sait, était prêt pour défendre l’heureuse naïveté de la Nigritie à faire appel au bras séculier :
« De ce que nous n’avons pu pénétrer dans le continent de l’Afrique, de ce que nous ignorons ce qui s’y passe, on nous fait conclure que les peuples en sont chargés de vices : c’est si nous avions trouvé le moyen d’y porter les nôtres, qu’il faudrait tirer cette conclusion. Si j’étais chef de quelqu’un des peuples de la Nigritie, je déclare que je ferais élever sur la frontière du pays une potence où je ferais pendre sans rémission le premier Européen qui oserait y pénétrer, et le premier Citoyen qui tenterait d’en sortir » [40].
De cette naïveté, fort impropre, il est vrai à favoriser les échanges culturels, Hegel fera pure niaiserie, et de l’esclavage un premier pas vers la civilisation.
En quatrième lieu, il faut ajouter que Hegel est d’origine et de vocation champion de la Réforme, du mouvement religieux qui, comme dit Max Weber, instaure l’individu dans une solitude intérieure inouïe face au problème de son salut, qui marque le point final du « désenchantement » du monde (Entzauberung : désacralisation, désensorcellement, élimination de la « magie »), qui professe « la dure doctrine de la transcendance absolue de Dieu (Gottferne) et de la futilité de tout ce qui est de l’ordre de la chair » [41]. Quel monde spirituel est plus éloigné que l’Afrique du puritanisme luthérien ? Et que représenterait pour le monde une Afrique « désenchantée » ? Les Ethiopes dont la piété était légendaire, célébrée déjà dans l’Iliade (I, 424), passaient pour les inventeurs de la religion. Hérodote fait écho à cette réputation lorsqu’il dit que tous les Africains sont des magiciens, formule si souvent reprise par Hegel pour dire que les Africains ne sont que des magiciens… Le divin est en Afrique visible, tangible, sapide. Hegel dénonce ce sens charnel de Dieu qui n’est pas familiarité parfaite, « immédiate », avec le divin, divinisation du charnel, mais animalisation du spirituel jusque dans les leurres de la sorcellerie.
Peut-être nous glisse-t-il une clef secrète de la fermeture de la pensée allemande au monde noir au premier âge de l’impérialisme lorsqu’il écrit à propos de la Réforme :
« Il revenait à la vieille intériorité du peuple allemand, intégralement conservée, en son cœur simple et droit, d’accomplir cette révolution. Tandis que le reste du monde est parti aux Indes orientales, vers l’Amérique, parti pour conquérir des richesses et former un empire mondial dont les territoires feront le tour de la terre et où le soleil ne se couchera pas, c’est un simple moine qui trouva ce que la chrétienté cherchait jadis dans un sépulcre terrestre, en pierre, dans le sépulcre plus profond de l’idéalité absolue… » [42].
A l’époque de la conquête du monde par les Portugais, Espagnols, Hollandais, Français, Anglais, etc… un moine allemand, nous explique Hegel, a trouvé ce que les conquistadors cherchaient vainement aux bouts de la terre, comme les croisés l’avaient cherché jadis en Palestine : le tombeau du Christ – dans le cœur de l’homme.
Cette conversion spirituelle qui a donné à la foi luthérienne son intériorité et son dépouillement, dont nul n’imaginait alors qu’elle créait par un biais le capitalisme moderne, est aussi, réciproquement, refus, rejet, exclusion du vaste monde, négation spirituelle des peuples africains et américains que les conquérants sans intériorité ni dépouillement s’entendent fort bien, d’autre part, à détruire sur leur sol.
Il serait léger de tenir pour futile cette mise à mort spirituelle : si l’homme est celui qui est reconnu homme par des hommes, « dussé-je encourir le ressentiment de mes frères de couleurs, je dirai que le Noir n’est pas un homme ». Franz Fanon [43].
N.B. – S’il apparaît parfois un léger flottement dans la correspondance du texte allemand original et du texte traduit en français, c’est que l’auteur de l’article ne dispose à Dakar que de l’édition H. Glockner des œuvres de Hegel alors que la traduction J. Gibelin (en soi, cependant, très critiquable) a été faite à partir de l’édition G. Lasson, généralement plus complète, qui, en tout cas, offre de nombreuses variantes qu’on ne trouve pas dans l’édition H. Glockner.
[1] Leçons sur la Philosophie de l’Histoire (indiquées PhH), trad. J. Gibelin, 00. Vrin, pp. 86-93.
[2] Leçons sur la Philosophie de la Religion (indiquées PhR, avec les quatre tomes PhR l, PhR II, PhR III, PhR IV, de la trad. J. Gibelin, éd. Vrin), en particulier PhR II, pp. 67-85.
[3] Tome XI, p. 140, p. 144, ttad. PhH, p. 92, p. 93.
[4] Tome XI, p. 145, trad. PhH, p. 93.
[5] Ibid.
[6] Ibid
[7] Tome XI, p. 137, trad. PhH, pp. 87-88. « …wie dieB die Franzosen Jetzt ebenglücklich versucht haben ». « ..Muselmanner, Araber,… »
[8] Tome XI, p. 136, trad. PhH, p. 87. « Das gilt von den Fullah’s, von den Mandingo, die in den Gebirgsterrassen des Senegal und Gambia wohnen ».
[9] Ibid. C’est un thème constant de la Philosophie hégélienne que la détermination de la vie de l’esprit dans une culture par les caractères géographiques (géologiques, climatiques…) des lieux où elle est éclose. Pour l’ Afrique :
Tome X, System der Philosophie, Philosophie des Geistes, p. 71. « Afrika, im Ganzen genommen, als eine der gediegene Einheit angehorende Masse, als ein gegen die Küste abgeschlossenes Hochgebirge erscheint… » (L’Afrique, dans son ensemble, apparaît comme une masse d’un seul tenant, à l’unité parfaite, un massif de hautes montagnes dressant un barrage face à la côte…).
Tome IX, System der Philosophie, Die Naturphilosophie, p. 468. « L’ancien monde se partage exactement en trois parties ; l’une est l’Afrique, métal dense, sol lunaire, raidi par la chaleur, où l’homme s’enfonce dans sa propre torpeur, esprit muet qui ne parvient pas à la conscience… » (Afrika, das gediegene Metall, das Lunarische, starr vor Hitze, wo der Mensch in sich selbst verdumpft, – der nicht ins Bewu Btsein tretende stumme Geist…).
Voir également : Tome X, page 80. C’est la proximité de la mer qui donne le sens de la liberté. Les Africains, enfermés dans leurs montagnes, subissent l’esclavage sans résistance. Plus loin : il ne peut y avoir une diversité d’esprits nationaux en Afrique comme en Europe, à cause de l’unité massive du continent africain.
Le thème de la mer, élément libérateur, est repris in t. XI, p. 134, trad. PhH, p.86.
[10] Tome XI, pp. 135-6, trad. PhH, p. 87.
[11] E. Mveng, Histoire du Cameroun, p. 165.
[12] R. Caillé, Journal d’un voyage à Tombouctou et à Jenné, Paris, Imprimerie royale 1830. Réédition, Anthropos 1965. Les principaux voyages de R.C. se situant dans les années 1824-28, Hegel n’a pu en avoir connaissance. Mais le Journal paru en 1830 prouve qu’au temps de Hegel l’étude de l’Afrique était poursuivie dans un esprit remarquablement scientifique et dépouillé de préjugés.
[13] Tome XI, p. 136. Trad. PhH, p. 87.
[14] Ibid. Voir également, t. XV, p. 305, trad. PhR II, p. 83
[15] Tome XI, p. 518, trad. PhH, p. 372.
[16] Tome XI, p. 137, trad. PhH, p. 88. ger stellt (..,) den naürlichen Menschen in Pétulance (ail. Unbãndigkeit) signifie impulsivité, absence de toute retenue. « Der Nedar ». Allusion à J. J. Rousseau dans l’« homme naturel » ou « homme de la nature ».
[17] (Tome XI, p. 141, trad. PbH, p. 90. L’allemand ne permet pas de distinguer entre « chair » et « viande » (Fleisch). « Matériel » ne correspond pas non plus à « sinnlich » (litt. « sensible »). Il ne s’agit nullement de la « sensibilité » du Nègre, toutefois, mais de sa nature de « chose sensible », de sa réalité « charnelle » et non spirituelle. « Für den sinnlichen Neger ist das MenschenHeisch nur Sinnliches, Fleisch nur Sinnliches, Fleisch überhaupt ».
[18] Tome XI, p. 141, trad. PbH, p. 90.
[19] Tome XI, p. 143, trad. PhH, p. 92
[20] Ibid. C’est la langue française oui à la (mauvaise) habitude d’opposer le « physique » au « moral ». « Geistig » veut dire-spirituel, psychique, mental, et, si l’on veut pour se conformer à l’usage qui s’est imposé en français depuis le XVIIIe siècle, « moral ». En tout cas, dans le cadre de la philosophie hégélienne aussi bien que pour le simple bon sens, l’idée d’un « fanatisme physique » (même en concédant que « physique » est la pour « physiologique ») est une contradictio in adjecto. « Die Zertrümmerung, welche eine Folge ihres Aufbrausens ist, hat darin ihren Grund, daB es kein inhalt und kein Gedanke ist, der diese Bewegungen hervorruft, sondern mehr ein physioscher als ein geistiger Fanatismus »
[21] Tome XI, p. 143, trad. PhH, p. 92. « Die Weiber des Königs sehen in diesem Tode eine Notwendigkeit, denn sie gehen geschmückt zu demselben ». (Les épouses du roi voient dans leur mort une nécessité car elles y vont parées).
[22] Tome II, pp. 148-158. Selbststãndigkeit und Unselbststadigkeit des Selbstbewu Btseins, Herrschaft und Knechtschaft, Indépendance et dépendance de la conscience de soi, Maître et Esclave, trad. J. Hyppolite Aubier 1947, La Phénoménologie de l’Esprit tome I, pp. 161-163.
[23] Tome XI, p. 144, trad. PhH, p. 92. « Die Unandigkeit ist, welche den Character der Neger bezeichnet. Dieser Zustand ist keiner Entwicklung und Bildung fahig, und wie wir heut sehen, so sind sie immer gewesen ». Entwicklung correspond exactement à développement, et Bildung correspond à la culture personnelle ou éducation (paideia).
[24] Paris, Firmin-Didot, 1853-55
[25] Tome XI, p. 142, trad. PhH, p 91 Voir aussi t. XV, p. 305 (ou mieux : ed G. Lasson), trad. PhR, II, p. 82.
L’ouvrage du capucin Giovanni Antonio Cavazzi intitulé Istorica descrittione de’tre regni Congo, Matamba, Angola, est paru à Bologne en 1687. Hegel cite une traduction allemande de ce livre parue à Munich en 1694, Historische Beschreibung der drei Königreiche Congo, Matamba, Angola Cf. t. XV, p. 320.
[26] Cf. R. Cornevin, Histoire du Dahomey, Berger-Levrault 1962, p. 105.
[27] Tome XV, p. 304, trad. PhH, II, p. 70. « Der Zauberer begiebt sich auf einen Hugel, schreibt Kreise, Figurer in den Sand und spricht Zauberworte, er macht Zeichen gesen den Himmel bläst gegen den Wind, saugt seinen Athem ein ». Il n y a pas en allemand deux mots pour dire magicien et sorcier. Partout ou le traducteur dit « magicien » ou « magie », on pourrait dire « sorcier » ou « sorcellerie », comme il est bien plus commun de dire aujourd’hui La seule raison sérieuse de dire « magie » et « magicien » est que Hegel cite Hérodote : magos, mageia. Mais en grec il n’y a pas d’autres mots pour dire sorcier, sorcellerie. Quant à la lointaine étymologie de sorcier = sourcier, elle est à ce point oubliée qu’on peut bien dire sans crainte d’être contredit « sorcier » pour « jeteur de sorts » ou « nécromancien ».
[28] Tome XV, p. 304, trad. PhR II, p. 70.
[29] Trad. PhR II, p. 71. Pour l’original qui ne figure pas dans l’éd. H. Glockner, se reporter à l’ed. G. Lasson, 1840, t. XI, p. 29
[30] Tome XV, p. 306, trad. PhH, p. 88. « DieB ist nun die erste Form, die noch nicht eigentlich Religion genannt werden kann ; zur Religion gehört wesentlich das Moment der Objectivitãt, da B die geistige Macht für das lndividuum, für das einzel ne empirische Bewu Btseyn, als Weise des Allgemeinen gegen das Selbstbewu Btseyn erscheint ; diese Objectivirung ist eine wesentliche Bestimmung, auf die es ankommt. Erst mit ihr beginnt Religion, ist ein Gott, und auch bei dem niedrigsten Veraltnis ist wenigstens ein Anfang davon ». (orthographe d’époque de l’édition Glockner).
[31] Tome XI, pp. 137-7, trad. PhH, p. 88.
[32] Tome XV, p. 405, trad. PhR II, p. 103. « Die bewu Btlos wirkende Vernünftigkeit oder bewu Btlos vernünftige Wirksamkeit in der neuern Philosophie auch das Anschauen genannt, besonders Schelling, Gott als anschauende Intelligenz. Gott, die Intelligenz, die Vernunft als anschauend ist das ewige Esschaffen der Natur, die B, was Eshalten der Natur hei Bt : denn Erschaffen und Erhalten sind nicht zu trennen. In dem Anschauen sind wir in die Gegenstande versenkt, sie erfüllen uns. Die B ist die Niedrigete Stufe des Bewu Btseyns, die B Versenkenseyn in die Gegenstãnde ».
Ce texte définit globalement la religion de l’etre-en-soi, de l’Ansichseyn, qu’on peut dire « romantique » en un sens très vaste. Il importe de ne pas se laisser heurter par des mots comme raison, intelligence, efficacité. La visée de ce passage est de dégager la créativité, l’inventivité de la nature, intelligence encore « instinctive », avec laquelle nous met en communion l’intuition, plongée dans l’objet.
[33] Tome XI, p. 138, PhH p. 88. Le nom masculin « feitiço » veut dire en portugais sortilège, maléfice, charme, le tout au sens fort. L’adjectif « feitiço » correspond à feint, faux, artificiel, postiche. La traduction la plus naturelle serait « factice ». Mais cet adjectif français est lui-même fort ambigu, puisque la « facticité » peut très bien vouloir dire chez Sartre, par exemple, le pur caractère de « fait » (traduction de la Faktizitãt heideggérienne) que le caractère purement artificiel. En règle général, si fazer veut dire faire, il ne faut pas non plus oublier le sens « magique » initial de « faire » (c.f le mot sanskrit très usuel de « fakir » dont l’équivalent morphologique, sinon sémantique, serait « faiseur », ou pire : « facteur »). « Fétiche », donc, il faut bien le dire, n’a pas un sens très riche ni très profond lorsqu’on prétend l’appliquer à la religion africaine, dite « fétichisme ».
[34] Ibid.
[35] Tome xv, p.70 trad.phR I p134-135
[36] Tome XI, p. 137, trad. PhH, p. 89.
[37] Tome XV, p. 320, PhR II. p. 80-81.
[38] Tome XI, p. 139, trad. PhH, p. 89.
[39] Tome XI, p. 139, trad. PhH. p. 90.
[40] Dernière réponse de J.J. Rousseau à Bordes, à propos du Discours sur les Sciences et les Arts (Avril 1752).
[41] Max Weber, L’Ethique protestante et l’Esprit du Capitalisme, trad. J. Chavy, Plon 1964, p. 122.
[42] Tome XI., pp. 521-2, trad. PhH, p. 375.
[43] Peau noire, masques blancs, Seuil 1952, p. 6.