Culture et civilisations

HEGEL ET L’ABBE GREGOIRE

Ethiopiques numéro 57-58

revue semestrielle de culture négro-africaine

1er et 2e semestres 1993

«  Faut-il surveiller les lectures des philosophes ? (…) Parfois, une inflexion surprenante de leur discours laisse soupçonner qu’ils reprennent la parole d’un autre, sans prévenir. Ils la transposent, et elle devient comme un écho brisé, presque indéchiffrable. L’énigme des formules ne se délie que si l’on retrouve le texte original  ». _ Jacques D’Hondt (Hegel secret)

18 Brumaire ! «  La Révolution (…) est finie » [1], du moins constitutionnellement.

Dans les colonies, il n’en est rien. Elles poursuivent une course insolite. En particulier la plus florissante, « la perle des Caraïbes », Saint-Dominique, où depuis la nuit fameuse du 22 au 23 août 1791 la Question noire s’est irréversiblement muée en pratique des ex-esclaves, désormais libres et maîtres.

Le pouvoir consulaire ne veut ni ne peut s’en accommoder. Revenant sur sa proclamation initiale fixant la Révolution « aux principes qui l’ont commencée » [2], il prémédite puis projette de supprimer – par la force – l’égalité et la liberté consacrées par le 16 Pluviôse An II.

Ainsi, s’agissant des colonies françaises, ardemment convoitées par les Anglais, le 19e siècle s’ouvre-t-il par l’annonce d’une confrontation imminente.

Une décade plus tard, en 1811, la France a épuisé son capital colonial. La responsabilité en incombe à Brumaire qui, en retard d’une époque, intervient dans les colonies quand une page de l’histoire a été tournée et que, déjà vieillie par l’écriture haïtienne, elle ne pouvait se laisser rajeunir par un retour à l’ancien.

Le monde intellectuel ne fut pas complètement étranger à cette brusque et spectaculaire désagrégation du premier empire colonial français. En l’annonçant comme inéluctable, si des réformes nécessaires n’avaient pas lieu ; en organisant des cercles de pensée et même parfois d’action, les intellectuels y prirent activement une part non négligeable. On songe bien évidemment aux Lumières, à la Société des Amis des Noirs et à la puissante fascination qu’exerça sur des esprits brillants la célèbre Histoire philosophique des Deux Indes de l’Abbé Raynal et Diderot ?

Hegel [3] et Grégoire [4] l’ont lue. Cet important ouvrage anticolonial marquera, chez eux, la prise de conscience de la tragique dimension historique de la Question noire, inhumaine addition de la Traite atlantique, ou commerce circuiteux, et de l’esclavage.

Si l’action de Grégoire en faveur des Noirs et des Mulâtres est largement connue, les réflexions de Hegel concernant ce sujet souffrent toujours d’une lourde incompréhension. Ne passe-t-il pas pour un esclavagiste invétéré et un raciste impénitent ?

Conformément à l’esprit de notre épigramme, nous nous efforcerons de retrouver la source de documentation qui – comme une clé- déliera le caractère énigmatique d’un morceau choisi de Hegel ; celui qui, en matière anti-coloniale, le montre poreux aux souffles de l’abbé Grégoire. Pour évaluer l’ampleur de cette influence, nous en examinerons le sens, la portée, le contenu et la forme spécifiques. Chemin faisant, il nous sera donné de voir que, sur bien des aspects relatifs à l’indépendance des colonies, la Traite négrière et la liberté des esclaves, Hegel devança non sans hardiesse le programme gradualiste des abolitionnistes anglais, américains et français.

A dire clair, une telle orientation continue le projet visant à réhabiliter Hegel. Et quelle meilleure opportunité que sa relation à l’Abbé Grégoire ?

En été 1827, en pleine Restauration, à l’invitation de Victor Cousin son ami d’alors, de Berlin où il est au faîte de sa gloire, Hegel décide de se rendre à Paris, « la capitale du monde civilisé » [5], selon sa propre expression.

Il emprunte une « voiture », et dépassant les Ardennes, écrit le lendemain à son épouse : « nous avons traversé la nuit Verdun, puis de vastes plaines, après avoir vu Sainte-Ménéhould et les islettes sur les montagnes qui sont une partie des Ardennes -lieux célèbres durant la première guerre de la Révolution – et aussi en particulier le moulin de Valmy du 20 septembre 1792 – la Lune, – des souvenirs de ma jeunesse qui y a pris le plus grand intérêt… » [6].

Valmy, le moulin, Kellermann, 20 septembre 1792, la veille de la République ! Bien plus que des réminiscences, des souvenirs vivants qui rappellent l’engagement républicain des années de jeunesse [7].

A l’époque de Valmy, en compagnie de Schelling et Hölderlin, le jeune Hegel achevait ses études de théologie au Stift de Tubingue où, selon la tradition, avec leur enthousiasme juvénile, ils plantèrent l’arbre de la liberté, cultivant outre-Rhin le grand bouleversement français. A cette date, la Révolution occupe déjà dans ses manuscrits une place considérable.

Trente-cinq ans plus tard, en route pour Paris, Hegel n’a-t-il que des souvenirs lointains, atténués ou neutralisés par le temps ? On peut légitimement se le demander, eu égard aux circonstances. _ En effet, Valmy, audacieuse victoire militaire française sur la Prusse et l’Autriche, qui donne à la Révolution sa République, n’évoque-t-il pour le philosophe de l’université Royale de Berlin – capitale de la Prusse – qu’un « intérêt  » de jeunesse, aussi « grand  » soit-il ? Le rappel de cette bataille décisive en même temps que celui des Champs catalauniques [8], où Attila fut stoppé par les Wisigoths et les Romains, n’est-il pas un rapprochement osé, voire risqué ? _ En réalité, nous le verrons, ces « souvenirs » participent de l’ambiance libérale dans laquelle s’effectuera le séjour parisien du philosophe type de la Révolution française [9]. Ils coïncident avec ses intérêts de la maturité. _ Hegel pouvait-il se rendre à Paris sans espérer retrouver ce qui restait de l’ancien réseau girondin duquel il fut si proche durant sa jeunesse ? Sur place, que ne fréquente-t-il Thiers, Mignet, Mustodixis, Fauriel [10], Abel Rémusat, etc… ? [11], que ne parcourt-il les lieux chargés d’histoire, en complément de ses lectures ! que ne côtoie-t-il des « savants », notamment ceux de l’Institut dont ses amis intimes, Creuzer et Wilken, sont membres associés et correspondants depuis deux ans [12], et où invité à la séance du 21 septembre, il rencontre, entre autres, Daunou [13]. Et hors de Paris, sur les traces de Rousseau, à dos d’âne, il visite Montmorency [14] probablement comme Ami de la vérité.

Bref, son séjour se déroule dans une certaine ambiance républicaine et révolutionnaire. Lui même le signale : «  l’ordre ou le désordre parisien, écrit-il, vient encore de la Révolution, qui sur ce point est toujours en vogue. » [15].

Au total, lorsque Hegel parle de ses « souvenirs » comme appartenant à un passé révolu, quel euphémisme ne commet-il !

Pour donner dans la formule, nous dirons que Paris vaudra comme sa cure de jouvence. L’expression et l’image ne sont nullement exagérées. J.E. Edermann ne dit pas autre chose quand il écrit ceci : « II faut avoir été assis aux pieds de Hegel, avant de après ce voyage, pour deviner combien ce mois passé parmi des savants étrangers et les journées vécues auprès de son ancien bienfaiteur devenu son ami, avaient exercé une influence rajeunissante sur cet homme de 57 ans. Le sentiment que l’activité enseignante était ici parvenue à son apogée nous pénétra dès les premières paroles qu’il nous adressa au début de ce semestre d’hiver » [16].

Ainsi, de France, c’est un Hegel transformé qui revient, rajeuni. Et sa compréhension de la Révolution française s’en ressentira. De même sa conception de la Question noire. Coïncidence remarquable, Michel Hulin note qu’à partir de 1827, les cours de Hegel conçoivent autrement l’Afrique [17]. L’orientaliste y verra même l’indication de ce que « Hegel s’acheminait secrètement vers une autre philosophie de l’histoire » [18].

Mais, y a-t-il rapport de cause à effet ? Est-ce ce voyage qui conduit Hegel vers une autre architectonique de l’histoire ? Non, parce que ce remaniement – beaucoup plus profond que ne l’a cru M. Hulin – est le point culminant des recherches africanistes menées par Hegel depuis 1822 à Berlin, date de la parution de L’Afrique de Carl Ritter [19].

Par contre, l’été parisien semble bien avoir eu une incidence directe sur l’autre aspect de la Question noire : l’esclavage dans les colonies d’Amérique.

Hegel adopte alors des points de vue qui laissent suggérer une large influence de Grégoire. Deux passages la révèlent.

Dans le premier, cédant à la grandiloquence, Hegel s’appuie sur des exemples historiques pour réclamer ouvertement le droit des Nègres à l’égalité civile : « L’accès à la culture ne peut leur être refusée, dira-t-il. Ils n’ont pas ici et là adopté avec bienveillance le christianisme grâce auquel ils ont rompu la longue chaîne de la servitude de l’esprit.Ils ont aussi à Haïti formé un Etat selon des principes chrétiens » [20].

Nous ne reviendrons pas ici sur cet emphatique appel en faveur de la liberté des Noirs. Nous y avons déjà consacré une méditation [21] que, depuis, d’autres faits sont venus confirmer. Le lecteur pourra s’y reporter. Qu’il nous suffise seulement de rappeler que la surévaluation du rôle du christianisme à Haïti s’inspire visiblement de l’ouvrage de l’abbé Grégoire, De l’influence du Christianisme sur l’abolition de l’esclavage [22]].

Attardons-nous au second passage. On le retrouve dans une publication «  posthume » de Hegel : « Les Portugais, y est-il dit, sont plus humains que les Hollandais, que les Espagnols et que les Anglais. Sur la côte brésilienne il était par conséquent plus facile de devenir libre, et il y eut en cet endroit, des nègres plus libres en grand nombre. On compte parmi eux, par exemple le Docteur Kingera, un médecin nègre à l’activité duquel les européens doivent d’avoir appris l’usage de la quinine. Un Anglais raconte avoir rencontré dans la vaste sphère de ses expériences, de nombreux exemples de nègres devenus d’habiles ouvrier et artisans, et même des prêtres, des médecins, etc. » [23].

Si ce passage a pu ici et là susciter quelque légitime attention, jamais- et on doit se demander pourquoi – les commentateurs ne se sont inquiétés de savoir quelle pouvait en être la source de documentation. Ils n’en retiennent généralement que la référence à Kingera, négligeant à tort et le classement moral des colonialismes et l’affirmation sur l’extension du salariat et de l’artisanat dans les colonies. Or cet extrait ne vaut que pris dans son ensemble. Considérons-le ainsi.

On le notera d’emblée, Hegel reprend le thème de l’intégration civile des Noirs. Une autre constante : son éloge à leur égard. Une modification cependant : son argumentation. Celle-ci s’est enrichie. En effet, quand il s’agissait de « l’accès (des Noirs) à la culture », elle était plutôt théologico-politique ; tandis qu’ici elle est ostensiblement économico-sociale. Cette variation est significative de la source et du milieu qui influencent Hegel. Comment ne pas reconnaître ici l’empreinte de la publication la plus célèbre de l’abbé Grégoire : De la littérature des Nègres [24].

Elle saute aux yeux ! Pourtant, force est de constater que, jusqu’ici, personne ne s’en est aperçue. Pour mieux l’apprécier, rappelons succinctement l’orientation du livre de Grégoire.

Sous l’esclavage, l’image des Noirs s’était profondément dégradée. A l’aide de récits horrifiants et de théories pseudo-scientifiques, les esclavagistes avaient constitué un monde de préjugés racistes et racialistes qui consolidait l’organisation matérielle du commerce triangulaire et de l’esclavage. C’est ce bastion idéologique que Grégoire voulait raser, afin de réhabiliter les Noirs et leur ouvrir ainsi l’exercice de droits nouveaux. Aussi exhume-t-il judicieusement des faits inconnus, oubliés ou volontairement occultés. Telle, par exemple, l’origine nègre de la civilisation égyptienne dont la Grèce et partant l’Europe sont redevables [25] ; ou encore l’existence de nombreux Noirs qui se sont illustrés dans les sciences [26] ; en littérature [27], dans le sacerdoce [28], l’artisanat [29], les faits d’armes [30], dans le domaine moral [31] et politique [32], etc.

Autant d’arguments infirmaient les discours sur l’infériorité raciale des Noirs. Et, de cette manière savante, Grégoire pouvait révoquer en doute les absurdes conclusions de la craniologie du docteur Gall qui, sur les différences morphologiques des crânes humains, entendait fonder la fictive inégalité des « races ». Car les hommes sont égaux, comme le proclame la Révolution, parce qu’ils ont une biologique commune. Sous ce rapport, l’unité du type primitif de la race humaine, attesté par les sciences, corrobore l’enseignement des Saintes Ecritures : Dieu est le Père de tous les hommes [33]. De cette source ontologique, ils tiennent leur égalité, leurs droits et devoirs réciproques. Les Espagnols et les Portugais le savent bien qui traitent en frères leurs esclaves. C’est pourquoi ils les émancipent plus facilement. De tous les colons, leur humanisme est bien le plus grand.

En définitive, spartiates ou athéniens, les maîtres ne sont pas tous les mêmes. Le monde colonial est donc loin d’être homogène, un critère éthique les hiérarchise.

La publication de Grégoire trouve ainsi son origine et sa force dans le triple combat pour la suppression de la Traite négrière, l’abolition graduelle de l’esc1avage [34] et l’émancipation des Noirs et des Mulâtres. L’un de ses mérites aura été de s’être inscrit courageusement à conte-courant de la politique coloniale de l’Empereur, alors au sommet de sa puissance européenne, quelques années seulement après son désastre militaire à Haïti.

Que Hegel s’en soit si profondément inspiré éclaire d’un jour différent sa conception des problèmes coloniaux. A ce sujet, rappelons quelques faits. Tout d’abord, libéral, Hegel fut bien plus favorable à l’indépendance des colonies qu’on ne le dit habituellement [35]. Lecteur de De Pradt [36], d’Alexandre Humboldt [37] et de Mignet (voir plus loin), il lancera un véritable appel insurrectionnel aux colonies pour leur indépendance. Ensuite, relativement à la Question noire, Hegel reprendra le programme des Amis des Noirs. Enfin, conséquence logique de ces filiations intellectuelles, il indique en la matière sa désapprobation de Napoléon [38], ce « colosse » [39], ce « prince des batailles  » [40], son héros de l’histoire ou de l’Etat.

Bref, qu’est-ce que Hegel emprunte à Grégoire ? Que retire-t-il de De la littérature des Nègres ? Beaucoup, exprimé en peu de mots qu’il convient de mettre en contexte. _ Précédés par le rappel rapide des raisons économique et physiologique de la « déportation » des Noirs aux Amériques – et sans doute Hegel se souvient-il ici de Raynal- ces mots sont immédiatement suivis d’un constat : la faculté des Noirs à « assimiler la civilisation occidentale », c’est à dire la société civile bourgeoise ; processus historique qui en son langage équivaut à sortir de l’état de nature colonial (esclavage).

Après cette courte digression, revenons au passage, proprement dit. Soulignons tout d’abord trois points. Premièrement, c’est sur la base d’une catégorie morale, l’humanisme, et relativement à la Question noire que Hegel procède à la classification des colonialismes européens dans laquelle, étrangement, manquent les Français. Deuxièmement, plutôt lusophile, Hegel place les Portugais au sommet de son échelle éthique. Aussi, et c’est le troisième point, peut-il évoquer la colonie portugaise du Brésil pour justifier ses propos.

Or, tout au long de son ouvrage, Grégoire ne dit pas autre chose. Dès son impressionnante dédicace aux 247 personnes qui, à un moment ou à un autre de leur vie ont défendu la cause des Nègres, ne fait-il pas l’éloge des Espagnols et des Portugais ? « Qu’on ne s’étonne pas de ce que (Avendano excepté) on ne trouve ici aucun auteur espagnol, ni portugais (…) par-delà les prennes, (…) les droits et (…les) devoirs (des Nègres) ne furent jamais problématiques ; et contre qui se défendre s’il n’y a pas d’agresseur ? » [41]

A la page suivante il précise : « En général, dans les Etablissements espagnols et portugais, on envisage les Nègres comme des frères d’une teinte différente (…) Ainsi, chez deux puissances coloniales, on n’a pas composé de plaidoyers inutiles en faveur des Nègres… » [42].

Il y a donc d’après Grégoire, des bons et des mauvais colonialismes. Et l’humanisme, ou la fraternité universelle, est la mesure qui non seulement les distingue mais aussi les hiérarchise éthiquement. Sous ce rapport, Espagnols et Portugais apparaissent comme ayant le plus de qualités morales, puis viennent les Anglais et enfin les Hollandais. S’agissant de ces derniers, Grégoire est particulièrement sévère. A maintes reprises, il les accable en dénonçant leur inhumanité : « A Batavia écrit-il, on s’abonne, à tant par année, pour fouetter en masse les esclaves, et sur le champ on prévient la gangrène, en couvrant les plaies de poivre et de sel : c’est Barrow qui nous l’apprend. Son compagnon, Robert Percival, observe, à cette occasion, que les esclaves, cruellement traités à Batavia, et dans les autres colonies hollandaises, qui sont à l’Est, n’ayant aucun abri contre la férocité des maîtres, ne pouvant espérer aucune justice des tribunaux, se vengent sur leurs tyrans, sur eux-mêmes et sur l’espèce humaine dans ces courses homicides nommées Mockes, plus fréquentes dans ces colonies qu’ailleurs » [43].

Ainsi, dans la nomenclature esclavagiste de Grégoire, les Hollandais constamment accusés d’arbitraire et de barbarie [44], sont-ils relégués au plus bas niveau. _ Bien au-dessus d’eux, les Anglais, actifs dans le combat antiesclavagiste dont ils portent l’étendard. N’est-ce pas sous l’impulsion des T. Clarkson, W. Pitt, Willberforce l’éducateur, etc. que l’Angleterre venait de supprimer la Traite négrière ? Cependant, Grégoire leur reproche leur méprisante attitude à l’égard des Catholiques irlandais assimilés à des « Ilôtes » [45] _ Quant aux Français, l’ouvrage de Grégoire ne les mentionne que bien peu. Pouvait- il en être autrement dans la France de 1808 ? Les conditions exigeaient un minimum de prudence, encore que, par endroits, Grégoire admoneste sans détours [46]. _ Sans aller plus avant, il appert que Grégoire procède à un classement éthique des Etablissements européens dans lequel il loue les Espagnols et les Portugais pour leur humanisme à l’endroit des Nègres ; émet des réserves quant à l’attitude équivoque des Anglais ; fustige et condamne les Hollandais, et « oublie » les Français.

Sur la base de ces considérations, point n’est besoin d’être grand clerc pour être aussitôt frappé par l’identité de vue entre Hegel et Grégoire. Mais une différence subsiste, non négligeable. En effet, si Grégoire met sur le même plan les Espagnols et les Portugais, Hegel, lui, non seulement ne le fait pas mais donne à penser que les Espagnols, et plus encore les Anglais, étaient plus inhumains que les Hollandais.

Comment expliquer le classement de Hegel ? Doit-on l’imputer aux preneurs de notes de ses cours oraux, non avertis de la source dont le maître s’inspirait et qui, sans se soucier des conséquences, en auraient modifié l’énumération ? Incombe-t-il aux rédacteurs des « ouvrages posthumes » d’où est tiré le passage concerné ? Car, on n’ignore plus maintenant avec quelle négligence grave ils ont dénaturé ses propos sur l’Afrique [47].

Ou bien est-ce tout simplement Hegel qui aurait modifié la hiérarchisation éthique de Grégoire ? Et pourquoi ?

La dernière éventualité paraît fort peu probable. Comment Hegel affirmerait-il des Anglais qu’ils étaient à la fois plus inhumains que les Hollandais et, concernant la suppression de la Traite, les plus actifs ? [48] Ces deux dires ne s’accordent en rien.

Le problème se pose en termes différents avec le double déclassement des Espagnols, relativement aux Hollandais et aux Portugais. Dans le premier cas, la seule explication plausible serait de prétendre que Hegel songeait à ce moment-là aux cruautés des Conquistadores et à la dévastation qui s’en est suivie. Mais on devrait alors admettre qu’il ait confondu deux périodes et deux problématiques : la conquête espagnole de l’Amérique et l’émancipation des Noirs ; amalgame qui ne se justifie que bien difficilement.

Par contre, quoique non dite explicitement, la distinction éthique entre les Espagnols et les Portugais, elle, est bien présente dans De la littérature des Nègres. Elle ressort d’une lecture minutieuse. En effet, on notera avec profit que tous les exemples dont se sert Grégoire pour décrire l’insertion sociale des Noirs libres dans les colonies, il les puise presque exclusivement, dans les possessions portugaises – les Iles du Cap Vert [49], le Brésil [50], Goa [51]- et non dans celles de l’Espagne [52]. De sorte que, dans les faits rapportés, les Portugais apparaissent finalement comme plus humains que les Espagnols. Sur ce point, Hegel se montre attentif de Grégoire. De même que, comme Grégoire, il « oublie » de parler des Français.

En tous les cas, on le voit sans grande peine, repris de manière critique, le peu de mots hégéliens consacrés au classement moral des puissances coloniales résument fidèlement la hiérarchisation éthique des mondes coloniaux de Grégoire.

Mais, il y a plus. Hegel adopte et pratique, en outre, l’une des méthodes favorites de Grégoire, celle qui confère à De la littérature des Nègres son caractère unique et une exceptionnelle vigueur : le recours à l’exemple individuel de Noirs qui se sont illustrés par leurs découvertes, leurs arts, leurs talents, etc.

Aussi mentionne-t-il avec force et éloge « le Docteur Kingera, un médecin nègre à l’activité duquel les Européens doivent d’avoir appris l’usage de la quinine ». A plusieurs titres, cet exemple mérite d’être médité. Tout d’abord, contrairement à toute l’histoire officielle de la médecine tropicale selon laquelle la découverte de la quinine revient à deux pharmaciens français – Caventou et Pelletier dont la stèle commémorative est érigée Place Luxembourg-, Hegel en attribue la paternité et l’antériorité à un Nègre. Ensuite, et ceci n’a jamais été souligné, la formule déclamatoire de Hegel, digne de Grégoire, est délibérément provocatrice : un Noir qui enseigne aux Européens ! On se souviendra qu’à une époque récente un Nègre illustre, Senghor, s’exclamera à peu près dans les mêmes termes.

Mais qui est donc ce Kingera ? Dans quelle source de documentation ou d’information Hegel l’a-t-il trouvé ? Lui-même ne le dit pas. Certes Grégoire parle d’un savant médecin noir, mais il s’agit de Jacques Dehram [53], auteur de découvertes fabuleuses.

Enigmatique Kinegra ! Nous ne savons de lui que ce que Hegel en a dit : un arrière-fond historique, quelques données socio-économiques, un nom, une découverte ; l’ébauche d’une biographie, si typique de Grégoire.

Kingera serait-il une altération de Gingera (gingembre), patronyme plus usuel dans l’espace lusophone ? Hegel embrouille-t-il sa source de documentation qui dévoilerait peut-être une relation compromettante ? Ou tient-il le nom de Kingera d’un des nombreux médecins de son entourage ? ou de Blumenbach qui, aux dires de Grégoire, insistait sur les aptitudes des Nègres à la pratique de la médecine ? [54]

Sur ce point, reprenant les propos d’un anglais dont il tait le nom – comme par hasard -, Hegel parle de l’existence de plusieurs « médecins » noirs. Or, quand il mentionnera les Nègres qui se sont « signalés par des qualités estimables » [55], Grégoire consacrera quelques belles pages à ce sujet [56]. Comme il le fait par ailleurs à propos du clergé noir [57] : «  En 1765, note-t-il, les papiers anglais citèrent, comme chose remarquable, l’ordination d’un Nègre, par le docteur Keppel, évêque d’Exeter. Chez les Espagnols, plus encore chez les Portugais, c’est chose assez commune. L’histoire du Congo, parle d’un évêque noir, qui avait fait ses études à Rome.

Le fils d’un roi, et d’autres jeunes gens de qualité de ce pays, envoyés en Portugal, du temps du roi Emmanuel, y suivirent les universités avec distinction, et plusieurs d’entre eux furent promus au sacerdoce.

Le gouvernement portugais a toujours insisté pour que le clergé séculier et régulier, de ses possessions en Asie, fût de Noirs (…)

A la fin du dix-septième siècle, l’escadre de l’amiral du Quesne vit aux îles du Cap Vert, un clergé catholique nègre à l’exceptionde l’évêqueetdu curé de Saint-Yago. De nos jours, Barrow, et Jacquemin, évêque de Cayenne, ont trouvé le même état des choses.

Liancourt et cent autres européens ont visité, à Philadelphie, une église africaine, dont le ministre est pareillement un Nègre. Parkinson, écrivain postérieur à Liancourt, dit qu’il y a beaucoup de prédicateurs nègres, que l’un d’entre eux est renommé pour son éloquence » [58].

Le lecteur en conviendra aisément, ces lignes fournissent un fondement solide aux affirmations de Hegel relatives au clergé noir.

Soulignons un autre fait. Lorsque Hegel parle des « habiles ouvriers et artisans » noirs dans les colonies, ne fait-il pas écho à la première partie du chapitre six de De la littérature des Nègres intitulée « Talents des Nègres pour les arts et métiers » ? [59]. Et comment éviter de songer à la signification socio-politique de cette émergence ?

Retournons-nous vers ce fameux « Anglais » cité par Hegel et qui « raconte » (décrit) la formation de nouvelles catégories socio-professionnelles noires, dans les colonies. Est-ce « Dickson, qui a connu parmi eux (les Nègres) des orfèvres et des horlogers habiles, (et qui) parle avec admiration d’une serrure en bois, exécutée par un Nègre » ? [60] ; est-ce « Parkinson  » ? [61]

En définitive, de l’ensemble du passage hégélien que nous venons d’examiner en le confrontant à sa source, on peut s’exclamer : tout ceci est du Grégoire ! et la métonymie ne se laisse pas réduire ici à une pure figure de style.

Ainsi s’ouvre sous nos yeux le champ d’une relation entre Hegel et Grégoire, loin d’être totalement défriché. On y découvre même d’autres idées communes à nos deux auteurs, sans que l’on puisse décider vraiment si le philosophe les a puisés dans Grégoire.

Dans ses méditations sur l’évolution historique des colonies, Hegel évoque positivement les conséquences sociales, physiologiques et politiques des mariages mixtes. Il affirme que le croisement de populations européenne et autochtone donne naissance à des « Créoles » [62] ou « sang-mêlé » [63] qui, mieux « acclimatés » [64], dirigent les mouvements indépendantistes des colonies [65]. C’est pourquoi, ajoute-t-il, les Anglais l’interdisent en Inde [66].

Dans De la littérature des Nègres, rejetant l’article 13 du Code noir, Grégoire aborde en termes identiques l’épineuse question des mariages mixtes [67] qui, soit dit en passant, irritaient Napoléon.

Il est également instructif de remarquer que, dans ses cours oraux sur l’histoire, posant l’immense question du mode de suppression de l’esclavage, Hegel se dira plutôt favorable à son abolition graduelle [68], comme Grégoire et tant d’autres libéraux.

Sous ce rapport, on serait naturellement fondé à croire que Hegel a récusé, voire considéré comme nul et non avenu, 16 Pluviôse An II, décret de la Convention qui confirma l’abolition immédiate de l’esclavage, unilatéralement proclamée par Sonthonax à Saint-Domingue (sous la pression des jacobins noirs, de la guerre civile et étrangère), afin d’y sauver la République « une et indivisible ». Hegel fut-il si défavorable à cette abolition subite, non progressive, comme le déclare les Leçons sur la philosophie de l’histoire ? Dans son oeuvre, ne retrouve-t-on aucune trace de ce que l’on a appelé « la méthode française », opposée à la « méthode anglaise » dite gradualiste ?

En guise de réponse, on pourrait retourner autrement ces questions. Pourquoi jusqu’ici n’a-t-on jamais remarqué que dans La phénoménologie de l’esprit, qui paraît en 1807, Hegel y décrit une abolition immédiate de l’esclavage, alors que les Etats-Unis et l’Angleterre, cette année-là, ne votent que la suppression de la Traite ? En réalité, le Hegel d’Iéna a magnifié dans une « figure de conscience » grandiose l’abolition directe de l’esclavage.

On serait bien mal inspiré de n’y voir qu’un simple récit d’anticipation, à l’instar de l’An 2440 de Louis Sébastien Mercier ou de l’Histoire des Deux Indes de l’abbé Raynal et Diderot, trois auteurs que Hegel connaissait parfaitement. Il s’agit plutôt d’un récit rétrospectif transposé spéculativement. Car, le jeune Hegel qui lisait abondamment les journaux français [69] a forcément dû être informé des insurrections noires. Et, comme nous l’avons déjà mis en évidence, en redevenant Haïti, Saint-Domingue offrait à Hegel tous les matériaux historiques pour l’élaboration de « Domination et Servitude » [70] que Kojève a popularisé sous le titre désormais connu de la dialectique du maître et de l’esclave.

Cependant, ni lui ni Hyppolite n’en n’ont jamais recherché les fondements historiques éventuels, comme si Hegel les avait tirés de la seule force de son esprit. Quel aveuglement frappe donc, qui empêche de voir que Hegel y a thématisé la « méthode française » ? Pourquoi sa postérité se refuse-t-elle encore à historiser cette « figure de conscience » ? comme bien d’autres. Par exemple, celle de La Raison observante [71] dans laquelle Hegel critique certaines doctrines en vogue, notamment la physiognomonie de Lavater [72], et la phrénologie de Gall qui, elle, bénéficiait d’un large crédit scientifique… et politique.

L’Esprit n’est pas un os ! La matière, fut-elle osseuse, ne saurait limiter sa puissance négatrice ou sa bonne infinité. C’est au nom de cet idéalisme que Hegel sera l’un des premiers intellectuels de son temps à s’opposer, et de quelle manière, aux conclusions racistes des travaux de Gall. Ce dernier, contrairement à Hegel et Grégoire, minimisait l’importance du milieu social dans la formation des idées. Celle-ci reposait essentiellement sur la structure des crânes. Hegel se gausse de ce point de vue. Criminel virtuel, il va même jusqu’à réclamer ironiquement qu’on ouvre le pauvre crâne de Gall pour découvrir la morphologie osseuse qui occasionne de telles fadaises : « Si donc on dit à un homme : « Tu (ton intérieur) est ceci parce que ton os est ainsi constitué », cela ne signifie rien d’autre que je prends un os pour ta réalité effective ». La riposte à un tel jugement mentionnée déjà à propos de la physiognomonie (…) dans la phrénologie devrait aller jusqu’à briser le crâne de celui qui juge ainsi pour lui montrer de façon grossière que grossière est sa sagesse, qu’un os n’est rien d’ en soi pour l’homme, et encore beaucoup moins sa réalité effective.

L’instinct brut de la raison consciente de soi repoussera sans plus une phrénologie » [73].

Celle-ci parce qu’elle est uniquement une observation de l’os, saisit « la connaissance dans une forme privée d’esprit, forme selon laquelle l’extérieur est expression de l’intérieur » [74]. Ce savoir de soi-même comme d’un os est le « sommet » de la contradiction ; et ce « dernier étage de la raison observante est son pire étage, mais à cause même de cela, sa conversion est nécessaire » [75]. La Raison observante n’a plus d’os. Elle l’a égarée, et ne pouvant alors que s’observer, elle se découvre soi-même comme son propre et véritable objet : c’est l’auto-suppression du jugement [76]phrénologique.

Gall n’a-t-il jamais lu Hegel ? En tous les cas, réel objet de curiosité en 1810 -trois années après cette critique- lorsqu’il publie enfin ses travaux, Gall a pratiquement auto-supprimé son jugement [77].

Grégoire y a-t-il pris une part ? et laquelle ? Celle-ci demeure encore difficilement quantifiable.

Toujours est-il qu’à peu près à la même date, et en pleine période de régression colonialiste, Hegel et Grégoire ont simultanément vu en Gall un adversaire digne d’être résolument combattu. Et si chacun utilise les armes, la méthode et les mots qui lui sont propres, l’un et l’autre partagent une visée commune : réfuter, non pas tant les observations scientifiques [78] de Gall sur les différences morphologiques des crânes humains que ses graves conclusions racistes.

Cependant, contrairement à Grégoire, Hegel ne fait nullement cas des Noirs à propos desquels Gall a formulé des conceptions pour le moins délirantes. Pour autant, élude-t-il la Question noire ? Oui et non. Oui, parce qu’il s’en détourne visiblement ; non, dans la mesure où la dialectique qu’il met en oeuvre a précisément pour but de montrer que la raison -conscience de soi- n’a pas d’os ni de « physionomie  » [79] et par conséquent pas de couleur de peau. Mais quand il aborde et répond négativement à la question de savoir si les crimes et les vols sont prédéterminés par la configuration des crânes, ne fait-il pas écho aux anti-esclavagistes de son temps ? Grégoire entre autres [80]. Car il ne faut pas oublier que la propagande adverse se répandait en nouvelles et rumeurs alarmantes sur les crimes et les vols des Noirs, parce que Noirs, dans les colonies. _ A cet égard, comment également ne pas noter que les commentateurs de Hegel n’ont jamais inscrit sa critique de la physiognomonie et de la phrénologie dans le débat colonial, pourtant si vif à l’époque. Kojève en rappelle la dimension anti-raciste, sans plus. [81] De son côté, Hyppolite semble en restreindre la portée à une vaste polémique universitaire [82] ; et, dans son sillage, Dibi Kouadio [83]. _ Au reste, cette double critique de Lavater et de Gall – qui est en continuité avec l’anti-racisme, l’anti-esclavagisme et le girondisme du jeune Hegel- prédisposait le Hegel de la maturité à accueillir favorablement les thèses de Grégoire exposées dans De la littérature des Nègres.

Sous ce rapport, indiquons un fait d’édition éclairant. La phénoménologie de l’esprit paraît en 1807, soit un an avant l’ouvrage de Grégoire. Autrement dit, dans la réfutation de Gall, Hegel est crédité d’une prime à l’antériorité. Et Grégoire, bien introduit dans les milieux allemands, ne l’a-t-il jamais lu ? Ou même entendu parler de lui lors de ses voyages outre- Rhin ?

De toutes les considérations antérieures, il ressort que la Question noire et la Révolution française, une époque et une problématique, esquissent les contours insoupçonnés d’une profonde parenté spirituelle, intellectuelle et politique entre Hegel et Grégoire.

Rétrocédons le pas interrogatif vers le coeur de cette relation. Où et quand Hegel a-t-il médité De la littérature des Nègres ?

Les indices dont nous disposons ne permettent pas d’établir avec précision la date et les circonstances de cette lecture. Est-ce dans la bibliothèque de V. Cousin ou à l’Institut ? L’éventualité même que Hegel n’ait eu accès qu’à un compte rendu détaillé n’est pas à exclure. Car, d’où tire-t-il ses références à Kingera ? Pas de Grégoire, autant que nous le sachions. Pourquoi ne cite-t-il pas Antoine Amo Guillaume, un esclave noir, fort intelligent, devenu enseignant et docteur en philosophie puis conseiller d’état à la Cour royale de Berlin ? [84] Amo n’était-il pas un exemple éloquent pour Hegel ?

Pourtant, force est d’admettre que le livre de Grégoire n’a pas pu longtemps échapper à son attention. On se souvient, en effet, que sa publication – étrangement autorisée par Fouché- fit l’objet de deux traductions en Allemagne, ce qui suppose un intérêt certain du public et une large diffusion. L’une par Ascher, à Berlin, l’autre par P. Ustri, à Tubingue, aux éditions Cotta.

Or, évoquer Tubingue, Cotta et Ustéri, c’est entrer dans le monde de Hegel. A ce propos, quelques rappels historiques et biographiques paraissent utiles.

De 1783 à 1793, bénéficiant d’une bourse ducale, le jeune Hegel séjourna à Tubingue comme étudiant. Il y fit la connaissance du libraire et éditeur Cotta qui dominait la vie littéraire de cette petite ville [85] et dont l’influence s’étendait beaucoup plus loin. Dans une lettre à son ami Schelling, le jeune Hegel parle de Cotta comme d’un familier : « Si (…) tu fais publier quelque chose, demande au libraire Cotta de me le faire parvenir ». [86] De cette période tubingoise jusqu’à sa mort à Berlin, Hegel associera Cotta à maints de ses projets [87]. Ils étaient amis.

Comment un tel succès de librairie, édité de surcroît par un proche, et qui bénéficia de plusieurs comptes rendus favorables en Allemagne, et en Europe, aurait-il pu échapper à la curiosité légendaire de Hegel ? Autre indication intéressante, le traducteur de Grégoire : Ustéri, connu de Hegel parce qu’il animait et dirigeait Les principaux personnages de la révolution française, revue que lisait Hegel [88]. En outre, avec Blumenbach, Kotzebue (le navigateur), Sprengel, Grégoire comptait Ustéri parmi les Allemands amis des Noirs [89]. Faut-il aussi le rappeler, Hegel connaissait le premier et le troisième et probablement le second – peut-être parent de celui du même nom assassiné par des étudiants.

En somme, en choisissant la maison d’édition Cotta installé à Tubingue, en acceptant Ustéri comme traducteur de son ouvrage, Grégoire entrait dans le groupe social allemand, francophile, girondin et maçonnique dans lequel Hegel baignait depuis sa jeunesse. Ou, ce qui revient au même, dès Tubingue, Hegel fit partie du’cercle des amis allemands de Grégoire.

Ces considérations ramènent à la surface une question jusqu’ici enfouie. Alors que Hegel partage avec Grégoire l’idée anti-phrénologique selon laquelle, placés dans un milieu social humanisé, les Nègres montrent autant d’aptitudes intellectuelles et de talents manuels que les Européens, pour quelles raisons aurait-il, contrairement à Grégoire [90], affirmé l’absence de toute qualité morale chez eux, notamment parce qu’ils vendraient leurs enfants ? [91] Pourquoi sur cette question importante dans le débat pro et anti-esclavagiste, serait-il en désaccord profond avec les Amis des Noirs ? A moins de démence dialectique, comment expliquer que Hegel loue emphatiquement Haïti (moralité objective), le Docteur Kingera, etc. et ne reconnaisse aux Noirs aucune vertu morale ? Aussi sommes-nous conduit à révoquer en doute le sens du passage posthume qui fait dire à Hegel que les parents noirs pratiquent la polygamie dans le but de vendre leurs progénitures.

Une affirmation faussée et consignée dans des apocryphes célèbres qui ont terni et inversé le sens de l’engagement de Hegel aux côtés des Noirs de son temps.

Alors, Hegel et l’abbé Grégoire ! Longtemps après, une relation exhumée. Deux itinéraires anti-esclavagistes qui, ayant débuté par la lecture de l’Histoire des Deux Indes de Raynal et Diderot, finiront par se croiser. Tout y concourait, et d’abord leur entourage : Brissot, Condorcet, Clavière, La Fayette, Carnot, Destut de Tracy, Fauriel, Thiers, Mignet, Mixitodis, Daunou, Rémusat, Willberforce, C. Ritter, Wilken, Creuzer, Bernardin de Saint Pierre, Cotta, Mercier, Kellermann, Volney, De Pradt, Cousin, etc.

Ne se sont-ils jamais rencontrés ? Peut-on imaginer que Fauriel, ami de Cousin et Grégoire, n’ait pas suggéré, suscité et favorisé une entrevue en été 1827, à Paris, à une période où Grégoire « reçoit les étrangers de passage » [92] ?

Hegel n’en dit rien. A sa femme cependant, il confiera sa désolation d’avoir manqué des rendez-vous avec des personnages importants [93]. Grégoire était-il du nombre ? A cet égard, ce qui reste des archives de la police, après l’incendie de 1871, ne donne aucun renseignement.

Somme toute, plus secret que jamais, « sans prévenir », Hegel reprendra De la littérature des Nègres dans ses cours sur l’histoire philosophique du monde, célébrant à sa manière l’oeuvre majeure de Grégoire en faveur des Noirs.

Il faut donc « surveiller les lectures des philosophes », parce qu’ils les taisent parfois volontairement, comme Hegel en prit le pli. Quelquefois, par bonheur, il en donnait lui-même les références et les circonstances. Ainsi évoque-t-il sa lecture enthousiaste de Mignet dont il apprécie la compagnie : « j’ai fait, écrit-il de Paris, la connaissance de quelques savants et visité la Bibliothèque des Manuscrits ; c’est de beaucoup la plus riche en Europe.(…) J’ai beaucoup lu, beaucoup étudié, tout à fait indépendamment de mon malaise(…) mes lectures ne sont pas restées sans fruit pour la connaissance de l’état intellectuel de la France.(…) J’ai lu une histoire de la révolution française (actuellement la meilleure)…  » [94]

Or, l’ouvrage de Mignet – dont Hegel reprend en fait le titre [95] consacre une page, un peu plus, aux colonies. Certes, c’est bien peu, on peut le déplorer et souligner avec pertinence que « Mignet a omis de parler de l’abolition de l’esclavage » [96] du 16 Pluviôse An II. Mais doit-on reprendre le jugement selon lequel « si importante que soit cette page, elle occupe trop peu de place dans l’ensemble pour retenir suffisamment l’attention » ? [97] Sans doute ! Cependant, exacte pour le plus grand nombre de lecteurs, cette appréciation ne saurait valoir pour Hegel. Car cette « page  » fameuse le renvoyait directement vers La phénoménologie de l’esprit (1807) qui, rédigée dans la période des évènements de Saint-Domingue (1791-1804) [98], décrit précisément la même dialectique, celle de la lutte acharnée entre le maître et l’esclave : pas de décret, mais plutôt un mode d’indépendance de la conscience servile conçu et réalisé par elle et pour elle, une telle « page » effectivement «  dense » ne pouvait laisser le philosophe indifférent. Relisons-là.

« Le 25 mars 1802, écrit Mignet, le traité d’Amiens acheva la pacification du monde. L’Angleterre consentit à toutes les acquisitions continentales de la république française, reconnut l’existence des républiques secondaires, et restitua nos colonies. (…) Celle de Saint-Domingue, la plus importante de toutes, après avoir secoué le joug des blancs, avait continué cette révolution américaine qui, commencée par les colonies d’Angleterre, devait finir par celles de l’Espagne, et changer la face du nouveau monde en états indépendants. Les noirs de Saint-Domingue continuèrent à vouloir maintenir, à l’égard de la métropole, leur affranchissement, qu’ils avaient conquis sur les colons, et su défendre contre les Anglais, ils avaient à leur tête un des leurs, le fameux Toussaint Louvertue. La France devait consentir à cette révolution (…). Le gouvernement métropolitain ne pouvait plus être rétabli à Saint-Domingue ; et il fallait, en resserrant les liens commerciaux avec cette ancienne colonie, se donner les seules avantages réels que l’Europe puisse retirer aujourd’hui de l’Amérique. Au lieu de cette politique prudente, Bonaparte tenta une expédition afin de soumettre l’Île. Quarante mille hommes furent embarqués pour cette entreprise désastreuse. Il était impossible que les noirs résistassent d’abord à une pareille armée ; mais, après les premières victoires, elle fut atteinte par le climat, et de nouvelles insurrections assurèrent l’indépendance de la colonie. La France essuya la double perte d’une armée et de relations commerciales avantageuses.

Bonaparte, qui avait jusque-là pour but principal la fusion des partis, tourna alors toute son attention vers la prospérité intérieure de la république et l’organisation du pouvoir  » [99].

Il convenait de citer longuement Mignet, pour la clarté et la richesse de ses considérations politico-historiques.

Jamais sans doute avant lui on n’avait si intimement lié Question noire et Révolution française. L’insurrection des esclaves noirs de Saint-Domingue reçoit ici une importance géopolitique mondiale. Peut-on encore s’en étonner ? François Furet ne l’a pas remarqué dans Les mutations de l’historiographie révolutionnaire [100].

Après Amiens, les colonies ! Mais, sous Toussaint-Louverture, Saint-Domingue est déjà libre. Bonaparte ne peut s’y résoudre. Aveugle, il n’en voit pas l’irréversibilité. Imprudent, il risque une expédition. Le désastre est militaire et commercial. « Alors », le Premier consul se donne des ambitions de politique intérieure. Après Haïti, la France et l’Europe !

Quelles impressions ce tableau historique a-t-il produit sur Hegel ? S’en est-il de vive voix entretenu avec Mignet ? En tout état de cause, si au cours des années 1823-1826, c’est-à-dire à la veille de son séjour parisien, porté par l’enthousiasme des milieux allemands pour Napoléon, il fit l’acquisition et lut avec grand intérêt les Dictées de Sainte -Hélène [101] – dans lesquelles Napoléon (en exil africain) disculpe à peu de frais Bonaparte à propos de Saint-Domingue -, Mignet, dont « le jugement sur Bonaparte est sévère  » [102], lui offrait l’occasion de méditer à nouveau la question coloniale française. Or, conçus d’après les notes d’auditeurs et publiés à titre posthume, ses cours oraux n’en portent pas trace. S’agit-il d’une inattention des preneurs de notes ? Sinon pourquoi Hegel se serait-il si constamment tu ? Quand il évoquera enfin Haïti, quoique songeant en fait au Saint-Domingue de Toussaint Louverture, ce sera comme Etat noir et non pas en tant qu’ex colonie française.

Rien donc, semble-t-il, pas même les conceptions de ses amis libéraux n’y feront. Ainsi De la littérature des Nègres de Grégoire, laudatif à l’endroit des Portugais et des Espagnols, évite-t-il à Hegel de poser explicitement la Question noire au sein de la Révolution française. Que d’embarras !

[1] Proclamation des Consuls de la République du 24 frimaire An VIII.

[2] Ibid.

[3] Sur l’importance de cette lecture, voir P.F. Tavares, Hegel, critique de l’Afrique, thèse de doctorat, pp. 289-307, Paris – 1, Paris, 1990.

 

[4] Jean Lessay in introduction à De la littérature des Nègres, p. XX, Ed. Perrin, Paris 1991.

[5] Hegel, Correspondance III, p. 161, Gallimard, Paris, 1967.

[6] Hegel, ibid.

[7] George Lukacs, Le jeune Hegel, 2 tomes, Gallimard, Paris, 1981.

[8] Hegel, ibid.

[9] Pour Hegel, la Révolution française est « le dernier stade de l’histoire » ; et il tente d’en méditer la signification universelle. Siècle des Lumières et Révolution, in Leçons sur la philosophie de l’histoire, pp. 335-346, Vrin, Paris, 1979.

[10] Hegel, op. cit.,pp. 172-173.

[11] Hegel, op. cit., p. 166.

[12] Usuel, Académie des Inscriptions 2. Série 9, 4° AA 31, Creuzer et Humboldt, p. 46 ; Wilken et Mustodixi, p. 52.

[13] Sur le procès verbal, étaient présents à cette séance : Raynouard, Gail, Amaury-Duval, Daunou, Saint-Martin, Abel Rémusat, Pouqueville, Brial, Boissonnade, Gosselin, Mongez, Bétencourt, Sylvestre de Sacy, Letronne, Caussin, Quatremère de Quincy, Naudet, Quatremère et Dacier.

[14] Hegel, op. cit., p. 167.

[15] Hegel, op. cit., p. 168.

[16] Hegel, op. cit., p. 372, note 6.

[17] Michel Hulin, Hegel et l’orient, p. 80, Vrin, Paris, 1989.

[18] M. Hulin, op. cit., p. 79, note 38.

[19] Sur cette influence déterminante, Tavares, thèse…, pp. 519-746

[20] Hegel, Encyclopédie…III, Philosophie de l’esprit, p. 417, Vrin, Paris, 1989.

[21] Tavares, Hegel et Haïti, ou le silence de Hegel sur Saint-Domingue, Chemins Critiques, Port-au-Prince, mars 1992.

[22] Grégoire, De l’influence du Christianisme sur l’abolition de l’esclavage, Le magasin encyclopédique, Paris 1813 et 1814

[23] Hegel, La raison dans l’histoire, p. 234, coll. 10-18, Paris, 1965.

[24] Grégoire, De la littérature des Nègres, Ed. Maradan, Paris, 1808.

[25] Grégoire, op. cit., p. 1-13. S’appuyant sur son ami Volney, Grégoire s’oppose à Meiners (esclavagiste) qui « se retranche à soutenir que l’on doit peu aux Egyptiens » (p. 12). Or, dès son adolescence, à 15 ans, en 1785, favorable à J. Schrökh, Hegel critiquera Meiners à ce sujet et avec une maturité étonnante. A partir de cette époque, Hegel adoptera la thèse de lorigine nègre de la civilisation égyptienne ; voir Tavares, thèse…, pp. 264-271

[26] Grégoire, op. cit.,pp. 197-225.

 

[27] Grégoire, op. cit., p. 190, 226-272.

[28] Grégoire, op. cit., pp. 79-85.

[29] Grégoire, op. cit., pp. 146-148.

[30] Grégoire, op. cit., pp. 92-93, 94-96, 100-102, 105-108, 163-165.

[31] Grégoire, op. cit., pp. 113-126.

[32] Grégoire, op. cit., p. 108, 151-157, 161-165.

[33] Grégoire, op. cit., p. 26, 31, 33, 74, 75.

[34] Grégoire, op. cit., p. 282.

[35] Hegel, op. cit., p. 233.

[36] Hegel, op. cit., p. 246.

[37] Publiées à partir de 1804, les ouvrages de A. Humboldt sur l’Amérique latine serviront aux revendications indépendantistes des Créoles. Hegel les a visiblement lus, mais ignore ou minimise le rôle des insurrections indiennes du Mexique.

[38] Bonaparte fut pour le rétablissement de l’esclavage et Hegel pour sa suppression.

[39] Hegel, La raison dans l’histoire, p. 243.

[40] Hegel, Correspondance II, p. 310.

[41] Grégoire, op. cit., pp. XI.

[42] Grégoire, op. cit., pp. XII XIII.

[43] Grégoire, op. cit., p. 48-49.

[44] Grégoire, op. cit.,p. 61, 64, 94, 164, 231-234, 277.

[45] Grégoire, op. cit., p. 154.

[46] « Les amis de l’esclavage, clame-t-il, sont les ennemis de l’humanité »,(p. XII).

[47] Tavares, thèse…

[48] Hegel, La raison dans l’histoire, p. 259.

[49] Grégoire, op. cit., p. 29, 30, 84-85, 113.

[50] Grégoire, op. cit., p. 83, 94.

[51] Grégoire, op. cit., p. 84.

[52] Grégoire évoque certes une « confrérie de nègres », mais à Séville, op. cit., p.99

[53] Grégoire, op. cit., pp. 208-209.

[54] Grégoire, op. cit., p. 209. En citant Kingera, peut-être Hegel répond-t-il au voeu de Grégoire qui, estimant sa « liste (de Nègres illustres…) sans doute très incomplète (p. XIV), souhaitait qu’on la complétât.

[55] Grégoire, op. cit., p. 86.

[56] Grégoire op. cit., pp. 208-209.

[57] Grégoire, op. cit., pp. 79-85.

[58] Grégoire, op. cit., pp. 79-85.

[59] Grégoire, op. cit., p. 146.

[60] Grégoire, op. cit., p. 148, 120, 208.

[61] Grégoire,op.cit.,p. 85.

[62] Hegel, op. cit., p. 233.

[63] Hegel, ibid.

[64] Hegel, ibid.

[65] Hegel, ibid.

[66] Grégoire, ibid.

[67] Grégoire, op. cit. pp. 62-63, 230.

[68] Grégoire, op. cit., p. 282.

[69] Jacques D’Hondt, Hegel secret, Puf, Paris, 1968.

[70] Tavares, Hegel et Haïti…

[71] Hegel, La phénoménologie de l’esprit, pp. 204-355.

[72] Hegel, op. cit., pp. 256-268.

[73] Hegel, op. cit., p. 281.

[74] Hegel, ibid.

[75] Hegel, op. cit., p. 282.

[76] Dibi Kouadio, L’auto-suppression du jugement « l’être de l’esprit est un os chez Hegel » : une réfutation du racisme, Séminaire Hegel et l’Afrique, Abidjan, juin 1992.

[77] Cette évolution est pressentie par Y. Benot, La démence coloniale sous Napoléon, Comparer p. 224 et 255-256.

[78] « Les hommes les plus éminents peuvent se fourvoyer dans les hypothèses, ou tirer d’observations justes des conséquences exagérées », op. cit., p. 25. De même, toute la dialectique de Hegel consistera à sauver l’observation en l’amenant vers un autre objet que l’os.

[79] Le phénotype n’est pas essentiel à l’Esprit.

[80] Lire, les vagues de propagande esclavagiste, pp. 183-210 ; la formation de l’idéologie des « races humaines », p. 211-228 ; résistances humanistes…, pp. 229-271, in Y. Benot, op. cit.

[81] Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p. 82.

 

[82] ean Hyppolite, La phénoménologie de l’esprit, p. 268 note 118.

[83] Dibi Kouadio, op. cit. Cette analyse est l’une des plus pertinentes.

[84] Grégoire, op. cit., pp. 198-202.

[85] J. D’Hondt, op. cit., p. 41.

[86] Hegel, Correspondance I, p. 29.

[87] Hegel, Correspondance I, p. 147, 390 ; II, p. 206, 303 ; III, p. 123, 124, 126 et suivantes, 129, 283, 292, 360, 392.

[88] J. D’Hondt, op. cit.

[89] Grégoire, op. cit., p.IX.

[90] Grégoire, op. cit. pp. 67-68.

[91] Hegel, La raison dans l’histoire, p. 261.

[92] J. Lessay in Grégoire op. cit., p. LXIII.

[93] Hegel, Correspondance III, pp 170-171.

[94] Hegel, op. cit. III, p. 166.

[95] F.A. Mignet, Histoire de la Révolution française, 5ème édition, Firmin Didot frères, Paris, 1833. Dans cet ouvrage Grégoire est mentionné plusieurs fois.

[96] Y. Benot, op. cit., p.206.

[97] Y. Benot, ibid.

[98] Tavares, Hegel et Haïti..

[99] F.A. Mignet, op. cit., pp. 291-293.

[100] François Furet, Les mutations de l’historiographie révolutionnaire, pp. 84-85, in Bulletin de la Société française de philosophie, Armand Colin, juillet-août 1989.

[101] Tavares, thèse…, appendice,pp.771-777

[102] Y. Benot, ibid.

-LA CAPTIVE DE D.N. TAGNE

-A.GANDOU, LE NOUVEAU SOUFFLE DE LA LITTERATURE BENINOISE